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Irak - Page 5

  • En soutien à la lutte du peuple kurde pour vivre libre et dans la dignité (ESSF)

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    Le Bureau de la Quatrième Internationale, sur mandat du Comité International du 2 mars, publie la déclaration suivante.

    1. Après deux années de négociation avec le leader du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) Abdullah Öcalan, le régime autoritaire-néoliberal-islamiste d’Erdogan a décidé de reprendre une guerre sanglante contre le peuple kurde à partir de l’été 2015.
    Cet été avait pourtant débuté avec un immense espoir populaire, suite aux résultats des élections législatives du 7 juin. L’exceptionnel résultat de 13% obtenus par le HDP (Parti démocratiques des peuples – parti unitaire réformiste de gauche issu du mouvement kurde) qui en doublant ainsi ses voix obligeait l’AKP à former un gouvernement de coalition, susceptible de briser sa domination dans les sphères de l’appareil d’Etat. De plus ce résultat empêchait l’AKP d’atteindre le nombre de siège nécessaire pour opérer un changement de la constitution et instaurer le régime présidentiel autocratique souhaité pas R.T. Erdogan et dont il serait le sultan.

    2. Erdogan avait déjà donné dès le mois de mars 2015 les signes de son virage vers un nationalisme pur et dur, confronté à la perte de voix que semblait subir l’AKP en faveur de l’extrême-droite hostile aux négociations, mais surtout terrifié par les émeutes d’octobre 2014 en soutien à la résistance de Kobanê assiégé par DAESH/Etat Islamique. Cette explosion de colère des masses kurdes reposait sur l’accumulation de déceptions causées par le refus de l’AKP de prendre des mesures concrètes dans le cadre des « négociations de paix ». A ceci s’ajoutait l’indignation relevant de la conviction largement partagée que l’AKP soutenait DAESH. Cela s’appuyait sur le fait que les djihadistes de l’Etat Islamique ont longtemps pu passer à travers la frontière turco-syrienne dans les deux sens sans être contrôlés, et ont bénéficié de soins sanitaires dans les hôpitaux proches de la frontière. Et nous savons que le régime turc préférait et préfère toujours explicitement avoir DAESH comme voisin que les kurdes. “La question kurde n’existe pas” a donc fini par déclarer Erdogan en interdisant toute visite à Öcalan et suspendant ainsi de facto le déroulement des négociations déclarées en mars 2013.

    3. Mécontent du résultat des législatives, l’AKP, sous les auspices d’Erdogan s’est déclaré pour des élections anticipés. Toutefois l’affaiblissement du HDP était pour l’AKP la condition sine qua non de sortir vainqueur des prochaines élections. C’est ainsi que de façon fort suspecte, l’attentat de Suruc attribué à DAESH et les représailles immédiates “d’unité locales” du PKK causant la mort de deux policiers ont fourni l’occasion de re-déclencher la guerre contre les kurdes, et par-là même de criminaliser le HDP considéré comme branche légale de “l’organisation terroriste”. Le climat de guerre civile, accompagné d’une répression violente envers toute contestation sociale et politique, d’une criminalisation de la presse oppositionnelle et d’un renforcement du nationalisme se traduisant par des tentatives de pogroms envers les kurdes a finalement donné ses résultats. L’AKP a remporté haut la main les élections anticipées du 1er novembre 2015.

    4. C’est désormais un régime de massacres qui est en vigueur. Le parti-Etat d’Erdogan mobilise des brigades “antiterroristes” ouvertement fascistes et islamistes liées à la police et la gendarmerie pour écraser toute contestation et résistance dans le Kurdistan de Turquie. Les divers quartiers des villes de Diyarbakir, Mardin, Şırnak, Hakkari où les jeunes milices kurdes urbaines liés au PKK (mais non sous son contrôle direct) ont déclaré une “autonomie démocratique” -parallèlement au modèle de Rojava-, sous couvre-feu depuis plusieurs mois, en proie à la famine, sont assiégés et détruits par les tanks et véhicules blindés militaires. Des centaines de cadavres, certains totalement brûlés et non reconnaissables gisent sous les décombres, plus d’une centaine de milliers d’habitants ont dû quitter leur foyer. Selon les chiffres de la Fondation des droits de l’homme de Turquie, 224 civils (dont 42 enfants), 414 militants et 198 membres de l’appareil policier et militaire ont perdu la vie entre mi-août 2015 et début février 2016.

    5. Le choix du PKK et des milices urbaines du YDG-H (Mouvement des Jeunesses Révolutionnaires Patriotiques) de transférer les conflits de la montagne vers la ville – contrairement d’ailleurs aux recommandations antérieures d’Öcalan – peut bien sûr susciter des débats au niveau tactique. L’atmosphère de conflit a manifestement affaibli les possibilités de réception du message démocratique, combatif et en défense de la paix du HDP, qui avait réussis à s’imposer comme un pôle hégémonique pour de larges secteurs de la population opposée aux tentations dictatoriales d’Erdogan et aux manœuvres étatiques d’islamisation de la société – dépassant le seul cadre du peuple Kurde.

    Mais c’est bien au régime d’Erdogan et à l’instrumentalisation de ses politiques successives vis-à-vis du peuple kurde en vue de consolider son pouvoir qu’incombe la responsabilité de cette tragédie, qui attise de plus les sentiments nationalistes des deux côtés et dégrade profondément les possibilités d’une vie commune des deux peuples.
    Nous condamnons la politique guerrière du régime d’Erdogan et de l’AKP. Nous exigeons que l’Etat turc mette fin aux massacres et qu’il lève les couvre-feux et blocus en cours dans les villes kurdes. Nous exigeons de même que soient identifiés et condamnés les responsables des violations des droits de l’homme et de la femme.

    Nous appelons l’Etat turc à mettre fin à l’isolement d’Öcalan et à reprendre les négociations avec les divers composantes du mouvement kurde afin d’instaurer les conditions d’une paix durable, qui ne peut passer que par la satisfaction des revendications démocratiques et sociales du peuple kurde.

    Nous dénonçons de même la complicité des impérialismes occidentaux et notamment de l’Union Européenne qui, terrifiée par le flux migratoire –dont elle est d’ailleurs en partie responsable- semble prête à s’accommoder d’un régime de répression et de massacre, à condition que la Turquie accepte de devenir un énorme camp de détention pour migrants, loin de ses yeux. Nous réclamons l’arrêt des persécutions et des poursuites contre le mouvement kurde en Europe. Le PKK doit être retiré de la liste des organisations terroristes partout où il s’y trouve.

    Nous exprimons notre soutien au peuple kurde dans sa lutte pour vivre dans la dignité, au HDP en proie à une criminalisation sans pareils de la part de l’appareil d’Etat, aux militant-E-s de la gauche radicale, aux activistes pour la paix et la défense des droits de l’homme, aux universitaires et journalistes persécutés par le régime autoritaire nationaliste et confessionnel d’Erdogan.

    6. La guerre menée par l’Etat turc contre le mouvement kurde tout autant que la stratégie du PKK sont maintenant principalement déterminées par les développements survenus en Syrie.

    La consolidation et l’élargissement des administrations sous son contrôle à travers son parti frère le PYD (Parti de l’Union démocratique) dans le nord de la Syrie (le Rojava) est beaucoup plus important pour le PKK que les acquis qu’il peut obtenir par des négociations avec l’Etat turc, notamment du point de vue de sa concurrence historique avec la ligne féodale et pro-américaine de Barzani pour instaurer son hégémonie sur le peuple kurde divisé en quatre pays (Iran, Irak, Turquie et Syrie).

    Quant à la Turquie, dans sa visée de devenir la puissance régionale hégémonique dans le Moyen Orient, le régime d’Erdogan avait, après le début du soulèvement populaire syrien, d’abord cherché les premiers mois une sorte de négociation entre le régime et les Frères musulmans, puis centré sa politique étrangère sur un engagement actif dans la question syrienne en misant sur un renversement rapide d’al-Assad. Dans cet objectif la Turquie a tout d’abord soutenu le Conseil National Syrien dominé par les Frères musulmans et l’opposition libérale. Et avec la militarisation du soulèvement face à la violente répression du régime, elle n’a pas hésité à soutenir à différents niveaux (politique, financier, logistique, militaire, sanitaire) divers groupes armés djihadistes dont DAESH, que ce soit de manière directe et/ou indirecte.

    7. Une des principales raisons de l’engagement du régime d’Erdogan dans le combat pour le renversement d’al-Assad a été la présence d’une forte population kurde à la frontière turco-syrienne. La formation d’une administration régionale kurde au nord de l’Irak suite à l’intervention impérialiste en 2003 avait sans doute constitué un des traumatismes politiques les plus marquants de l’État turc. C’est donc manifestement la crainte de revoir le même scénario se réaliser à la suite d’un changement de régime en Syrie qui a poussé le gouvernement turc à tenter d’intervenir dans la crise syrienne. Cependant la situation est devenue d’autant plus critique que suite au retrait des forces armées du régime d’une partie du Kurdistan syrien en juillet 2012, le PYD a réussi à prendre le contrôle de cette région frontalière à la Turquie pour, par la suite, y proclamer l’autonomie.

    Aujourd’hui, le gouvernement turc impose un blocus à la frontière avec la Syrie, faisant obstacle aux efforts de solidarité avec le Rojava organisés en Turquie et à l’étranger. Nous condamnons l’emploi du contrôle des frontières par les gouvernements pour empêcher les initiatives civiles contre l’oppression et soutenons les campagnes contre ce blocus.

    8. Issu de la tendance à la décentralisation du PKK en 2003, le PYD reconnait toujours la direction idéologique et politique d’Abdullah Öcalan. L’administration des trois cantons de Jazira, Afrin et Kobanê faisant suite à la « Révolution de Rojava » représente une tentative d’application de la stratégie de « l’autonomisme démocratique » (ou « fédéralisme démocratique ») d’Öcalan, censée remplacer l’ancienne adhésion du PKK au marxisme-léninisme (auquel il a renoncé au début des années 1990). La Charte de Rojava déclarée en janvier 2013 est fondée sur des principes démocratiques, laïcs, multiculturalistes et est marquée par une profonde sensibilité écologique. L’accent mis sur les droits des femmes, des minorités ethniques et religieuses, surtout au milieu du chaos syrien, est impressionnant. Et malgré l’instabilité qui règne dans la région, tous ces engagements ne restent pas totalement lettre morte, même si bien sûr ils méritent d’être approfondis. Toutefois dans cette expérience originale et progressiste d’auto-administration à travers divers conseils et assemblées, le pluralisme politique est pratiquement absent. Le PYD, n’ayant pas une forte implantation historique dans le Rojava, a réussi à instaurer son hégémonie après son retour d’exil depuis le Kurdistan irakien en 2011 en grande partie grâce à sa puissance militaire (YPG : Unités de protection du peuple). Ce dont il n’a pas non plus hésité à se servir pour réprimer les divers courants locaux du nationalisme kurde de même que des réseaux démocratiques de jeunes activistes kurdes profondément engagés dans le soulèvement révolutionnaire. Ajoutons aussi que dans certaines villes comme Hassake et Qamichli, même après la déclaration d’autonomie le régime Assad continuait à garder une présence.

