Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Religions - Page 6

  • Une vague d’athéisme dans le monde arabe (CI)

    the-atheist-e1.jpg

     

    Le “califat islamique” a délié les langues. Les critiques ne visent plus seulement les mauvaises interprétations de la religion, mais la religion elle-même.

    Dans le monde arabe, on pouvait certes critiquer les personnes chargées de la religion, mais critiquer la religion musulmane elle-même pouvait coûter la vie à celui qui s’y risquait, ou du moins le jeter en prison. Le mot d’ordre “l’islam est la solution” a été scandé durant toute l’ère moderne comme une réponse toute faite à toutes les questions en suspens et à tous les problèmes complexes du monde musulman.

    Mais la création de l’Etat islamique par Daech et la nomination d’un “calife ayant autorité sur tous les musulmans” soulèvent de nombreuses questions.

    Elles mettent en doute le texte lui-même [les fondements de la religion] et pas seulement son interprétation, l’idée même d’une solution religieuse aux problèmes du monde musulman. Car, au-delà de l’aspect terroriste du mouvement Daech, sa proclamation du califat ne peut être considérée que comme la concrétisation des revendications de tous les partis et groupes islamistes, à commencer par [l’Egyptien fondateur des Frères musulmans], Hassan Al-Banna, au début du XXe siècle. Au cours de ces trois dernières années, il y a eu autant de violences confessionnelles en Syrie, en Irak et en Egypte qu’au cours des cent années précédentes dans tout le Moyen-Orient.

    Cela provoque un désenchantement chez les jeunes Arabes, non seulement vis-à-vis des mouvements islamistes, mais aussi vis-à-vis de tout l’héritage religieux. Ainsi, en réaction au radicalisme religieux, une vague d’athéisme se propage désormais dans la région. L’affirmation selon laquelle “l’islam est la solution” commence à apparaître de plus en plus clairement comme une illusion. Cela ouvre le débat et permet de tirer les leçons des erreurs commises ces dernières années.

    Peu à peu, les intellectuels du monde musulman s’affranchissent des phrases implicites, cessent de tourner autour du pot et de masquer leurs propos par la rhétorique propre à la langue arabe qu’avaient employée les critiques [musulmans] du XXe siècle, notamment en Egypte : du [romancier] Taha Hussein à [l’universitaire déclaré apostat] Nasr Hamed Abou Zayd.

    Car la mise en doute du texte a une longue histoire dans le monde musulman.

    Elle s’est développée là où dominait un pouvoir religieux et en parallèle là où l’extrémisme s’amplifiait au sein de la société. [L’écrivain arabe des VIIIe-IXe siècles] Al-Jahiz et [l’écrivain persan considéré comme le père de la littérature arabe en prose au VIIIe siècle] Ibn Al-Muqaffa avaient déjà exprimé des critiques implicites de la religion. C’est sur leur héritage que s’appuie la désacralisation actuelle des concepts religieux et des figures historiques, relayée par les réseaux sociaux, lieu de liberté pour s’exprimer et débattre.

    Le bouillonnement actuel du monde arabe est à comparer à celui de la Révolution française.

    Celle-ci avait commencé par le rejet du statu quo. Au départ, elle était dirigée contre Marie-Antoinette et, à la fin, elle aboutit à la chute des instances religieuses et à la proclamation de la république. Ce à quoi nous assistons dans le monde musulman est un mouvement de fond pour changer de cadre intellectuel, et pas simplement de président. Et pour cela des années de lutte seront nécessaires.

    —Omar Youssef Suleiman
    Publié le 3 octobre 2014 dans Aseef22 (extraits) Beyrouth

    Raseef22 Omar Youssef Suleiman 27 novembre 2014

    http://www.courrierinternational.com/article/2014/11/27/une-vague-d-atheisme-dans-le-monde-arabe

  • Ces féministes qui réinterprètent l’islam (Orient 21)

    http://revolutionsarabes.hautetfort.com/media/00/00/897012553.jpeg

    Dans un ouvrage paru en 2012, la sociologue et chercheuse Zahra Ali donnait la parole à des intellectuelles et des militantes musulmanes engagées dans la défense des droits des femmes à l’intérieur du cadre religieux.

