Théorie - Page 12
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Gilbert ACHCAR, Marx et l’orientalisme
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Gilbert Achcar sur France 24
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Gilbert Achcar: Premier bilan des révolutions qui ébranlent la région arabe
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Soulèvement arabe et complexité de la révolution (Université de Nantes)
Résumé de la vidéo:
"L’onde de choc révolutionnaire qui secoue l’espace arabophone depuis 2011 puise son énergie dans l’accumulation de problèmes sociaux suscités par des décennies de blocage économique. Toutefois, plusieurs facteurs compliquent considérablement la donne politique à l’échelle régionale : la nature des États, celle de leurs bases populaires, la convergence de forces antithétiques dans la lutte contre les dirigeants du moment, les divers pôles de la contre-révolution régionale, les politiques des puissances mondiales. On dressera un bilan des soulèvements en cours à la lumière de ces paramètres en accordant une attention particulière aux cas égyptien et syrien." Gilbert Achcar
Présentation de l'intervenant
Gilbert Achcar est Professeur en études du développement et relations internationales à l’École des études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres.
Les conférences de l’Institut d’Etudes Avancées de Nantes
L’Institut d’Etudes Avancées de Nantes est une fondation reconnue d’utilité publique dont la mission est d’accueillir en résidence des chercheurs choisis pour l’excellence et le caractère innovant de leurs travaux. L’ambition particulière de l’IEA de Nantes est de tisser des relations d’un type nouveau entre chercheurs du "nord" et du "sud", en s’ouvrant largement à ces derniers et en permettant à chacun de confronter la façon dont il perçoit les questions qui, avec le processus de globalisation, se posent désormais à tous. -
Gilbert Achcar par France 24
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Retour sur le «printemps arabe» (Le Monde Diplomatique)
Qui sont les moteurs des révoltes arabes ? Des ouvriers aux membres des professions libérales, chacun a joué un rôle, mais bien différent selon le pays.
La révolte arabe, déclenchée par la protestation qui éclata dans la ville tunisienne de Sidi Bouzid après le suicide du jeune Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010, confirme largement cette idée : lors d’un mouvement populaire de grande ampleur, uni autour de l’opposition à un régime despotique et de la revendication d’un changement démocratique, il est fréquent de voir s’associer la majorité des couches moyennes et les catégories les plus démunies de la société.
Marchand ambulant de condition précaire et misérable, Bouazizi présentait le profil type des protestataires du « printemps arabe », cette masse composée de millions de jeunes et de moins jeunes appartenant soit au secteur dit informel — celui des « chômeurs déguisés » vivant d’expédients en attendant de trouver un emploi —, soit au groupe des chômeurs formels. A ces masses se sont jointes, en Tunisie et en Egypte, les forces organisées ou inorganisées des travailleurs salariés, du fait de l’existence dans les deux pays d’un mouvement ouvrier dont les luttes ont constitué le préambule du « printemps arabe ».
Là où se sont produits des soulèvements massifs (Bahreïn, Egypte, Libye, Syrie, Tunisie et Yémen), ce vaste front des groupes les plus défavorisés de la société a été rejoint par l’essentiel des couches moyennes : travailleurs individuels, tant traditionnels (artisans et boutiquiers) que modernes (professions libérales, notamment avocats, ingénieurs et médecins), salariés apparentés — enseignants du supérieur, journalistes, cols blancs (fonctionnaires et employés des services commerciaux ou financiers) et petits entrepreneurs.
Quand le régime n’avait pas imposé un climat de terreur paraissant exclure toute protestation — c’est-à-dire en Tunisie et en Egypte principalement —, une recrudescence des luttes politiques et sociales a précédé les mouvements de révolte. En Egypte, elles étaient surtout le fait de la classe ouvrière, le pays ayant connu entre 2006 et 2009 la plus grande vague de grèves ouvrières de son histoire, jusqu’à la révolution du 25 janvier 2011 (1). En Tunisie, ces luttes politiques et sociales étaient davantage liées à la question du chômage et du népotisme, avec notamment les émeutes de 2008, déclenchées dans le bassin minier de Gafsa (2).
Par leur composition, les couches moyennes n’ont pas une attitude politique homogène
Dans ces deux pays, d’autres actions en faveur de la démocratie ont été également menées, au cours de la même décennie, par des avocats et des journalistes. Ces professions ont constitué des vecteurs éminents de la protestation, tandis que leurs membres s’engageaient dans des combats directement politiques, par exemple au sein du mouvement égyptien Kefaya (« Ça suffit »), longtemps fer de lance de la contestation contre les manipulations électorales de M. Hosni Moubarak et également désireux de contrecarrer sa volonté de voir son fils lui succéder à la présidence du pays.
