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Jeunesse - Page 9

  • Les jeunes des quartiers populaires face à la police en Tunisie (Orient 21)

    Ce qui a changé

    Longtemps, en raison des entraves qui empêchaient toute recherche de terrain, les quartiers populaires de Douar Hicher et Ettadhamen de l’agglomération de Tunis, marqués par la relégation et la paupérisation, sont restés pour les sociologues une terra incognita. Mettant à profit la récente levée de ces entraves, les auteurs de cet ouvrage ont mené, neuf mois durant, une enquête quantitative et qualitative inédite sur les jeunes de ces deux quartiers trop souvent réduits à des foyers de « violence salafiste ». Plus qu’une étude détaillée, une mise en lumière d’une certaine Tunisie, largement méconnue.

    «  Le comportement de la police est toujours le même, la police ne changera jamais, la corruption est toujours là. Quand ils te voient en train de boire, avec dix dinars ils te laissent tranquille  », témoigne Zohra, 29 ans, chômeuse et mère célibataire). Mohamed Ali, 21 ans, élève en terminale, activiste dans une association culturelle d’Ettadhamen confirme : «  Le même comportement dur (qaswa), ils s’acharnent sur nous d’une façon terrible…On sent que la police, comme on dit, elle nous en veut. La moindre chose qui arrive dans le quartier et la police se déploie d’une manière très forte et réagit violemment. Dans les quartiers, les jeunes ont la haine envers la police.  »

    Au fil des entretiens, les jeunes hommes, en particulier les plus défavorisés, des quartiers de Douar Hicher et d’Ettadhamen, témoignent de leur ressentiment à l’égard des forces de l’ordre. Ils décrivent des interventions policières violentes, dépourvues de toute mission préventive, les assimilant souvent à des délinquants. Ils rapportent les brutalités et les humiliations lors des «  rafles  » et relatent les vexations ainsi que les discriminations à l’adresse dont ils sont victimes, au centre ville de Tunis et dans les quartiers aisés, à l’occasion des contrôles d’identité. À Douar Hicher plus particulièrement, les jeunes récriminent ce qu’ils appellent «  le couvre-feu  » du samedi soir, un déploiement policier intensif censé contenir une éventuelle recrudescence de la délinquance juvénile durant les fins de semaine. Au gré des récits, le divorce entre police et jeunes apparaît comme un fait prégnant dans l’histoire sociale des deux quartiers. Il génère un ressentiment qui marque la trajectoire de bon nombre de jeunes et façonne chez eux une conscience aiguë de l’injustice et de la relégation. L’image de l’autorité publique souffre d’un grand déficit aux yeux des jeunes.

    Un pauvre dispositif d’assistance sociale

    Ce constat conduit à une question essentielle : dans quelle mesure la révolution a-t-elle provoqué une rupture dans la manière de «  gouverner  » les jeunes habitants de ces territoires en butte à la précarité et au chômage de masse  ? Nos entretiens avec les autorités locales ainsi que la lecture des différentes décisions du conseil local de développement d’Ettadhamen éclairent le volet social de la gouvernance post-14 janvier. Ils révèlent l’absence persistante de toute politique de jeunesse, tant du point de vue des ressorts de l’intervention publique que de celui des structures chargées de sa mise en œuvre. Malgré un discours officiel reconnaissant la «  marginalisation politique et sociale des jeunes  », les actions spécifiques en faveur de leur intégration sont quasi inexistantes. La seule mesure prise a consisté à réactiver, sous le gouvernement de Ghannouchi (17 janvier 2011-27 février 2011), la loi sur les «  chantiers  » dont l’impératif premier était de désamorcer la conflictualité sociale. Ainsi, en 2011, les municipalités de Douar Hicher et Ettadhamen avaient recruté sans contrat des jeunes chômeurs sans qualification. À l’été 2014, sous l’effet de la mobilisation, une dizaine d’entre eux ont obtenu des CDI. Force est donc de constater que presque quatre années après la révolution, une majorité de jeunes dans les deux quartiers demeurent exclus de tous les attributs de la citoyenneté sociale (assurance maladie, protection sociale, équipements collectifs) et privés de tout accès à des infrastructures cultuelles ou de loisirs…

    Faute d’une stratégie politique d’inclusion sociale et économique en faveur des jeunes, le dispositif de l’assistance publique demeure le seul outil de l’agir social du pouvoir auprès de ceux-ci. L’aide sociale, loin de colmater les brèches du chômage juvénile de masse, ne représente qu’une très faible prestation facultative attribuée aux personnes les plus démunies. À Ettadhamen, par exemple, le nombre des bénéficiaires de la gratuité des soins ne dépasse pas les 976 personnes tous âges confondus, tandis que seuls 750 ménages profitent des aides réservées aux familles nécessiteuses.

    À Douar Hicher, l’action sociale publique en direction des jeunes en situation de grande difficulté s’adosse au Centre de défense et d’intégration sociale (CDIS), une structure de proximité aux moyens très limités, mise en place en 1991 et affilée au ministère des affaires sociales. Or, malgré le grand dévouement de ses éducateurs sociaux, le CDIS est loin de pouvoir faire face tout seul.

