Ce qui a changé
Longtemps, en raison des entraves qui empêchaient toute recherche de terrain, les quartiers populaires de Douar Hicher et Ettadhamen de l’agglomération de Tunis, marqués par la relégation et la paupérisation, sont restés pour les sociologues une terra incognita. Mettant à profit la récente levée de ces entraves, les auteurs de cet ouvrage ont mené, neuf mois durant, une enquête quantitative et qualitative inédite sur les jeunes de ces deux quartiers trop souvent réduits à des foyers de « violence salafiste ». Plus qu’une étude détaillée, une mise en lumière d’une certaine Tunisie, largement méconnue.
« Le comportement de la police est toujours le même, la police ne changera jamais, la corruption est toujours là. Quand ils te voient en train de boire, avec dix dinars ils te laissent tranquille », témoigne Zohra, 29 ans, chômeuse et mère célibataire). Mohamed Ali, 21 ans, élève en terminale, activiste dans une association culturelle d’Ettadhamen confirme : « Le même comportement dur (qaswa), ils s’acharnent sur nous d’une façon terrible…On sent que la police, comme on dit, elle nous en veut. La moindre chose qui arrive dans le quartier et la police se déploie d’une manière très forte et réagit violemment. Dans les quartiers, les jeunes ont la haine envers la police. »
Au fil des entretiens, les jeunes hommes, en particulier les plus défavorisés, des quartiers de Douar Hicher et d’Ettadhamen, témoignent de leur ressentiment à l’égard des forces de l’ordre. Ils décrivent des interventions policières violentes, dépourvues de toute mission préventive, les assimilant souvent à des délinquants. Ils rapportent les brutalités et les humiliations lors des « rafles » et relatent les vexations ainsi que les discriminations à l’adresse dont ils sont victimes, au centre ville de Tunis et dans les quartiers aisés, à l’occasion des contrôles d’identité. À Douar Hicher plus particulièrement, les jeunes récriminent ce qu’ils appellent « le couvre-feu » du samedi soir, un déploiement policier intensif censé contenir une éventuelle recrudescence de la délinquance juvénile durant les fins de semaine. Au gré des récits, le divorce entre police et jeunes apparaît comme un fait prégnant dans l’histoire sociale des deux quartiers. Il génère un ressentiment qui marque la trajectoire de bon nombre de jeunes et façonne chez eux une conscience aiguë de l’injustice et de la relégation. L’image de l’autorité publique souffre d’un grand déficit aux yeux des jeunes.
Un pauvre dispositif d’assistance sociale
Ce constat conduit à une question essentielle : dans quelle mesure la révolution a-t-elle provoqué une rupture dans la manière de « gouverner » les jeunes habitants de ces territoires en butte à la précarité et au chômage de masse ? Nos entretiens avec les autorités locales ainsi que la lecture des différentes décisions du conseil local de développement d’Ettadhamen éclairent le volet social de la gouvernance post-14 janvier. Ils révèlent l’absence persistante de toute politique de jeunesse, tant du point de vue des ressorts de l’intervention publique que de celui des structures chargées de sa mise en œuvre. Malgré un discours officiel reconnaissant la « marginalisation politique et sociale des jeunes », les actions spécifiques en faveur de leur intégration sont quasi inexistantes. La seule mesure prise a consisté à réactiver, sous le gouvernement de Ghannouchi (17 janvier 2011-27 février 2011), la loi sur les « chantiers » dont l’impératif premier était de désamorcer la conflictualité sociale. Ainsi, en 2011, les municipalités de Douar Hicher et Ettadhamen avaient recruté sans contrat des jeunes chômeurs sans qualification. À l’été 2014, sous l’effet de la mobilisation, une dizaine d’entre eux ont obtenu des CDI. Force est donc de constater que presque quatre années après la révolution, une majorité de jeunes dans les deux quartiers demeurent exclus de tous les attributs de la citoyenneté sociale (assurance maladie, protection sociale, équipements collectifs) et privés de tout accès à des infrastructures cultuelles ou de loisirs…
Faute d’une stratégie politique d’inclusion sociale et économique en faveur des jeunes, le dispositif de l’assistance publique demeure le seul outil de l’agir social du pouvoir auprès de ceux-ci. L’aide sociale, loin de colmater les brèches du chômage juvénile de masse, ne représente qu’une très faible prestation facultative attribuée aux personnes les plus démunies. À Ettadhamen, par exemple, le nombre des bénéficiaires de la gratuité des soins ne dépasse pas les 976 personnes tous âges confondus, tandis que seuls 750 ménages profitent des aides réservées aux familles nécessiteuses.