Des jeunes issus majoritairement des couches moyennes, fortement connectés à Internet, ont également été au premier rang des protestations, qu’il s’agisse des blogueurs (3) — cibles de la répression dans plusieurs pays arabes — ou, de façon plus organisée, du mouvement égyptien des Jeunes du 6 avril, créé en solidarité avec la grève des travailleurs — du textile, en particulier — de la ville industrielle de Mahallah Al-Koubra, en 2008.
En outre, du Maroc à Bahreïn en passant par l’Egypte et la Syrie, les catégories intermédiaires sont très présentes dans les deux instances d’organisation des soulèvements : les réseaux sociaux et les mouvements politiques. Le rôle des réseaux sociaux a certes pu être exagéré au cours des premiers mois — notamment pour présenter les révoltes comme Western friendly (bien disposées à l’égard de l’Occident) —, il n’en reste pas moins déterminant. Contrairement aux idées reçues, les usagers d’Internet proviennent aussi des milieux démunis, qui se connectent à domicile ou au cybercafé — sans parler des téléphones portables, qui ont également permis aux opposants de communiquer.
Quant aux forces politiques qui se sont investies dans les soulèvements, des couches moyennes en composent l’essentiel. C’est en particulier le cas d’Ennahda en Tunisie, qui appartient à la mouvance des Frères musulmans. Certains de leurs responsables affichent un fort tropisme capitaliste, à l’instar de M. Khairat Al-Shater, le richissime homme d’affaires dont les Frères musulmans ont voulu un temps faire leur candidat à l’élection présidentielle égyptienne (lire « Les Frères musulmans égyptiens pris au piège du pluralisme »).
On retrouve là une constante du rôle politique des couches moyennes : par leur composition même, elles ne sauraient avoir une attitude homogène sur le long terme. Elles ont tendance à se scinder entre les deux pôles de la société qui les encadrent. Du Maroc à la Syrie, la mouvance des Frères musulmans constitue un bloc hétérogène de membres de ce groupe et de la bourgeoisie d’affaires. Une fois dépassée l’étape démocratique initiale, le mouvement populaire se scinde, comme en Tunisie et en Egypte. Les organisations politiques s’opposent à la poursuite des luttes sociales des salariés, dénoncées comme « catégorielles », tandis qu’une bonne partie des jeunes issus des couches moyennes, y compris ceux qui ont adhéré à ces organisations, entendent poursuivre la révolution.
Gilbert Achcar mai 2012
Professeur à l’Ecole des études orientales et africaines (SOAS) de l’université de Londres. Son prochain ouvrage, portant sur le soulèvement arabe, paraîtra aux éditions Sindbad - Actes Sud à la fin de 2012. -
Soulèvements arabes : le peuple a voulu, veut et voudra (Npa)
Le Moyen-Orient et le Maghreb sont-ils en train d’être bouleversés ? Un processus révo- lutionnaire est-il en train de s’y développer ? Ou, au contraire, a-t-on surestimé les poten- tialités d’un « printemps arabe » qui s’essoufflerait sans que la donne soit fondamen- talement changée ? C’est à ces questions, et à d’autres encore, que Gilbert Achcar entre- prend de répondre dans son récent ouvrage Le peuple veut1, première tentative (réussie) d’étude systématique du processus en cours en le resituant dans son historicité.
Dès l’introduction de l’ouvrage, Gilbert Achcar rappelle « [qu’il a] décrit les soulèvements en cours, dès les premiers mois de 2011, comme constituant un processus révolutionnaire prolongé ou à long terme, une formulation qui permet de concilier la nature révolutionnaire de l’événement et son inachèvement »2. Les processus révolutionnaires posent la question de la temporalité de la transformation sociale, et invitent à se débarrasser de toute conception graduelle, ou linéaire, du temps politique. « On ne saurait se représenter la révolution elle-même sous forme d’un acte unique : la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profondes »3.
