C’est d’une rencontre hasardeuse en 2009 entre Anna Roussillon et Farraj, paysan de la vallée du Nil, près de Louxor, qu’est née chez la réalisatrice –- qui a grandi en Égypte et en parle la langue —, l’idée d’un documentaire sur la vie dans son petit village de Haute-Égypte. Puis, en janvier 2011, survient la révolution, qui impose un remaniement du scénario. Dès lors, c’est la perception des événements par Farraj et son entourage qui deviendra l’ossature du film, à travers le quotidien des habitants du village.
Dans Je suis le peuple, si les lieux de la révolution ne constituent pas la scène de l’action, cette dernière n’en demeure pas moins l’arrière-plan omniprésent dans le monde où évolue Farraj. Dans sa maison, Anna filme Marwa et sa mère, Harrajaya, alors qu’elles sont en train de préparer le pain autour d’un four traditionnel. « Que ceux qui veulent se faire cramer viennent dans notre four ! », dit la fille à sa mère. Car l’immolation par le feu devant le Parlement fait des adeptes en ce début de l’année 20111. L’onde de choc créée par l’immolation de Mohamed Bouazizi en Tunisie est arrivée en Égypte. La scène est filmée à ce moment-là. Anna est alors en Égypte, d’où elle partira le 27 janvier 2011 pour Paris.
Soudain, la place Tahrir
Le film comporte plusieurs séquences à des moments différents. D’abord, la période pré-révolutionnaire. On assiste à des discussions anodines sur les difficultés liées à l’irrigation de la terre, on suit une balade en calèche avec Farraj. Cette première séquence ne présage en rien la révolution qui va suivre et les débats qu’elle suscitera deviendront l’objet principal du film. Les autres séquences ont été filmées successivement à l’été 2011, puis au printemps 2012, à l’hiver 2012 et enfin à l’été 2013. Chacune d’entre elles est liée à des événements politiques, révolutionnaires ou électoraux, qui ont à chaque fois suscité de vifs débats dans la société égyptienne.
La révolution fait irruption dans le film à la onzième minute. Soudain, des images sont retransmises, diffusées à l’écran depuis la place Tahrir au Caire, probablement celles de la fameuse « bataille des chameaux » du 2 février 20112. On entend Anna Roussillon fredonner en tentant de capter une communication par Skype, « Putain, je suis partie la veille de la révolution, mais je rêve, je ne sais pas comment je vais m’en remettre ». Et à l’autre bout, la voix de Farraj, sceptique et moqueur, déconseillant presque à Anna — qui veut voir et vivre la révolution — de venir en Égypte et lui suggérant de la regarder plutôt comme lui, à la télévision. À son retour, en Égypte, au mois de mars 2011, Anna ne vivra pas la révolution au Caire depuis la place Tahrir. Elle retournera dans le village de Farraj, car sa décision est prise : elle filmera de là-bas les événements au prisme de la lecture qu’en font les villageois.
C’est donc avec Farraj que le spectateur est amené à percevoir ce qui se passe en Égypte au cours de cet événement révolutionnaire et de ses évolutions au cours des deux années qui précèdent au fameux discours de « mandat » du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi de l’été 20133 sur lequel le film se termine. Farraj se place en commentateur des événements, et Anna Roussillon nous fait suivre comment cette révolution lointaine, vue du village d’Al-Jezira d’où il est originaire, s’invite dans le quotidien des habitants et devient même leur sujet de discussion quotidien. Les avis diffèrent, entre l’entourage de Farraj, sa femme et sa fille, sa voisine Bataa, ses collaborateurs et amis ; mais ils s’expriment dans une ambiance de complicité mélangeant le sérieux et la rigolade.
« Le peuple qui veut »...
Ce premier documentaire long métrage d’Anna Roussillon reprend le nom de la chanson d’Oum Kalthoum diffusée en boucle sur la chaîne Al-Jazira pendant les premières journées révolutionnaires. Il met l’accent sur « le peuple qui veut », cet acteur-clé né de la révolution dont Farraj fait partie. Avec lui, le film nous montre le contraste inhérent entre une révolution faite au nom d’un peuple, de sa liberté, de sa dignité, de la justice sociale, et la vie de ce paysan qui n’a à aucun moment fait partie des débats houleux qui ont entouré l’événement révolutionnaire, tant la lutte pour le partage du pouvoir a eu tendance à marginaliser toute discussion d’ordre social.