    9. Aujourd’hui le PYD et les YPG jouissent, grâce à leur héroïque résistance de Kobanê (à laquelle participèrent aussi des organisations révolutionnaires de Turquie, des groupes de l’Armée Syrienne Libre et les Peshmergas du Kurdistan Irakien) face à la barbarie de DAESH, d’un prestige international largement mérité. La position du PYD sur le terrain et son efficacité dans le combat en fait paradoxalement un allié privilégié, d’une part de Washington soucieux de ne pas s’enfoncer dans le chaos syrien dans lequel il porte une responsabilité majeure, et d’autre part de Moscou qui désormais depuis le 30 septembre 2015 intervient militairement dans le conflit aux côtés du régime sanguinaire d’al-Assad, de l’Iran et du Hezbollah libanais afin d’accroître sa domination dans la région. Cependant Erdogan tente d’empêcher à tout prix que la région qui s’étend d’Azaz à Jarablus - se trouvant en grande partie sous le contrôle de DAESH - passe aux mains du PYD-PKK, car c’est la seule partie de ses frontières avec la Syrie qui ne soit pas contrôlée aujourd’hui par les forces kurdes.

    Ainsi les Forces Démocratiques de Syrie (FDS) dont la principale composante sont les YPG, avec le soutien des raids aériens russes combattent de façon effectives les différents groupes djihadistes de DAESH, El Nusra ou Ahrar El Sham et autres groupes salafistes soi-disant modérés, armés et soutenus par l’Arabie Saoudite, la Turquie et le Qatar. Toutefois ces avancés et victoires des troupes des FDS sont traversés de contradictions en raison du pragmatisme des politiques d’alliance en cours sur le terrain. Ils peuvent se retrouver côte à côte avec les forces du régimes ou bien en concurrence avec eux pour occuper le plus tôt les territoires “adversaires”. De plus comme conséquence de la domination des groupes salafistes-djihadistes dans les zones libérées du régime, et des cas d’interpénétration de ceux-ci avec l’Armée Syrienne Libre, les FDS et donc les YPG entrent souvent en conflit avec l’ASL et les milices rebelles locales très hétérogènes, ce qui accroit les risques d’être perçus comme solidaires du régime par les populations locales. De plus les accusations à l’égard du YPG de déplacements de populations arabes dans certaines régions, reposant sur plusieurs rapports et témoignages, renforcent aussi le sentiment de méfiance envers le PYD, sur fond de tensions ethniques dans les régions du nord de la Syrie qui durent depuis des décennies entre arabes et kurdes. Enfin, les faits que les forces dominantes (libérales et liés au Frères musulmans) au sein de la Coalition Nationale Syrienne parrainée par la Turquie et Monarchies du Golfe, soutiennent la répression du régime turc contre le PKK, tiennent des discours chauvinistes arabes et ne donnent aucune garantie pour les droits nationaux kurdes, expliquent la méfiance du PYD contre cette opposition.

    10. La Quatrième Internationale réaffirme son opposition à tout type d’intervention militaire et à tout plan impérialiste de découpage de la Syrie. Ces interventions impérialiste et sous-impérialistes n’ont pour seul but que de renforcer les intérêts propres de ces puissances mondiales et régionales, et constituent une catastrophe supplémentaire pour les peuples de Syrie. Nous réclamons l’arrêt immédiat des bombardements russes comme de tout bombardement, et le retrait de toutes forces belligérantes étrangères. Nous pensons d’autre part que, face à la barbarie djihadiste de même qu’à celle du régime, et contre toute forme d’oppression les populations de Syrie ont le droit de se défendre par les différents moyens qu’elles peuvent acquérir.

    Malgré les critiques que nous pouvons formuler à l’égard de certaines pratiques du PYD et des FDS, nous saluons leur combat contre les forces réactionnaires et djihadistes qui constituent un des pôles de la contre-révolution en Syrie et exprimons toute notre solidarité à la lutte du peuple kurde pour son autodétermination. Et nous soulignons résolument que le destin de l’autodétermination du peuple kurde et celui de la révolution syrienne sont profondément liés. L’émancipation des peuples de la région ne passera que par le renversement des régimes autoritaires et la libération de l’emprise des grandes puissances et des multinationales, à travers l’alliance des classes populaires de ces peuples.

    Bureau de la Quatrième Internationale, Paris le 9 mars 2016

    , par Quatrième Internationale

    http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37423

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  • Jean-Pierre Filiu depuis le Caire : Ceux qui ne connaissent rien à l’islam feraient mieux de ne pas en parler – propos recueilli par Heba Zaghloul (Al Ahram)

    Jean-Pierre Filiu

    Invité cette année du Salon du livre du Caire, Jean-Pierre Filiu, historien spécialiste du Moyen-Orient et de l’islam contemporain, a souligné la nécessité pour le monde arabe et l’Occident de « travailler sur leur histoire commune » pour faire face aux défis. Il explique ici sa vision.

    Al-Ahram Hebdo : Dans votre dernier livre, Les Arabes, leur destin et le nôtre, vous parlez d’une histoire partagée entre le monde arabe et l’Occident. Vous mon­trez également que ce dernier a une grande part de responsabilité dans ce qui se passe aujourd’hui au Moyen-Orient. Cette perspec­tive est-elle acceptée en France ?

    Jean-Pierre Filiu : Ce livre a connu un succès tout à fait inattendu après les attentats du 13 novembre. C’est l’un des deux livres — l’autre est le Piège Daech de Pierre-Jean Luisard — que les gens ont le plus achetés après la tragédie. Cela veut dire que ces gens ont souhaité com­prendre et n’ont pas voulu accepter ces explications instantanées, super­ficielles et caricaturales qu’on nous sert trop souvent. Ma démarche n’est pas évidente. Elle oblige à revenir en arrière, sur des parties de notre histoire française qui ne sont pas les plus glorieuses. Mais en tant qu’his­torien, mon devoir n’est pas de faire le tri entre le positif et le négatif.

    Cette histoire partagée est aujourd’hui au coeur de notre devenir. Ce livre a été écrit après les attentats de janvier 2015, et je disais déjà que les assassins de la liberté sont les mêmes en France et en Tunisie. Trop souvent, on a l’impression que le djihadisme ne vise que les Occidentaux, alors qu’il vise beaucoup plus les Arabes en proportion. Il faut aussi dire que les attaques contre Charlie Hebdo étaient liées au Bardo (attaques  contre le musée du Bardo à Tunis). De même qu’après le Bataclan (les attentats du 13 novembre), on a eu l’attaque contre la sécurité présiden­tielle à Tunis. Il y a toujours des liens entre ce djihadisme là-bas et le djihadisme ici, et le « ici » et le « là-bas » par définition sont inter­changeables. Ce défi qui inquiète est partagé, parce que les réponses à lui apporter peuvent être communes. Plutôt que de demander à ce qu’on fasse un choix entre les identités, les nationalités, je dis qu’au contraire, il faut assumer tout en même temps. Parce que c’est par cette richesse qu’on arrivera à progresser.

    Votre discours est tout à fait différent de celui qui est adopté par un certain nombre d’intellectuels français, qui affirment que le problème viendrait non pas des musulmans, mais de la religion musulmane. Un discours considéré comme islamophobe par de nom­breux musulmans …

    Le problème avec les grandes tragédies comme celle que la France a vécue c’est que de nombreux intellectuels se sont exprimés à tort et à travers. Il y a des gens qui ne connaissent rien à l’islam et qui feraient mieux ne pas en parler. Mais comme on leur tend le micro, justement à la faveur de ces tragédies, alors ils s’expriment. Et généra­lement, ce qu’ils disent n’est pas exprimé en tant qu’intellectuels dans leurs disciplines, mais en tant que citoyens qui commentent. Ils n’ont donc pas de légitimité à faire cela. Cela alimente les clichés, les démagogies, les amalgames et les stéréotypes.

    Loin de la théorie du choc des civilisations, vous parlez plutôt de problèmes communs, et donc d’une stratégie commune …

    Au-delà de la stratégie commune, je pense qu’en France, l’intégration est derrière nous. Le fait musulman est devenu incontournable dans nos sociétés. C’est une réalité. Et pour mieux l’appré­cier, la gérer, c’est très important d’être fier de son histoire, d’une histoire commune. L’histoire euro­péenne a été épouvantable. Ce qui s’est passé entre la France et l’Allemagne était inimaginable de violence et d’horreur. Et maintenant, nous sommes pourtant les piliers de l’Europe grâce à un travail d’histoire commune. Entre la France et les Arabes, il faut au moins assumer cette part d’ombre et de lumière qui est partagée.

    Vous dites que l’Histoire se répète et que ce sont les mêmes erreurs qui reviennent, à savoir qu’on considère les Arabes uniquement comme des musulmans, et que l’on ne parle que des minorités du Moyen-Orient au lieu de promouvoir les droits de toute la communauté. Pouvez-vous nous expliquer ?

    Ces erreurs remontent au XIXe siècle, car trop souvent en France, on dit qu’elles viennent de la guerre d’Algérie, mais c’est bien antérieur à cela. C’est aussi le malentendu entre la IIIe République et l’islam. Le fait est que la laïcité à la française s’est faite avec l’Eglise catholique qui, elle-même, avait déjà réglé ses problèmes avec les juifs et les protestants, mais l’islam est absent de ce processus. Il y a aussi une obsession des mino­rités — en clair les chrétiens d’Orient — chez certains groupes de la droite conservatrice qui ne prennent donc pas en compte le destin des Arabes, qu’ils soient chrétiens ou musulmans. Plutôt que de dire que l’Histoire se répète, je dirais qu’il y a des discours qui sont tellement ancrés dans la mémoire collective qu’on ne se rend pas compte qu’ils sont le produit de l’Histoire.

    Selon vous, il faudrait déconstruire le dis­cours de Daech et se concentrer sur les actions de ce groupe ?

    Je travaille sur le djihadisme depuis 30 ans et je pense que ce sont des gens qui ne sont absolu­ment pas intéressants. Leurs litté­ratures et propagandes sont per­verses. En travaillant sur leurs textes ou vidéos, non seulement on leur fait beaucoup d’honneur, mais on leur accorde de l’intérêt. Donc, il faut plutôt s’interroger sur leurs pratiques. On se rend compte que ce sont des Baassistes repeints en vert. Il y a le parti, le moukhabarat, le flicage, la cor­ruption, les viols. Autrement dit, des Baassistes iraqiens dans leur forme la plus totalitaire. La même structure du Baas de Saddam, mais avec d’autres noms. je pré­fère m’interroger sur ces pratiques qui sont épouvantables, surtout pour les Arabes sunnites. Il faut aller voir comment ces derniers sont traités à Raqaa et à Mossoul (villes syrienne et iraqienne sous le contrôle de Daech).

    Cette situation n’est-elle pas le résul­tat direct de l’invasion américaine de l’Iraq en 2003 ?

    Bien sûr, l’invasion de 2003 donne aux djihadistes du Moyen-Orient ce qu’ils appel­lent Al-Ghazwa Al-Mobaraka (l’invasion bénie). Il y a l’ennemi proche et l’ennemi lointain. Là il y a eu l’ennemi lointain venu se mettre à proximité. Le facteur aggravant : La dissolution de l’armée du parti par Paul Bremer, qui met des milliers d’officiers baassistes au chômage et les amène à rejoindre les groupes djihadistes.

