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“Je suis le peuple”, la révolution égyptienne vue du village (Télérama)


 
Ici pas d’images d’affrontements ou de répression : ce documentaire adopte le regard d’un paysan pour devenir une chronique d’une culture politique à venir. A l’occasion du Festival des Etoiles organisé par la Scam les 5 et 6 novembre prochains, Télérama.fr diffuse le documentaire d’Anna Roussillon.
 
Rencontre avec la réalisatrice.
 

Comment vit-on les soubresauts de la révolution égyptienne lorsque l’on passe le plus clair de son temps courbé sur les rigoles d’irrigation de son champ, à des encablures de la place Tahrir ? Somptueux premier long métrage d’Anna RoussillonJe suis le peuple adopte le point de vue de Farraj, paysan de la vallée de Louxor, propose un éclairant contre-champ aux images habituelles d’affrontements, de chars, de répression. Tourné sur la longueur, son film se révèle la chronique d’une culture politique naissante, scandée de doutes, d’enthousiasmes, de revirements et de désillusions… Deux ans et demi après la fin du tournage, et la chute de Mohammed Morsi, entretien avec sa réalisatrice.

Comment est née l’idée de ce documentaire ?

Il est le fruit de multiples bifurcations. En 2009, j’ai rencontré Farraj un peu par hasard, dans un champ où il venait de creuser des rigoles d’irrigation. J’étais en repérage à Louxor pour un projet de film sur le tourisme de masse et je ne parvenais pas à trouver la porte d’entrée pour mettre en images mon sujet. Farraj m’a présenté sa famille, quelques voisins. Sans idée précise, j’ai commencé à filmer son quotidien. Puis je suis revenue le voir à l’été 2010, et début janvier 2011, quelques jours avant la révolution. Je lui ai annoncé que je voulais faire un film avec lui sur la façon dont on vit à la campagne en Egypte. Les contours étaient flous. Le 27 janvier, veille du « Vendredi de la colère » où la révolution a démarré, j’ai repris l’avion pour Paris. L’idée était de préciser le projet, de déposer les dossiers pour les subventions et de revenir…

L’irruption de la révolution modifie votre projet. Vous décidez de la saisir par le prisme du quotidien de Ferraj, à des centaines de kilomètres des événements. Un sacré pari ?

 Le lendemain de mon retour en France, la révolution a commencé. Il était impossible de faire comme s’il ne s’était rien passé. Plusieurs possibilités s’offraient à moi : rallier le Caire et documenter ce qui s’y déroulait, ou faire tout autre chose. Il était plus intéressant de tenter de saisir le processus depuis un endroit où il n’y avait personne, pas de caméra. Le sud du pays est resté assez calme par rapport au Delta où sont implantées les grandes usines textiles et où la tradition militante est forte.

Je voulais voir comment les gens que je connaissais allaient se sentir reliés –ou pas- à ce qui se passait, à l’effervescence révolutionnaire. Cela m’a décidée à rester au village et à regarder, à partir de là, comment Farraj allait construire sa compréhension des événements qui se déroulaient à des centaines de kilomètres et qu’il suivait à la télévision.

Il y avait, c’est vrai, une part de pari. Avant la révolution, nous n’avions jamais parlé politique avec Farraj. Mais, instinctivement, j’ai senti que quelque chose était possible. La forme précise du film s’est imposée au fur et à mesure.

Vous avez passé votre enfance au Caire. Sans la maîtrise de l’arabe et la connaissance du pays, un tel film aurait-il été possible ?

Je ne pense pas. La conversation politique avec Farraj, qui structure le documentaire, les échanges relatifs à la vie quotidienne auraient été impossibles. Mais au-delà de la langue, il y a cette espèce de rapport « entre-deux » que j’ai avec l’Egypte. Je ne suis ni complètement égyptienne ni complètement étrangère. Je connais bien le pays, je parle arabe… cela a permis de construire un espace intime.

Farraj s’avère un observateur boulimique et plutôt fin de la chose politique, un débatteur ardent.

C’est un moment très particulier que celui où un édifice politique est en train de craquer. Farraj comme beaucoup de gens rencontrés au village passait ses nuits devant la télé pour tenter de comprendre cet immense ébranlement et pouvoir en parler. Cela devenait l’un des attributs nécessaires à un homme de mettre des mots sur les événements. Une façon de se construire une image de responsable en étant capable d’élaborer un discours. En cela, Farraj est représentatif de cette vague qui a emporté tous les Egyptiens. Pour une fois, chacun était concerné par quelque chose qui excédait la famille, le village.

L’intrusion de la révolution a modifié son rapport au politique ?

Leur village est dans une zone très touristique. Le monde extérieur arrive par les touristes, la télé. Les habitants ne sont donc pas déconnectés. Mais c’était la première fois que Farraj faisait l’expérience de projeter ses espoirs dans un processus politique. Comme nombre d’Egyptiens.