    Deux ans plus tard, et en dépit notamment de l’action d’un grand nombre de femmes dans les mou- vements de revendications qui ont suivi les printemps arabes, l’image d’un islam par nature incom- patible avec les libertés féminines persiste. Ces féministes musulmanes, présentant leur relecture de l’islam, en appellent pourtant à un « féminisme sans frontières » enfin débarrassé de ses scories néocoloniales.

    «  Féminisme  » et «  islamique  » : si l’association de ces deux termes dérange encore et continue de susciter invariablement en Occident une interrogation incrédule, c’est parce que l’égalité des sexes est le fruit d’une élaboration historique. S’est-on jamais posé la question de la pertinence d’un fémi- nisme chrétien, par exemple  ? Un tel courant a pourtant bel et bien été fondé dès la fin du XIXe siècle, en particulier en France, en Belgique et au Canada. Il a permis notamment l’élaboration d’une théologie féministe qui a interrogé -– et interroge encore — le canon des Écritures, la paternité divine, l’identité du Christ, l’action de l’Esprit-Saint, le culte de Marie, et surtout les institutions patriarcales de l’Église, au grand dam du magistère de l’Église catholique.

    Mais la condition de «  la femme musulmane  » — toujours au singulier, comme si la dimension sociologique d’un grand nombre de pays très différents par leurs langues et leurs cultures ne jouait pas — est l’emblème et l’argument favori des islamophobes occidentaux contemporains comme de leurs prédécesseurs coloniaux. Elle témoignerait ainsi de l’obscurantisme fondamental du «  monde musulman  ». En conséquence, l’émancipation des femmes musulmanes et la conquête de leurs droits devrait passer obligatoirement par leur libération du «  carcan  » religieux. L’ouvrage dirigé par la sociologue Zahra Ali, Féminismes islamiques est, à contre-courant des préjugés racistes, un recueil d’articles et d’entretiens avec des chercheuses, des intellectuelles et des militantes engagées dans la défense des droits des femmes à l’intérieur du cadre religieux musulman1.

    Il affirme qu’il y a bien non seulement une dynamique féministe islamique, mais également qu’elle est soutenue par une pensée élaborée depuis des décennies, voire des siècles. Elle se veut aujourd’hui un «  support de réflexion et d’analyse proposant une ouverture vers de nouvelles perspectives quant à la manière de poser le lien entre femmes, féminisme et islam  ».

    Cette pensée est largement ignorée quand elle n’est pas stigmatisée, y compris par la plupart des féministes pour qui toute religion est patriarcale, surtout les religions monothéistes et surtout, parmi elles, l’islam. Mais aussi par nombre de musulmans qui considèrent qu’elle occidentalise la pensée islamique, appréhendée comme un cadre fini. Un même essentialisme fait l’unanimité, qui définit l’islam comme «  une réalité statique, fondamentalement dogmatique, intrinsèquement sexiste  » et le féminisme comme un modèle unique, issu de la modernité occidentale.

    L’égalité inscrite dans les textes

    Pour Zahra Ali et pour les chercheuses et militantes à qui elle donne la parole, l’égalité est au contraire au fondement de la religion musulmane et le message de la Révélation coranique est garant des droits des femmes. Ainsi, «  Le Coran affirme le principe d’égalité entre tous les êtres humains et ce sont les idées (l’idéologie) et les pratiques patriarcales qui ont entravé ou subverti la mise en pratique de cette égalité entre hommes et femmes  » (Margot Badran).

    Du reste, des femmes musulmanes ont de tout temps clairement contesté l’attitude machiste et les injustices subies par les femmes.

    Les tafsirs (commentaires du Coran) en témoignent, et deux versets répondent à leur conviction que l’égalité entre les sexes est explicite dans le Coran2. L’ouvrage retrace l’histoire de cette contestation, des premiers temps à l’époque contemporaine, pour affirmer l’existence d’un féminisme endogène aux sociétés musulmanes. Selon Asma Lamrabet, l’exclusion des femmes dans l’histoire de la civilisation islamique se construit avec le décalage entre le Coran et ses interprétations exégétiques et juridiques successives. Cette exclusion des femmes est à son apogée à l’ère coloniale : elles sont alors prises au piège entre le discours colonisateur (l’apport de la «  civilisation  » contre les archaïsmes religieux oppresseurs) et un discours nationaliste et traditionaliste qui leur intime de rester dans le rang, au nom d’une identité islamique en danger.