    Et cette responsabilité américaine a-t-elle aussi engendré la guerre sunnite-chiite ?

    J’ai connu un monde arabe où l’on ne savait pas qui était sunnite et qui était chiite. En Iraq, au Liban, en Syrie … ou ailleurs. En Iraq, trois ans d’occupation américaine sauvage, d’attentats dji­hadistes presque quotidiens, ont suffi pour arriver à déclencher une guerre entre sunnites et chiites.

    Cela était-il volontaire ?

    Je pense que les Américains, comme tout le monde, sont incapables d’apprendre des erreurs des autres. Les Américains ont mené en 2003 une expédition coloniale qui était complètement hors du temps et en reproduisant les pires erreurs des Français au Liban et des Britanniques en Iraq. Ils ont construit un système communautaire avec trois composantes c’est tout, dans un pays où, pourtant, il y a des Turkmènes, des Assyriens, des Yezedis … Et à l’intérieur de ce système, ils ont donné le pouvoir aux milices. Donc ils ont créé, sous couvert de démocratie, et en faisant voter tous les six mois, le système le plus oppressif qui soit, un système tribalo-milicien.

    Malgré cela, voyez-vous tout de même une lueur d’espoir ?

    Bien sûr, en Iraq par exemple, vous avez un mouvement constitutionnel trans-confessionnel qui dénonce la corruption de toute la classe poli­tique. Evidemment, il n’a pas les armes, mais il invalide les directions des différentes parties qui ne parlent que de confessions. Le mouvement au Liban « Tu pues » se pose aussi très clairement contre les notables confessionnels et affiche des revendications citoyennes.

     
    Publié sur Souria Houria le 24 février 2016
     
     
  • Les racines de l’État islamique (Cetri)

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    L’État islamique (EI) n’est pas né d’un seul coup à l’été 2014. Il est enraciné dans l’histoire mêlée de l’Irak et de la Syrie de ces vingt dernières années. Loulouwa Al Rachid et Matthieu Rey démêlent cet héritage complexe de l’EI, à la fois legs de l’autoritarisme baasiste et de l’intervention américaine en Irak.

    La Vie des Idées : Pourquoi est-il nécessaire de revenir à l’histoire de la Syrie et de l’Irak de ces vingt dernières années pour comprendre l’État islamique (EI) ?

    Loulouwa Al Rachid : Quand on parle de l’EI, on fait mine de croire à une naissance miraculeuse, comme si cet « État » auto-proclamé était né à l’été 2014 avec la prise de Mossoul, la deuxième plus grande ville d’Irak et qu’il suffisait de quelques centaines de combattants circulant dans des pick-up pour fonder une organisation terroriste puissante.

    Or l’EI n’est pas le fruit d’une naissance miraculeuse mais résulte plutôt d’un déni de grossesse : les symptômes étaient là depuis longtemps sur le terrain irakien. L’année 2003 a constitué à cet égard un tournant décisif : elle a installé la matrice jihadiste de type Al-Qaida au cœur du Levant. C’est l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, suivie d’une occupation militaire qui a donné au phénomène jihadiste un nouvel essor dans notre voisinage méditerranéen.

    Parmi les groupes ayant tout de suite pris les armes contre l’armée américaine et ses auxiliaires irakiens, il y avait une composante « étrangère » rapatriée d’Afghanistan et d’autres terrains du jihad, le Caucase notamment. Et sur cette matrice là se sont greffés des groupuscules armés irakiens, qui s’inscrivaient d’abord dans une posture « nationaliste » de lutte contre l’occupation étrangère. Ces groupuscules formés par des anciens du régime de Saddam Hussein se sont par la suite dissous dans la nébuleuse jihadiste, contribuant ainsi à la professionnaliser et à lui insuffler un moteur supplémentaire, celui de haine des chiites ; l’armée américaine a cru avoir éradiqué ces jihadistes en 2007-2009 en s’appuyant sur les tribus locales qu’elle a armées et financées pour pacifier les régions sunnites d’Irak.

    Or ces groupuscules jihadistes n’ont jamais véritablement disparu depuis 2003 : ils se sont tantôt fondus dans une population sunnite qui supportait mal les pratiques, souvent discriminatoires, du nouveau pouvoir central chiite, tantôt repliés dans les zones désertiques ou montagneuses de l’ouest et du nord de l’Irak. Ils ont surtout trouvé refuge en Syrie, profitant d’un espace frontalier entre les deux pays devenu largement ouvert et poreux depuis le début des années 1990. En effet, le régime de Saddam Hussein, très affaibli par les sanctions internationales imposées par les Nations unies, avait partiellement perdu le contrôle de son territoire et de ses frontières, laissant se développer avec la Syrie une importante contrebande et des trafics en tous genres pour contourner l’embargo. Après 2003, les jihadistes ont fait de cet espace frontalier un territoire « intégré » avec des circulations incessantes d’hommes, d’idées et bien entendu, d’armes. Ils ont été aidés en cela par l’attitude bienveillante à leur égard du régime de Bachar al-Assad soucieux de participer à l’échec de la transformation « démocratique » de l’Irak décidée par George Bush.

    Matthieu Rey : L’importance de la question syrienne et de l’EI tient au présent immédiat et à la façon dont la question syrienne s’est imposée dans l’actualité française.

    Dans un premier temps, la question syrienne n’a pas fait sens pour la majorité des Français. Alors que la majorité de sa population se mobilise contre le régime de Bachar al-Assad au prix d’une implacable répression, elle ne parvient pas à faire écho dans le débat public. Là où les actualités titrent avec enthousiasme sur les expériences révolutionnaires et démocratiques, tunisiennes et égyptiennes, elles lisent la Syrie comme un processus « complexe ».

    Dans un deuxième temps, la question syrienne entre en scène à l’automne 2013 autour du problème du départ d’individus d’Europe vers la Syrie, devenue la nouvelle terre du jihad, mais d’un jihad différent de celui mené en Afghanistan. Il est beaucoup plus massif et plus « démocratique » : c’est un jihad « low cost », tant sur le plan de l’investissement matériel (aller en Syrie n’est pas cher) que de l’engagement spirituel (il n’est pas besoin d’être un musulman érudit pour s’enrôler). Dans les médias et au sein des instances officielles, on assiste à la construction d’un discours de peur autour du départ de ces Européens qui apprendraient à se battre et qui pourraient revenir en Europe pour y organiser des attentats. A cela, s’ajoute la première vague migratoire de réfugiés, au sein de laquelle on suspecte la présence de jihadistes. La question du jihad se greffe ainsi à celle des réfugiés.

    Le troisième temps démarre en janvier 2015 avec les attentats contre Charlie Hebdo et surtout la prise d’otages de l’Hyper Cacher. Au cours de la prise d’otage, les paroles de Coulibaly font explicitement référence à la Syrie. Enfin, en novembre 2015, avec la revendication des attaques dans le 11e arrondissement par l’EI, le lien entre la question syrienne et les événements français est établi, selon une lecture qui se focalise sur les agissements de l’État islamique.

    On retrouve ce phénomène en novembre 2015 : cette fois-ci, les attentats sont immédiatement revendiqués par l’EI. On assiste là à une projection de la question syrienne, sans qu’elle soit comprise, sur le territoire français.

    La Vie des Idées : Quels sont les traits caractéristiques des régimes syrien et irakien depuis les années 1990, notamment dans leur rapport à la religion et à la violence ?

    Loulouwa Al Rachid : Avant 2003, les liens entre le régime de Saddam Hussein et la nébuleuse jihadiste sont insignifiants, pour ne pas dire inexistants, contrairement aux allégations avancées par les États-Unis pour justifier leur invasion de l’Irak. Le référent jihadiste était certes utilisé par Saddam Hussein dans les années 1990, mais il s’agissait davantage d’un jihad patriotique et nationaliste que d’un jihad religieux.

    La propagande du régime va au cours de cette période user et abuser du mot « jihad » qui devient synonyme de résistance et de combat contre l’impérialisme. Il ne s’agit toutefois pas d’un combat dirigé vers l’extérieur : c’est un combat mené sur le sol irakien. Prenons un exemple apparemment anodin : celui de la reconstruction du secteur de l’électricité détruit par les bombardements aériens de la coalition internationale formée pour libérer le Koweït. Il a été présenté par le régime comme un « jihad électrique » pour prouver aux États-Unis et à leurs alliés que les Irakiens pouvaient, seuls et avec leurs propres moyens, reconstruire leurs infrastructures. Même chose pour la reconstruction des aéroports : c’est un jihad contre l’embargo aérien.

    Dans ce contexte de lutte contre les effets dévastateurs des sanctions internationales, le jihad n’est donc pas une catégorie religieuse. Son utilisation dans la phraséologie baasiste n’en trahit pas moins la faillite idéologique et matérielle d’un État qui se targuait auparavant d’être séculier et progressiste. En effet, les sanctions internationales qui dépossèdent l’Irak de sa rente pétrolière (98% des revenus proviennent de l’exportation de brut) entraînent à la fois la déliquescence des institutions publiques et la paupérisation massive de la population ; elles mettent le pouvoir littéralement à nu. Par une sorte de glissement, la religion apparaît alors aux yeux de ce dernier comme la seule ressource symbolique restante pour se (re)légitimer auprès d’une population brutalisée par une répression sans relâche et des guerres à répétition depuis le début des années 1980.

    C’est pourquoi Saddam Hussein décrète en 1994 une Campagne nationale pour la foi. Cela commence par l’ajout, sur le drapeau irakien, de la formule « Dieu est grand » (Allahu Akbar). Puis, petit à petit, le régime « islamise » son discours et ses pratiques. De nouvelles mosquées sont érigées partout dans le pays ; on oblige les cadres du parti Baas à suivre des cours d’instruction religieuse ; on accorde des remises de peine aux détenus qui apprennent par cœur le Coran, ce qui permet aussi de soulager un système carcéral à bout de souffle, etc.

    Mais surtout, une plus grande marge de manœuvre est donnée aux hommes de religion, ce qui permet à une multitude d’activistes islamistes, sunnites comme chiites, de faire de la prédication et d’élargir leurs réseaux au sein de la société irakienne. Cette « islamisation par le haut » de la société est perçue comme une nécessité par un régime qui n’a plus les moyens de son autoritarisme, autrement dit comme une simple soupape de sécurité pour canaliser la colère sociale. Mais le recours à la religion va s’avérer contre-productif : il alimente la contestation et surtout politise dangereusement les appartenances confessionnelles dans une société de plus en plus polarisée entre une minorité sunnite et une majorité chiite. À tel point qu’à la fin des années 1990 le régime lui-même se retourne contre les secteurs qui se sont islamisés, aussi bien du côté sunnite que du côté chiite.

    Cela étant, je dirais que bien plus qu’une islamisation impulsée par le haut, les Irakiens ont dû, dans les années 1990, développer des stratégies de survie (trafics, économie informelle, etc.) et se « débrouiller » par eux-mêmes, passant outre les frontières et les réglementations d’un État autoritaire calcifié. Le territoire national devient un espace de violence et de prédation et qui n’assure plus ses fonctions habituelles de sécurité et de régulation socio-économique. Les Irakiens n’ont pas d’autre choix que l’exode hors d’Irak ou le repli sur les plus petits dénominateurs communs, tels que le quartier, la région, la tribu, l’appartenance ethnique ou confessionnelle. Ce terreau sera favorable à l’autonomisation de groupes qui mobilisent à la fois la ressource religieuse et la ressource tribale comme stratégies de survie et de pouvoir et dont l’EI est aujourd’hui l’une des multiples facettes.