    Il convient, néanmoins, de souligner deux changements dans le dispositif institutionnel local. Le premier concerne les prérogatives du délégué (mou’tamad). Fonctionnaire civil attaché au ministère de l’intérieur, celui-ci incarnait naguère l’ordre autoritaire et la corruption institutionnalisée. Fin 2011, une nouvelle loi a limité ses pouvoirs et lui a retiré le contrôle de l’aide sociale, qui relève désormais de la compétence du ministère des affaires sociales. Le deuxième changement renvoie à l’ouverture, en 2012, des délégations spéciales et du Conseil de développement local à la société civile et politique. En dépit de son importance, cette démarche s’apparente davantage à une volonté d’implication sélective de partenaires locaux cooptés. Sans nul doute, ces deux changements témoignent d’une évolution dans le rapport entre citoyen et État. Ils sont pourtant loin de provoquer une rupture avec les modes de gouvernance antérieurs, dans la mesure où ils ne traduisent pas une vision stratégique des manières et des procédés inclusifs permettant de prendre en compte les besoins des jeunes.

    La fonction économique de l’appareil sécuritaire

    Quid du volet sécuritaire de la gouvernance  ? Sous Ben Ali, le dispositif sécuritaire remplissait trois fonctions. Une fonction politique, en assurant la pérennité de l’ordre autoritaire par l’endiguement de toute forme de contestation. À Douar Hicher et Ettadhamen, celle-ci s’est déployée prioritairement, plus de vingt ans durant, à l’encontre de l’opposition islamiste, nahdhaoui dans les années 1990 puis parallèlement salafiste au lendemain de l’attentat de Djerba (attentat-suicide contre la synagogue de la Griba en avril 2002 ayant fait 19 morts).

    À partir des années 1990, la «  privatisation de l’État  », entendue ici comme l’accaparement des ressources économiques publiques et privées par Ben Ali et son entourage, confère à l’appareil sécuritaire une fonction économique. Celui-ci est en effet impliqué dans la régulation des activités en marge de la légalité et autres formes de ponction et de racket. Plusieurs récits que nous avons recueillis rapportent la participation de la police à diverses activités illicites à Douar Hicher et Ettadhamen. La dernière fonction est sociale. Elle se renforce dans le sillage de l’application des politiques d’ajustement structurel. Le dispositif sécuritaire veille au maintien de l’ordre social en jetant un filet policier étroit sur ces deux quartiers de relégation. Des rafles, et plus tard la loi 52-1192 — qui prévoit une peine d’emprisonnement de 1 à 5 ans et une amende de 1 000 à 3 000 dinars (472 à 1 418 euros) pour les consommateurs de cannabis — permettront, sous couvert de lutte contre la délinquance juvénile et la consommation des drogues, de renforcer la contention des «  classes dangereuses  » et l’encadrement de leur mobilité.

    À l’évidence, si la révolution a bousculé les fonctions prédatrice et politique de l’appareil sécuritaire, elle est loin d’avoir altéré son rôle social. En témoigne Thameur, un jeune rappeur de Douar Hicher : «  Vous voyez comment on est devenus au quartier. Il y a des jeunes qui passent une année sans descendre en ville, car la police peut arrêter le bus numéro 56, juste avant le tunnel ou au terminus de Bab al-Khadra, pour contrôle de papiers, et au hasard elle classe les individus : "Toi viens par ici  ! Toi par là  !" Même un étudiant, on lui trouve un prétexte pour l’envoyer faire son service militaire  !  »


    Orient XXI  Olfa Lamloum > 20 mars 2015
     
  • Maroc: vivant, le mouvement pro-réformes marque son 4e anniversaire (Le Matin.dz)

    Résultat de recherche d'images pour "maroc 20 fevrier"

    Plusieurs centaines de militants ont marqué vendredi le 4e anniversaire du mouvement pro-réformes du 20-Février né durant le Printemps arabe en participant à des sit-in à Rabat et Casablanca, les deux principales villes du royaume.

    Sur fond d'essoufflement de la mobilisation, environ 200 personnes se sont rassemblées en fin d'après-midi devant le Parlement de Rabat. Dignité!, démocratie!, non à la corruption!, ont-ils scandé. "Nous sommes là pour montrer que le mouvement du 20-Février (M20) continue. Certes il a connu une régression, mais il est toujours vivant", a expliqué à l'AFP un participant, Abdelhamid Amine. "On continue à lutter pour un Maroc démocratique, à même de garantir la dignité et les droits humains pour toutes et pour tous".

    A Casablanca, la capitale économique, environ 150 personnes ont manifesté, sous les mêmes mots d'ordre. Né durant le Printemps arabe, le M20 réclame des réformes politiques et sociales profondes, mais ses activités ont grandement décliné, ses membres dénonçant une répression à leur égard. Les autorités affirment de leur côté que l'essentiel des revendications ont été satisfaites avec l'adoption à l'été 2011 d'une nouvelle Constitution, sur initiative du roi Mohammed VI.

    Cette année-là, les manifestations avaient débouché sur le succès historique des islamistes du Parti justice et développement (PJD) lors des législatives. Le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, leader du PJD, remettra l'an prochain son mandat en jeu, mais les manifestants de Rabat ont exprimé leur intention de boycotter les scrutins à venir.

    En matinée, un premier ouvrage sur le M20, composé de textes et photos, a par ailleurs été présenté à la Bibliothèque nationale par une ONG locale, Le Médiateur pour la démocratie et les droits de l'Homme (LMDDH).

