Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Les surprenantes leçons des élections législatives en Égypte (Orient 21)

Afficher l'image d'origine

Pourquoi il ne s’agit pas d’un simple retour au passé

Si les élections législatives de 2015 ont été marquées par la situation née du renversement du président Mohamed Morsi le 3 juillet 2013, la politisation du corps électoral reste une réalité. Et l’idée de citoyenneté progresse.

Les élections législatives représentent l’un des moments au cours desquels se négocient les rapports entre États et sociétés. Elles constituent de ce fait un enjeu important, même dans des configurations politiques où elles ne peuvent en aucun cas déboucher sur une alternance1. Dans les périodes de profonde transformation, elles peuvent parfois se trouver à la traîne de l’événement révolutionnaire, mais elles sont presque toujours l’un des moyens par lesquels une société en proie à l’accélération de l’Histoire cherche à refonder son pacte social. D’où l’intérêt, dans le contexte de crise que traverse actuellement le Proche-Orient, de se pencher sur ces échéances électorales pour voir ce qu’elles nous révèlent des tensions traversant actuellement la région. Cela est tout particulièrement vrai dans le cas de l’Égypte, où les élections se sont enchaînées à un rythme effréné ces dernières années dans le but d’encadrer le processus de transition et de faciliter un éventuel compromis entre les différents intérêts en conflit, illustrant ainsi la fluidité de la situation et accompagnant une rapide restructuration du champ politique.

Clientélisme de l’ancien régime

Sous la présidence de Hosni Moubarak, l’élection parlementaire en était venue au fil du temps à remplir une double fonction de cooptation des élites et de réaffirmation périodique du lien clientélaire unissant l’État aux députés et ces derniers à leurs électeurs2. En effet, l’Égypte a connu, à partir du milieu des années 1990, une multiplication de candidats «  indépendants sur les principes du PND3  » (Parti national démocratique), ce qui permettait aux électeurs de choisir l’homme qui allait représenter leur circonscription, étant entendu qu’une fois élu, celui-ci irait grossir les rangs du PND, assurant à ce dernier une majorité à la chambre.

L’élection avait alors pour résultat d’objectiver la puissance sociale des notables en lice dans chaque circonscription. Celui qui parvenait à emmener aux urnes le plus grand nombre d’électeurs (en mobilisant ses réseaux familiaux, tribaux ou religieux, en faisant voter ses employés et obligés, en offrant à certains quartiers des équipements en bien collectifs, en recourant à la charité, voire tout simplement en achetant des voix) capitalisait sur le plan politique les ressources investies dans la campagne électorale. Sa position au sein de l’Assemblée lui facilitait ensuite l’accès aux ressources de l’État, ce qui lui permettait en retour de consolider son assise locale. Le PND s’apparentait ainsi à un réseau de réseaux, une accumulation de puissance sociale assise localement, qui reliait le cœur du régime à l’ensemble des territoires via une cascade de relations client/patron. Le président de la République, par ailleurs dirigeant du PND, apparaissait alors comme le patron des patrons — ce qui explique qu’il en soit venu à personnifier aux yeux de nombreux Égyptiens la corruption du régime.

Prisonniers de ce système4, les rares partis d’opposition représentés à l’Assemblée s’avéraient incapables de mobiliser autour d’un quelconque projet politique. Cette situation se reflétait d’ailleurs dans le taux de participation, qui atteignait rarement les 15 %, seuls les électeurs les plus pauvres et les plus vulnérables ayant intérêt à aller voter pour un patron.

Participation électorale en augmentation dès 2011

L’un des premiers effets de la révolution de 2011 a été de casser cette mécanique5. La réforme de la loi des partis, le 28 mars de cette année, suivie le 16 avril par la dissolution du PND, a entraîné un élargissement sans précédent de l’offre politique. Ceci, ainsi que la perspective d’élections sans fraudes ni violences — pourvues qui plus est d’un caractère constituant, les députés élus dans les deux chambres du Parlement ayant notamment pour mission de nommer une commission chargée de rédiger une nouvelle Constitution — a eu pour première conséquence une augmentation sans précédent du taux de participation, qui s’est élevé à 54 % en moyenne pour l’élection de l’Assemblée du peuple de 2011-2012, les classes moyennes s’étant cette fois-ci fortement mobilisées6. Par ailleurs, ces élections ont été marquées par une forte politisation du corps électoral, accompagnée par les partis politiques, qui sont à cette occasion entrés en compétition pour tenter de représenter les intérêts des différents segments de l’électorat7.

En une année à peine (les dernières élections organisées par l’ancien régime s’étaient tenues en novembre 2010), on est ainsi passé d’un corps électoral faible et dépolitisé à une masse importante d’électeurs cherchant à exprimer des choix politiques par l’intermédiaire des partis. Les récentes élections parlementaires, conduites en deux phases du 17 octobre au 2 décembre 2015, se trouvent à mi-chemin entre ces deux modèles.

