Les petits-enfants et arrière-petits-enfants de ceux qui avaient procédé aux expulsions de 1948 [1] pointent leurs fusils sur les petits-enfants et arrière-petits-enfants de ceux qui avaient été expulsés.
L’esprit de 1948 plane sur les raids de l’armée israélienne sur les camps de réfugiés palestiniens, même lorsque ces incursions n’entraînent pas de morts. C’est notamment le cas des attaques contre Gaza, dont la plupart des résidents sont des réfugiés. Elles entraînent des blessés et peut-être des décès parmi les jeunes. Au cours des récentes semaines, des soldats ont ainsi été envoyés dans les camps de Dheisheh, de Far’aa, d’al-Fawwar, d’Al-Am’ari. Leur objectif: prouver une fois de plus l’omnipotence d’Israël et satisfaire le désir d’action des soldats.
Une importante continuité relie, d’une part, les raids effectués actuellement sur les habitations de milliers de résidents de camps et, d’autre part, l’expulsion en 1948 de leurs familles de leurs communautés d’origine qui se trouvent parfois juste quelques kilomètres plus loin. Les petits-enfants et les arrière-petits-enfants de ceux qui ont procédé à cette expulsion pointent actuellement leurs fusils non seulement contre les petits-enfants et arrière-petits-enfants de ceux qui ont été expulsés en 1948, mais aussi contre les expulsés eux-mêmes, aujourd’hui âgés de 70 ans et plus.
Les maisons dans lesquelles les expulsés sont nés, les arbustes épineux qui marquaient les limites de leurs terres familiales, le sentier qui conduisait à la mosquée ou à l’école, les arbres qu’avaient plantés leurs grands-parents – et les espaces vastes, ah, ces espaces ouverts –, tout cela continue à vivre dans leurs cœurs et à leur appartenir. Les soldats ne pensent même pas à quel point les grenades étourdissantes, les gaz, les balles (métalliques) et les pistolets Ruger qu’ils utilisent étouffent et effraient les personnes âgées qui ont été expulsées par les grands-parents des envahisseurs actuels.
Subissant un lavage de cerveau et une sollicitation permanente («la lutte contre les infrastructures terroristes») par leurs commandants et par la presse, les soldats sont envoyés dans les camps surpeuplés, les ruelles étroites et le labyrinthe de béton gris. La pauvreté est apparente partout. Les soldats associent la pauvreté et la misère avec le danger. Immatures et bourrés de munitions, âgés de 19 et 20 ans, ils sont sous l’emprise de leurs hormones. Et puis il y a la crainte pour leur vie, qui les transforme à leurs propres yeux – et dans les formules des porte-parole de l’armée – en victimes innocentes potentielles de n’importe quel lanceur de pierre âgé de 15 ou de 17 ans, et qui dérange l’ordre immaculé qu’ils représentent.
Pour eux, l’histoire a commencé avec la promesse de Dieu faite à un migrant nommé Abraham. Leurs relations avec les colons et les colonies, à l’ombre desquelles sont abritées leurs bases et qui constituent la raison de leur existence, se resserrent. Ensuite l’histoire, ou plutôt leur hystérie volontaire, va aussi loin que les pierres que leur lancent les petits-enfants des exilés, ou celles lancées contre les voitures sur la Route 60 [entre Beersheba et Nazareth], qui est bordée d’abondantes colonies, ou contre le gigantesque mur au nord et à l’ouest de Jérusalem.
Parfois quelqu’un qui parle hébreu (et qui pour gagner sa vie a construit des maisons ou travaillé comme jardinier dans des villes israéliennes, bien avant leur naissance), ou un enseignant d’anglais, affronte ces soldats et leur parle dans sa chambre à coucher, même s’il est menacé par un fusil. Il parvient peut-être, pendant un court instant, à tirer des soldats un fragment d’humanité. C’est ce qui s’est passé à al-Fawwar la semaine passée. [L’attaque de centaines de soldats contre les habitants de ce camp a fait un mort et 32 blessés, le 16 août 2016; cette attaque a été documentée et dénoncée par Amira Hass les 21 et 22 août 2016 dans Haaretz.]