    La presse, elle, divergeait sur l'ampleur des résultats obtenus par ce mouvement inédit dans l'histoire récente du royaume.

    Le 20-Février a permis de briser la peur du pouvoir dans l'esprit des gens, ainsi que de ramener à la politique des dizaines de jeunes qui se désintéressaient totalement des affaires publiques, se félicitait Taoufiq Bouachrine, du journal Akhbar al-Yaoum.

    Si grâce à eux et à leur audace, le Maroc ne ressemblera jamais plus à celui d'avant, on peut remarquer que les Marocains ont plongé de nouveau dans l'indifférence et la résignation, regrettait par contre Abdellah Tourabi, dans un éditorial intitulé 20-Février: une occasion manquée publié dans l'hebdomadaire Tel Quel.AFP

    http://www.lematindz.net/news/16643-maroc-vivant-le-mouvement-pro-reformes-marque-son-4e-anniversaire.html

  • Les nouveaux mouvements sociaux au Maroc (Zones Subversives)

    Les nouveaux mouvements sociaux au Maroc
     
    La révolte au Maroc semble méconnue. De nouvelles formes de contestation émergent contre le régime autoritaire. 

     

    En 2011, une vague de révolte partie de Tunisie se propage dans de nombreux pays. Le Printemps arabe touche également le Maroc. Un nouveau cycle de lutte s’amorce avec le Mouvement du 20 février. L’universitaire Frédéric Vairel propose une analyse dans son livre intitulé Politique et mouvements sociaux au Maroc.

    Le régime monarchique encadre les groupes contestataires. Le mouvement du 20 février se contente de demander des aménagements du régime et non pas son renversement. Il s’attache également à un refus de la violence. Mais, issu de la vague de révolte de 2011, il semble spontané et s’organise en dehors des partis et des syndicats. Ce mouvement du 20 février regroupe des militants de l’extrême gauche marxiste mais aussi des défenseurs des droits de l’homme. Des organisations politiques radicales mais aussi des islamistes composent ce mouvement très hétéroclite.

    « Le Maroc est un laboratoire fascinant de la protestation en régime autoritaire et de la manière dont celui-ci s’en accommode », souligne Frédéric Vairel. La révolution n’est plus un horizon politique et les collectifs militants s’institutionnalisent. La sociologie politique, avec l’observation de la répression et des particularités du régime, peut permettre d’enrichir l’analyse des mouvements de lutte. La contestation sociale se construit en opposition mais aussi en référence à la politique institutionnelle.                                

     

    Mouvements de contestation

     

    De nombreux politologues estiment que le régime marocain repose sur la religion pour se légitimer. En réalité, la monarchie s’appuie surtout sur l’Etat avec la répression et les divers moyens de coercition. Le régime utilise l’intimidation, les arrestations et la torture pour museler toute forme d’opposition. L’organisation des élections, du calendrier et la réglementation de la campagne électorale permettent de réserver les postes de pouvoir aux partis proches du régime.

    La monarchie s’appuie sur différents groupes sociaux pour lesquels elle mène une politique clientéliste. La bourgeoisie, la moyenne paysannerie et la petite bourgeoisie citadine soutiennent le régime. Des postes de fonctionnaires sont créés et les entreprises locales sont favorisées.

    En 1990, une vague de mouvements sociaux déferle sur le Maroc. Luttes, grèves et émeutes déstabilisent le pouvoir. Les jeunes précaires occupent l’espace public et participent activement aux émeutes. Le régime ne répond pas par la répression mais par une ouverture. Les partis d’opposition peuvent participer au gouvernement. En 1999, un nouveau roi arrive au pouvoir. Les droits de l’homme sont intégrés au discours officiel et la répression semble moins féroce.

     

    Le syndicat étudiant de l’Unem apparaît comme le creuset des mouvements contestataires, gauchistes ou islamistes. Cette organisation étudiante forme les futures élites. Mais les jeunes contestataires subissent la répression, la clandestinité et la prison. Les trajectoires de ces militants évoluent vers l’action locale et associative. Ils ne s’inscrivent plus dans une remise en cause globale du régime mais agissent pour sa démocratisation.

    Les gauchistes et les islamistes sont issus de la petite bourgeoisie intellectuelle. Les militants sont socialisés dans des familles politisées. Après l’expérience de la prison ou de la répression, les militants continuent leurs activités politiques à travers des associations pour les droits de l’homme. Mais seuls les militants qui disposent du plus important capital culturel et politique, avec des réseaux, continuent leur vie politique. Les autres trouvent davantage de satisfactions dans un « bonheur privé », professionnel et familial.

    Les jeunes militants s’opposent aux partis politiques, en raison de leur dimension autoritaire et électoraliste. Les organisations de femmes s’organisent en marge des partis car leurs problèmes ne sont jamais évoqués dans ce cadre traditionnel. Le militantisme associatif s’oppose au champ politique régit par le calcul cynique et avec la compromission avec les autres partis et le pouvoir. « Selon ces militants, le champ politique se caractérise par son immobilisme auquel vient répondre l’effervescence contestataire de la scène qu’ils animent », indique Frédéric Vairel. De nouvelles pratiques politiques doivent s’inventer en dehors des institutions.

    Les mouvements pour les droits de l’homme deviennent le seul cadre légal pour lutter contre le régime et les rapports de production. Les associations de défense des droits de l’homme abritent souvent les militants d’extrême gauche et les anciens prisonniers politiques qui n’ont pas renoncé à leurs idées.