    Une pensée réformiste

    Le temps fort de l’histoire du féminisme islamique remonte au mouvement réformiste musulman — la Nahda (Renaissance) — du XIXe siècle qui appelait au retour aux sources scripturaires, c’est-à-dire au Coran et à la Sunna, en différenciant la charia (littéralement «  la voie  » ou les principes déterminés par Dieu et exprimés dans le Coran) de al-Fiqh, le droit islamique élaboré à partir d’une interprétation humaine — et surtout exclusivement masculine.

    Dès les années 1930 en Égypte, puis à partir des années 1970 en Turquie, au Maghreb, en Syrie, en Arabie saoudite et surtout en Iran où naît le concept dans les années qui suivent la révolution iranienne, émerge une conscience féministe «  islamique  » à mesure que les femmes deviennent plus instruites, qu’elles s’approprient le savoir religieux et que le féminisme se développe en tant que discours intellectuel, mais aussi sous la forme de pratiques militantes. On passe alors «  d’un discours féminin de défense de l’islam à un discours féministe à l’intérieur de l’islam  ».

    Ces vingt dernières années, le féminisme islamique est devenu un courant théologique transnational qui, à l’instar du féminisme chrétien — dont il n’est pas la copie, mais il emprunte de fait des voies assez proches — propose une relecture des sources (Coran et Sunna) débarrassée de ses interprétations sexistes. Une élite savante utilise l’outil juridique de l’ijtihad3 pour repenser les droits des femmes en rapport avec les contextes dans lesquels elles se situent. En faisant usage des sciences sociales, les féministes extraient les principes d’égalité et de justice des sources de l’islam et les éloignent des interprétations élaborées à partir d’une grille de lecture machiste et patriarcale. Elles s’appuient notamment sur la notion d’unicité divine (tawhid)4 pour affirmer que l’égalité entre les hommes et les femmes est inscrite dans le Coran.

    La pensée féministe islamique légitime ainsi l’action militante qui opère à l’intérieur de l’islam. Elle ouvre un espace de réflexion entre la remise en question du modèle occidental qui se veut universaliste et, dans le champ islamique, tout un pan de la jurisprudence qui a organisé la marginalisation du rôle et de la place des femmes dans la cité et réservé le savoir et l’autorité religieuse aux hommes.

    Pour une action unitaire sous conditions

    Le militantisme féministe, quant à lui, «  a concentré son travail sur la révision des statuts personnels inspirés par la «  Loi islamique  » dans de nombreux pays musulmans  », au travers de réseaux tels que l’organisation malaisienne Sisters in Islam, Femmes sous lois musulmanes ou encore Mousawah (promotion de l’égalité et de la justice dans la famille musulmane). En Occident, ce même militantisme est engagé dans la défense des femmes contre les discriminations qui les frappent, avec des organisations comme Karamah (Muslim Women Lawyers for Human Rights).

    Les féministes musulmanes conçoivent une libération qui ne passe pas par la désacralisation des normes religieuses ni par la libéralisation sexuelle. À la condition d’accepter l’idée qu’il n’existe pas un, mais des féminismes — tous légitimes — et qu’ils naissent et demeurent fortement ancrés dans les sociétés d’où ils ont émergé, Zahra Ali estime en conclusion qu’il est possible de construire des coalitions entre eux, car ce qui les différencie n’empêche nullement la lutte commune pour les droits fondamentaux des femmes. Un «  féminisme sans frontières  » qui intègre les questions sociales et «  raciales  » à celle de la domination masculine, sans faire l’économie d’une réflexion approfondie sur les avatars contemporains de l’héritage orientaliste et colonial.

    Françoise Feugas

    1Margot Badran, Asma Lamrabet, Asma Barlas, Malika Hamidi, Ziba Mir-Hosseini, Zainah Anwar, Omaima Abou Bakr, Saida Kada, Hanane Al-Laham.

    2Verset 195 de la sourate 3 (Al-‘Imran) et verset 35 de la sourate 33 (Al-Ahzab), très souvent cités.

