Pourtant, ce djihadiste, c’est lui-même qui lui a ouvert la porte et qui l’a nourri.
Ses amis, notamment iraniens, le savent, mais trouvent un intérêt à se prêter au jeu. Car le terroriste est l’excuse toute trouvée pour éclipser les errements de celui qui, après tout, reste leur homme.
En juin 2014, donc, des djihadistes sunnites opérant sous le nom d’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL, également connu sous son acronyme arabe, Daech) s’emparent presque sans combattre de Mossoul, deuxième ou troisième ville du pays selon les chiffres auxquels on se réfère. D’autres localités, dans cette zone à dominante arabe sunnite, tombent rapidement, à mesure que l’appareil de sécurité se désintègre. L’Etat irakien abandonne ses équipements militaires, dont des véhicules fournis par les Etats-Unis, laisse derrière lui ses nombreux prisonniers – généralement détenus de façon arbitraire – et livre à l’adversaire des prises de choix : près d’un demi-milliard de dollars entreposés dans une succursale de la banque centrale, notamment. Des groupes armés moins radicaux se joignent au mouvement, s’attribuant une part vraisemblablement exagérée de ces victoires. Parmi les habitants qui ne fuient pas, certains célèbrent ce qu’ils appellent une « libération », un « soulèvement », ou même une « révolution ».
Les Kurdes ont sauté sur l’occasion pour s’emparer d’une autre ville majeure, Kirkouk, zone aussi riche en ressources pétrolières qu’en enjeux identitaires dont ils disputaient depuis plusieurs années le contrôle au gouvernement de Bagdad, sans parler d’autres minorités locales. Ce second tour de force, cependant, est passé presque inaperçu, toute l’attention se focalisant sur l’avancée des djihadistes. A en croire M. Al-Maliki, ses alliés et concurrents chiites, l’administration américaine et une bonne partie des médias, leur offensive semblait irrésistible : tous ont dit craindre qu’ils ne s’emparent des mausolées chiites de Samarra et les détruisent, déclenchant une nouvelle guerre confessionnelle, ou qu’ils conquièrent la capitale et établissent un vaste émirat couvrant de larges portions de l’Irak et de la Syrie.
En 2012, les sunnites ont exprimé leur mécontentement en manifestant pacifiquement
En réaction, le premier ministre a appelé à la mobilisation générale dans son camp. Diverses milices confessionnelles, dont il a toléré l’expansion, ainsi que plusieurs figures chiites lui ont emboîté le pas. L’Iran a dépêché des renforts chargés d’organiser ces contingents paramilitaires et, vraisemblablement, de combattre à leurs côtés. Les Etats-Unis ont redirigé deux porte-avions à proximité de ce théâtre d’opérations que le président Barack Obama s’évertue pourtant, depuis 2011, à quitter pour de bon.
En attendant, les questions les plus élémentaires posées par cette débâcle restaient sans réponse. Comment un appareil de sécurité pléthorique, parmi les plus denses du monde avec un million d’hommes en armes (sur une population d’environ vingt-cinq millions de personnes), a-t-il pu s’évanouir ainsi à l’approche des djihadistes ? Comment expliquer la popularité relative de ces derniers, compte tenu des souvenirs épouvantables laissés par leurs prédécesseurs, de type Al-Qaida, lorsque, en 2007, ils dominaient la ville de Mossoul et y égorgeaient à peu près n’importe qui dans les rues ? Pourquoi les notables sunnites locaux, à l’instar de la famille Noujaifi, proche de M. Al-Maliki, se sont-ils avérés incapables de rallier un quelconque soutien pour leur faire face ? Enfin, et surtout : quid du bilan du premier ministre sortant, qui, fort de son score lors des récentes élections parlementaires, entendait briguer un troisième mandat ?
