La situation au Moyen-Orient semble très compliquée.
L’État Islamique(EI) met chaque jour sous son contrôle de nouveaux territoires, en profitant de la guerre civile en Syrie qui continue. Les incidents meurtriers entre Palestiniens et armée israélienne se reproduisent tous les jours, et les États-Unis et leurs alliés utilisent avions et drones pour bombarder à droite et à gauche avec leur « fameuse » précision.
Les coalitions traditionnelles paraissent incapables d’affronter cette instabilité, et le rôle des classes dominantes de la région reste flou. Pourquoi la Turquie n’attaque-t-elle pas les forces de l’EI qui entourent Kobané et qui prennent «gentiment» le contrôle d’une grande partie de la frontière entre Turquie et Syrie ? Pourquoi face à une telle menace les États-Unis ne déploient-ils pas plus de forces militaires ? Pourquoi l’occident n’utilise-t-il pas l’armée israélienne afin de stabiliser la région comme il l’a fait auparavant ?
Et enfin, que peut-on faire ici en Europe face à cette situation ? Doit-on soutenir les bombardements contre ces « barbares » qui décapitent des innocents ? Soutenir les islamistes ? Ou bien se distancer d’un conflit dont le résultat sera de toute façon négatif ?
L’État Islamique et les États-Unis
Aujourd’hui, selon les médias, l’ennemi numéro un dans la région est l’État Islamique. Mais l’histoire nous prouve que les ennemis d’hier deviennent facilement des amis et vice versa. L’Iran, la Syrie, l’Égypte, la Turquie, l’Irak et la Jordanie, ont fait partie des deux camps – depuis l’invasion de l’empire ottoman par les occidentaux, et la création de ces pays. Et on ne parle pas seulement d’Etats : les talibans, les kurdes, les bédouins, les chiites, les sunnites et les chrétiens ont été manipulés ou ciblés selon les plans et les besoins de l’impérialisme occidental dans la région. Certaines forces ont été même créées à cause de l’ignorance, ou grâce au soutien des forces impérialistes.
Notamment, l’EI doit sa naissance à la situation qui a suivi la guerre en Irak en 2003.
La manière dont les dirigeants politiques et militaires des États-Unis ont utilisé les divisions sectaires entre chiites et sunnites en choisissant la minorité chiite pour administrer le pays, a fait exploser des différences que le peuple irakien avait laissé de côté lorsqu’il a fallu résister à l’invasion de 2003.
L’équipement de l’EI dont les médias parlent si souvent n’a pas été fabriqué par des forgerons Irakiens.
Ce sont les ex-officiers sunnites de Saddam Hussein qui avaient accès aux dépôts d’armements cachés partout en Irak, qui ont pu équiper les différents groupes autour d’Al-Qaïda qui ont évolué en EI. De plus, le régime de Bachar el-Assad n’a pas hésité à armer les groupes de cette mouvance pour qu’ils puissent noyer dans le sang la révolution syrienne. En bref, les États-Unis et leurs alliés occidentaux et moyen-orientaux n’ont jamais eu pour but ni d’empêcher le terrorisme ni de protéger les civils. Comme l’avait dit Lawrence Korb, vice Secrétaire d’état à la Défense de Reagan (1981-1985) lors de la guerre contre l’Irak en 1991 : « Si au Koweït on cultivait des carottes, on s’en foutrait. » Les armées de l’ouest interviennent uniquement pour protéger les intérêts des multinationales pétrolières et des matières premières.
Les classes dominantes du Moyen-Orient ne sont pas innocentes non plus.