    3«  Désigne le processus relatif à l’effort déployé par un juriste musulman qualifié – mujtahid – pour déduire des lois à la lumière des sources religieuses (…) de manière plus générique, c’est l’effort réflexif et intellectuel visant à penser l’islam dans son contexte.  »

    4L’attribut de l’unité de Dieu stipule que la souveraineté de Dieu, son pouvoir sont indivisibles et inpartageables. Personne ne peut revendiquer aucune forme de souveraineté ou de pouvoir qui entre en conflit avec la souveraineté divine. Les théories de la supériorité masculine, en établissant un parallèle entre Dieu et les pères, ou maris et en les présentant comme des intermédiaires entre les femmes et Dieu, jouissant d’un pouvoir sur elles et se donnant droit à leur obéissance, violent le concept de tawhid.

    http://orientxxi.info/lu-vu-entendu/ces-feministes-qui-reinterpretent,0666

  • Vous ne pouvez pas comprendre l'État islamique sans connaître l'histoire du Wahhabisme en Arabie saoudite (Le Huffington Post)

    L'irruption spectaculaire de l'Etat islamique (EI) sur le devant de la scène irakienne a surpris nombre d'observateurs occidentaux.

    Sa violence et son pouvoir d'attraction chez les jeunes Sunnites en déconcertent et en horrifient plus d'un. L'ambivalence de l'Arabie saoudite face à ce phénomène, d'autant plus inquiétante et inexplicable, pose la question de savoir si les Saoudiens comprennent que l'EI est également une menace pour eux.

    Même aujourd'hui, les dirigeants du royaume semblent divisés. Certains se réjouissent que EI combatte le "feu" des Chiites iraniens par celui des Sunnites, qu'un nouvel Etat sunnite prenne forme au cœur de ce qu'ils tiennent pour des terres historiquement sunnites, et que la stricte adhérence à l'idéologie salafiste de l'EI s'apparente à celle que pratiquent les Saoudiens.

    D'autres, plus pessimistes, gardent en mémoire la révolte des Wahhabites de l'Ikhwan contre Abd-al Aziz (précisons que l'Ikhwan en question n'a aucun lien avec l'organisation éponyme des Frères musulmans, et que cet article fait exclusivement référence à la milice wahhabite, N.d.a.) qui a failli marquer la fin de ce mouvement et celui de la dynastie saoudienne à la fin des années 1920.

    D'autres encore s'inquiètent des doctrines radicales de l'EI, et commencent à remettre en question certains aspects de la politique et du discours saoudiens.

    LA DUALITÉ SAOUDIENNE

    Les dissensions internes et les tensions saoudiennes autour de l'EI ne se comprennent qu'à travers le prisme de la dualité historique inhérente (et tenace) au cœur de la doctrine du royaume.

    Un élément dominant de l'identité saoudienne est directement lié à Muhammad ibn ʿAbd al-Wahhab (fondateur du wahhabisme), et à l'application de sa doctrine radicale puritaine d'exclusion par Ibn Saud (qui n'était alors qu'un chef de tribu parmi d'autres quand les Bédouins se faisaient continuellement la guerre dans le désert impitoyable du Nejd).

    Le deuxième élément de cette dualité étonnante est incontestablement dû à la création d'un État souverain par le roi Abd-al Aziz dans les années 1920 : il a réprimé la violence de l'Ikhwan (afin de pouvoir instaurer des relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis) et institutionnalisé l'élan initial wahhabite - en prenant opportunément le contrôle du robinet à pétrodollars dans les années 1970 afin de rediriger les excès de l'Ikhwan vers les pays étrangers - par le biais d'une révolution culturelle, plutôt que par une révolution violente de l'ensemble du monde arabe.

    Cette "révolution culturelle" n'avait rien d'un mouvement réformiste bénin. C'était une révolution fondée sur la haine quasi-jacobine d'Abd al-Wahhab envers la putrescence et le déviationnisme qu'il percevait autour de lui, ce qui explique ses appels à purger l'Islam de toutes ses hérésies et idolâtries.

    LES IMPOSTEURS MUSULMANS

    L'écrivain et journaliste américain Steven Coll a expliqué comment Abd al-Wahhab, disciple austère et dogmatique du savant Ibn Taymiyyah (XIVe siècle), méprisait "la noblesse égyptienne et ottomane bien comme il faut, prétentieuse, fumeuse de tabac et de haschisch, qui traversait l'Arabie en jouant du tambour pour aller prier à La Mecque".

    Aux yeux d'Abd al-Wahhab, ces gens-là n'étaient pas des Musulmans, mais des imposteurs. Il ne portait pas non plus les Bédouins du coin en très haute estime. Ils l'agaçaient en honorant des saints, en érigeant des pierres tombales, et en se montrant "superstitieux" (ils allaient notamment se recueillir sur des tombes ou des lieux qu'ils estimaient sacrés).