À Douar Hicher, l’action sociale publique en direction des jeunes en situation de grande difficulté s’adosse au Centre de défense et d’intégration sociale (CDIS), une structure de proximité aux moyens très limités, mise en place en 1991 et affilée au ministère des affaires sociales. Or, malgré le grand dévouement de ses éducateurs sociaux, le CDIS est loin de pouvoir faire face tout seul.
Il convient, néanmoins, de souligner deux changements dans le dispositif institutionnel local. Le premier concerne les prérogatives du délégué (mou’tamad). Fonctionnaire civil attaché au ministère de l’intérieur, celui-ci incarnait naguère l’ordre autoritaire et la corruption institutionnalisée. Fin 2011, une nouvelle loi a limité ses pouvoirs et lui a retiré le contrôle de l’aide sociale, qui relève désormais de la compétence du ministère des affaires sociales. Le deuxième changement renvoie à l’ouverture, en 2012, des délégations spéciales et du Conseil de développement local à la société civile et politique. En dépit de son importance, cette démarche s’apparente davantage à une volonté d’implication sélective de partenaires locaux cooptés. Sans nul doute, ces deux changements témoignent d’une évolution dans le rapport entre citoyen et État. Ils sont pourtant loin de provoquer une rupture avec les modes de gouvernance antérieurs, dans la mesure où ils ne traduisent pas une vision stratégique des manières et des procédés inclusifs permettant de prendre en compte les besoins des jeunes.
La fonction économique de l’appareil sécuritaire
Quid du volet sécuritaire de la gouvernance ? Sous Ben Ali, le dispositif sécuritaire remplissait trois fonctions. Une fonction politique, en assurant la pérennité de l’ordre autoritaire par l’endiguement de toute forme de contestation. À Douar Hicher et Ettadhamen, celle-ci s’est déployée prioritairement, plus de vingt ans durant, à l’encontre de l’opposition islamiste, nahdhaoui dans les années 1990 puis parallèlement salafiste au lendemain de l’attentat de Djerba (attentat-suicide contre la synagogue de la Griba en avril 2002 ayant fait 19 morts).
À partir des années 1990, la « privatisation de l’État », entendue ici comme l’accaparement des ressources économiques publiques et privées par Ben Ali et son entourage, confère à l’appareil sécuritaire une fonction économique. Celui-ci est en effet impliqué dans la régulation des activités en marge de la légalité et autres formes de ponction et de racket. Plusieurs récits que nous avons recueillis rapportent la participation de la police à diverses activités illicites à Douar Hicher et Ettadhamen. La dernière fonction est sociale. Elle se renforce dans le sillage de l’application des politiques d’ajustement structurel. Le dispositif sécuritaire veille au maintien de l’ordre social en jetant un filet policier étroit sur ces deux quartiers de relégation. Des rafles, et plus tard la loi 52-1192 — qui prévoit une peine d’emprisonnement de 1 à 5 ans et une amende de 1 000 à 3 000 dinars (472 à 1 418 euros) pour les consommateurs de cannabis — permettront, sous couvert de lutte contre la délinquance juvénile et la consommation des drogues, de renforcer la contention des « classes dangereuses » et l’encadrement de leur mobilité.
À l’évidence, si la révolution a bousculé les fonctions prédatrice et politique de l’appareil sécuritaire, elle est loin d’avoir altéré son rôle social. En témoigne Thameur, un jeune rappeur de Douar Hicher : « Vous voyez comment on est devenus au quartier. Il y a des jeunes qui passent une année sans descendre en ville, car la police peut arrêter le bus numéro 56, juste avant le tunnel ou au terminus de Bab al-Khadra, pour contrôle de papiers, et au hasard elle classe les individus : "Toi viens par ici ! Toi par là !" Même un étudiant, on lui trouve un prétexte pour l’envoyer faire son service militaire ! »