Pour Geneviève Garrigos, présidente d'Amnesty International, "la racine de la crise syrienne, c'est Bachar el-Assad".
Qu'avez-vous ressenti à la lecture du livre Opération César*, qui détaille les crimes du régime syrien entre 2011 et 2013?
Ce que ce livre donne à percevoir, c'est la dimension de la machine à tuer du régime syrien. Je n'avais pu m'en rendre compte jusqu'à présent qu'en allant visiter les camps de réfugiés, notamment en Jordanie, et en interrogeant des victimes qui avaient pu fuir Dera ou Yarmouk. En lisant le livre de Garance Le Caisne, on prend conscience que ce ne sont pas des cas isolés mais des individus aux prises avec un système impitoyable et que leur seul salut pour y échapper est dans la fuite.
Quand vous parlez de système, cela veut dire que la répression est dans l'ADN du régime syrien?
Il y a en effet dans la mémoire de la société syrienne quelque chose de très fort et que l'on retrouve en Amérique latine : de nombreux Syriens revivent aujourd'hui ce qu'ont vécu leurs parents ou d'autres proches du temps de Hafez El-Assad. C'est le cas précisément pour le terrible massacre de Hama, qui a fait entre 10.000 et 20.000 morts en février 1982, lors de la répression de l'insurrection des Frères musulmans. Et donc, tous ceux qui croient qu'en tournant la page on finit par oublier s'aperçoivent que ce n'est pas possible. Le silence n'est pas l'oubli.
La France veut judiciariser le dossier César pour poursuivre les auteurs syriens de crimes contre l'humanité. Est-ce vain ou trop tard?
Ce n'est jamais vain ni trop tard. Ne serait-ce que pour participer à un combat contre la désinformation ambiante. Trop de doutes ont été entretenus pour que l'opinion change de vision sur ce régime. Le rapport César décrit minutieusement des faits qui se sont passés entre 2011 et 2013. Mais croyez-vous que la torture se soit arrêtée depuis? Rien n'a changé. Les réfugiés que l'on croise aujourd'hui sur les routes d'Europe ou dans les camps de réfugiés ne fuient pas seulement la guerre, les bombardements et la faim mais l'horreur de la répression menée par ce régime.
Ils fuient également les exactions de Daech…
Personne ne le nie. Mais si l'on veut régler aujourd'hui la crise syrienne, il faut s'attaquer à sa racine, et c'est le régime de Bachar el-Assad. Ce que fait Daech est évidemment atroce mais beaucoup plus visible. Tandis que le régime ne s'est jamais vanté de ses crimes, bien plus discrets. Mais vu la façon dont les soldats du renseignement militaire traitent les cadavres et méprisent chaque être humain, on imagine le travail de reconstruction psychologique gigantesque qui sera nécessaire au peuple syrien.
Doutez-vous de la possibilité de voir un jour Bachar el-Assad se retrouver dans le box des accusés de la Cour pénale internationale, comme ce fut le cas pour Slobodan Milosevic bien des années après les accords de Dayton, qui mirent fin à la guerre en Bosnie-Herzégovine?
Quand on lit le rapport César avec ses milliers de photos de cadavres, quand on lit les rapports d'Amnesty et de Human Rights Watch, on se dit qu'il est impossible de négocier avec Bachar. Tout traité de paix signé de la main des bourreaux ne fait qu'effrayer les victimes davantage et consacre un système d'impunité. Cette guerre est extrêmement complexe mais je suis convaincue que l'on ne peut pas se permettre de dire "on négocie, on signe et puis après on verra". Pour des millions de réfugiés, ce serait épouvantable, l'impossibilité de rentrer chez eux et d'obtenir justice. Si, en plus, des États s'allient avec Bachar pour faire la guerre contre Daech, tous ceux qui ont vécu l'horreur de ce régime avant 2012 se sentiront trahis. C'est pourquoi beaucoup nous disent : "Que Bachar parte, et nous, on s'occupera de Daech ensuite."
*Opération César, au cœur de la machine de mort syrienne, de Garance Le Caisne (Stock), en librairies le 7 octobre.
François Clemenceau - Le Journal du Dimanche dimanche 04 octobre 20
http://www.lejdd.fr/International/Moyen-Orient/Syrie-Impossible-de-negocier-avec-Bachar