    Pour Abd al-Wahhab, ce genre de comportement était "bida", une hérésie.

    Comme Taymiyyah avant lui, Abd al-Wahhab pensait que le séjour du prophète Mohammed à Médine correspondait à un idéal de société musulmane (la "meilleure de tous les temps") que tous les Musulmans devraient s'efforcer de retrouver (c'est, à peu de choses près, la définition du salafisme).

    Taymiyyah avait déclaré la guerre aux Chiites, aux Soufis et aux philosophes grecs. Il avait également condamné les pèlerinages sur la tombe du prophète et les festivités liées au jour de sa naissance, estimant qu'ils ne faisaient qu'imiter les rites idolâtres chrétiens. Abd al-Wahhab s'était emparé de ces théories initiales, déclarant que quiconque ne respecterait pas à la lettre cette interprétation de l'Islam devrait "craindre pour ses biens et pour sa vie".

    L'un des principes fondamentaux de la doctrine d'Abd al-Wahhab se retrouve dans le takfîr. Ce texte permettait à Abd al-Wahhab et ses disciples de décider qui, parmi leurs coreligionnaires, méritaient d'être considérés comme des infidèles s'ils empiétaient de quelque manière que ce soit sur la souveraineté absolue du roi. Abd al-Wahhab dénonçait les Musulmans qui vénéraient les morts, les saints ou les anges. Il estimait que ces croyances les détournaient de l'indispensable soumission totale envers Dieu, et Lui seul. L'Islam wahhabite interdisait donc les prières aux saints et aux morts, les pèlerinages sur les tombes et les mosquées, les festivals religieux qui honoraient les saints, la célébration de la naissance du prophète Mohammed, et même l'utilisation de pierres tombales.

    "Ceux qui ne se conforment pas à cette interprétation doivent être tués, leurs femmes et leurs filles, violées, et leurs biens, confisqués".

    Abd al-Wahhab exigeait que l'on se conformât, de manière physique et tangible. Il pensait que chaque Musulman était tenu de faire serment d'allégeance à un chef unique (un calife, le cas échéant). "Ceux qui ne se conforment pas à cette interprétation doivent être tués, leurs femmes et leurs filles, violées, et leurs biens, confisqués", écrivait-il. La liste des apostats condamnés à mort incluait des Chiites, des Soufis et des Musulmans d'autres confessions, qu'Abd al-Wahhab ne considérait pas comme des vrais musulmans.

    De ce point de vue, il n'y a aucune différence entre le wahhabisme et l'EI. La rupture ne s'est faite que plus tard, au moment de l'institutionnalisation de la doctrine de Muhammad ibn ʿAbd al-Wahhab ("Un seul chef, un seul pouvoir, une seule mosquée", les trois piliers du wahhabisme dans lesquels on s'accorde à voir le roi d'Arabie saoudite, le pouvoir absolu de la religion d'Etat, et son contrôle sur "le verbe", c'est-à-dire la mosquée).

    C'est cette rupture - le refus de reconnaître ces trois piliers, sur lesquels repose entièrement le pouvoir sunnite - qui fait de l'EI une grave menace pour l'Arabie saoudite, bien que l'organisation se conforme par ailleurs en tout point au wahhabisme.

    PETIT COURS D'HISTOIRE (1741-1818)

    Les positions extrémistes d'Abd al-Wahhab finirent par le condamner à l'exil et, en 1741, après une longue errance, il trouva refuge auprès d'Ibn Saud et de sa tribu. Dans le discours novateur d'Abd al-Wahhab, Ibn Saud percevait un moyen de rejeter les traditions et conventions arabes, et de s'emparer du pouvoir.

    "Leur stratégie - comme l'EI aujourd'hui - était d'asservir les peuples des territoires conquis, de préférence par la terreur."

    Le clan d'Ibn Saud, paré de la doctrine d'Abd al-Wahhab, pouvait désormais se livrer à ce qu'il avait toujours fait, c'est-à-dire au pillage des villages alentour. Affranchi du cadre de la tradition arabe, il se revendiquait à présent du jihad. Ibn Saud et Abd al-Wahhab avaient également réintroduit le concept du martyr dans le jihad, puisqu'il leur assurait l'accès immédiat au Paradis.