« La » révolution ne peut se résumer à un « grand soir », au cours duquel l’ancien s’écroulerait soudain et le nouveau le remplacerait : elle est un processus qui s’inscrit dans la durée, au sein duquel se succèdent, parfois de manière très rapprochée, le flux et le reflux, les avancées et les reculs, le calme et la tempête. « Les révolutions ont leur propre tempo, scandé d’accélérations et de ralentissements. Elles ont aussi leur géométrie propre, où la ligne droite se brise dans les bifurcations et les tournants brusques »4. Dans le monde arabe, et ce malgré l’absence de continuité apparente du processus de transformation révolutionnaire, un mouvement de fond est en cours, qui a déjà abouti, en l’espace de quelques mois, à la chute de trois des plus féroces dictatures du monde arabe, et qui en fait vaciller bien d’autres. C’est ce mouvement de fond qu’Achcar se propose d’explorer, et ce de manière « radicale » : « Le processus révolutionnaire dans la région arabe étant en cours et pour longtemps encore, toute chronique qui cherche à être à jour risque d’être dépassée avant même de sortir de l’imprimerie. Ce livre se propose plutôt d’analyser la dynamique des événements afin de tenter d’en dégager les grands enseignements et d’en scruter l’horizon. Il s’agit d’une exploration radicale du soulèvement arabe dans les deux sens de la radicalité : une exploration qui se propose de repérer les racines profondes du phénomène et qui partage la conviction qu’il n’y a de solution durable à la crise qu’il manifeste que par leur transformation ».
Conditions objectives
Achcar reprend à son compte la thèse de Marx selon laquelle les révolutions sont le produit de trop grandes contradictions entre le développement des forces productives (capacités humaines et matérielles de production économique) et les rapports de production (mode de propriété, d’exploitation et de redistribution économiques). Pour mettre à l’épreuve cette thèse, Achcar étudie avec minutie les structures économiques et sociales du monde arabe et leurs évolutions au cours des dernières décennies, établissant l’existence d’un véritable « blocage » dans le développement économique, malgré les richesses naturelles et humaines de la région. Ce blocage se traduit notamment par des taux de chômage qui sont les plus élevés au monde, notamment chez les jeunes et les femmes, et par une croissance exponentielle de la misère et des inégalités sociales.
Ce blocage n’est néanmoins pas essentiellement dû, selon Achcar, à des contradictions intrinsèques au mode de production capitaliste, mais bien aux modalités spécifiques du capitalisme dans la région, improbable et instable synthèse entre capitalisme d’État bureaucratique et capitalisme néolibéral corrompu, dont les traits principaux sont les suivants : « patrimonialisme, népotisme et capitalisme de compérage, pillage des biens publics, hypertrophie bureaucratique et corruption généralisée, sur fond de débilité, voire d’inexistence, de l’état de droit et de grande instabilité sociopolitique ». La description de cette configuration spécifique permet d’établir que les conditions étaient en réalité réunies pour une explosion généralisée : le développement économique étant structurellement entravé par un mode particulier de gestion du capitalisme par les pouvoirs en place, qui ont toujours considéré l’État comme un outil destiné à satisfaire les besoins matériels et symboliques de leur clan et/ou de leur clientèle, la résolution des contradictions entre les intérêts immédiats des peuples de la région et ceux des groupes dominants passait par une remise en cause de l’ensemble des formes de domination, y compris politique.
Sujets révolutionnaires
C’est ce qui permet de comprendre l’exceptionnelle ampleur et l’inscription dans la durée des soulèvements en cours. Les premières traductions visibles, sur le champ politique, des soulèvements (victoire des courants politiques islamiques), ne signifient pas la fin du processus révolutionnaire. Elles confirment en réalité que nous sommes aujourd’hui dans un entre-deux, au sein duquel cohabitent des éléments de rupture et des éléments de continuité, une période de crise au sens gramscien du terme : « La crise consiste précisément dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas encore naître ; durant cet entredeux, une grande variété de symptômes morbides se font jour »5. Comme l’explique Achcar, les résultats électoraux en Tunisie et en Égypte doivent être considérés comme l’expression, dans un contexte particulier et mouvant, des rapports de forces entre courants politiques organisés, produits de décennies de dictature et de répression, et donc comme une étape au sein d’un processus dans lequel des millions de personnes sont investies.
En effet, même si l’implication des masses populaires est à relativiser selon les pays, il n’en demeure pas moins que dans chacun des cas, c’est la mobilisation de dizaines de milliers, de centaines de milliers, voire de millions d’individus qui a radicalement changé les coordonnées politiques et sociales. Ceux qui résument les événements qui se sont produits en Tunisie à une « révolution de palais » semblent oublier que Ben Ali serait toujours au pouvoir sans les mobilisations de rue. Ceux qui ne voient en Egypte qu’un « putsch militaire » relativisent considérablement les manifestations de la place Tahrir. Le rôle majeur joué par l’OTAN dans la chute de Kadhafi ne doit pas occulter la réalité du soulèvement de Benghazi.