Celui qui n’était à l’origine qu’une personnalité secondaire du petit parti islamiste chiite Al-Daawa a accédé à la primature en 2006, en tant qu’homme du compromis, précisément parce qu’il ne semblait menacer personne. A l’époque, la guerre civile entre groupes armés sunnites et milices chiites faisait rage. Tous étaient issus d’un même mouvement de résistance à l’occupation américaine, mais divisés par un sentiment croissant de persécution réciproque. Le premier ministre soutint l’action des secondes, utilisées comme forces supplétives dans la lutte contre les premiers.
Son image et sa stratégie politique changèrent radicalement en 2008, quand les Etats-Unis lui donnèrent les moyens de sortir d’une logique purement confessionnelle. Il s’agissait de constituer des milices sunnites cooptées par le gouvernement pour combattre Al-Qaida et de reprendre en main des milices chiites de plus en plus hors de contrôle. En pratique, le rôle de M. Al-Maliki lui-même fut minime. Il n’en retira pas moins l’aura d’un homme d’Etat qui s’était élevé au-dessus des logiques de guerre civile pour ramener le pays à la stabilité.
Par la suite, il continua de s’identifier à ce rôle de sauveur, développant un culte de la personnalité qui empruntait beaucoup à l’imagerie de Saddam Hussein. Ce rapprochement ne semblait pas inquiéter ses sympathisants chiites. Au nom de la souffrance imputable au régime précédent, ou d’une prétendue « ingouvernabilité » du peuple irakien, décidément trop turbulent, ils ne semblaient aspirer qu’à voir émerger un chef du même acabit que l’ancien tyran, mais qui, cette fois, serait de leur confession.
La « lutte contre le terrorisme » devint vite le principal argument de M. Al-Maliki, lui permettant de poursuivre une multitude d’objectifs simultanément. Il put concentrer toujours davantage de pouvoirs entre ses mains, étendre son contrôle sur l’énorme appareil de sécurité légué par l’occupant américain et le mettre au service de ses intérêts politiques. A partir de décembre 2010, il cumula les postes de premier ministre, commandant en chef des forces armées, ministre de la défense et ministre de l’intérieur. La peur du vide contribuait à prévenir toute tentative de le remplacer et lui assurait un soutien suffisant de la part des Etats-Unis comme de l’Iran. Depuis son élection, en 2008, M. Obama souhaitait retirer ses troupes au plus vite ; et Téhéran appréciait un homme capable de se maintenir à la tête de l’Etat irakien tout en prenant soin de ne jamais contrarier ses intérêts.
M. Al-Maliki n’a certes pas l’apanage du recours à la « lutte contre le terrorisme » comme programme politique par défaut.
Dans le monde arabe, presque tous ses homologues l’ont utilisé pour justifier les pires abus. Ce fut le cas de Hafez Al-Assad, le père de l’actuel président, en Syrie, des généraux algériens dans les années 1990, de Mouammar Kadhafi en Libye ou de M. Zine El-Abidine Ben Ali en Tunisie. Au Yémen, jusqu’à sa chute, en 2012, le président Ali Abdallah Saleh avait développé un système de pérennisation du pouvoir reposant, entre autres, sur la menace indéfiniment exploitable que représentait Al-Qaida. Confrontés à des animosités, frustrations et aspirations diverses lors des soulèvements dits du « printemps arabe », en 2011, quasiment tous les régimes concernés ont invoqué la lutte contre le terrorisme.
Mais le premier ministre irakien s’est distingué par l’usage illimité qu’il a fait du procédé. Il s’est aliéné délibérément et systématiquement les sunnites, tout en fragilisant l’Etat par un travail de sape, et ce de manière d’autant plus inexplicable qu’il s’y trouvait en position de force. En Syrie, M. Al-Assad en a fait autant à partir de 2011, mais sous la pression d’un vaste mouvement de révolte populaire soutenu par des acteurs extérieurs qui appelaient ouvertement à faire tomber son régime. M. Al-Maliki, lui, a choisi « à froid » de négliger, voire de démanteler, les milices sunnites, souvent de composition tribale, qui lui avaient été léguées par les Etats-Unis, et d’entretenir un appareil de sécurité toujours plus confessionnel et corrompu. Toute forme d’opposition sunnite était renvoyée au « terrorisme », donnant lieu à une multiplication des arrestations et des détentions arbitraires ainsi qu’à d’innombrables exactions.