    Dans les premiers temps, ils s'emparèrent de quelques communautés et y imposèrent leur loi (les habitants avaient un choix - des plus limités - entre la conversion au wahhabisme ou la mort). Dès 1790, l'Alliance contrôlait la quasi-totalité de la péninsule arabe et menait des expéditions répétées contre Médine, la Syrie et l'Irak.

    Leur stratégie - comme l'EI aujourd'hui - était d'asservir les peuples des territoires conquis, de préférence par la terreur. En 1801, ils attaquèrent la ville sainte de Karbala, en Irak, et se livrèrent aux massacre de milliers de Chiites, hommes, femmes et enfants. De nombreux sanctuaires chiites furent détruits, y compris celui de l'imam Hussein, le petit-fils assassiné du prophète Mohammed.

    Décrivant la situation, le lieutenant britannique Francis Warden écrivit : "Ils ont totalement dévasté Karbala, pillé la tombe d'Hussein (...) et massacré plus de cinq mille personnes en une seule journée, avec une cruauté extraordinaire..."

    Osman Ibn Bishr Najdi, l'historien du premier Etat saoudien, détailla les circonstances de ce massacre : "Nous nous sommes emparé de Karbala, dont nous avons massacré les habitants. Les survivants ont été réduits en esclavage, à la grâce d'Allah, Seigneur de l'univers. Nous sommes fiers de ce que nous avons accompli, et nous disons aux infidèles qu'ils subiront le même sort."

    En 1803, Abdul Aziz entra dans la ville sainte de La Mecque, dont les habitants, cédant à la terreur et à la panique, s'étaient rendus (la même chose allait se produire à Médine). Les partisans d'Abd al-Wahhab détruisirent plusieurs monuments historiques, ainsi que toutes les tombes et sanctuaires qu'ils contenaient. A l'issue des combats, des siècles d'architecture islamique avaient été réduits en poussière près de la Grande Mosquée.

    Mais, en novembre de la même année, un Chiite assassina le roi Abdul Aziz pour se venger du massacre de Karbala. Le fils de la victime, Saud bin Abd al Aziz, lui succéda et poursuivit sa conquête de l'Arabie. Les chefs ottomans ne pouvaient cependant plus se contenter de voir leur Empire grignoté peu à peu. En 1812, l'armée ottomane, composée d'Egyptiens, reprit Médine, Djeddah et La Mecque. En 1814, Saud bin Abd al Aziz mourut des suites d'une forte fièvre. Son malheureux fils, Abdullah bin Saud, fut emmené de force à Istanbul, où il fut exécuté d'une manière particulièrement horrible : un visiteur de passage explique l'avoir vu traîné dans les rues d'Istanbul trois jours durant, avant d'être pendu puis décapité. Sa tête fut ensuite tirée par un canon, tandis que son cœur était extirpé et planté sur sa dépouille.

    En 1815, les forces wahhabites furent écrasées par les Egyptiens (sous les ordres des Ottomans) lors d'une bataille décisive. Trois ans plus tard, les Ottomans s'emparèrent de la capitale wahhabite, Dariya, qu'ils détruisirent entièrement. Le premier Etat saoudien avait vécu. Les quelques survivants se retirèrent dans le désert, où ils ne firent plus parler d'eux jusqu'au XXe siècle.

    L'HISTOIRE SE RÉPÈTE AVEC L'EI

    Il est aisé d'imaginer la façon dont la création d'un Etat islamique dans les frontières de l'Irak contemporaine peut être perçue par ceux qui connaissent de l'Histoire de cette région. La philosophie du wahhabisme du XVIIIe siècle, loin de s'éteindre à Nejd, a ressurgi dans les décombres de l'Empire ottoman suite au chaos de la Première guerre mondiale.

    La dynastie Al Saud - sous sa forme contemporaine - était conduite par le laconique Abd-al Aziz, habile politicien, qui sut unir les différentes tribus bédouines et instauré l'Ikhwan saoudien, dans l'esprit des combattants prosélytes d'Abd-al Wahhab et Ibn Saud.

