Un appareil répressif indigène au service de la puissance coloniale ?
"Ce travail collectif veut éclairer le lecteur sur la relation civile-militaire dans un certain nombre de pays arabes et en Iran au moment où coexistent des processus de transformation réussis, en cours ou ratés. Les divers contributeurs à ce volume proposent des éclairages circonstanciés pour analyser le rôle des armées à la suite des différentes révoltes populaires qui ont balayé le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord. Ce volume représente une contribution importante pour la compréhension du rôle des militaires et des transitions auxquels les pays sont ou ne manqueront pas d'être confrontés. Ces relations conditionneront, d'une part, la stabilité de chacun des pays concernés et, d'autre part, la paix et la sécurité de la région".
Introduction de ma contribution : "Les forces de sécurité palestiniennes : un appareil répressif indigène au service de la puissance coloniale ?
Nombre d’observateurs répètent à l’envi que le « processus de paix » entre Israël et les Palestiniens est « dans l’impasse », soulignant notamment que depuis septembre 2010, aucune rencontre officielle réunissant hauts dirigeants palestiniens et israéliens n’a eu lieu alors que la situation sur le terrain continue de se dégrader. L’initiative palestinienne à l’ONU, dénoncée par Israël et les États-Unis comme « unilatérale », serait une nouvelle démonstration de l’absence de coopération entre les deux parties.
Mais au-delà des aléas du ballet diplomatique, force est de constater qu’une coopération beaucoup moins visible est à l’œuvre entre Israël et l’Autorité palestinienne (AP) de Ramallah . Il s’agit de la coopération dans le domaine sécuritaire, en d’autres termes des dispositifs à l’œuvre pour le maintien de l’ordre dans les territoires palestiniens de Cisjordanie sous la responsabilité, directe ou indirecte, de l’AP de Ramallah. D’aucuns seraient en effet surpris de constater que les services de sécurité israéliens et palestiniens travaillent de concert au quotidien, échangeant des informations ou menant des opérations conjointes.
En effet, si certains ont souligné, à raison, que le premier ministre de facto, Salam Fayyad, avait un programme axé sur le développement économique, beaucoup ont sous-estimé la centralité des questions sécuritaires dans son programme. C’est cette politique que je me propose d’étudier ici, en l’inscrivant dans l’histoire de la construction de « l’autonomie palestinienne ». Pour ce faire, je m’attacherai tout d’abord à étudier la place des questions de sécurité dans l’architecture institutionnelle d’Oslo, avant d’analyser la construction et le rôle des forces de sécurité palestiniennes durant « l’ère Arafat » (1993-2005). Il s’agira dans un dernier temps de questionner les réformes mises en œuvre par le tandem Abbas-Fayyad, et plus généralement la viabilité du dispositif sécuritaire palestinien, en interrogeant notamment son principal paradoxe : dans quelle mesure des forces de sécurité coopérant avec les autorités coloniales peuvent-elles acquérir une légitimité auprès d’une population qui revendique la fin de l’occupation ?
I) Les questions sécuritaires au cœur du dispositif de l’autonomie
« Le concept d’une force de police palestinienne dans le cadre d’un accord israélo-arabe sur les territoires occupés n’a pas été créé par les Accords d’Oslo. [...] Les concepts de police dans les propositions de paix israéliennes ont varié d’une force de police civile de pleine juridiction sur les zones démilitarisées de la Cisjordanie, dans le cadre d’un compromis avec la Jordanie (le Plan Allon), à diverses formes d’une force de police avec autonomie partielle dans le cadre d’une dévolution de pouvoirs aux dirigeants tribaux de Cisjordanie (Ligues de villages) ou à une autorité intérimaire d’autonomie (l’Accord de Camp David) . »
A) La coopération sécuritaire : de lointaines origines
L’objet de cette étude n’est pas de rapporter, d’analyser et de commenter l’ensemble des discussions et propositions évoquées par Brynjar Lia. Il est néanmoins utile de souligner, à titre d’exemple, que les Accords de Camp David, signés le 17 septembre 1978, comprenaient un paragraphe entier consacré aux questions des forces de sécurité dans les territoires palestiniens et à la coopération sécuritaire avec Israël : « Un retrait de forces armées israéliennes interviendra et il donnera lieu à un redéploiement des forces restantes en des points de sécurité déterminés. L’accord comportera aussi des dispositions propres à garantir la sécurité intérieure et extérieure et l’ordre public. Une importante force de police locale, qui pourra comprendre des citoyens jordaniens, sera mise en place. En outre, des forces israéliennes et jordaniennes collaboreront à des patrouilles en commun et à la désignation de ceux qui seront chargés des postes de contrôle en vue d’assurer la sécurité des frontières . » Cette étape précède, dans le texte des Accords, celle des « négociations […] pour définir le statut définitif de la Cisjordanie et de Gaza ».