     

    Des collectifs se forment pour construire une force contestataire dans la durée. Le Forum marocain pour la vérité et la justice (FVJ) regroupe des anciens prisonniers et leurs familles. Ce collectif organise des réunions pour parler des problèmes de la répression dans la démarche d’un groupe de thérapie collective. Mais, progressivement, les moyens d’action sont évoqués. Le collectif ne regroupe donc pas uniquement des militants d’extrême gauche mais s’appuie sur une partie de la population qui a subi directement la répression.

    Le FVJ s’attache à construire une force politique et permet aux personnes de retrouver leur dignité dans la lutte. « Un partie du travail du FVJ a consisté à retourner le stigmate de victime, transformant des identités et des liens fragmentés et localisés en une identité politique commune », observe Frédéric Vairel. Des actions sont organisées, comme les sit-in devant les centres de détention.

    Le FVJ s’appuie sur les témoignages de victimes. Mais, contrairement à la presse, le FVJ refuse toute utilisation misérabiliste et humanitaire. Le collectif donne un sens conflictuel aux témoignages pour dénoncer les causes et les responsables de la répression. Les associations féministes s’appuient également sur des services, comme l’alphabétisation, pour élargir leur capacité de mobilisation.

                     

    Pratiques de lutte

     

    Le sit-in, un rassemblement protestataire, devient le mode d’action central. Il trouve son origine dans les actions d’occupation, valorisées notamment par les jeunes chômeurs. Le FVJ pratique couramment le sit-in avec des slogans qui dénoncent les responsables de la répression. Cette effervescence protestataire permet de construire un rapport de force social qui explique la démocratisation du Maroc. « Contrairement à ce qu’indiquent les points de vue conservateurs, le trait marquant de la libéralisation réside davantage dans la multiplication des démonstrations publiques d’indignation que dans la complexe ingénierie politique qui permet aux partis de l’opposition de sa Majesté d’accéder au gouvernement », analyse Frédéric Vairel.

    Le sit-in permet une occupation de l’espace public. Même lorsque la mobilisation n’est pas massive, elle reste visible. Des tracts et des autocollants permettent d’interpeller les passants. « Vous qui regardez, vous êtes tous concernés », lancent les militants. Le sit-in révèle également la division sexuelle du travail militant. Les dirigeants des collectifs sont tous des hommes. Les organisations comme l’AMDH reproduisent les vieux schémas militants du dogme marxiste-léniniste. Seuls les dirigeants décident du sit-in et planifient son organisation. Ensuite, les actions s’inscrivent dans la vieille routine de l’avant-garde qui doit conscientiser les masses. Les slogans et les banderoles ne sont pas laissés à l’improvisation. En dehors des origines autoritaires des collectifs, la répression explique cet encadrement de la lutte. Les dirigeants des associations peuvent être arrêtés si un slogan attaque directement le régime.

     

    Au-delà de la routine bureaucratique, les rassemblements demeurent des espaces de rencontres et de discussions. « Aux marges du sit-in, on se parle et l’on rit », indique Frédéric Vairel. Un esprit de convivialité s’observe, notamment entre les militants qui ne se sont pas vus de longue date. « D’autres liens que le seul lien politique se nouent. Des ensembles de relations s’y tissent, s’y renouvellent et s’y exposent, qui entourent et renforcent le sentiment d’appartenance à un groupement politique », observe Frédéric Vairel. Les émotions et le plaisir de la mobilisation demeurent un puissant moteur d’engagement.

    Les forces de sécurité marquent fortement leur présence. Le moindre écart se traduit par une répression féroce. Des diplômés chômeurs qui bloquent une rue sont encerclés par la police. Le sit-in ne nécessite pas une autorisation mais peut être réprimé en invoquant la notion floue de « trouble à l’ordre public ».

    Des rassemblements du FVJ rendent hommage aux victimes de la répression. Ces actions, qui s’inspirent des Mères de la place de Mai en Argentine, mêlent émotion et protestation.

     

    En raison de la forte répression, les mouvements sociaux ne s’inscrivent plus dans un horizon révolutionnaire. La moindre émeute peut finir en bain de sang. Ensuite, l’aide internationale oriente également la routine militante. Les associations des droits de l’homme doivent alors gérer des apports financiers. Une professionnalisation et une bureaucratisation se développe, même dans les associations dirigées par des militants d’extrême gauche. L’action devient moins orientée vers les mouvements de lutte et davantage vers un travail d’information avec la diffusion de rapports qui présentent la situation au Maroc.

    Le roi Mohamed VI tente de rompre avec l’autoritarisme d’Hassan II. Les nouvelles élites politiques ne sont plus issues de la police, mais du marxisme-léninisme. Les anciens contestataires sont recrutés par le pouvoir pour participer à la transition démocratique. La monarchie ne s’appuie donc pas uniquement sur la répression pour encadrer les mouvements de lutte mais favorise également leur institutionnalisation. Pour de nombreux militants, le régime ne doit plus être supprimé mais aménagé. Mais des débats traversent les associations. Certains contestataires refusent toute forme de compromission avec un régime toujours considéré comme autoritaire.               