    Matthieu Rey : La Syrie des années 1990 est, au contraire de l’Irak, un système dans lequel l’autoritarisme apparaît stabilisé, rigidifié : le président Hafez al-Assad a achevé de liquider toute forme d’opposition au cours des années 1980 et semble selon son titre « le président éternel » (al-rais al-khalid). L’édifice repose sur un chef arbitrant entre des polices politiques, mises en concurrence, ce qui les empêche de préparer un coup d’État. Comme en Irak lors de l’intifada de 1990-1991, ce sont davantage les services de renseignement (moukhabarat), et notamment les services dépendant de l’armée et de la police, c’est-à-dire des organismes de répression et de coercition, plutôt que le parti qui sont garants de la stabilité en Syrie. On a affaire à des régimes qui développent des formes de « paranoïa institutionnelle », qui considèrent leurs sociétés comme menaçantes et qui sont prêts pour les contrôler à atteindre des niveaux de violence très forts.

    Concernant les rapports entre les autorités en place et les groupes terroristes, les gouvernements irakien et syrien en ont une grande pratique. Ils les traitent de manière assez simple : ils encadrent les activités de ceux qu’ils peuvent contrôler, les utilisant dans une logique de nuisance à l’égard de pays voisins ou occidentaux auxquels ils s’opposent.

    Les populations intègrent l’idée de la « mémoire du régime » et d’une répression diffuse dans le temps : lorsque le régime réprime la révolte de Hama en 1982, les représailles perdureront dans les faits tout au long des années 1980-1990 dans des formes très variés : répression politique mais aussi mise au ban de l’économie. Il faut donc comprendre qu’aujourd’hui, tout jeune ou citoyen syrien sait que le pouvoir détient l’avenir, c’est-à-dire que les autorités poursuivront la répression tant qu’ils n’auront pas arrêté ceux qui, à un moment, ont participé aux mouvements. La société syrienne anticipe une répression qui s’étendra sur dix, vingt, trente ans.

    Par ailleurs, de même qu’on a exagéré le poids de la confession en Irak et de l’appartenance chiite/sunnite, le caractère alaouite du régime syrien a été exacerbé parce que les milices policières du régime ont été recrutées dans l’entourage immédiat du président Assad ou des principales figures du régime. Mais cela répond davantage à une logique d’attraction et un effet d’aubaine qu’à une logique confessionnelle. Comme en Irak avec les Sunnites, on a l’impression de l’extérieur que les Alaouites gouvernent alors que ce sont seulement certains segments de cette communauté qui ont réussi leur ascension sociale. On ne peut donc pas parler d’État confessionnel en Syrie.

    L’autre caractéristique de ce régime est l’absence de système fiscal efficient et l’usage de la prédation, comme en Irak, comme mode de rémunération. Mais à la différence de l’Irak, la Syrie peut déployer sa stratégie de prédation à travers toute une série de trafics sur le Liban, dans lequel elle s’est « invitée » au cours de la guerre civile à partir de 1976. Chaque syrien peut se rémunérer, suivant son niveau hiérarchique, sur le pays et sur les myriades de contrebandes qui se développent à ce moment-là. C’est notamment sur la frontière syro-libanaise qu’on voit se développer un groupe, les Shabiha, en charge de l’encadrement du trafic de haschich. Ils seront les hommes de main du régime pour écraser la contestation en 2011.

    L’autre élément qui participe de la pérennisation du régime dans les années 1990 est d’ordre international. La Syrie revient au premier plan par le biais de la guerre contre l’Irak en 1990. Elle entre dans la coalition internationale dénonçant le régime de Saddam Hussein comme celui qui a violé l’unité arabe en envahissant le Koweït. Elle fournit une caution aux États-Unis (sans toutefois mobiliser ses troupes) qui lui reconnaissent en retour un rôle important. La Syrie devient l’acteur susceptible de régler trois problèmes en même temps : la guerre civile au Liban, la légitimité de l’intervention des Occidentaux contre l’Irak qui voit dans la Syrie, régime baasiste, un allié de taille, et la paix arabo-israélienne [1].

    Loulouwa Al Rachid : Après 2003, se met en place un nouveau régime politique façonné de l’extérieur, par les États-Unis et leurs alliés irakiens, les opposants à Saddam Hussein rentrés de leur exil. Puissance occupante, investie de toutes les prérogatives et responsabilités, notamment le rétablissement de l’ordre et la mise en place d’une transition démocratique, les États-Unis multiplient les erreurs. La débaasification, qui consiste à éradiquer les membres du parti Baas dans le champ administratif, politique et militaire, est une politique extrêmement brutale d’exclusion de l’ancien personnel du régime de Saddam Hussein des nouvelles institutions. On se prive, largement pour des raisons idéologiques, de toute la technostructure sur laquelle s’était appuyé le régime pour gouverner le pays. Entendons-nous bien : même si le régime était déjà en voie de déliquescence, la débaasification aggrave ce processus en privant le pays de ses cadres les plus compétents.

    L’autre erreur commise par l’administration Bush à l’époque, c’est la dissolution de l’armée irakienne : entre 400 000 et 500 000 soldats sont renvoyés chez eux. Or, une des caractéristiques des armées dans les régimes autoritaires, c’est l’inflation des grades supérieurs qu’on distribue pour coopter les militaires et garantir leur loyauté. En 2003, l’armée irakienne compte quelque 10 000 généraux, là où l’armée américaine n’en compte qu’un millier. Or ces généraux renvoyés chez eux se voient, du jour au lendemain, destitués et privés de toute ressource (salaire, retraite, prestige social) basculent dans l’insurrection armée. Pour les remplacer, l’administration américaine va faire appel à une autre « catégorie » en surnombre de ces régimes autoritaires : les exilés. Les exilés sont ceux qui, après chaque coup d’État ou changement de régime, ont fui le pays en profitant de l’accueil que leurs réservent les régimes hostiles au pouvoir en place. Dans le cas de l’Irak, c’est notamment en Syrie qu’iront se réfugier un certain nombre d’opposants.

    Dans les années 1980, l’Iran est également une terre d’accueil de ces exilés, notamment des islamistes chiites victimes de la répression baasiste et qui ont été « réinjectés » dans l’Irak post-2003. Certains de ces anciens exilés, à l’instar de Hadi Al-Amiri, dirigent aujourd’hui une grande partie des combats contre l’EI.

    Dans des sociétés déjà fragilisées et marquées par de fortes clôtures communautaires, la politique américaine, en confiant les rênes du pouvoir aux anciens exilés chiites, sème ainsi les germes d’une insurrection armée jihadiste dont est aujourd’hui issue l’EI.

    Ce que les années 1990-2000 vont mettre au jour, de manière très explicite en Irak, ce sont les fondations extrêmement fragiles du pouvoir. La conquête éclair de Mossoul par l’EI en 2014 est de ce point de vue très révélatrice. L’armée irakienne n’est pas vraiment vaincue par l’irruption de quelques centaines de combattants jihadistes : elle refuse tout simplement de se battre pour défendre un gouvernement central discrédité et corrompu, de même qu’elle ne l’avait pas fait en 2003 lors de l’invasion américaine.
    Ce n’est pas qu’une question de rapport de force : l’État, son armée, ses institutions, son territoire ne vont plus de soi et souffrent d’un déficit de légitimité. À défaut, ce qu’il reste de cet État est obligé de recourir à des potentats locaux et à des milices dûment stipendiées pour tenter de reprendre le contrôle de la situation.

    Matthieu Rey : Le changement en Syrie au cours des années 2000 se déroule en trois temps. Le premier temps, c’est l’arrivée de Bachar al-Assad : le régime syrien est le seul régime arabe à réussir la succession père-fils, non sans tension toutefois. L’arrivée de Bachar al-Assad va modifier la donne établie par Hafez al-Assad de deux manières.

    D’abord, à la différence de son père, il arrive tout de suite au sommet de l’État, sans lutte pour le pouvoir. Cette situation crée une autre mutation. Hafez al-Assad a gouverné en partenariat avec des grandes figures, des personnes qui sont montées avec lui, au cours des luttes pour le pouvoir dans les années 1970-1980. Ces derniers formaient un collège de conseils. Avec Bachar al-Assad, ils deviennent une menace et sont mis de côté. Son pouvoir se rétracte sur son clan : son frère et surtout son beau-frère, Rami Makhlouf qui va contrôler l’économie syrienne en la mettant au service du clan Assad au détriment d’une répartition plus équitable des richesses.

    Ensuite, avant même son intronisation et à des fins de construction de son pouvoir par rapport à la vieille garde, Bachar al-Assad entre dans une logique de troc de la souveraineté syrienne en échange d’un soutien politique et économique de la part des puissances extérieures. En 1998, il reconnaît ainsi les frontières turques, entérinées par l’accord de 2005. Jusque-là, la Syrie refusait à la Turquie toute souveraineté sur le Sandjak d’Alexandrette, territoire donné par la France à la Turquie en 1939. Là où Hafez al-Assad s’inscrivait davantage dans une logique de sanctuarisation du territoire syrien, retournant la lutte d’acteurs extérieurs vers les autres pays du Moyen Orient, Bachar al-Assad réintègre les acteurs étrangers dans le jeu syrien. Il est donc prêt, pour accroître son pouvoir, à donner des segments de souveraineté.

    Cet usage stratégique du territoire et de la souveraineté, à des fins de renforcement de son autorité, est décisif pour comprendre la période post-2011, avec un arrimage de plus en plus important aux partenaires iraniens et russes et l’implantation de l’EI dans l’Est de la Syrie.

    Les modifications des années 2000 enfin sont provoquées par des secousses régionales : le renversement du régime irakien menace la Syrie – Bachar al-Assad pense être le prochain sur la liste – qui va s’évertuer à faire perdre la paix aux Américains pour les dissuader d’intervenir en Syrie. Le régime de Bachar al-Assad envoie donc des hommes en soutien à l’insurrection irakienne contre les Américains, en même temps qu’il participe à l’effort de coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme. C’est une stratégie habile du régime puisqu’il connaît ces individus qu’il a souvent lui-même contribué à former et à envoyer en Irak. Cette stratégie syrienne vise à entretenir le chaos irakien et non à le créer : c’est une fenêtre d’opportunité qu’elle investit pleinement à des fins de maintien du régime.


    Loulouwa Al Rachid :
    Il y a un savoir-faire de ces régimes autoritaires en matière sécuritaire qui devient, après le 11 septembre 2001, une ressource extrêmement précieuse et « monnayable » à l’échelle internationale. C’est ce qui explique que les démocraties occidentales continuent de coopérer avec eux. Mais on a affaire, avec ces régimes, à des spécialistes de la sécurité… mais aussi de l’insécurité selon la demande.

    Bachar al-Assad, en s’appuyant sur ses services de renseignement et sa police politique, va donc nouer des liens avec les jihadistes. Il laisse se développer à la marge un espace de circulation d’hommes, d’armes, d’argent, de trafics en tous genres, qui était déjà en germe dans les années 1990, mais qui va à ce moment-là prendre une tout autre ampleur.