Les négociateurs de l’OLP, conscients de la référence que représentaient les Accords de Camp David du côté israélien, ont rapidement constitué un groupe chargé des questions de sécurité en vue de discussions avec des représentants de l’autre partie. S’il est difficile d’établir avec exactitude une cartographie et une chronologie des multiples canaux et rounds de négociations, a fortiori lorsqu’ils étaient secrets, il est néanmoins établi qu’un « groupe d’études » israélo-palestinien s’est réuni à plusieurs reprises entre octobre 1992 et juin 1993. « Dans le groupe, on trouvait le général à la retraite Shlomo Gazit, ancien chef du renseignement militaire israélien ; Nizar Ammar de l’OLP ; Joseph Alpher, directeur du Centre Jaffa de l’Université de Tel Aviv et ancien haut responsable du Mossad, le service de contre-espionnage israélien ; Ahmad Khalidi, un conseiller de l’équipe de négociation palestinienne à Washington. Les autres membres du groupe d’étude étaient Shibley Telhami de l’Université Cornell, Naomi Weinberger du Barnard College, Yezid Sayigh de l’Université d’Oxford, Khalil Shikaki de l’Université An-Najah, en Cisjordanie, et Ze’ev Schiff, responsable de la rubrique défense du journal israélien Ha’aretz . »
Ce « canal sécuritaire » a abordé de manière concrète, lors de ses diverses réunions, la plupart des questions relatives à la sécurité : retrait et redéploiement des forces armées israéliennes, recrutement et formation des forces de sécurité et de la police palestiniennes, contrôle des frontières. Même si les membres du groupe n’étaient pas officiellement « mandatés » par les directions palestinienne et israélienne, ils ont régulièrement rendu compte de leurs activités à ces dernières. Nizar Ammar, ancien collaborateur d’Abu Iyad lorsque ce dernier dirigeait les services de sécurité de l’OLP, est alors conseiller à la sécurité de Mahmoud Abbas, qui supervise l’ensemble du processus négocié. De leur côté, « les experts de la sécurité israélienne ont rapporté au gouvernement qu’ils ont été vraiment impressionnés par les vues très réalistes et modérées des spécialistes de la sécurité de l’OLP en exil [...]. Le point de vue palestinien sur les concepts discutés au sein du groupe de travail [...] a suscité l’appréciation favorable du gouvernement israélien ». Ce travail préparatoire a donc facilité le rapprochement des points de vue entre l’OLP et le gouvernement israélien et, selon certains, achevé de convaincre Ytzakh Rabin d’envisager la possibilité d’un partenariat durable avec la direction Arafat .
Après la signature de la Déclaration de principes (DOP), en septembre 1993, et avant la signature des accords intérimaires en mai 1994, les discussions bilatérales sur les questions sécuritaires se poursuivent avec l’implication directe, désormais, des officiels palestiniens et israéliens. C’est ainsi qu’en janvier 1994, une rencontre est organisée à Rome entre, d’une part, Mohammad Dahlan et Jibril Rajoub et, d’autre part, Yaacov Peri et Amnon Shahak . Cette rencontre est secrète et ne débouche pas sur un accord « officiel ». Il s’agit plutôt, selon les termes d’Ehud Ya’ari, d’une « entente » qu’il résume ainsi : « Les groupes armés du Fatah dont les membres étaient recherchés par les services de sécurité israéliens, comme les [Fatah] Hawks, recevront des tâches particulières. Ils seront chargés de réprimer tout signe d’opposition [à Oslo]. L’objectif est qu’ils imposent des punitions exemplaires au stade le plus précoce possible, afin de créer un climat de respect du nouveau régime . » C’est aussi au cours de cette rencontre qu’une « entente » est trouvée concernant le principe de l’échange de renseignements au sujet de l’opposition palestinienne et de la « tolérance » des forces de sécurité israéliennes à l’égard des activités de leurs homologues palestiniens . Ces rencontres préparatoires et la mention, dès la DOP, de la future constitution d’une « puissante force de police », sont autant de révélateurs de la place toute particulière des questions relatives à la sécurité dans le Processus d’Oslo.
