Les Juifs israéliens doivent une dette considérable à Shimon Peres, récemment décédé [dans la nuit du 28 au 29 septembre 2016 ; voir de même sur le rôle de Peres l’article publié sur ce site en date du 30 septembre 2016]. Et, malheureusement pour lui, seulement une partie d’entre eux l’a compris, assez tard d’ailleurs. Peres était en effet un homme d’idées, mais uniquement quand il s’agissait de détails sans importance.
Le discernement et la débrouillardise de Peres ont beaucoup contribué à ce qu’Israël puisse asseoir et élargir son entreprise coloniale profitable: en définissant la poussée coloniale comme étant un processus de paix, il a même réussi à obtenir des subsides internationaux pour la mener à bien.
La réalité des enclaves palestiniennes – séparées au milieu des colonies israéliennes en plein développement et résultat inébranlable des négociations d’Oslo – ne constitue pas un malencontreux accident historique. La «solution» des enclaves palestiniennes a pris forme, sous différentes tournures, depuis l’occupation de 1967: c’était une manière d’harmoniser la version israélienne des colonies de peuplement dans une ère post-coloniale.
Cette réalité des enclaves palestiniennes a été en partie créée par des idées exprimées publiquement, mais surtout en les imposant sur le terrain: les colonies, les routes, l’annulation des statuts de résidants de milliers de Palestiniens dans la bande de Gaza et en Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est), le manque d’entretien de l’infrastructure et les obstacles mis au développement des zones où vivent les Palestiniens. Lorsque cela nous convenait, nous avons accordé aux Palestiniens une liberté de mouvement. Lorsque cela leur donnait trop de moyens (notamment lors de la première Intifada – qui a commencé en décembre 1987), nous l’avons révoquée. Et Peres était présent à chacun de ces différents moments.
Dans les années 1970, Peres et Moshe Dayan [1915-1981] ont promu l’idée du «compromis fonctionnel» – il s’agissait non pas d’une partition des terres, mais plutôt d’une partition de l’autorité gouvernementale. Nous, les Israéliens, devions contrôler le territoire. Les colons continueraient à s’y multiplier et à être des citoyens israéliens, alors que la Jordanie contrôlerait les Palestiniens. Le plan d’autonomie issue des Accords de Camp David avec l’Egypte au cours du mandat de Menachem Begin en tant que Premier ministre [1977-1983] était une variante de ce «compromis fonctionnel».
Peres, qui a donné sa bénédiction pour l’établissement d’un partenariat confidentiel lors des négociations d’Oslo, a été très clair à l’époque sur le fait qu’il était opposé à la constitution d’un Etat palestinien.
Cette opposition a entravé les négociations, et lorsqu’il a finalement été décidé d’accepter l’accord et de l’appliquer graduellement, il n’y avait plus d’objectif final. Mais dans quelle direction pouvaient aller un accord si l’objectif n’avait pas été défini? La réponse est évidente: ils iraient là où le déciderait le pouvoir souverain – le côté ayant la suprématie militaire, économique et diplomatique. C’est ainsi qu’on est arrivé aux enclaves. Et ce n’est pas par hasard si l’avocat Joel Singer [conseiller légal du ministère des Affaires étrangères] a participé aux négociations et aux rédactions des accords aussi bien à Camp David ]1978] qu’à «Oslo» [«finalisé» en 1993].
Lorsqu’il a brièvement été Premier ministre après l’assassinat de Yitzak Rabin [en novembre 1995], Peres a proposé à Yasser Arafat que la bande de Gaza soit déclarée un Etat. Il y avait là une variation mineure de la conception de base de Peres selon laquelle Israël continuerait sa domination de la Cisjordanie indéfiniment. Arafat a poliment rejeté la suggestion. Cela n’a rien changé. Ariel Sharon a suivi la même ligne que ses prédécesseurs et a détaché l’enclave de Gaza des multiples autres enclaves, plus petites, de la Cisjordanie.
Et voilà: la terre est désormais à nous, Israéliens. Les colons sont des citoyens israéliens.
En fait, les poches densément peuplées où vivent les Palestiniens ne sont pas contrôlées par la Jordanie, mais plutôt par l’Autorité palestinienne et le Hamas. Mais la vision d’un compromis fonctionnel a été concrétisée. L’entreprise de dépossession coloniale israélienne n’a pas été conçue par quelques individus. Les balivernes de la presse selon laquelle une seule personnalité (Benjamin Netanyahou) serait responsable de tous nos problèmes et de toutes nos réussites et qu’un général (Ehoud Barak, Gabi Ashkenazi, etc.) serait capable de nous sauver, sous-évaluent le rôle de la société israélienne, soit celui des puissantes institutions militaires et civiles de la gouvernance, dont la longévité et l’importance dépassent de loin celui de n’importe quel leader.
Ce sont ces institutions qui proposent, planifient et réalisent des politiques dont la substance reste inchangée, contrecarrant l’établissement d’un Etat palestinien souverain, qui soit en accord avec les résolutions internationales et l’assentiment palestinien. Un tel Etat aurait freiné la poussée colonialiste et souligné le droit historique des Palestiniens à leur terre. Il aurait également pu ouvrir la voie à la raison et à des relations au-delà de deux Etats nations.
Peres n’est pas le seul responsable de la réalité coloniale des enclaves palestiniennes noyées dans une mer de colonies. Mais personne ne lui arrivait à la cheville en ce qui concerne son talent pour mentir au monde en déclarant qu’Israël souhaite la paix.
(Article publié dans la rubrique «opinion» de Haaretz, en date du 7 octobre 2016; traduction A l’Encontre)
Alencontre le 13 octobre 2016