Nationalistes, islamistes et libéraux, ils ont tous utilisé la résistance palestinienne d’une manière opportuniste et quand cela menaçait leurs propres intérêts, ils n’ont pas hésité à la massacrer. Les exemples sont nombreux : les Phalangistes d’Elie Hobeika au camp de Sabra et Shatila en 1982, les Hachémites en Jordanie en 1970 lors du septembre noir, ou l’armée du régime de Hafez al-Assad en 1975 au Liban. Le partenaire préféré des États-Unis dans la région, l’Arabie Saoudite, est connue non seulement pour l’imposition la plus sévère de la charia, mais aussi pour le financement de la renaissance de nouveaux courants islamistes. Al-Qaïda comme l’EI ont été tous deux financés au moins pendant une période de leur existence par la péninsule Arabe via la place financière de Dubaï. En outre, une grande partie de leurs dirigeants a vécu ou été éduqué en Arabie Saoudite. Mais les attaques des armées occidentales ne visent pas les responsables, qui sont leurs alliés. Ils disaient vouloir se débarrasser d’un dictateur, Saddam Hussein, mais l’ont finalement remplacé par d’autres, et ont créé les conditions pour l’émergence d’autres forces réactionnaires comme l’EI.
L’histoire le prouve encore une fois : la pauvreté et la misère que les bombardements créent sont le meilleur laboratoire génétique pour les « terroristes » de l’avenir.
Mais ce sont des sauvages!
Certes, les images des décapitations filmées et distribuées sur internet sont très choquantes. Par contre, personne ne nous a montré les images des 30 personnes exécutées cette année aux États-Unis condamnées à mort, ou des 52 qui ont été exécutées en Arabie Saoudite dont une pour sorcellerie. Les néo-conservateurs n’ont pas laissé couler une larme pour ces personnes-là. Ils profitent par contre des actions abjectes de leur propre enfant en Irak pour jouer le rôle de pompiers voulant assurer la stabilité inachevée dans la région.
Expliquer que la réaction d’Obama et de David Cameron est totalement hypocrite ne revient aucunement à soutenir l’EI ou autres djihadistes. Il s’agit de revenir à la racine du problème qui a donné naissance à ces atrocités. Comme le dit Chris Harman dans son livre Le prophète et le prolétariat : «comprendre les raisons du cancer ne signifie pas justifier la douleur ou la mort ». Mais essayer de comprendre la nature et les forces motrices de ce mouvement sans prendre par exemple en compte la mort de 500 000 enfants à cause de l’embargo sur l’Irak de 1991 à 2003, est une méthode erronée.
D’ailleurs, le fait que le camp des force occidentales s’autoproclame progressiste ou se présente comme le garde du corps de la civilisation, semble assez ridicule. Aucune force du monde arabe ne pourra faire autant de morts que l’Holocauste, la guerre du Vietnam ou la Première guerre mondiale. Même de nos jours encore, la guerre des drones lancée par le dit pacifiste Obama a tué plus de 2500 personnes, dont 20% étaient des civils.
Leurs hésitations montrent leur hypocrisie.
Sur le terrain, l’EI avance tous les jours en massacrant, et la seule force qui lui résiste effectivement sont les Kurdes. Les bombardements aériens ont de la peine à cibler les forces extrêmement mobiles des djihadistes. Pour l’instant, ils se limitent à frapper des infrastructures comme l’usine de gaz Coneco, et poussant la population à l’obscurité et à la misère.
Malgré les discussions qu’on entend depuis début septembre, les États-Unis et l’Europe n’ont pas pour l’instant soutenu les Kurdes. La Turquie a refusé pendant plusieurs jours de laisser passer les 160 000 réfugiés qui se massaient aux frontières turco-syriennes. Erdogan a ouvert les frontières uniquement sous la pression des émeutes et des manifestations au sud du pays dans les régions où la majorité de la population est kurde. En même temps, il n’a pas hésité à tuer 21 manifestants et à les appeler «des traitres et des saboteurs de la paix ». La passivité de l’armée turque face au déploiement des tanks et des armes de l’EI juste à côté des frontières est, à première vue, très étonnante. Ce retard exceptionnel est en effet dû à la convergence de plusieurs facteurs.