     

    Mouvement du 20 février

     

    En 2011, la vague de contestation du « Printemps arabe » se propage au Maroc. Mais la diversité des situations politiques empêche un effet domino dans la chute des régimes autoritaires. Pourtant, le 20 février 2011 marque un véritable tournant au Maroc. Un soulèvement populaire amorce une « période de réformes où politique dans la rue et politique dans les palais s’articulent, se répondent et s’opposent », analyse Frédéric Vairel.

    Des manifestations et rassemblements attaquent directement le régime. Comme dans de nombreux pays arabes, les autorités se sentent menacées. Le roi du Maroc est même obligé d’annoncer une révision de la constitution. Le mouvement du 20 février ne semble pas entièrement spontané. Il regroupe des jeunes urbains qui ne sont pas issus de familles aisées. Ces activistes ont déjà participé à des collectifs ou à des partis. Mais ils rejettent la discipline partisane et l’autoritarisme de ses formes d’organisation. Ils remettent également en cause la religion et les valeurs patriarcales. La question de la justice sociale demeure majeure, avec celle des libertés démocratiques, et des rassemblements s’organisent dans les quartiers populaires.

    En revanche, le mouvement du 20 février ne s’inscrit pas dans un horizon marxiste, révolutionnaire et internationaliste. Cette contestation se réfère au monde arabe et revendique une démocratisation du régime, et non pas son renversement.

    Les partis et syndicats se tiennent à l’écart de ce mouvement. Ses revendications sont jugées classiques mais son organisation se révèle incontrôlable. Le mouvement dénonce la corruption et le pouvoir de l’argent, mais n’attaque jamais directement le régime. « Sa réforme constitutionnelle ou parlementaire est souhaitée, certainement pas sa chute. C’est là un bon indice de la légitimité de cette institution : les acteurs politiques marocains, y compris les plus radicaux, n’imaginent ni ne revendiquent d’autres modalités de gouvernement », observe Frédéric Vairel. Le mouvement ne prend pas d’ampleur, contrairement à la Tunisie ou l’Égypte. Seuls quelques secteurs professionnels participent à la lutte. Ensuite, l’occupation de la rue est brutalement réprimée avec de violents matraquages.

     

    Le livre de Frédéric Vairel propose un éclairage original sur la situation au Maroc. Il brise l’image véhiculée par le régime et l’industrie touristique. Les sciences politiques opposent trop souvent la sociologie des mouvements sociaux et l’attention portée aux institutions et aux politiques publiques. Les analyses des Frédéric Vairel permettent de croiser ses deux approches pour montrer leur influence réciproque. Les défenseurs du régime monarchique au Maroc insiste sur son evolution et sa democratisation. Mais ce sont bien les mouvements sociaux qui permettent quelques ameliorations de la situation. Ensuite la répression demeure brutale et le régime n’hésite pas à récupérer les dirigeants des mouvements sociaux pour affaiblir la contestation.

    Pourtant, l’étude de Frédéric Vairel connaît quelques limites. Il considère que les islamistes font partis des mouvements sociaux. Ses réactionnaires ne s’inscrivent dans aucune perspective de transformation sociale et veulent renforcer l’ordre dominant malgré leur opposition au régime. Leur presence dans le mouvement du 20 février ne prouve que la faiblesse et la confusion de ce ressemblement hétéroclite sur les bases politiques les plus limités.

    Enfin, Frédéric Vairel, en bon sociologue, ne semble pas toujours saisir l’originalité et la spontanéité de l’évènement. La révolte de 2011 ne correspond pas aux cadres classiques de la routine militante. Même si l’approche sociologique et historique permet aussi de montrer les origines de ce soulèvement. Le mouvement du 20 février permet de developer des pratiques de lutte qui sortent de la hiérarchie marxiste-léniniste pour adopter unr organisation plus horizontale et libertaire. Mais un renversement du régime au Maroc ne peut passer que par l’émergence d’un veritable mouvement de masse. Des grèves permettent de bloquer la production et de mettre en avant la dimension sociale de la lutte. Le mouvement du 20 février se contente de soulever la question des libertés démocratiques mais n’évoque pas l’exploitation capitaliste. Pourtant, les mouvements de lutte qui permettent de renverser des régimes autoritaires articlent lutte contre la repression et lutte contre l’exploitation et la misère.

     

    Source :

     

    Frédéric Vairel, Politique et mouvements sociaux au Maroc. La révolution désamorcée ?, Presses de Sciences Po, 2014

     

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    Pour aller plus loin :

     

    Vidéo : Conférence: "Révolte dans le monde arabe: vers un changement politique ?", publié sur le site UQUAM TV le 8 février 2011

    Frédéric Vairel, « "Qu’avez-vous fait de vos vingt ans ?" Militantismes marocains du 23-mars (1965) au 20 février (2011) », L’Année du Maghreb, VIII | 2012

    Julie Chaudier, Maroc : « L’idée de révolution a disparu », selon Frédéric Vairel [Interview], publié sur le site Yabiladi le 13 décembre 2014

    Textes de Frédéric Vairel publié sur le site Cairn

    Olivier Mongin, Note de lecture publiée dans la revue Esprit le 1er décembre 2014

    Béatrice Hibou, Le mouvement du 20 février, le Makhzen et l'antipolitique. L'impensé des réformes au Maroc, publié par le CERI / Sciences Po

    Indymedia Nantes, Maroc : Le Mouvement du 20 février en Europe, publié le 17 juin 2014

     

    http://www.zones-subversives.com/2015/02/les-nouveaux-mouvements-sociaux-au-maroc-2.html

  • La jeunesse tunisienne entre déception et engagement (Orient 21)

    Première rencontre Orient XXI à Tunis

    Quatre ans après les soulèvements de 2011, que devient la jeunesse arabe ? Cette question a été le thème d’une rencontre organisée le vendredi 6 février à Tunis par Orient XXI et le programme Wafaw. Elle a permis de mettre en lumière, notamment, le désenchantement ressenti par une grande partie des jeunes Tunisiens, qui ne se retrouvent pas dans le paysage politique qui a émergé depuis la chute de Zine el-Abidine Ben Ali.

