Débats
Egypte et théorie de la révolution permanente
Le texte ci-dessous a été rédigé dans le cadre du débat stratégique récemment ouvert au sein du Nouveau Parti Anticapitaliste. Les contributions étant limitées à 5000 signes, le sujet est loin d’être abordée de façon exhaustive. L’occasion de l’anniversaire de la chute de l’ancien président Morsi et du coup d’Etat de l’armée du général Al-Sissi nous a semblé justifier sa publication, au moins à titre de « porte d’entrée » à la discussion.
La Révolution Permanente à l’épreuve des premiers processus révolutionnaires du 21e siècle
Comment penser le problème de la stratégie révolutionnaire, et en l’occurrence une théorie de la révolution adaptée à la période au sein de laquelle nous agissons ? Dans notre tradition cela ne s’est jamais fait de façon purement abstraite mais, au contraire, en concevant la théorie en grande partie comme une généralisation des expériences concrètes de notre mouvement, de ces succès, comme de ses échecs.
On peut songer au rôle qu’a pu jouer dans l’élaboration de Marx l’analyse des évènements de 1848 ou de la Commune de Paris. Ou encore, pour les marxistes du XXe siècle celle des révolutions russes de 1905 et 1917. Et ce n’est pas anodin que la théorie-programme de la révolution permanente ait été systématisée par Trotsky sur la base d’un bilan de l’échec de la révolution chinoise de 1927.
Après la longue période marquée par l’absence de tout processus révolutionnaire, l’éclatement du « printemps arabe » en 2011 a changé les coordonnées, et nous devons nous confronter à ces premiers processus révolutionnaires du 21e siècle, pour voir en quoi la théorie de la révolution permanente, ou en tout cas ses « lois essentielles », ont pu ou non « passer l’épreuve » de ces processus.
Un premier aspect concerne la question du caractère international de la révolution dans son développement. L’effet contagion déclenché dans la région par le processus tunisien tend à confirmer « en positif » cet aspect de la théorie de la révolution permanente. Le caractère également international de la contre-révolution, matérialisé dans le rôle des puissances régionales ainsi que de l’impérialisme, tend lui à le confirmer « en négatif », rappelant que loin de tout impératif moral, la nécessité d’une démarche internationaliste a un caractère éminemment pratique.
Pour ce qui est de la dynamique interne, le cas égyptien est central, d’une part car il s’agit probablement, avec la Tunisie, du processus le plus profond, mais aussi à cause du caractère plus « moderne » (et donc plus « généralisable ») du pays et de sa composition de classes : l’existence d’une classe ouvrière relativement nombreuse et concentrée a joué un rôle important dans les moments critiques du processus révolutionnaire, en particulier dans la chute de Moubarak.
L’existence de régimes autocratiques imposerait-elle l’existence préalable d’une révolution démocratique en tant qu’étape indépendante ? Ou l’affirmation de Trotsky selon laquelle « dans les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée », reste-t-elle opératoire ?
Loin d’être une discussion abstraite ou un simple éloge de l’orthodoxie, cette question nous semble avoir été posée aux marxistes révolutionnaires de façon concrète et pratique en Égypte. La première conséquence est celle de savoir quelles sont les classes et/ou secteurs de classe sur lesquels repose la tâche d’être le moteur de la révolution, dès ses premiers épisodes.
Nombreux ont été ceux qui, au sein de l’extrême gauche internationale, ont défendu la nécessité d’un bloc des « forces progressistes », ce qui pouvait inclure dans certains cas (quoique pas forcément en Égypte) l’aide matérielle des puissances impérialistes (interventions dites humanitaires, livraisons d’armes).
D’un côté certains ont pu à un moment donné soutenir de façon critique Morsi et les frères musulmans (les socialistes révolutionnaires d’Égypte, par exemple). D’autres ont pu voir dans les premiers temps la chute de Morsi conduite par le général al-Sissi (comme celle de Kadhafi par l’OTAN et le CNT libyen par ailleurs) une « bonne nouvelle ». Gilbert Achcar a ainsi pu, par exemple, parler à ce moment-là de « deuxième révolution égyptienne ». Des courants internationaux comme la Ligue Internationale des Travailleurs (LIT) se sont même félicités de la mise dans l’illégalité des frères musulmans. A l’aune de la suite des événements et de la répression sanglante qui s’est abattue sur toutes les composantes du mouvement de masse, on peut mesurer la gravité de ces positions.
Avec un peu de recul, la question qui se pose, à l’évidence, est celle de la nécessaire intervention, de façon indépendante, du mouvement ouvrier. En absence d’une telle perspective, les processus révolutionnaires continueront de se faire exproprier par différentes variantes bourgeoises ou petite-bourgeoises. On constate en même temps la fragilité de toute voie ou étape intermédiaire (de type « réformiste » ou « démocratique ») entre la révolution et la contre-révolution. D’où l’actualité brûlante de la théorie de la révolution permanente.
Tirer ce bilan aujourd’hui n’est surtout pas une simple tâche d’« historien » ou un exercice vain visant à « avoir raison après coup ». Les processus révolutionnaires en Égypte ou en Tunisie ne sont pas nécessairement fermés et pourraient ressembler davantage à une dynamique espagnole qu’à celle qui a présidé à la révolution russe : des processus plus longs, avec des avancées et des reculs à l’image des deux « années noires » de 1934 à 1936. D’où l’importance d’ouvrir cette réflexion de façon à s’armer pour la suite.
Publié le 2 juillet 2015 Daniela Cobet
Membre du CE du NPA et directrice de publication de Révolution Permanente
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