    L'Ikhwan était une réincarnation de l'ancienne mouvance cruelle et semi-indépendante, composée de fervents "moralistes" wahhabites armés, qui avaient réussi à conquérir l'Arabie au début du XVIIIe siècle. Encore une fois, les militants réussirent à s'emparer de La Mecque, Médine et Djeddah entre 1914 et 1926. Mais Abd-al Aziz comprit rapidement que ses intérêts étaient incompatibles avec le jacobinisme révolutionnaire de l'Ikhwan. Les rebelles se révoltèrent, faisant plonger la région dans une guerre civile qui dura jusque dans les années 1930, quand le roi les fit passer par les armes.

    Pour Abd-al Aziz, les vérités simples des précédentes décennies n'étaient plus d'actualité. Du pétrole venait d'être découvert dans la péninsule. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis le courtisaient, mais continuaient à soutenir Sharif Husain, seul souverain légitime. Les Saoudiens avaient besoin d'élaborer une nouvelle approche diplomatique.

    Le wahhabisme, mouvement djihadiste révolutionnaire empreint de pureté théologique, fut donc contraint de devenir un mouvement socialement, politiquement, théologiquement et religieusement conservateur, justifiant de faire allégeance à la famille royale saoudienne et au pouvoir absolu du roi.

    LA FORTUNE PÉTROLIÈRE RÉPAND LE WAHHABISME

    L'aubaine pétrolière permit aux Saoudiens, selon les termes du politologue français Gilles Kepel, de répandre le wahhabisme à travers le monde musulman, de "wahhabiser" l'Islam, et de réduire ainsi la multitude des courants de cette religion à un principe unique transcendant les divisions nationales. Des milliards de dollars furent -- et continuent à être -- investis dans cette forme de puissance par cooptation.

    Ce sont ces sommes étourdissantes -- et l'enthousiasme des Saoudiens à faire coïncider les intérêts de l'Islam sunnite avec ceux des Etats-Unis, tout en répandant le wahhabisme dans les sphères éducatives, sociales et culturelles islamiques -- qui ont créé les conditions d'une dépendance de l'occident envers l'Arabie saoudite, dépendance qui perdure depuis la rencontre entre Abd-al Aziz et Roosevelt sur un navire de guerre américain ramenant le président de la conférence de Yalta.

    Les Occidentaux ont regardé le Royaume, et ils ont vu des richesses innombrables, une apparente modernité et une influence autoproclamée sur l'ensemble du monde musulman. Ils ont choisi de croire que le Royaume allait succomber aux impératifs du monde moderne, et que la gestion de l'Islam sunnite aurait également un effet positif.

    "D'un côté, l'EI est profondément wahhabite. De l'autre, son ultraradicalisme ne s'apparente pas à ce mouvement. On pourrait l'envisager comme un retour de balancier face au wahhabisme moderne."

    Mais l'idéal religieux de l'Ikhwan saoudien ne s'est pas éteint dans les années 1930. Il a battu en retraite tout en maintenant son emprise sur certains des rouages du système, ce qui explique la dualité que nous observons aujourd'hui dans l'attitude des Saoudiens envers l'EI.

    D'un côté, l'EI est profondément wahhabite. De l'autre, son ultraradicalisme ne s'apparente pas à ce mouvement. On pourrait l'envisager comme un retour de balancier face au wahhabisme moderne.

    L'EI est un mouvement "post-médinien" : il cherche à imiter les deux premiers califes, plutôt que le prophète Mohammed, et il refuse de reconnaître la légitimité du régime saoudien.

    Pendant que la monarchie saoudienne se boursouflait à l'ère du pétrole, le message de l'Ikhwan a gagné du terrain (en dépit de la campagne de modernisation du roi Faisal). La "méthode Ikhwan" a bénéficié -- et bénéficie encore -- du soutien d'hommes et femmes influents, et de cheikhs. D'une certaine façon, Oussama ben Laden était l'incarnation parfaite de cette méthode.

    Aujourd'hui, le travail de sape de l'EI contre le royaume saoudien n'est pas perçu comme un problème, mais comme un retour aux véritables origines du projet wahhabite saoudien.

    En laissant les Saoudiens gérer la région avec eux tandis qu'ils s'adonnaient à leur nombreux projets (contrer les influences socialistes, ba'athistes, nasséristes, soviétiques et iraniennes), les Occidentaux ont révélé leur vision de l'Arabie saoudite -- richesse, modernisation et position dominante -- mais choisi d'ignorer l'élan wahhabite.