    Sous le titre «  Après les révolutions, les jeunes toujours à la marge  ?  », la manifestation a attiré un public important et suscité un nombre conséquent de questions et de commentaires. Elle s’est déroulée en trois parties, indistinctement en arabe et en français, elles-mêmes précédées par une présentation d’Orient XXI.

    Le nombre de diplômés chômeurs ne cesse d’augmenter

    Le premier panel intitulé «  Conditions économiques et contestations sociales  » a fait le constat d’une jeunesse tunisienne désenchantée, pour ne pas dire désemparée. Citant une étude de terrain récente, la politologue Olfa Lamloum, membre de l’équipe d’Orient XXI-Tunis, a indiqué que 90 % des jeunes interrogés avaient répondu par la négative à la question «  Votre situation s’est-elle améliorée depuis la chute du régime de l’ex-président Ben Ali  ?  » La chercheuse a aussi insisté sur «  une baisse de moral inquiétante au sein de la jeunesse tunisienne  ». Un propos confirmé par Salem Ayari, de l’Union des diplômés chômeurs (UDC). «  Le nombre de diplômés chômeurs n’a pas cessé d’augmenter depuis 2011  », a-t-il ainsi relevé. «   Les dégâts provoqués par cette situation sont énormes, à commencer par une persistance de l’émigration clandestine et la hausse de la délinquance  ». Pour Ayari, le problème structurel de la divergence entre les cursus universitaires et les besoins du monde du travail reste entier. «  Nous voulons un dialogue national sur ce sujet. Et cela passe aussi par une réflexion sur le modèle économique tunisien car c’est cela qui détermine le type d’emplois auxquels l’université doit préparer  », a-t-il plaidé.

    Le thème de la désespérance de la jeunesse tunisienne est revenu à plusieurs reprises dans les interventions. Alaa Talbi, du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (Ftdes) a lui aussi insisté sur «  l’échec de l’instance éducative  » et rappelé que les revendications socio-économiques de ces jeunes sont identiques à celles qui existaient avant janvier 2011. «  70 % des suicides en Tunisie concernent des personnes âgées de moins de 35 ans. Cela suffit à résumer la situation  », a-t-il expliqué. Une situation préoccupante qui s’ajoute à un sentiment marqué de relégation et de marginalisation éprouvée par la jeunesse des quartiers populaires. Citant des études menées notamment à Hay Ettadhamoun à Tunis, Mehdi Barhoumi, de l’ONG International Alert, a mis l’accent sur le fait que les jeunes déploraient le wasm, la stigmatisation dont leurs quartiers font encore l’objet. «  Avant la révolution, ces quartiers étaient décrits comme des zones de criminalité et de délinquance marquées. Aujourd’hui, ils sont aussi vus comme des bastions du salafisme tandis que les habitants se plaignent de l’insécurité qui y règne et du manque de moyen des forces de l’ordre  ».

    Une contestation sociale toujours réprimée

    Dans un contexte de chômage élevé et de désenchantement quant aux promesses nées de la révolution de 2011, de nombreux jeunes n’ont d’autres recours que la contestation dans la rue. Une démarche qui «  demeure confrontée à la persistance de la criminalisation des mouvements sociaux  », a relevé de son côté Mariem Bribri du collectif C’est mon droit. «  Les jeunes qui manifestent dans la rue sont le plus souvent poursuivis et parfois pour des motifs plus ou moins étonnants comme celui d’avoir entonné des ‘chants irritants’ ou pour avoir commis des ‘outrages par la parole’  », a-t-elle précisé. Analysant les statistiques liées aux poursuites ayant suivi des manifestations dans la rue, Bribri a indiqué que 80 % des personnes mis en cause ont un âge compris entre 14 et 35 ans. Et de réclamer «  la fin de la criminalisation de la revendication sociale et de la répression policière  ». Des termes forts, qui ont rappelé la période de Zine El-Abidine Ben Ali et qui ont fait dire à un militant d’extrême gauche présent dans la salle que «  finalement, la seule différence avec la période de la dictature, c’est qu’aujourd’hui on peut parler plus ou moins librement de cette répression à l’encontre des jeunes et qu’on peut aussi s’organiser au grand jour pour en rendre compte  ».