    C’est sur cet espace à cheval entre la Syrie et l’Irak (qui se dessine dans les années 2000) où la frontière étatique perd de sa pertinence qu’est aujourd’hui assis l’EI. Le phénomène auquel on assiste aujourd’hui est largement dû à une prolifération d’acteurs locaux, d’intermédiaires et d’entrepreneurs en mal de pouvoir et de richesses qui contrôlent désormais la population et qui s’inscrivent dans des logiques d’allégeance à la fois multiples et instables : certains roulent pour les Américains, d’autres pour les Saoudiens, les Syriens, les Iraniens.

    Matthieu Rey : Les acteurs locaux ont besoin, pour se consolider sur le plan intérieur, du soutien de partenaires extérieurs – des puissances occidentales, de la communauté internationale – à qui ils vendent ce dont ils ont besoin. Dans le cas syrien, c’est la lutte contre le terrorisme qui leur a permis d’y parvenir. En Syrie, on ne peut toutefois pas parler, à la différence de l’Irak, de système milicien dans les années 2000 dans la mesure où le régime détient encore le monopole de la violence et autorise des trafics pourvu qu’il les contrôle.

    Mais cette stratégie est risquée pour le régime qui envoie des hommes qu’il ne contrôle pas tout à fait se former au combat, qui reviennent en Syrie tout à fait aguerris et qui essaiment autour d’eux dans des lieux de socialisation plus ou moins formels, comme les prisons notamment mais aussi les réseaux de contrebande etc. Il sait tout de même enfermer ceux qui le menacent. Ainsi la prison de Saidnaya se remplit d’hommes revenus d’Irak, gage de la bonne volonté du régime à lutter contre le terrorisme. En 2011, devant la contestation, Bachar al-Assad décider de « céder aux pressions » de sa population et surtout de la communauté internationale : il libère des prisonniers politiques choisis judicieusement parmi ces hommes aguerris aux combats en Irak. Ce sont les futurs chefs des brigades jihadistes qui émergent en 2012 sur le territoire syrien. Au nom des réformes, le régime assure le déploiement d’activistes formés en Irak sur le territoire syrien.

    L’autre bouleversement des années 2000 tient au retrait syrien du Liban. Sous la pression de l’ONU, les troupes syriennes partent et mettent fin à la prédation à grande échelle de ce territoire, les pratiques de prédation sont alors déployées en Syrie. Par l’intermédiaire de Rami Makhlouf, le régime ouvre le territoire syrien à de telles entreprises : des terres principalement agricoles sont ainsi transformées en complexes touristiques, ce qui dans un contexte de pénurie alimentaire fragilise encore plus la société syrienne. Parmi les zones, le Hawran, dont la capitale Deraa devient le lieu moteur de la révolution, est particulièrement affecté. Cette stratégie s’avère extrêmement profitable aux jeunes élites urbaines de l’entourage de Rami Makhlouf qui, du même coup, trouvent de nouveaux modes d’enrichissement en dehors du secteur des renseignements et de la police. Le régime se voit donc dans l’obligation de recruter son personnel policier ailleurs que dans les segments élitaires alaouites. Il puise notamment dans le vivier des tribus vivant aux alentours de villes comme Deir ez-Zor, c’est-à-dire à la frontière irakienne, et qui sont parties prenantes de tous les trafics dont on a parlé précédemment.

    On assiste donc à une modification de la structure sociale concomitante à la montée d’un ressentiment extrêmement fort à l’égard de la famille Assad et une exacerbation des stratégies d’accaparement des ressources (pétrole notamment) sur le territoire syrien.

    En 2011, le peuple syrien se soulève en remettant en cause les deux piliers du régime : la coercition, c’est-à-dire la torture systématique, et la prédation. Les périphéries géographiques qui en ont le plus fait les frais sont les premières à se soulever. Rapidement la contestation se militarise par la désertion des appelés. Devant cette nouvelle menace, le régime se replie, reprenant une technique très proche de la configuration irakienne. Il détermine un espace comme nécessaire et vital : Damas, Homs et la route vers la côte. Il se retire des autres espaces, notamment la frontière syro-irakienne, ouverte à partir de l’été 2012 à toute migration d’hommes en armes. Ce faisant, le régime délaisse une zone stratégique. Crée-t-il l’ État islamique ou s’entend-il avec lui ? Certainement pas. Mais il ne fait rien pour contrer son expansion.

    La Vie des Idées : L’EI fonctionne de manière transnationale mais il est fortement ancré en Irak et en Syrie. Que doit plus spécifiquement l’EI à l’Irak d’une part, et à la Syrie d’autre part ? Et comment expliquer que ce soit cet « imaginaire syrien » qui se soit imposé dans le discours de l’EI ?


    Loulouwa Al Rachid :
    C’est là qu’entre en jeu un autre élément clé dans la genèse de l’EI, à savoir le problème toujours non résolu depuis 2003, de l’exclusion des Arabes sunnites du pouvoir en Irak. Les sunnites étaient collectivement assimilés au régime de Saddam Hussein et devaient après 2003 en payer le prix. Depuis, ils expérimentent différentes postures : insurrection armée, boycott des élections, ralliement aux nouvelles institutions post-baasistes, protestations pacifiques, etc. Mais, au fond, ils n’acceptent pas le statut de minorité politique qui leur est dévolu dans le nouvel Irak en raison de leur infériorité démographique. Ils s’estiment lésés, humiliés, et déchus. La stratégie américaine consistant à armer les tribus sunnites pour se débarrasser d’Al Qaida en Irak a affaibli et divisé le monde sunnite en empêchant l’émergence d’un leadership fort ; elle a nourri le ressentiment des laissés-pour-compte de cette cooptation et provoqué des combats tribaux fratricides.

    De ce point de vue, le gouvernement de Nouri Al Maliki (2006-2014) – qui fait partie de ces anciens exilés réfugiés en Syrie dont il a été question plus haut – pourtant placé sous le signe de la réconciliation entre chiites et sunnites, s’est montré particulièrement intransigeant à l’égard des Arabes sunnites, contribuant ainsi à leur radicalisation et au retour en force des groupes armés.

    À partir de 2012-2013, à la faveur de la confusion et de la militarisation de l’arène syrienne et du printemps arabe, les éléments jihadistes reprennent, en effet, du service pour « venger » le monde sunnite. C’est donc sur ce terreau de l’exclusion et son corollaire, la radicalisation, que les militants historiques d’Al Qaida ont repris leurs activités et ont commencé à reformer leurs réseaux. Sauf qu’ici il n’est plus question de jihad contre les Américains mais contre l’autre communautaire : le chiite. Mais la matrice irakienne du jihad n’aurait pas suffi à développer cette force de projection de l’EI, et c’est là qu’entre en scène la Syrie.

    Matthieu Rey : Du côté syrien, on a la fois un processus révolutionnaire à partir de 2011 (la population se soulève et est massivement réprimée) puis à partir du printemps 2012, une guerre entre les forces du régime qui bombardent les villes, et des groupes disparates se revendiquant de la révolution. Cette situation constitue la toile de fond de l’ingérence de l’EI. Ce dernier entre en Syrie en 2013. Il bénéficie de cet affrontement qui lui sert à teinter son discours d’universalité et en faire une lutte du Bien contre le Mal. Les destructions systématiques à l’encontre d’une population dont une partie importante est sunnite, sont captées par l’EI pour en faire un combat pour la défense de l’Islam écrasé dans l’indifférence de la communauté internationale. L’EI peut mobiliser un discours de l’humanité meurtrie dans son combat.

    Sur le terrain, à partir de 2012-2013, profitant du champ libre laissé à la frontière entre la Syrie et l’Irak, les segments irakiens et syriens se rapprochent : c’est d’abord la naissance d’Al Nosra puis de l’EI. La différence entre les deux repose sur une question d’allégeance et sur le cadre du combat. Al Nosra prête allégeance à Al Qaida, parrain lointain qui permet à Al Nosra de rester dans un combat syro-syrien. Contrairement à des analyses en termes exclusivement de groupes terroristes, cette affiliation doit être perçue comme une manière de capter des ressources - celles des filières du jihad international - sans pour cela que le parrain étranger ne puisse réellement agir, n’étant pas sur place. Au contraire, l’EI revendique la naissance du combat en Irak et sa continuité en Syrie. L’EI met sur le même plan la lutte des sunnites contre l’oppresseur minoritaire chiite en Irak et celle des Syriens contre la minorité alaouite : en bref, dans le discours de l’EI, Nouri Al Maliki c’est Bachar Al Assad. Surtout, l’EI sort de la lutte révolutionnaire. Pour lui, le combat tient à l’établissement immédiat d’un califat, indépendamment du sort de la révolution. Que la révolution soit écrasée ou non, n’importe pas. Il peut régner sur l’Est syrien, et mettre en application ses idées. Les forces révolutionnaires deviennent vite sa principale cible.

    Mais ce que fournit la Syrie à l’EI que ne fournit pas l’Irak, c’est un potentiel d’universalisation. Si l’EI était resté en Irak, il aurait été coincé dans un combat irako-irakien qui ne porte pas au-delà. La question irakienne ne fait pas vraiment sens pour la majorité des populations extérieures. En outre, la myriade des groupes armés empêche de voir qui affronte qui. L’EI aurait été une milice parmi les milices. La Syrie permet à l’EI de profiter de l’élan révolutionnaire. Il peut instrumentaliser ce discours de l’humanité meurtrie : des images de torturés, la reproduction d’un imaginaire de sens pour toutes les populations arabes du tout-puissant contre le faible, de celui qui a tous les droits contre celui qui n’a rien, celui qui peut utiliser toute la violence contre celui qui ne peut s’en défendre. Cet imaginaire fait référence pour les populations arabes à deux situations : celle du colonisateur dont la mémoire reste présente, et surtout celle de la lutte israélo-palestinienne.

    Grâce à la Syrie, l’EI capitalise sur le sentiment d’injustice, alors que sur le terrain, l’EI écrase la révolution syrienne dont le projet n’a rien à voir avec lui. Il élimine les cadres de la révolution de 2011, qu’il considère comme ses ennemis puisqu’il s’agit là d’acteurs capables de mener un combat armé et de construire une autre société que celle voulu par l’EI. L’EI est en concurrence direct avec les révolutionnaires de 2011, sauf qu’il sait pratiquer des campagnes de répression à leur encontre.

    À la différence du régime de Bachar al-Assad, et c’est ce qui fait la force de l’EI, les hommes recrutés par l’EI, qui appartiennent pour une partie aux familles mises de côté par la révolution (le cousin de l’ancien représentant du parti, etc.), connaissent très bien le terrain et la clandestinité. Ils connaissent très bien leur société. Ils savent donc qui ils doivent arrêter ou tuer. L’EI représente donc une menace bien plus importante que le régime pour cette ‘autre Syrie’ revendiquée depuis 2011.


    La Vie des Idées : Comment caractériser le rapport de l’EI à la violence ? Est-il inédit ?