D’abord, l’hésitation des États-Unis – à s’investir dans une nouvelle guerre coûteuse, en vies humaines et en dollars, en même temps que d’autre fronts stratégiques demandent son attention – est justifiable. L’importance du front ukraino-russe et surtout celui en mer de Chine méridionale3 laissent peu de marge de manœuvre pour le géant déjà affaibli après 14 ans de guerres sans succès en Irak et en Afghanistan. De plus, comme l’a très clairement expliqué le secrétaire d’État américain John Kerry, Kobané n’était «pas un objectif stratégique». «Aussi horrible que ce soit d’observer en temps réel ce qui se passe à Kobané, vous devez prendre du recul et comprendre l’objectif stratégique».
En Europe, la crise économique ne laisse que peu de marge de participation à la Grèce ou à Chypre, qui étaient lors des dernières guerres des forces très importantes d’un point de vue géostratégique. En Europe centrale, les chefs d’Etats ne sont pas non plus prêts à engager leurs armées dans une guerre dont les enjeux et les résultats sont très incertains. La défaite de David Cameron au Parlement britannique en août 2013, la première depuis 1782 sur un sujet de guerre, rappelle aux belliqueux que le coût de leurs aventures cette dernière décennie a été trop élevé.
Pour la Turquie, les choses sont encore plus compliquées. Elle ne souhaite pas voir un deuxième territoire autonome kurde juste à côté de celui au nord de l’Irak, mais en même temps elle ne veut pas mettre en danger le processus de paix avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ni avoir l’EI comme voisin direct. D’un autre côté, laisser l’EI faire le sale boulot de nettoyage ethnique du Kurdistan syrien est quelque chose qui arrangerait bien les dirigeants d’Ankara…
Les frontières des accords Sykes-Picot (1917) et de Lausanne (1923) sont en train de changer et les « grandes puissances » sont prêtes à se battre, chacune pour ses propres intérêts.
Ce ne serait pas faux alors de dire que le bloc des pays dits « progressistes » n’est pas si uniforme. Les classes dominantes ont certainement un intérêt commun dans la région: une stabilité qui permettrait aux capitaux occidentaux d’envahir tous les aspects de vie de Kirkouk (Irak du nord) à Bassora (Irak du sud) et du Caire à Lahore (Pakistan) afin de faire des profits. Cet horizon étant loin et incertain, les diverses stratégies nationales prennent un rôle plus important. Et les conflits ne manquent pas : les zones exclusives économiques pour les pays avoisinants, le contrôle du pétrole, les conduites de gaz, la suprématie militaire.
La volonté d’aider les peuples de la région est si limité que l’Union Européenne n’accepte même pas d’enlever le PKK et le PYD (parti de l’union démocratique syrien, kurde) de sa liste des groupes terroristes. Si l’Europe veut aider le peuple kurde, elle doit immédiatement enlever le PKK de la liste des organisations terroristes, et obliger la Turquie à laisser le couloir nécessaire pour que les kurdes puissent transporter leurs armes afin de se défendre. Mais ceci irait contre les intérêts turcs dans la région parce qu’un Kurdistan faible, isolé et dépendant au nord de l’Irak est quelque chose de contrôlable. Par contre, une lutte commune de tou·te·s les Kurdes serait pour les intérêts turcs un cauchemar qui déstabiliserait la région d’une manière incontrôlable. Avec l’aide des familles kurdes corrompues des Talabani et des Barzani, la stratégie de diviser pour mieux régner fonctionne bien, et permet de ne pas prendre le risque de laisser l’ensemble de la population kurde, qui a une forte tradition anti-impérialiste, devenir un facteur important dans la région. Pour les États-Unis et l’Europe, les Kurdes pourraient être aidés à une seule condition : qu’ils deviennent leur sous-traitant dans la région comme l’avait été au Kosovo l’UCK (Armée de libération du Kosovo).