Les tactiques de survie du pouvoir ont sapé les fondements institutionnels du pays
Les sunnites irakiens ont été tout à la fois révoltés d’un tel traitement, inspirés par les soulèvements de 2011 dans les pays voisins et refroidis par la militarisation désastreuse de l’opposition en Syrie – sans parler du souvenir douloureux de leur défaite pendant la récente guerre civile. A partir de 2012, ils se sont organisés pour exprimer pacifiquement leur mécontentement. Les premières manifestations se sont muées en sit-in permanents sur les grandes places des villes sunnites du pays. Leurs revendications portaient toujours sur un rééquilibrage de l’Etat, afin de leur accorder toute leur place. Mais M. Al-Maliki y resta sourd. La lente recrudescence des attentats à la bombe durant cette période ne lui servit pas de mise en garde, mais de prétexte pour s’obstiner [1]]. Petit à petit, l’option de la violence, qui était devenue un repoussoir en milieu sunnite, commença à faire son chemin au-delà des franges les plus radicalisées.
En parallèle, le premier ministre décida de s’engager en faveur de M. Al-Assad, dans un conflit syrien qui prenait alors une tournure confessionnelle, mettant aux prises un régime réduit à sa composante alaouite et une opposition sunnite. Il renonça à toute critique de la répression pratiquée par son voisin, qui pourtant montait en puissance et adoptait des formes toujours plus abominables, et remisa ses offres de médiation. Il ouvrit grand ses frontières aux chiites qui se portaient volontaires pour aller combattre en Syrie, dans le cadre d’une sorte d’« effort de guerre » piloté par l’Iran. Ces djihadistes, animés par une vision millénariste annonçant la fin du monde, se mirent à transiter sans difficulté par l’aéroport de Bagdad ou par l’autoroute menant en Syrie – deux infrastructures sensibles étroitement contrôlées par les forces gouvernementales –, mais aussi à diffuser une propagande de haine confessionnelle, à défiler dans les rues et à s’organiser en milices en Irak même.
L’homme qui prétendait avoir mis fin à la guerre civile semblait donc travailler d’arrache-pied à en ressusciter les acteurs. Qu’en disaient les puissantes ambassades des Etats-Unis et d’Iran ? Jusqu’à la crise de Mossoul, au moins, elles se faisaient étrangement écho, garantissant au pouvoir irakien leur soutien inconditionnel. Et pourtant, les signaux d’un désastre à venir se multipliaient. La résurgence de groupes armés sunnites et de milices chiites aurait dû suffire à donner l’alerte.
Plus grave encore, l’érosion des structures étatiques annonçait le scénario-catastrophe auquel l’Irak fait face aujourd’hui. La compétence et la cohésion de l’appareil sécuritaire décroissaient à mesure que M. Al-Maliki renforçait sa politisation et tolérait un niveau de corruption digne d’une république bananière. Il devenait essentiellement un instrument de redistribution clientéliste ; et la participation – aberrante – de ses membres aux dernières élections parlementaires explique en partie le score du premier ministre.
Celui-ci, en diminuant le rôle de l’Assemblée, en ne s’entourant plus que d’une coterie de profiteurs et en trahissant allègrement ses promesses, se privait de leviers politiques pour gérer les crises. Le système judiciaire, mis au pas, n’offrait lui non plus aucun recours crédible. Sur le plan économique, quasiment aucun projet de développement n’avait vu le jour, tant la manne pétrolière était l’objet d’un pillage systématique. En d’autres termes, le pouvoir de M. Al-Maliki tenait à ses tactiques de survie, qui, toutes, sapaient les fondements institutionnels d’un pays déjà très fragile.