    Car, pour les services de renseignement occidentaux, les mouvements islamistes les plus radicaux étaient les mieux placés pour éreinter l'URSS en Afghanistan, et renverser les chefs d'Etat et les pays de la région qui n'avaient plus les faveurs de l'Occident.

    Au regard de ces éléments, pourquoi sommes-nous étonnés de voir émerger un mouvement révolutionnaire ultraviolent sur les ruines du corps expéditionnaire du Prince Bandar, mandaté par l'Occident et l'Arabie saoudite pour porter secours aux rebelles syriens dans leur combat contre le président Assad ? Et pourquoi sommes-nous étonnés -- quand on connaît un peu le wahhabisme -- de constater que les rebelles "modérés" en Syrie sont une denrée inexistante ? Comment a-t-on pu penser que le wahhabisme radical engendrerait un mouvement modéré ? Ou que la doctrine "Un seul chef, un seul pouvoir, une seule mosquée : soumettez-vous ou préparez-vous à mourir" pourrait conduire à la modération et à la tolérance ? A moins que nous n'ayons tout simplement pas réfléchi.

    Publication: 04/09/2014 06h10 CEST Mis à jour: il y a 5 heures

    http://www.huffingtonpost.fr/alastair-crooke/etat-islamique-arabie-saoudite_b_5761184.html?utm_hp_ref=france

  • Des larmes de crocodile sur le sort des chrétiens d’Irak ... (Gisti)

    Pour masquer la fermeture des frontières à tous les persécutés du Proche-Orient

    La décence aurait voulu qu’au moins ils se taisent.

    Est-ce la gêne devant leur propre incurie qui a poussé Laurent Fabius, le ministre français des affaires étrangères, et Bernard Cazeneuve, son collègue de l’intérieur, à s’exprimer le 28 juillet ? « La situation des Chrétiens d’Orient est malheureusement dramatique », ont-ils observé. « La France est révoltée […] ». « Nous venons en aide aux déplacés qui fuient les menaces de l’État islamique et se sont réfugiés au Kurdistan. Nous sommes prêts, s’ils le souhaitent, à en favoriser l’accueil sur notre sol au titre de l’asile.

    Nous avons débloqué une aide humanitaire exceptionnelle pour leur porter assistance ». Pas un mot sur la Syrie. Et pas la moindre considération pour les victimes de confession musulmane, les fidèles de multiples minorités confessionnelles ou les athées. Le Proche-Orient serait-il soudain limité à l’Irak et aux chrétiens ?

    L’ennui de cet affichage d’une solidarité sélective, c’est que, dans les faits, ce gouvernement ne fait rien ou presque pour les personnes en quête de protection, pas plus les chrétiens que les autres. Pour mieux verrouiller les frontières à celles et à ceux qui demandent un visa, il a ôté le pouvoir de décision aux diplomates pour le donner en catimini au ministère de l’intérieur. Et l’on ne compte plus les refus opposés aux Syriens et aux Irakiens, toutes confessions confondues.

    L’ennui, c’est que lorsque le HCR exhorte sans relâche les États européens à ouvrir leurs portes aux réfugiés syriens (presque trois millions ont fui leur pays depuis 2011), le président de la République annonce solennellement , fin 2013, que la France en accueillera… 500. Six mois plus tard, moins de cinquante personnes ont bénéficié de ce programme. Et pour éviter toute arrivée spontanée, le gouvernement français impose depuis 2012, au nom de la lutte contre l’« afflux massif de migrants clandestins », un « visa de transit » aux Syriens – y compris chrétiens – pour les empêcher de solliciter l’asile en France à l’occasion d’une escale aérienne.

    Dans ce contexte, les déclarations du gouvernement français à l’égard des chrétiens d’Irak, non seulement sont peu crédibles, mais masquent mal le calcul : d’une part, aux yeux d’un État avare de sa protection des persécutés, et qui prépare une réforme en vue d’une politique plus restrictive encore de l’asile, mieux vaut évidemment faire mine de se préoccuper des minorités que des majorités ; d’autre part, sans doute mieux vaut-il aussi manifester une sympathie vertueuse à l’égard d’une religion culturellement dominante en France pour éviter de se mettre à dos la partie la moins tolérante de l’opinion hexagonale.

    Oui, MM. Fabius et Cazeneuve auraient dû se taire. 

    1er août 2014

    http://www.gisti.org/spip.php?article4697