Bref, Obama et ses alliés s’engageront dans cette guerre au gré de leurs intérêts et non ceux de la population locale.
Que fait Israël?
Si son rôle est de garantir la stabilité dans la région pour les intérêts de l’impérialisme, pourquoi Israël n’agit-t-il pas ? Son armée est une des toutes premières au monde, implantée juste à côté. Pourquoi alors n’est-elle pas utilisée ?
Pour les forces impérialistes, l’utilisation de l’armée israélienne est une épée à double tranchant. Les Américains et les Européens savent que la présence de l’armée israélienne risque plutôt de créer des problèmes au lieu de les résoudre. Aucune population dans la région ne serait prête à accepter la collaboration, le soutien et d’autant plus l’intervention d’Israël au nom de leurs intérêts. Les peuples, qu’ils soient kurdes ou arabes, afghans ou égyptiens, voient tous l’appareil étatique et militaire d’Israël comme un ennemi, comme le chien de garde de l’impérialisme occidental.
Une intervention israélienne risquerait de provoquer de fortes réactions non seulement au Moyen-Orient, mais aussi dans les capitales de l’ouest. Après cet été meurtrier (et l’opération «Bordure protectrice»), la perte de légitimité de l’état sioniste est remarquable. Souvent, même les médias qui d’habitude sont 100% pro-sionistes, ont été obligés d’admettre que la brutalité et les crimes de l’armée israélienne n’étaient pas justifiables.
Et nous, que pouvons-nous faire ?
Si une intervention militaire n’a donc rien à offrir, si c’est n’est de tuer des gens, la question qui se soulève est : que pouvons-nous faire en Europe ? Comment agir face aux massacres de la population irakienne et kurde par l’EI ? Que faire face aux bombardements de la coalition ?
La première chose à faire, c’est de montrer notre solidarité. Ceci n’est pas une tâche abstraite ni symbolique. Faire revivre les mouvements anti-guerre de 2003 dans la période actuelle tellement incertaine pourrait avoir de multiples résultats. En se réunissant sous les pancartes et les banderoles contre la guerre, nous ciblerons non seulement nos gouvernements qui participent chacun à sa manière à cette offensive, mais aussi l’extrême droite et son pilier idéologique islamophobe. En nous réunissant ici en Europe avec les réfugiés et les immigrants arabes, nous montrons aux peuples du Moyen-Orient, non seulement que nous sommes contre les bombardements, mais que les peuples européens ne sont pas conquis par l’islamophobie et le racisme.
Les peuples en Syrie, en Irak et au Kurdistan savent que l’EI a été soutenu ou toléré par des régimes arabes selon leurs besoins. Mais ils ne sont pas les seuls à le savoir. Les peuples en Tunisie, en Égypte, au Liban, et en Palestine le savent aussi. Il y a peu, ils se révoltaient et nous remplissaient de joie avec leur printemps arabe. C’est notre obligation maintenant d’agir et de leur montrer que nous leur faisons confiance. Ce n’est pas le moment de nous barricader dans de faux camps. Les classes dirigeantes se frottent les mains quand la gauche se rallie à leur cause «humanitaire et culturelle». Nous ne pouvons pas faire confiance à ceux qui ont créé cette situation.
Le 26 septembre, des dizaines de manifestations ont eu lieu en Syrie sous le slogan «Les civils n’ont pas besoin des nouveaux assassins internationaux», exprimant ainsi leur sentiment de l’inutilité des bombardements.
La gauche, qui voit l’histoire à travers le prisme de la lutte des classes et non celui du sectarisme, ne doit pas seulement agir, mais aussi se charger de créer un mouvement beaucoup plus large que ses propres forces. Créer un mouvement qui devra réclamer :
-D’arrêter toute intervention impérialiste de la région.
-D’aider le peuple Kurde sans conditions politiques et financières.
DD
http://www.gauche-anticapitaliste.ch/?p=12468