Des dirigeants qui exacerbent délibérément les clivages au sein de leurs sociétés
Sauf que ce processus de fragilisation profitait à de nombreux acteurs irakiens, qu’il s’agisse des alliés politiques du premier ministre, qui bénéficiaient de leur part du gâteau, ou de ses rivaux, qui y voyaient la promesse, à long terme, d’un affaiblissement de leur adversaire. L’Iran, les milices chiites, le gouvernement régional kurde avaient tous avantage à ce que Bagdad demeure aussi frêle et influençable que possible. Les Etats-Unis, quant à eux, étaient aux abonnés absents : leur « stratégie » de retrait pour clôturer une décennie d’occupation militaire consistait à fermer les yeux sur tout ce qui pourrait les ralentir, et à croiser les doigts.
Résultat : plus M. Al-Maliki se révélait sectaire et inepte, plus il échouait, et plus il consolidait sa position. Fin 2012, avant que les manifestations sunnites ne prennent de l’ampleur, ses perspectives de réélection paraissaient limitées. La frustration était notamment palpable dans les milieux chiites : à ce moment, le pays était relativement stable, et pourtant, rien ne semblait avancer. Un an plus tard, l’Irak était à nouveau à feu et à sang, avec une moyenne mensuelle d’environ mille morts, comme au cours des années noires de 2006-2007, et la popularité de son homme fort était remontée en flèche. Même après la prise de Mossoul, son départ imminent ne semblait pas garanti : les chiites serraient les rangs derrière lui, l’Iran lui donnait des témoignages de loyauté, et la peur du vide restait forte y compris chez des acteurs plus ambivalents.
Cette crise soulève bien des questions ; mais on aurait tort de se limiter aux conclusions les plus évidentes : la responsabilité américaine dans cette débâcle, la personnalisation du problème à travers la figure de M.Al-Maliki ou la menace du « terrorisme ». Ce dont on parle moins, et qui occupe pourtant une place centrale, c’est la pratique du pouvoir et la nature des institutions. La personnalité du premier ministre est secondaire : c’est tout un contexte qui non seulement lui a permis de se comporter de la sorte, mais l’a récompensé pour cela. Quand, en mars 2014, il organisa une grande conférence internationale sur la « lutte contre le terrorisme », par exemple, l’Organisation des Nations unies participait au spectacle et applaudissait dans la salle.
Le mal, du reste, est une plaie régionale. Plus M. Al-Assad réussit dans sa stratégie de pourrissement, plus il semble s’imposer comme faisant partie de la solution plutôt que du problème. Le maréchal Abdel Fatah Al-Sissi, qui dirige officiellement l’Egypte depuis juin, conçoit la politique comme le ferait un officier du renseignement militaire, mais son élection – et, comme toujours, la peur du vide – suffit au monde extérieur pour lui donner un blanc-seing. A Bahreïn, la famille régnante n’a cédé sur rien, mais n’en subit aucune conséquence.
La pratique du pouvoir qui se répand consiste à abandonner toute ambition de gouverner à l’échelle d’un Etat-nation. Les régimes n’essaient même plus de surmonter les clivages existant au sein de leurs sociétés, que ce soit par l’idéologie, le développement ou la répression. Ils investissent ces lignes de fracture, les exacerbent et recherchent le conflit. En radicalisant une partie de leur société, ils consolident leur position dans une autre et font l’économie de tout programme constructif : la crainte de ce qui pourrait les remplacer suffit à les maintenir au pouvoir. Ils tendent aussi à fragiliser le caractère national de leurs institutions en les privant de leur autonomie, de façon à se rendre indispensables. Ils vont ensuite se vendre à l’étranger, au nom de la « guerre contre le terrorisme » et forts d’une élection « démocratique » qui reflète le vote hystérique d’un pan de la société et le boycott funeste de l’autre.
L’Irak donne une bonne idée de ce à quoi mène, à terme, une telle pratique du pouvoir. Reste à se demander : pourquoi diable entrer dans ce jeu ?
par Peter Harling
(17 juillet 2014)