    Matthieu Rey :
    L’EI n’entretient pas avec les populations une relation de contrôle similaire à celle d’un Etat ordinaire. Il requiert de leur part une allégeance de tous et de chacun, divisant la société en autant de groupes. Il s’agit d’un dialogue, d’un partenariat stratégique avec les intéressés, en envoyant une série de signaux qui peuvent aller de l’extrême violence (massacres d’une tribu pour l’exemple) à une simple mise en garde et une invitation au dialogue, selon une logique pragmatique très similaire à celle des régimes baasistes. Ici le cas de la ville de Tal Abyad à la frontière syro-turque est tout à fait parlant : cette ville (reprise depuis par les Kurdes) est « tombée » dans les mains de l’EI sans un seul combat mais par une série de tractations. En outre, de par leur très bonne connaissance de la société, ils savent également jusqu’où ils peuvent aller dans leur stratégie de conquête, ils s’abstiennent d’entrer dans les territoires qu’ils ne s’estiment pas en mesure de pouvoir les contrôler. Ils étendent leur influence de manière graduée.

    Sur la violence, un point sur lequel on n’insiste pas assez, est que certes l’EI a des comportements sanguinaires et brutaux extraordinairement spectaculaires. Mais dans un contexte où le niveau violence est déjà extrêmement élevé et incommensurable. Quantitativement, il ne pratique que faiblement la violence. Entre la Syrie et l’Irak, ces sociétés sont les témoins depuis des décennies, de centaines de milliers de morts, de torturés, de réfugiés…Aujourd’hui en Syrie on compte cinq millions d’assiégés qui sont en train de mourir de faim. La force de l’EI c’est d’être parvenu à légitimer cette violence extrême au nom d’un combat pour le juste et le bien, d’où leur besoin de la Syrie, beaucoup plus que de l’Irak aujourd’hui.


    Loulouwa Al Rachid
     : L’EI opère dans des sociétés où la violence est banalisée voire esthétisée, notamment parmi la jeunesse des marges économiques et géographiques. L’EI est clairement une entité violente, révolutionnaire en ce sens qu’il cherche à fonder un ordre nouveau, moral, sacré, territorial, administratif, militaire. Mais la violence dont il fait preuve sur le terrain irako-syrien n’a rien à voir avec celle qu’on a connue en France en 2015 ; elle s’insère dans une logique d’imposition d’un ordre nouveau qui, à cet égard, représente de nombreuses similarités avec la violence pratiquée par les régimes baasistes. La violence signale, par le massacre d’une tribu par exemple ou par l’exécution des traîtres et des espions, les lignes rouges à ne pas franchir, l’impératif de l’obéissance absolue. Il y a un dosage judicieux de la cruauté allié à une très bonne connaissance de la société.

    Même s’ils comptent dans leurs rangs de nombreux jihadistes venus de l’étranger, notamment d’Europe, les hommes de l’EI ne sont pas des exilés qui ont coupé les liens avec leur société pendant des décennies et qui, quand ils la voient en face, sont pris d’horreur. Ce sont des gens fortement enracinés dans le tissu social local : ils en connaissent parfaitement les fractures et les maillons faibles. C’est cet enracinement local qui fait leur force.

    C’est pour cela que si on peut les qualifier de terroristes ici en France, ce terme n’est pas pertinent là-bas. La dynamique de l’EI en Irak n’est pas, comme en Syrie, une dynamique révolutionnaire, mais s’inscrit davantage dans un processus de sécession territoriale, administrative et politique du monde sunnite vis-à-vis du centre. Et c’est parce que c’est davantage une guerre de sécession que l’issue en Irak sera sans doute plus aisée qu’en Syrie. Selon moi, le phénomène EI est moins difficile à déconstruire du côté irakien que du côté syrien, en raison de son enracinement très local. Si on arrive à découpler la matrice syro-irakienne, à réinscrire l’EI dans un jeu irako-irakien, alors le gouvernement de Bagdad et la coalition internationale anti-EI pourront peut-être commencer à résoudre la situation. Dans tous les cas, le phénomène État islamique n’est pas réductible à un phénomène terroriste au Levant. Marieke Louis 15 février 2016

    Note

    [1] Par son rôle au Liban, la Syrie est alors supposée être en mesure de faire cesser les hostilités entre Israël, Liban et Syrie, réduisant le danger militaire arabe pour Israël à la Jordanie.

    http://www.cetri.be/Les-racines-de-l-Etat-islamique

     

    L’intifada (« insurrection ») de 1991 est un moment clé de la politisation des identités confessionnelles et de la polarisation entre sunnites et chiites.

    Elle éclate au cours de la débandade de l’armée irakienne, fuyant le Koweït sous le déluge de feu infligé par la coalition menée par les Etats-Unis. Des soldats en colère retournent alors leurs armes contre le régime et sont rejoints par une partie de la population. Cette intifada commence dans les villes chiites du Sud de l’Irak très touchées par les bombardements, d’abord Bassora puis Bagdad, exactement comme ce qui se passera en Syrie en 2011.

    Les insurgés prennent alors contact avec la coalition et demandent aux Occidentaux de leur fournir des armes et d’imposer un embargo aérien afin de renverser eux-mêmes le régime. Cette demande se heurte au refus de la coalition d’intervenir pour renverser, même indirectement, le régime de Saddam Hussein qui parvient à écraser l’insurrection en la présentant comme un complot ourdi par l’Iran et ses agents chiites Irakiens.

    L’intifada de 1991 a profondément divisé la société irakienne en exacerbant une tension entre une majorité démographique chiite dominée politiquement et une minorité démographique sunnite politiquement dominante et confondue avec le régime de Saddam Hussein, de même qu’on présente aujourd’hui Bachar Al-Assad comme incarnant un régime politique minoritaire alaouite, comme si aucun sunnite ou aucun chrétien ne soutenait ce régime. Et cette fiction d’un régime minoritaire autosuffisant est alimentée aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, donnant aux identités confessionnelles une teneur politique en complet décalage avec la réalité des interactions au sein des sociétés irakienne et syrienne.

  • Homeland

    *

    « Homeland : Irak année zéro », un chef-d’œuvre documentaire 

    La fresque documentaire d’Abbas Fahdel nous plonge au cœur de la société irakienne et de son vécu de l’invasion américaine en 2003. Un témoignage inestimable, qui éclaire aussi notre présent.

    Il aura fallu dix ans à Abbas Fahdel, personnellement touché par la guerre, pour s’atteler au montage de Homeland : Irak année zéro, documentaire en deux parties sorti en salles le 10 février [1].

    Le réalisateur irakien, qui vit à Paris depuis les années 80, a filmé sa famille et leurs proches en Irak juste avant et juste après l’invasion américaine de 2003. La première partie du film, « Avant la chute », raconte la mise en tension progressive d’une société suspendue au déclenchement de la guerre. La seconde, tournée juste « Après la bataille », illustre la violence et les injustices de l’occupation, témoignant de cet instant où la population bascule sans retour dans le rejet de la présence américaine.

    Du particulier à l’universel

    La grande force de Homeland, qui en fait un document historique unique et l’antidote idéal à American sniper, est de raconter la guerre non pas du point de vue occidental, accompagné de ses habituelles représentations stéréotypées, mais du point de vue de la société irakienne elle-même, celui d’une famille des classes moyennes de Bagdad.

    Animé d’un souci quasi-ethnographique, Abbas Fahdel dépeint la vie quotidienne des irakiens – discussion autour d’un thé, traversée des souks, rires et jeux des enfants... – abolissant tout sentiment d’altérité entre "eux" et "nous". Rapidement, cette famille qui pose de l’adhésif sur les carreaux de ses fenêtres en prévision des bombardements, est déjà un peu la nôtre.

    La nature réelle de l’invasion, celle d’un crime contre l’humanité conduit à grande échelle – et pour des motifs fabriqués de toutes pièces – quitte alors le domaine de la simple évidence logique pour percuter avec force l’affect du spectateur. Par effet d’identification, l’agression vécue par les Irakiens, l’invasion puis l’occupation d’un pays bientôt à feu et à sang, prennent une portée universelle, qui la rend d’autant plus insupportable. Le film, sans aucune idéalisation de l’ancien régime, montre une société riche et complexe, qui rêvait d’un avenir meilleur. Autant de vies et d’espoirs atomisés par une guerre qui causera plusieurs centaines de milliers de morts [2], et plusieurs millions de déplacés.

    L’urgence de comprendre

    À l’heure où certains veulent renoncer à comprendre, le film d’Abbas Fahdel ne saurait mieux tomber. Cassant la vision d’un Moyen-Orient naturellement porté à la violence, la caméra du réalisateur vient rappeler la responsabilité des interventions militaires extérieures dans ses déstabilisations. Les magnifiques images tournées sur l’Euphrate, entre les palmeraies qui bordent la ville de Hit, suffisent à s’en convaincre. Au seuil de la guerre, les personnages racontent la fraternité qui unit les habitants de la ville, quelles que soient leurs origines confessionnelles. Située dans la province d’An-Anbar, futur épicentre de la guérilla sunnite contre l’armée américaine et le gouvernement chiite de Nouri Al-Maliki, la ville de Hit est aujourd’hui sous la coupe de l’État Islamique.

    « Mon but était de faire un film impressionniste. Je ne voulais pas donner de commentaires ou poser des questions, précise Abbas Fahdel. L’image suffit. Je mise beaucoup sur l’intelligence du spectateur ». Et ce dernier ne s’y trompe pas. Malgré une durée à la mesure de sa qualité – un peu moins de trois heures pour chaque partie – le film remplit déjà les salles. Dans le genre du cinéma documentaire, Homeland : Irak année zéro est une œuvre majeure, de celles qui ne laissent pas notre vision du monde indemne.

    Notes

    [1] Homeland : Irak année zéro, documentaire d’Abbas Fahdel, 2014, Irak, distribution France par Nour films.

    [2] Dès l’année 2008, certaines études font état de près d’un million de morts directement ou indirectement causés par la guerre. Voir par exemple ici.

  • Nouveautés sur A l'Encontre.ch

    Syrie. Quand Alep est transformée en Grozny. Et Assad en super Ramzan Kadyrov avec qui il faudrait «négocier» à Genève

    12 - février - 2016 Publié par: Alencontre

    Alep, bastion rebelle, est aux abois: des dizaines de milliers de Syriens ont fui la région en direction de la Turquie devant la vaste offensive lancée par l’armée syrienne, sous la couverture de l’aviation russe et avec l’assistance de combattants d’Iran, du Hezbolah et d’Irak. Le point est fait ici avec le chercheur libanais Ziad […]

    Irak. Une «stabilisation» qui dépasse, de loin, l’objectif déclaré: «combattre Daech»

    11 - février - 2016 Publié par: Alencontre

    Par Douglas Ollivant Voici un point de vue utile en termes d’information et de tentative de développement d’une stratégie par les Etats-Unis pour se sortir du bourbier irakien.

     

    Syrie. Un «processus de négociations» frère jumeau de celui Israël-Palestine

  • Peut-on être contre la guerre en Syrie en se taisant sur le régime de Damas, l’Iran, le Hezbollah, la Russie... ? (Essf)

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    Le 15 janvier dernier, Christine Delphy ouvrait un meeting [1] qui se tenait à la Bourse du travail et faisait suite à un appel d’intellectuels [2] paru le 24 novembre dernier dans la presse, appel se voulant une réponse non seulement à l’Etat d’urgence institué par le gouvernement mais aussi « à la guerre » proclamée par ce même gouvernement. C’est ce second aspect que je vais aborder.