    De fait, cette question de la répression renvoie aussi au rapport compliqué qu’entretient l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la très influente centrale syndicale, avec d’autres organisations, dont l’Union des diplômés chômeurs (UDC). Intervenant sur ce point, la sociologue Hela Yousfi a d’abord rappelé que «  tous les gouvernements intérimaires depuis janvier 2011 ont maintenu la criminalisation des mouvements sociaux  », notamment ceux menés par des organisations de jeunes. «  L’UGTT a toujours eu un rapport ambivalent avec l’UDC  », a-t-elle précisé. «  Cette dernière, dont les effectifs sont mobilisables pour des actions de terrain a constitué une carte de pression pour l’UGTT, qui n’a pas toujours repris à son compte les revendications de l’UDC. La centrale lui a certes offert un soutien logistique quand il le fallait mais les agendas de ces deux organisations ne sont pas les mêmes  ». Dans les mois et les années qui viennent, l’universitaire a estimé qu’il sera important de suivre «  l’émergence des nouveaux acteurs sociaux et leur prise d’autonomie vis-à-vis de l’UGTT  ».

    Les destins multiples des cyberdissidents

    Le second panel, intitulé «  Que deviennent les cyberactivistes  ?  », a fait référence à l’un des points emblématiques de la révolution de 2011 même si, comme l’a relevé Larbi Chouikha, universitaire et membre d’Orient XXI-Tunis, «  il faut se garder d’attribuer toute la paternité de la chute du régime de Ben Ali aux cyberdissidents  ». Si ces derniers ont joué un rôle actif dans la propagation de l’information et, in fine, de la contestation, le web social tunisien «  est aujourd’hui traversé par de nouveaux rapports de force avec, peut-être un effet de génération  », constate pour sa part Thameur Mekki d’Orient XXI-Tunis. Pour Amira Yahyaoui, lauréate 2014 de la fondation Chirac et — désormais — très célèbre dirigeante d’Al-Bawsala, un observatoire de la vie parlementaire tunisienne, «  les jeunes qui ont été actifs sur Internet jusqu’à la chute de Ben Ali ont été confrontés par la suite au dilemme et aux limites de la reconversion  ». Ainsi, et à quelques exceptions près, nombre d’entre eux se sont tenus à distance des partis politiques. D’autres ont créé ou rejoint des ONG et ont dû faire avec «  la dictature de la neutralité  » afin de mener à bien leur action. Dans la foulée, elle a insisté sur le fait que la liberté d’expression restait menacée en Tunisie, avec une tentation du pouvoir politique d’imposer des lignes rouges telles que celle du «  respect de l’État  ».

    Dans ce panel, les débats ont aussi porté sur la différence entre cyberdissidence et cyberactivisme. L’anthropologue Kerim Bouzuita a estimé que les internautes étant tous devenus des «  cyborgs  », autrement dit des êtres humains aux capacités amplifiées par les machines (portables, ordinateurs, tablettes…), la notion même de «  cyberactivisme  » n’est plus pertinente, le simple terme d’activisme doit s’imposer. De son côté, Lilia Weslaty, du journal en ligne Webdo a indiqué que son choix en terme d’implication au lendemain de la révolution l’a mené à finalement opter pour le journalisme au nom de la mise en place de «  contre-pouvoirs  ». Et d’asséner ces mots forts : «  Le problème, ce n’était pas Ben Ali. C’était nous tous. Nous portions tous le mal de la dictature en nous. Notre pays a besoin de contre-pouvoirs, quelle que soit la nature du régime  ».

    Parmi les interventions de ce panel, il va sans dire que celle de Sami Ben Gharbia, du blog collectif Nawaat et figure de proue de la contestation contre Ben Ali sur Internet, était très attendue. Estimant que la priorité demeurait «  la bataille de la persistance des droits  » arrachés par la révolution de janvier 2011, notamment le droit à l’expression ou à l’initiative, le blogueur a revendiqué le terme «  de cyberactiviste  » et rejeté toute obligation «  de neutralité ou d’objectivité  ». Pour Sami Ben Gharbia, la nécessité de changer la Tunisie doit obliger à se confronter avec n’importe quel gouvernement en place sachant que, dans le même temps, le cyberactivisme pèse peu face à des médias comme la télévision.

    De son côté, Skander Ben Hamda, plus connu comme «  Bullet Skan  », son pseudonyme de cyberactiviste (terme qu’il revendique aujourd’hui encore) a, à sa manière, résumé le sentiment éprouvé par toute la société tunisienne après la fuite de l’ancien président. «  Avant la chute de la dictature, les choses étaient faciles. Nous étions unis car nous voulions sa chute. Par la suite, les divisions sont apparues. Désormais, chacun suit sa voie selon un angle différent. Nous nous sommes séparés mais des choses inquiétantes commencent à nous réunir, comme les menaces contre la liberté d’expression  ». Sofiane Belhaj, autre grande figure du web tunisien — son nom de «  guerre  » étant «  Hamadi Kaloutcha  » — a quant à lui plaidé pour l’usage du terme «  cyberdissident  » rappelant au passage que certains cyberactivistes défendaient le régime de Ben Ali et que l’un d’entre eux, Firas Guefrech, était même devenu depuis un conseiller du président Béji Caïd Essebsi. Plus important encore, «  Kaloutcha  » a dénoncé le fait que «   l’argent déversé par les fondations et les chancelleries étrangères ont fait se perdre l’esprit de la dissidence  ». Et de citer le cas de faux cyberdissidents, apparus comme par enchantement après la chute de Ben Ali et qui ont su capter à leur profit les aides proposées par de généraux donateurs. «  Certains de ceux qui croisaient le fer avec le régime ont quitté le pays, écœurés par le fait que des usurpateurs tiennent le haut du pavé avec leur ONG créée pour l’occasion  ».