Mais, en même temps, le rôle objectif – même s’il n’est pas explicite – des soldats est de perpétuer 1948; pour prouver que nous avons été et nous sommes encore une société de colonisateurs, dont le but et l’aspiration sont de remplacer la population indigène par son propre peuple. Heureusement nous n’avons pas totalement réussi (comme ont «réussi» des pays comme l’Australie, le Canada et les Etats-Unis). L’expulsion n’est pas l’extinction. On peut encore rassembler les morceaux et reconstruire à nouveau quelque chose.
Actuellement Israël tente de faire un «compromis» entre, d’une part, son puissant désir de remplacer une population par une autre et, d’autre part, les exigences de la politique globale et régionale. Le «compromis» a consisté à limiter toute construction (réelle et métaphorique) et de compresser les Palestiniens dans des poches surpeuplées urbaines et semi-urbaines sur les deux côtés de la Ligne verte, tout en continuant à allouer les espaces ouverts aux juifs.
Les camps de réfugiés sont des poches qui se prêtent bien à cette politique puisque leurs habitants refusent d’oublier et continuent de résister contre la logique de la société coloniale. Dès lors, ils constituent par la même occasion des cibles permanentes. Pour parvenir à comprimer ainsi la population palestinienne, le pouvoir israélien fait construire des ensembles de logements (colonies), multiplie les règlements et procède à des évacuations, mais continue aussi à démolir, à réprimer, à effectuer des raids qui entraînent la terreur, des blessés et des morts. Les opérateurs de ce «compromis interne» israélien et ceux qui l’appliquent sont nos soldats.
(Article publié dans le quotidien Haaretz en date du 24 août 2016; traduction A l’Encontre)
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[1] De la fin avril à fin juillet 1948 – durant la période de guerre de novembre 1947 à janvier 1949, avec ses multiples et complexes opérations militaires, diplomatiques et politiques – un élément va se situer au centre de la politique des Israéliens: «la destruction de la société arabe palestinienne dans ses structures économiques, territoriales et humaines» (Henry Laurens, La Question de Palestine, Tome troisième 1947-1967. L’accomplissement des prophéties, p. 194, Fayard, 2007). Henry Laurens souligne, antérieurement, que: «L’illégitimité arabe est consubstantielle au projet sioniste dans la mesure où admettre qu’il existe un peuple arabe en Palestine condamne d’entrée l’entreprise.»
Ilan Pape, dans une description chronologique de «La purification ethnique de la Palestine de mai 1948 à janvier 1949» résume ainsi la méthode assez généralisée de la destruction de quelque 300 villages palestiniens «à l’intérieur de l’Etat juif proprement dit»: «Des soldats israéliens en armes se disposèrent des trois côtés du village, obligeant les habitants à fuir par le quatrième. Dans bien des cas, lorsque les villageois refusaient de partir, on les fit monter de force dans des camions pour les conduire en Cisjordanie. Il arriva que des volontaires arabes résistent violemment; alors, à peine ces villages conquis, les Israéliens les détruisirent à l’aide d’explosifs.» (Ilan Pappe, Une terre pour deux peuples. Histoire de la Palestine moderne, p. 150, Fayard, 2004). Une deuxième opération «de nettoyage de la Palestine» fut entreprise lors de l’hiver 1949. Pappe rappelle qu’une troisième s’étendit jusqu’en 1954. La Palestine urbaine, puis la Palestine rurale furent dévastées.
«Sur quelque 850’000 Palestiniens qui vivaient sur les territoires attribués à l’Etat juif par les Nations unies, seuls 160’000 demeurèrent sur leurs terres, dans leurs maisons ou à proximité… Sur un million de Palestiniens, les trois quarts se transformèrent en réfugiés.» (Pappe, p. 152) L’histoire des «camps de réfugiés» palestiniens commence à l’occasion de cette «catastrophe». Et continue jusqu’à aujourd’hui. C’est à ce 1948 qu’Amira Hass se réfère dans cet article. (Rédaction A l’Encontre)