B) Les Accords d’Oslo conçus pour garantir la sécurité d’Israël ?
Uri Savir, l’un des principaux acteurs des rencontres secrètes d’Oslo, rapporte, dans son ouvrage Les 1 100 jours qui ont changé le Moyen-Orient, une singulière conversation avec Ahmad Qoreï (Abu Ala), au cours de laquelle le négociateur israélien déclare : « Nous ne souhaitons pas exercer le pouvoir sur votre peuple. Ce qui nous intéresse, c’est la paix et la sécurité. […] En 1967, l’occupation des Territoires s’est imposée à Israël comme une nécessité. D’un point de vue moral, nous cherchons à nous libérer de cette situation, de manière à garantir aux Palestiniens la liberté et aux Israéliens la sécurité. » Uri Savir expose ainsi à Ahmad Qoreï, au cours des premières minutes de leur première rencontre, la philosophie générale du « processus de paix » : contrairement à ce que la résolution 242 des Nations Unies ou les Accords de Camp David avaient consacré, ce n’est pas le principe « land for peace », « la paix contre la terre », qui gouverne. La formule d’Uri Savir révèle en effet que, pour Israël, le paradigme est autre : « freedom for security », « la liberté contre la sécurité ».
L’hypothèse de ce changement de paradigme ne se fonde évidemment pas sur le seul témoignage d’Uri Savir. Le contenu des accords intérimaires, et leur présentation (du moins par la partie israélienne), ne laissent planer aucun doute quant à la primauté des questions sécuritaires. C’est ainsi, par exemple, que dans le document Main Points of the Gaza-Jericho Agreements , dans lequel le ministère des affaires étrangères israélien présente les Accords du Caire (4 mai 1994), le premier point est intitulé « Security Arrangements and Withdrawal of Israeli Forces ».
L’annexe I de ces mêmes Accords, relative aux questions de sécurité, contient pas moins de 12 articles, eux-mêmes divisés en 73 parties, à leur tour divisées en 154 sous-parties, parfois elles-mêmes subdivisées. La précision quant aux questions sécuritaires est éloquente : on apprend ainsi, entre autres, que la police palestinienne est autorisée à posséder 7 000 armes légères, 120 mitraillettes et 45 véhicules blindés , ou qu’une « patrouille conjointe » opèrera sur la route n° 90, dans le secteur de Jéricho, avec à sa tête un véhicule palestinien . Plus généralement, les Accords du Caire précisent « les devoirs, fonctions, structure, déploiement et composition de la police palestinienne » et établissent « un comité conjoint de coordination et de coopération pour les questions de sécurité mutuelle », coopération qui se matérialisera sur le terrain, entre autres, par la mise en place de « patrouilles jointes » dont les modalités d’exercice sont précisément définies .
Les Accords indiquent également « [qu’]Israël et l’Autorité palestinienne chercheront à entretenir la compréhension et la tolérance mutuelles », et plus loin « [que] la partie palestinienne prendra les mesures nécessaires pour empêcher tout acte d’hostilité à l’encontre des implantations, des infrastructures les desservant et de la zone d’installation militaire ».
Les Accords du Caire fixent à 9 000 le nombre maximum de policiers palestiniens « recrutés localement ou à l’étranger parmi les Palestiniens possédant un passeport jordanien ou une pièce d’identité palestinienne émise par l’Égypte », limitant à 7 000 le nombre de recrues de l’extérieur, « dont 1 000 arriveront dans les trois mois qui suivent la signature de l’accord » . Ils formulent en des termes précis les obligations de la police palestinienne, qui doit entre autres « agir systématiquement contre toute incitation au terrorisme et à la violence [chez les Palestiniens] », « arrêter et traduire en justice toutes les personnes [palestiniennes] suspectées de perpétrer des actes de violence ou de terrorisme », « confisquer toute arme illégalement détenue [par un civil palestinien] » et « coopérer pour échanger les informations et coordonner ses activités et ses politiques » avec les services de sécurité israéliens . L’article IV de l’annexe I précise en outre que, dans un souci d’efficacité, la police palestinienne doit être divisée en six branches, coordonnées entre elles et sous la responsabilité d’un commandement unique.