    Assad ? Connais pas...

    Le discours de Delphy et l’Appel présentent bien des points communs avec toutefois des nuances.

    Le problème avec cet appel et d’autres assez proches, ce n’est pas tant ce qu’ils disent, nous y reviendrons... que ce qu’ils ne disent pas.

    Car enfin, de quoi parlons-nous ? De la guerre en Irak et en Syrie où la France intervient par des frappes aériennes. Or, il semblerait qu’un certain nombre d’acteurs de premier plan dans ces guerres ont disparu des radars de nos signataires.

    - Quid de Bachar el Assad qui, depuis bientôt cinq ans, torture, emprisonne, bombarde, affame son peuple et qui a provoqué la mort de plus de 250 000 personnes en Syrie et le départ de millions de réfugiés ? [3]

    - Quid de l’Iran qui a formé les terribles milices paramilitaires chiites dont les exactions et tueries répétées en Irak, ne sont pas pour rien dans la « protection » qu’on cherchée les tribus sunnites dans l’Etat islamique ? L’Iran qui depuis le début de la révolte des Syriens contre le dictateur Assad soutient implacablement ce dernier envoyant armes et troupes contre les insurgés ?

    - Quid du Hezbollah dont le tragique siège de Madaya, ville affamée depuis plus de 7 mois par le groupe libanais, vient de révéler au grand jour son rôle de fer de lance dans la contre-révolution syrienne ? [4]

    - Quid de la Russie qui, après avoir armé et instruit l’armée syrienne, soutenu inflexiblement Assad dans toutes les instances internationales, déverse depuis le mois de septembre 2015 ses tapis de bombes sur les insurgés ?

    Aucun de nos anti-guerre n’a visiblement entendu parler de l’Iran, du Hezbollah, de la Russie ou d’Assad.

    Est-ce à dire que l’Iran, le Hezbollah, la Russie interviennent en catimini, sous faux drapeau ? On peut leur reprocher bien des choses, mais pas cela.

    C’est avec tous les honneurs que l’Iran a enterré à Téhéran, le brigadier général Hamid Taghavi, tombé « en martyr en Irak » en décembre 2014 et dont le corps fut veillé au siège des gardiens de la Révolution.

    Tout comme Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah libanais présentait les honneurs en octobre 2015 à l’un des plus hauts responsables militaires du mouvement, Hassan Hussein al-Hage tué également dans les combats en Syrie.

    Quant aux Russes, à l’inverse de la stratégie des petits hommes verts sans identification menée en Crimée et dans le Donbass, ils n’ont eu de cesse de mettre en scène de façon outrancière leur intervention directe, le déploiement de leurs navires, de leurs avions, de leurs forces spéciales. On a pu voir des photos du métropolite de Moscou bénir les avions qui partaient en Syrie [5] et les communiqués de victoire se succéder, couvrant les protestations des ONG qui pointent les bombardements indiscriminés de civils, d’écoles, d’hôpitaux.

    L’Etat islamique n’est pas la principale préoccupation de l’Iran, du Hezbollah et de la Russie. Leurs cibles prioritaires ce sont les insurgés anti-Assad, leur but est de sauvegarder le régime, quel que soit le prix final que devra payer le peuple syrien.

    Mais de tout cela, nos « anti-guerre » n’ont visiblement jamais entendu parler. Delphy se plaint de ne pas avoir de photos de morts ou de chiffres des civils tués ? [6] Eh bien qu’elle suive un peu les organisations de droits de l’homme syriennes, elle aura des images, des vidéos, des chiffres, des schémas, des témoignages. [7] Quant au Hezbollah, n’est-il pas le héros de la guerre contre Israël ? C’est d’ailleurs cette expertise qui fait de lui la cheville ouvrière du soutien à Bachar et nous vaut sans doute ce silence.

    Intervention ou non-intervention ?

    Comment juger cette apparente cécité ?

    Prenons une comparaison : si pendant la Première Guerre mondiale, les militants ouvriers et les révolutionnaires réunis à Zimmervald avait fait une déclaration dénonçant vigoureusement les pays de l’Entente, la France, la Grande-Bretagne, la Russie... tout en « oubliant » de mentionner (je dis bien de mentionner, même pas de condamner !) l’Allemagne, l’Autriche et la Turquie ? Auraient-on pu décemment taxer ces militants « d’anti-guerre » ? Non, bien évidemment. Le titre de soutiers de la Triplice aurait été plus adapté à de tels « pacifistes ». [8]

    Alors entendons-nous bien, l’intervention aérienne des Occidentaux, dont la France, contre l’Etat islamique, soulève une question importante : ses effets positifs compensent-ils les effets négatifs ? Il est indéniable que les bombardements sur la zone contrôlée par l’EI et notamment sur ses infrastructures pétrolières ont eu un effet d’attrition sur le groupe jihadiste. De même, le soutien aérien occidental a permis la reconquête de Ramadi par l’armée irakienne et de Sinjar par les Kurdes. Mais outre les inévitables victimes civiles, surtout dans un contexte d’utilisation systématique par l’EI de boucliers humains, le rejet de toute intervention étrangère par les tribus sunnites n’est pas à négliger.

    Les Occidentaux devraient-ils se contenter d’armer, de former et d’entraîner les groupes locaux qui luttent contre l’EI mais aussi contre Assad ? Il est indubitable que le credo de l’EI « tous contre nous » qui s’est encore trouvé renforcé par l’intervention des Russes est un argument de poids dans le recrutement international qui caractérise ce groupe. On doit d’ailleurs discuter l’intérêt militaire même de la participation de la France aux frappes. En effet, contrairement à la vision apocalyptique de Christine Delphy, les frappes françaises comptent pour... 5% des frappes de la coalition contre l’EI. Bien des observateurs sérieux n’ont d’ailleurs pas manqué de railler le décalage entre la posture martiale de Hollande et la réalité militaire sur le terrain.

    Mais quoiqu’il en soit, cette discussion, difficile, ne peut avoir lieu qu’avec ceux qui dénoncent les crimes d’Assad et de ses soutiens. Car que signifie aujourd’hui se focaliser sur l’intervention occidentale en « oubliant » les interventions russes et iraniennes sinon un soutien hypocrite au boucher de Damas dont l’EI est le « meilleur ennemi du monde ».

    Les doux liens du commerce

    Il en va de même pour les ventes d’armes. L’EI sont d’immondes salauds nous disent les signataires de l’appel, mais l’Arabie Saoudite à qui nous vendons des armes ne vaut guère mieux. On ne peut qu’approuver à 100% la définition des Saoudiens comme fieffés salauds. Mais là encore, nous rappelons à nos « pacifistes » que l’Iran, sur lequel ils ne pipent mot, a à son actif plus 966 exécutions en 2015, numéro 2 mondial derrière la Chine et le « modéré » Rohani en a plus de 2000 depuis son accession au pouvoir. [9] La pantalonnade des statues capitoliennes en Italie vient nous rappeler que grands principes et commerce sont deux choses bien distinctes. Gageons que le futur accord sur la centaine d’Airbus n’est que l’apéro d’un repas qui s’annonce copieux et où la morale ne sera guère invitée.

    En passant, je trouve assez curieux de condamner vigoureusement l’idéologie portée et exportée par, disons pour faire court, l’Arabie Saoudite... sauf quand elle est exportée dans nos banlieues où elle se convertit en réaction contre le « colonialisme d’Etat ».

    Quant à la guerre-pour-vendre des armes, la réalité est bien entendu un peu plus complexe. Bien sur que rien ne vaut une bonne expérience réelle pour booster les ventes. Le meilleur exemple reste la guerre des Malouines en 1982 où l’Exocet (fabrication française) des Argentins coula le Sheffield anglais. Et bien que déplorant vraiment-au-fond-du-cœur la mort des marins anglais, nos alliés quand même, ce touché-coulé fit beaucoup pour les ventes du missile.

    Mais si les monarchies du Golfe ont changé de fournisseur, tournant le dos au traditionnel ami américain en la matière, ce n’est pas parce qu’ils ont découvert tout à coup les vertus du meilleur-avion-de-chasse-du-monde (dixit Dassault) mais pour envoyer un signal à Barack Obama dont le dégel avec l’Iran est considéré par les régimes sunnites comme une véritable trahison. Le même jeu de billard à trois bandes est d’ailleurs valable pour l’Inde.

    Alors quelle se fournissait chez les Russes depuis des décennies, elle a soudainement décidé d’acheter des Rafale après que le Pakistan, l’ennemi par excellence, a annoncé qu’il venait d’acquérir... des Sukkhoi auprès des Russes, rompant ainsi lui aussi avec son fournisseur habituel, les USA. [10] Il faut dire que les relations entre les deux pays ne sont plus au beau fixe depuis quelque temps : outre que les Américains ont peu apprécié de découvrir que Ben Laden coulait des jours tranquilles au Pakistan, le double jeu de ce pays avec les talibans afghans a fait monter l’exaspération. Mais les Pakistanais commencent à se mordre les doigts de ce petit jeu depuis que lesdits Talibans mènent de sanglants attentats sur leur sol. [11] Ces deux exemples juste pour montrer qu’une fois de plus, aller vers l’Orient compliqué avec des idées simplettes, ça n’aide pas.

    Cela étant dit, c’est bien évidemment toute la politique d’armement d’un « vrai » gouvernement de gauche, qui devrait être revue, tout comme sa politique étrangère et son commerce extérieur, même s’il faut reconnaître que le juste milieu entre angélisme niais (on ne commerce et on n’a de relation qu’avec les gentils) et cynisme affirmé (si c’est pas nous c’est les autres qui le feront, donc autant que cela aille dans nos poches) n’est pas chose aisée dans les faits, tout du moins quand on est au pouvoir. Ainsi saluer l’accord avec l’Iran qui met fin aux sanctions ne devrait pas empêcher la critique du régime.

    Et pourtant ils existent...

    Pour conclure, non le terrorisme n’est pas une simple réponse aux méfaits des Occidentaux. C’est une arme qui vise par des moyens limités à effet de levier, à déstabiliser les sociétés dans un but politique bien défini. C’est pourquoi il frappe toute une série de pays d’Afrique et d’Asie, citons en vrac, la Tunisie, la Belgique, l’Indonésie, l’Inde, le Pakistan, le Kenya, la Somalie, le Cameroun, le Nigeria, l’Algérie, la Turquie, l’Egypte, l’Afghanistan, l’Irak, le Yemen, la Syrie, et ... l’Arabie Saoudite.

    Si l’on est un tant soit peu attentif, on verra qu’il n’est pas de jour, je dis bien de jour, où les organisations liées soit à Al Qaida soit à l’Etat islamique [12], ne commettent une ou plusieurs attaques contre un ou plusieurs pays. La France n’est donc qu’une des cibles. Une cible importante idéologiquement, comme l’a bien montré la violente dénonciation par l’EI des enseignants et de l’Education nationale.