Avec Farraj et les habitants du village, nous partageons pour un temps le quotidien des Égyptiens obligés de recourir à la débrouille et à l’informel pour pouvoir arrondir des fins de mois souvent difficiles, leurs difficultés pour faire démarrer la pompe à eau qui permet d’irriguer leurs terres, les négociations houleuses des femmes pour s’octroyer une bouteille de gaz très souvent en crise de livraison…
La révolution se passe en ville, pas au village. À Louxor, dans les premiers moments révolutionnaires, une seule manifestation a eu lieu en soutien à Hosni Moubarak. Mais elle s’impose dans les discussions politiques au village. Elle est omniprésente par la télévision et grâce aux chaînes satellitaires qui diffusent en direct tous les événements depuis la place Tahrir. On voit l’évolution du débat politique avec Farraj, influencé en quelque sorte par l’arrivée de la parabole qu’il s’offre pendant l’été 2011 pour pouvoir justement capter les images et les sons du Caire. Ce sont d’ailleurs ces images incessantes d’affrontements et de violence exercée par les forces de maintien de l’ordre sous la direction du Conseil suprême des forces armées (connu sous l’acronyme SCAF pour Supreme Council of the Armed Forces) et la présidence de Mohamed Morsi. Mais à travers cet écran, on voit aussi Farraj interagir avec les événements institutionnels et débattre autour de la Constitution, autour des élections4.
Deux trajectoires qui se croisent
Ce documentaire est construit sur deux cheminements qui se croisent : celui de la réalisatrice Anna Roussillon et celui de Farraj, qui regardent tous deux la révolution avec le même média d’information, à savoir la télévision. De la part de la réalisatrice qui a grandi en Égypte, c’est sans doute un engagement, une façon de participer aux événements : présenter la révolution et le récit qu’en fait Farraj devient une forme de sa propre implication. La trajectoire de Farraj est l’initiation à la politique d’une personne au départ sceptique face aux événements, quelqu’un qui éprouve de plus en plus d’intérêt pour la chose publique, sans qu’à aucun moment un quelconque agent institutionnel ne l’interpelle ou ne l’y invite.
Le film se finit sur un moment crucial, celui où l’Égypte se scinde suite aux événements du 30 juin, avec le début du discours du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi qui demande au peuple de descendre dans la rue pour lui donner un mandat ’’pour lutter contre la violence et le terrorisme des Frères musulmans5’’. Nous n’entendrons pas la fin du discours puisqu’une double fin s’installe, celle de la coupure d’électricité qui fait taire la parole du général, et celle du film qui s’arrête dans le noir de la chambre de Farraj.
Cette fin forte du film scelle une ère d’effervescence et — encore — d’optimisme révolutionnaires, mais nous laisse justement sur notre faim : comment Farraj, son entourage et son village ont-ils réagi ? Il nous reste à imaginer les discussions auxquelles on aurait pu assister…
1Inspirés par Mohamed Bouazizi en Tunisie, des cas similaires d’immolations par le feu de citoyens égyptiens commencent à se produire dès le 17 janvier 2011 devant le Parlement.
2Le 2 février 2011, les manifestants anti-Moubarak occupant la place Tahrir sont l’objet d’une attaque d’abord par des hommes de main, à dos de chameaux et de chevaux, d’où la célèbre appellation de cette journée de la « bataille des chameaux », mais celle-ci en réalité dure 16 heures, avec une inertie et une inaction totales des militaires. Elle représente ainsi l’une des journées marquantes des 18 jours qui mènent vers la destitution de Hosni Moubarak.
3Le 21 juillet 2013, Abdel Fattah Al-Sissi, encore ministre de la défense, appelle les citoyens égyptiens à manifester pour lui procurer un mandat afin de mener un combat contre la violence et en prévention du terrorisme. Il est à noter que ce mandat renvoie à une volonté de légitimation de la répression des sit-in organisés par les Frères musulmans contre la destitution de Mohamed Morsi et qui se soldent le 14 août par le meurtre de plusieurs centaines de personnes sur la place Rabaa al-Adawiya.
4Dans le film, Farraj débat de plusieurs moments : l’élection présidentielle de l’été 2012 qui amène Mohamed Morsi au pouvoir ; le coup de force constitutionnel entre Morsi et l’opposition en décembre 2013.
5Voir note 3.