La précision dans l’attribution des tâches des forces de sécurité tranche avec le « flou » concernant nombre d’autres questions dans des domaines pourtant essentiels dans la perspective d’une paix entre Israéliens et Palestiniens (notamment l’étendue des « redéploiements » israéliens), quand elles ne sont pas tout simplement reportées aux « négociations sur le statut final » (tracé des frontières, statut de Jérusalem et des colonies, solution pour les réfugiés, etc.). Ce phénomène confirme nettement l’hypothèse selon laquelle les questions sécuritaires occupent une place singulière dans les accords intérimaires et, partant, dans le Processus d’Oslo.
Au-delà de cette précision, ce sont les mécanismes induits par les Accords qui renforcent notre hypothèse de départ. Un an et demi après l’Accord du Caire, c’est l’« Accord intérimaire sur la Cisjordanie et la Bande de Gaza », dit « Oslo II » ou « Accord de Taba », qui est signé. Ce document précise, entre autres, les étapes et les conditions des futurs redéploiements israéliens en Cisjordanie. Or, s’il est bien indiqué que les prochains redéploiements devront survenir au plus tard 18 mois après l’établissement de l’Autorité palestinienne (« Conseil »), il est également précisé que « les redéploiements seront progressivement mis en œuvre en fonction de la prise en charge de l’ordre public et de la sécurité intérieure par la police palestinienne » . Pour la première fois, un accord signé par les deux parties mentionne explicitement le fait que l’avenir et le déroulement du processus, et notamment la « restitution » des terres aux Palestiniens, est conditionné à la capacité de la direction d’Arafat à faire régner l’ordre dans les zones évacuées par l’armée israélienne. « La liberté contre la sécurité » n’est plus désormais un simple mot d’ordre, mais bien une réalité inscrite dans la lettre même des accords.
Le rôle dévolu aux forces de sécurité palestiniennes vérifie lui aussi l’hypothèse selon laquelle la « sécurité d’Israël » prime sur tout autre considérant. Ainsi, les restrictions imposées à la police palestinienne (qui n’a pas le droit, par exemple, d’incarcérer les colons israéliens qui se rendraient coupables de crimes ou de délits à l’encontre de la population palestinienne) et les exigences à son égard (entre autres, empêcher toute attaque contre les colonies et les installations militaires israéliennes) en font une force de police des plus atypiques : « Sa principale anomalie est de ne pas avoir été établie d’abord pour assurer la sécurité et rendre des services à la population au sein de laquelle ses membres ont été recrutés [...] mais pour assurer la sécurité d’un État étranger et de ses citoyens. »
Les forces de sécurité palestiniennes ne bénéficient en outre que d’une autonomie très relative, phénomène renforcé avec le Mémorandum de Wye River (octobre 1998) qui double la « coopération bilatérale israélo-palestinienne » déjà en vigueur d’un « comité américano-palestinien [qui] se réunira deux fois par mois afin d’examiner les mesures à prendre pour éliminer les cellules terroristes et les structures de soutien qui organisent, financent, encouragent et soutiennent le terrorisme ». Lors de ces réunions, la partie palestinienne doit en outre « informer les États-Unis en détail des actions qu’elle a prises pour interdire toutes les organisations […] à caractère militaire, terroriste ou violent ».
Le dispositif sécuritaire qui se met en place avec les accords intérimaires conforte les analyses de ceux qui ont vu dans la DOP et dans les prémisses du Processus d’Oslo une simple réorganisation de la « matrice de contrôle » israélienne dans les territoires palestiniens occupés . En subordonnant la poursuite du « processus de paix » à la capacité de la direction d’Arafat à maintenir « la loi et l’ordre » dans les zones autonomes, Israël et les États-Unis ont placé le leadership de l’OLP dans une position ambiguë, pour ne pas dire contradictoire : trouver l’équilibre entre les aspirations des Palestiniens et les exigences d’Israël. L’organisation, le fonctionnement et la composition des forces de sécurité palestiniennes, sur lesquels nous allons à présent nous arrêter, seront marqués par cette ambiguïté originelle.(...)Vient de paraître dans : "Les forces armées arabes et moyen-orientales"