    Certains des pays touchés par ce terrorisme sont impliqués dans les guerres du Moyen-Orient, d’autres non, montrant ainsi que faire des attentats une « réponse » aux Occidentaux, qui chez Delphy prend l’allure d’une véritable légitime défense, c’est refuser de se colleter avec la signification politique de ces mouvements. Avec leur dimension et vocations internationales affirmées, ils sont porteurs d’un projet de société dont le califat de l’EI est une vitrine. Et bien entendu, aucune réponse militaire seule ne viendra à bout du phénomène. [13] Toutefois, je trouve plaisant que ceux qui n’ont que le racisme post-colonial à la bouche pour tout expliquer, dénient à ces « ex-colonisés » la découverte que firent les Européens au XIXe siècle, à savoir l’intérêt d’une Internationale.

    Contrairement au assertions de Delphy, à qui nous devons quand même ce magnifique oxymore « panique calme » bien à sa place aux côtés des catholiques zombies chers à Todd, les Français n’ont pas paniqué après les attentats. Car ils ne furent pas une « surprise » comme elle le prétend. Faut-il lui rappeler qu’ils venaient après d’autres attentats, ceux de janvier 2015, qui mirent plusieurs millions de personnes dans la rue ? On peut sourire des « Tous en terrasse » et autres « Même pas peur », mais cela n’est pas un signe de panique. Jusqu’à présent, la résilience de la société a très largement prévalu. Mais qui sait ce qui se passerait si se produisait un autre attentat majeur, en France ou en Europe, ou bien une succession d’attentats même « faibles » ? Or, chacun le sait, il ne s’agit pas là d’une hypothèse d’école mais d’une réalité tout à fait possible.

    Paris, le 28 janvier 2016

    Ariane Perez

    http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37075

  • Nouveutés sur l'Etincelle

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    Daech, passé du rang d’allié possible à celui d’ennemi public numéro 1


    Oil Akbar !


    Daech, né de la guerre américaine en Irak

  • Irak. Des images satellite confirment des destructions de masse délibérées dans des villages arabes contrôlés par les peshmergas (Amnesty)

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    Les peshmergas - combattants des unités du Gouvernement régional du Kurdistan - et des milices kurdes du nord de l’Irak ont passé au bulldozer, fait exploser et réduit en cendres des milliers de logements dans le but semble-t-il de déraciner des populations arabes, en représailles contre leur soutien supposé au groupe se faisant appeler État islamique (EI), écrit Amnesty International dans un nouveau rapport rendu public mercredi 20 janvier.

    Ce rapport, intitulé Banished and dispossessed: Forced displacement and deliberate destruction in northern Iraq, s’appuie sur des recherches réalisées sur le terrain dans 13 villages et villes, et sur des témoignages recueillis auprès de plus de 100 témoins et victimes de déplacement forcé. Elles sont étayées par des images satellite donnant à voir la destruction de grande ampleur semée par les peshmergas, ou dans certaines cas par des milices yézidies et des groupes armés kurdes de Syrie et de Turquie agissant en collaboration avec les peshmergas.

    « Les forces armées du Gouvernement régional du Kurdistan semblent être le fer de lance d’une campagne concertée visant à déplacer les populations arabes en détruisant des villages entiers dans des zones reprises à l’EI dans le nord de l’Irak. Le déplacement forcé de civils et la destruction délibérée de logements et de biens sans aucune justification militaire peuvent constituer des crimes de guerre », a déclaré Donatella Rovera, conseillère principale sur la réaction aux crises à Amnesty International, qui a effectué les recherches sur le terrain dans le nord de l’Irak.

    Des résidents arabes ayant fui leur domicile sont par ailleurs empêchés par les forces du Gouvernement régional du Kurdistan de retourner dans les zones reprises.

    « Des dizaines de milliers de civils arabes qui ont été forcés à fuir leur domicile en raison des combats ont désormais de grande difficultés à survivre dans des camps improvisés où les conditions sont désespérées. Beaucoup ont perdu leurs moyens de subsistance et toutes leurs possessions, et n’ont plus rien vers quoi se retourner, leur domicile ayant été détruit. En interdisant à ces personnes déplacées de rentrer dans leur village et en détruisant leurs logements, les forces du Gouvernement régional du Kurdistan accroissent encore leurs souffrances », a déclaré Donatella Rovera.

    Le rapport révèle des éléments sur des déplacements forcés de population et des destructions d'habitations de grande ampleur dans des localités des provinces de Ninive, Kirkouk et Diyala reprises entre septembre 2014 et mars 2015 par les peshmergas à l’EI.

    Si des responsables du Gouvernement régional du Kurdistan justifient le déplacement de populations arabes en invoquant la sécurité, il semble pourtant que cette pratique ait pour but de punir ces personnes en raison de leurs sympathies supposées pour l’EI, et afin de consolider des gains de territoires dans des « zones contestées » que les autorités kurdes revendiquent de longue date. Cela s’inscrit dans une volonté de rectifier les abus du passé commis par le régime de Saddam Hussein, qui avait déplacé de force des kurdes, puis installé des arabes dans ces régions.

    « Les forces du Gouvernement régional du Kurdistan ont le devoir de traduire en justice dans le cadre de procès équitables les individus soupçonnés d’avoir été complices des crimes de l’EI. Mais elles ne doivent pas punir des populations entières pour des crimes perpétrés par certains de leurs membres, ou sur la base de soupçons vagues, discriminatoires et sans fondement selon lesquels elles soutiennent l’EI », a déclaré Donatella Rovera.

    L’imagerie satellite confirme les informations faisant état de destructions de masse

    Des milliers de résidents de villages arabes proches de Jalawla, dans l’est du gouvernorat de Diyala, ont fui après que des combattants de l’EI ont attaqué la zone en juin 2014. Plus d’un an après que la zone a été reprise par les peshmergas, les résidents ne peuvent pas rentrer chez eux et les villages ont été en grande partie détruits.

    Maher Nubul, père de 11 enfants ayant quitté son village, Tabaj Hamid, en août 2014, a déclaré que le village tout entier a été « aplati » après avoir été repris par les peshmergas quatre mois plus tard.

    « Tout ce que je sais, c’est que quand les peshmergas ont repris le village, les maisons étaient encore là. Nous ne pouvions pas rentrer chez nous mais nous arrivions à les voir de loin. Et plus tard ils ont détruit le village au bulldozer, je ne sais pas pourquoi. Il ne reste rien. Ils ont tout détruit sans raison », a-t-il dit.

    Des chercheurs d’Amnesty International s’étant rendus dans cette zone en novembre 2015 ont découvert que le village de Tabaj Hamid avait été rasé. Les images satellite obtenues par l’organisation montrent également que pas une seule structure n’a été épargnée.

    À Jumeili, les chercheurs ont découvert qu’il ne restait de la majeure partie du village que des décombres. Ces constats ont été étayés par des images satellite qui montrent que 95 % des murs et des structures basses ont été détruits. Sur les structures encore debout, la plupart des toits et des fenêtres ont été endommagés ou détruits.

    Dans les deux villages, l’imagerie satellite révèle par ailleurs ce qui ressemble à des traces laissées par des bulldozers, près de piles de gravats et de débris où s’élevaient auparavant des immeubles. 

    Les images satellite ont également fourni des informations tendant à prouver la destruction de deux villages situés non loin, Bahiza et Tubaykh.

    Amnesty International a par ailleurs relevé des éléments attestant la destruction délibérée de logements et de biens dans des villages arabes se trouvant sous le contrôle des peshmergas dans le gouvernorat de Ninive (nord-ouest de l’Irak).

    « Après que nos logements ont été réduits en cendres, nous étions prêts à nous retrousser les manches et à les réparer, mais les peshmergas ne nous ont pas autorisés à rentrer chez nous, puis les milices yézidies sont revenues et ont tout passé au bulldozer, même nos vergers ; il n’y a rien à sauver », a déclaré Ayub Salah, résident de Sibaya, au nord-est du mont Sinjar.

    À Sibaya et dans quatre villages arabes proches - Chiri, Sayir, Umm Khabari et Khazuqa – la plupart des maisons ont d’abord été incendiées en janvier 2015 par des membres des milices yézidies et des combattants de groupes armés kurdes syriens et turcs présents dans la région de Sinjar. Ils ont été détruits quand ces derniers sont revenus avec des bulldozers cinq mois plus tard.

    Des représentants d’Amnesty International se sont rendus dans cette zone en novembre 2015 et ont trouvé les villages largement détruits. Lors d’une mission précédente, en avril 2015, de nombreuses maisons avaient été mises sens dessus dessous et incendiées, mais elles tenaient encore debout.

    Les images satellite obtenues pour quatre de ces cinq villages les montrent également en grande partie détruits. À Sibaya par exemple, plus de 700 structures ont été endommagées ou détruites sur un total estimé à 897 structures.

    À Barzanke, un village arabe proche, où quasiment chaque maison avait été rasée, des peshmergas ont essayé d’attribuer ces destructions aux combattants de l’EI, malgré l’absence d’éléments étayant ces affirmations et le fait que leurs propres collègues aient avoué qu’ils avaient détruit le village pour s’assurer que les résidents arabes n’y retrouveraient plus rien.

    À au moins deux occasions, peu après leur arrivée dans des villages détruits, les chercheurs d’Amnesty International ont été appréhendés par des peshmergas, qui les ont escortés hors de la zone et les ont empêchés de prendre des photos.

    Halte aux destructions illégales et aux déplacements forcés

    Les autorités du Gouvernement régional du Kurdistan ont été confrontées à des difficultés sans précédent sur le plan humanitaire et sur celui de la sécurité, des centaines de milliers de personnes ayant cherché refuge dans les zones se trouvant sous leur contrôle après que l’EI s’est emparé de vastes pans du nord de l’Irak en 2014. Ces circonstances éprouvantes ne doivent toutefois pas excuser les destructions délibérées et les autres graves violations commises par les forces du Gouvernement régional du Kurdistan et d’autres milices évoquées dans le rapport.

    « Le Gouvernement régional du Kurdistan doit immédiatement faire cesser la destruction illégale de maisons et biens civils, et accorder des réparations complètes à tous les civils dont le logement a été démoli ou pillé. Les civils ayant été déplacés de force doivent être autorisés à rentrer chez eux dès que possible », a déclaré Donatella Rovera.

    « Les peshmergas ne doivent pas permettre à des groupes armés et des milices qui sont leurs alliés dans le cadre de la lutte contre l’EI de commettre de telles violations. Ils contrôlent la zone depuis qu’ils l’ont reprise à l’EI en décembre 2014, et ont la responsabilité de garantir la protection de toutes les communautés.

    « Il est en outre essentiel que la communauté internationale - notamment les membres de la coalition dirigée par les États-Unis qui combat l’EI, tels que le Royaume-Uni et l’Allemagne, et d’autres acteurs qui soutiennent les peshmergas - condamne publiquement toutes les atteintes de ce type au droit international humanitaire. Ils doivent en outre veiller à ce que l’assistance qu’ils fournissent au Gouvernement régional du Kurdistan n’alimente pas ces violations. »  20 janvier 2016

    https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2016/01/northern-iraq-satellite-images-back-up-evidence-of-deliberate-mass-destruction-in-peshmerga-controlled-arab-villages/

    Commentaire:

    Il semble que ce soit dû au gouvernement kurde "autonome" quasi "officiel" du Nord de l'Irak, qui a déjà été dénoncé et non des combattants de Syrie, de Turquie ou d'Iran.