    Ce panel, on s’en doute, a soulevé de nombreuses questions et interventions dans le public. Deux d’entre elles méritent d’être signalées. Pour Anouar Moalla, expert en communication, «  l’ennemi commun aux cyberactivistes, autrement dit l’ancien régime, est toujours présent et en voie de recyclage, d’où la nécessité de continuer la lutte et de ne pas céder aux sirènes de la neutralité  ». Quant à Omeyya Naoufel Seddik, du Centre for Humanitarian Dialogue, il a appelé à s’interroger sur le décalage qui peut exister entre la «  satisfaction que peut procurer l’activisme sur le web et la réalité de son impact plus ou moins faible sur le terrain  ».

    Un échec collectif

    L’un des constats réalisés quelques mois après la chute de Ben Ali a été qu’une grande partie de la jeunesse, celle-là même qui était descendue dans la rue, se désintéressait de la politique. Introduite par les deux politologues Khadija Mohsen-Finan (Orient XXI-Tunis) et Laurent Bonnefoy (Wafaw1), la troisième et dernière séance a concerné cette thématique et c’est elle qui a généré le plus de réactions et d’interventions dans le public. Il faut dire que la question est d’importance. Comment, dans un pays où les deux tiers de la population sont considérés comme jeunes, expliquer ce manque de présence de la jeunesse dans la vie politique  ?

    Pour Fayçal Hafiane, conseiller du président Béji Caïd Essebsi, «  la jeunesse a beaucoup été mobilisée lors des campagnes électorales mais a eu tendance ensuite à déserter d’elle-même les appareils politiques  ». Selon lui, les raisons d’une telle désaffection sont à retrouver dans «  une volonté d’obtenir des postes tout de suite par manque de patience  ». Autre raison invoquée, le fait de la persistance d’une méfiance à l’égard des jeunes, à la fois dans les médias mais aussi au sein de l’opinion publique plus encline à privilégier «  la sagesse des plus anciens  ». Un avis plutôt partagé par Osama Al-Saghir, député du parti Ennahda pour qui «  l’absence des jeunes en politique est un échec d’ordre collectif  », notamment lors de l’élaboration des programmes électoraux. Le député a appelé les jeunes à s’organiser en force de proposition de manière à peser sur les choix politiques, notamment dans la perspective des prochaines élections municipales, un rendez-vous électoral d’ores et déjà très attendu et dont la date reste à déterminer (peut-être en 2016).

    Autre figure de la cyberdissidence et se qualifiant lui-même de «  militant indépendant  », Azyz Amami a souhaité inverser la manière dont le sujet est abordé. Selon lui, «  les jeunes ne croient pas au roman politique actuel et ce ne sont pas eux qui sont à la marge mais bien les partis qui n’ont plus prise sur le réel  ». Estimant que la révolution de janvier 2011 n’est pas terminée et qu’elle «  doit être considérée comme un projet à mener jusqu’à la disparition de tous les vestiges du régime déchu  » (ministère de l’intérieur compris), et cela grâce au même «  transpartisanisme  » qui a permis d’abattre la dictature de Ben Ali.

    Intervenant dans ce panel, la politologue égyptienne Chaymaa Hassabo, membre de l’équipe d’Orient XXI, a fourni des éléments de comparaison avec la situation de la jeunesse dans son pays. Les éléments qu’elle a présentés ont fait écho aux diverses interventions de la journée à l’image de la «  criminalisation de toute revendication exprimée par la jeunesse dans la rue  » ou encore «  la fabrication, par les autorités, de faux représentants de la jeunesse  ». Surtout, la chercheuse a estimé nécessaire le fait de s’interroger sur cette idée reçue selon laquelle toute la jeunesse serait «  favorable à la révolution  ». Quant à la question de savoir pourquoi les jeunes Égyptiens ne sont pas actifs en politique, Chaymaa Hassabo a répondu en guise de conclusion que c’est tout simplement «  parce qu’une bonne partie d’entre eux se trouve en prison ou dans les morgues.  »

    Enfin, c’est l’économiste Aziz Krichen qui a clos les interventions sur ce thème. L’ancien conseiller du président Moncef Marzouki a d’abord rappelé la réalité des statistiques : «  Deux tiers des électeurs ne se sentent pas concernés par le processus électoral  », a-t-il précisé, ajoutant que «  85 % des 18-35 ans n’ont pas voté en 2011  » et que cette proportion a été certainement plus élevée en 2014. La faute, entre autres, au fait que cette jeunesse ne s’est pas retrouvée dans ce qui a politiquement émergé comme structures partisanes après janvier 2011. Et de souhaiter que les principales formations politiques tunisiennes s’engagent «  dans une trêve sur le front du débat identitaire  » et que le débat porte désormais sur les questions socio-économiques telles que l’état sinistré de l’agriculture, l’habitat précaire, la mauvaise santé des entreprises et, bien entendu, le chômage des jeunes.

    1When Authoritarianism Fails In The Arab World, programme de recherche multidisciplinaire dirigé par François Burgat, dont l’équipe de chercheurs (tous arabophones) a été formée par l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo). Wafaw est financé jusqu’en 2017 par le Conseil européen de la recherche.

    http://orientxxi.info/magazine/la-jeunesse-tunisienne-entre,0809