Pendant deux ans et demi, de la chute de Moubarak à celle de Morsi, j’ai cheminé avec lui. Moi aussi, j’ai beaucoup bougé. C’était important pour moi que cela prenne la forme d’une conversation. Pas plus que lui, je ne savais ce qui allait se passer. On a avancé ensemble, y compris de façon conflictuelle. Nous n’étions pas toujours d’accord. J’ai essayé de rendre compte d’une autre réalité que celle des activistes de Tahrir habituellement filmés. Loin des images d’affrontements avec la police, de chars dans les rues… J’ai fait le choix de chroniquer la construction d’une nouvelle culture politique. Je voulais voir comment se transmet une onde de choc à des kilomètres de son épicentre.

Vos échanges avec Farraj et la voisine sont d’une grande liberté, empreints de profondeur, d’humour, de complicité joyeuse.

Ma relation avec Farraj est de l’ordre de l’amitié. A chacun de mes séjours, j’ai habité chez lui et sa femme Harajiyyé. Cette intimité a rendu les choses naturelles. Quant à Bata’a, la voisine, elle est la seule femme du village à avoir accepté de jouer le jeu, de discuter politique, à sa façon, avec moi. J’ai un statut un peu particulier. Je n’ai pas d’enfants, je ne suis pas mariée, je ne corresponds pas du tout à la trajectoire des femmes au village. Quand elle me taquine, c’est sa manière à elle de me dire que ce n’est pas évident pour elle d’être filmée, d’avoir une parole publique autour des questions politiques. A chaque fois avec elle, il y avait une espèce de négociation, un truc sourd.

Le film oscille entre deux temporalités : l’étirement d’un quotidien immuable fait de rituels, de tâches au village qui s’oppose à la frénésie révolutionnaire de la capitale vécue à travers le poste de télévision. Mais les deux mondes ne sont pas étanches, l’onde de choc se propage.

Mon intention était d’entremêler ces deux temporalités à l’origine très hétérogènes que sont la chronique politique depuis le village et la vie quotidienne. La vie quotidienne sans la politique est devenue impossible avec la révolution. Mais la politique sans la vie quotidienne ne me semblait pas très intéressante. Ce qui donne beaucoup de profondeur au discours de Farraj est qu’on sait d’où il parle. On voit son travail, sa famille, ses rythmes, ses responsabilités. C’est dans ce cadre que s’inscrit sa réflexion politique..

D’abord pro puis anti-Morsi… Farraj épouse les mêmes interrogations, les mêmes doutes, les mêmes désillusions, les mêmes revirements que des millions d’Egyptiens.

C’est vrai. Mais les positions de Farraj différaient de celles des autres habitants du village. La zone est très touristique, et la rumeur voulait que les Frères musulmans interdisent le tourisme, l’alcool. Alors, lors de la présidentielle, les gens n’ont pas voté Morsi. Mais, en dépit de ce positionnement différent, Farraj est représentatif de ce qui a mû les Egyptiens : le fait de se sentir enfin concerné par ce qui se passe, de détenir un vrai pouvoir entre les mains en allant voter.

Au fil du film, on assiste à un lent murissement, à l’émergence d’une nouvelle conscience politique, à une réflexion globale sur ce qui fait une société.

Ce qui m’intéresse, c’est là où ça frotte entre les deux consciences politiques : l’ancienne et la nouvelle. Les nouveaux idéaux qui fleurissent, à ce moment-là, n’effacent pas le rapport qu’avaient, avant, les gens à l’Etat. On le voit dans le film au moment de la contestation du projet de réforme de la Constitution voulu par Morsi –NDLR, qui prévoyait de renforcer ses prérogatives–, la peur revient très vite. Cela fait partie de l’ancienne culture d’avoir peur de la chose politique, de s’en tenir le plus loin possible pour vivre tranquillement.

Le film se termine avec la reprise en mains du pouvoir par Sissi. La malédiction qu’est la confiscation du pouvoir par les militaires depuis l’Indépendance se poursuit…

Quand le tournage se finit, je ne sais pas ce qui va se passer. A ce stade, la tournure que vont prendre les événements n’est pas claire. Même si le retour des militaires au pouvoir n’est jamais une bonne nouvelle. Et la situation actuelle n’est pas rieuse.

Mais, comme pour la Tunisie, je suis persuadée que ce qui s’est passé a profondément modifié le rapport des Egyptiens à l’autorité, à l’Etat. A l’heure actuelle, cette mue est un peu en sommeil tant il est redevenu dangereux de s’intéresser à la politique. J’ai pu le constater lorsque Farraj est venu, en janvier dernier, à Paris pour la sortie du film. Dans la salle, de nombreux spectateurs voulaient l’interroger sur la situation. Il s’y est refusé. Une réaction très significative du retour de la peur. Pourtant, j’en suis persuadée, les ferments de la révolution sont là, qui ne demandent qu’à être réactivés.

Votre film est dédié à votre père et aux révolutionnaires égyptiens.

Les deux ne sont pas liés. Mon père est décédé il y a une dizaine d’années. Il travaillait sur l’Egypte, il était politologue. La dédicace est une façon de le rendre un peu présent. J’aurais aimé qu’il voit le film.

Les révolutionnaires ? Ce film est ma façon de prendre part au grand récit de cette période. Plus il y aura de récits, plus cela rendra compte de la profondeur, de la complexité des dynamiques à l’œuvre à ce moment-là. Le film est aussi la trace de mon enthousiasme.

Marie Cailletet  03/11/2016 – Télérama

http://www.anti-k.org/

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