Un champ politique moins ouvert en 2015

Alors que sous l’ancien régime, le scrutin majoritaire à deux tours s’était imposé depuis 1990, le Conseil supérieur des forces armées (CSFA)8 avait opté en 2011 pour un système mixte, dominé par le scrutin de liste (deux tiers des sièges). En 2015, le principe d’un scrutin mixte est maintenu, mais seul un cinquième des sièges est désormais pourvu à la proportionnelle (la liste obtenant la majorité des voix dans une circonscription donnée y obtient désormais la totalité des sièges)  ; le reste est attribué au scrutin majoritaire à deux tours, réputé favoriser les notables au détriment des partis9.

Le champ politique est plus ouvert que sous l’ancien régime, lorsque la commission des partis contrôlée par le PND délivrait au compte-gouttes les autorisations de créer un parti politique, mais moins inclusif que durant la période 2011-2012 lorsque la compétition était virtuellement ouverte à tous. En 2015, l’offre politique est de facto limitée aux forces ayant soutenu l’éviction du président Morsi en juillet 2013, bien que certaines de ces forces, à l’instar du parti Al-Doustour, n’aient pas participé au scrutin, par manque de ressources ou par volonté de boycott : libéraux, conservateurs, socialistes, nationalistes et salafistes du parti Al Nour, à l’exclusion donc des Frères musulmans et de leurs alliés. Soit l’essentiel des forces islamistes, ainsi que quelques libéraux tels que le parti Al Ghad d’Ayman Nour.

Enfin, le taux de participation plafonne à 28 %, ce qui représente la moitié de ce qu’il était en 2011, mais le double de ce que l’on était accoutumé à voir sous l’ancien régime.

Aucune majorité nette à l’Assemblée

Si les catégories populaires dominent à nouveau le corps électoral et si les partis se font discrets durant la campagne, il semblerait que la politisation de l’électorat produise toujours des effets. Cela se traduit notamment par une perte d’efficacité de l’achat des voix, une partie importante des électeurs n’hésitant désormais plus à accepter l’argent d’un candidat tout en accordant leur suffrage à un autre. De ce fait, non seulement le PND n’a pas été reconstitué, sous une forme ou une autre, mais les partis sont parvenus à s’emparer de plus de 40 % des sièges à l’Assemblée, malgré un mode de scrutin réputé défavorable.

La victoire de la liste «  Pour l’Amour de l’Égypte  » dans les quatre circonscriptions pourvues à la proportionnelle (soit 120 sièges) montre qu’une fraction non négligeable de l’opinion soutient toujours le régime. Visant au départ à réaliser l’union nationale, cette liste n’a au final rassemblé qu’une dizaine de partis, d’obédience libérale ou conservatrice. Ces partis ne représentaient du reste qu’un tiers des membres de la liste, les deux tiers restants étant des personnalités indépendantes, choisies en fonction de leur expertise et de leur réputation. Suite aux élections, les animateurs de cette liste on cherché à la transformer en coalition majoritaire, baptisée «  Soutien de l’État  », en ralliant une partie des députés élus au scrutin individuel, malgré l’opposition d’une importante minorité conduite par les partis libéraux. Il semblerait néanmoins que cette coalition ait des difficultés à maintenir une discipline de vote parmi ses membres. Depuis son élection, l’Assemblée a en effet à plusieurs reprises critiqué les politiques du gouvernement, ce qui l’a amenée en particulier à annuler la loi de réforme de la fonction publique adoptée quelques mois plus tôt.

Ceci étant dit, il est important de souligner que les résultats de ces élections sont peu lisibles, notamment du fait de la domination des députés indépendants au sein de l’Assemblée, de la dispersion des partis qui y sont représentés — dont le plus important, le parti des Égyptiens libres (libéral), occupe moins de 10 % des sièges —, et de la répartition de leurs élus dans des circonscriptions très diverses, alors qu’a contrario, les résultats de toutes les élections organisées en 2011 et 2012 mettaient en évidence une division territoriale très nette entre le cœur du pays (delta du Nil et canal de Suez) qui soutenait les forces politiques séculières, et les territoires périphériques (Sud et marges désertiques), qui accordaient en masse leurs suffrage aux islamistes.

Un électorat toujours en rupture avec l’ère Moubarak

S’il semble que les anciens électeurs islamistes se soient cette fois-ci massivement abstenus — comme en témoigne le résultat obtenu par le parti Al Nour (salafiste), seul représentant du camp islamiste dans ces élections, qui n’obtient même pas 2 % des sièges à l’Assemblée, contre 22 % en 2012 —, il n’en demeure pas moins que les votants ont exprimé des choix, dont certains sont en rupture franche avec les pratiques antérieures. Ainsi, 73 femmes ont été élues dans ce Parlement (soit plus de 12,5 %), ainsi que 36 coptes (6,3 %, dont respectivement 56 et 24 par le biais des quotas imposés à la composition des listes en compétition au scrutin proportionnel), ce qui constitue un double record dans l’histoire de la République égyptienne si l’on excepte l’Assemblée élue en novembre 2010 et dissoute en février 2011 qui comportait un quota de 12,7 % de femmes (64 députées).

Cinq ans après le soulèvement de 2011, la politisation du corps électoral et la progression de l’idée de citoyenneté soulignent ainsi que, malgré le retour de pratiques autoritaires, l’Égypte est toujours en rupture avec l’ère de Moubarak.

Les commentaires sont fermés.