Cette implication des peuples dans les processus en cours interdit toute lecture réductrice qui verrait dans les résultats des scrutins électoraux le symptôme d’une « confiscation » définitive de la révolution par des groupes contre-révolutionnaires. Après avoir établi les causes profondes du mouvement en cours, l’auteur se livre à une étude des évolutions de la situation dans six pays (Tunisie, Égypte, Yémen, Syrie, Libye, Bahreïn) et démontre, par les ressemblances et les dissemblances entre les situations nationales, qu’un processus long est bel et bien à l’œuvre au niveau régional. Il ne s’agit évidemment pas de nier les spécificités de chacun des États arabes et de chacun des soulèvements : il est au contraire particulièrement utile de penser les singularités de chacun des mouvements en cours pour mieux dégager les traits caractéristiques du processus révolutionnaire.
Quel avenir ?
Les cas égyptien et tunisien démontrent en effet que la situation est loin d’être stabilisée en raison de l’accession au pouvoir de courants qui se refusent à remettre en cause le dispositif régional et privilégient les rapprochements avec les États-Unis, dont ils partagent notamment les options économiques. Or, c’est précisément parce que ces courants sont par nature incapables de répondre aux enjeux de la crise socio-économique qui a généré les soulèvements que leur légitimité est, à peine plus d’un an après leur accession au pouvoir, déjà érodée. Produits d’une crise qu’ils ne peuvent résoudre, les courants islamiques sont confrontés à des luttes sociales d’ampleur, notamment en Égypte où les grèves et mobilisations des travailleurs n’ont jamais été aussi nombreuses qu’au cours de l’année 2012.
Si nul ne peut pronostiquer les développements à venir dans le monde arabe, l’ouvrage de Gilbert Achcar démontre largement que nous n’en sommes qu’au début d’un long processus dont les causes sont profondes et dont les problématiques ne peuvent être résolues par un simple changement d’élite au pouvoir. L’irruption sur la scène politique de millions de jeunes, de femmes, de travailleurs, qui refusent la fatalité et se pensent comme les premiers sujets de leur histoire, représente un saut qualitatif majeur. Comme le résume Maha Abdelrahman, de l’Université de Cambridge, citée par Achcar dans sa conclusion : « Sans mesures pour résoudre leurs injustices vécues, leurs revendications longtemps ignorées et leurs conditions de vie en détérioration permanente, il est difficile d’imaginer comment ces millions pourraient être convaincus de revenir chez eux et d’abandonner leur lutte pour la justice, tant politique qu’économique ». Par Julien Salingue.
Revue Tout est à nous ! 44 (juin 2013)
Notes
1. Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Gilbert Achcar, Sindbad Actes Sud, février 2013, 432 pages, 24,80 euros.
2. Sauf mention contraire, les citations sont extraites du livre de Gilbert Achcar.
3. Lénine, Que Faire ? V°, c) (1902).
4. Daniel Bensaïd, « Les sauts ! Les sauts ! Les sauts ! Lénine et la politique », in Bensaïd, La politiquecomme art stratégique, Paris, Syllepse, 2011.
5. Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks, Quintin Hoare et Geoffrey Nowell Smith (eds), International Publishers, New York, 1971, p. 276.
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La région arabophone, entre changement progressiste et barbarie (Contretemps)
Entretien avec Gilbert Achcar
Dans votre dernier livre, vous donnez une place très importante à la nature du capitalisme dans la région qui s’étend de l’Afrique du Nord au Moyen Orient. Pouvez-vous définir en quelques mots ce que vous entendez par « capitalisme patrimonial et rentier » ? Comment se fait-il que cette forme de capitalisme ait pris racine dans l’ensemble de la région Afrique du Nord / Moyen Orient ?
Je parle d’Etats patrimoniaux et rentiers, et non de « capital patrimonial et rentier ». La région arabe, que j’appelle également « espace arabophone » pour éviter toute confusion avec une description «ethnique», est une concentration unique au monde d’Etats à la fois patrimoniaux et rentiers, ces deux caractéristiques étant ici étroitement liées. Il s’agit bien, dans leur majorité, d’Etats patrimoniaux au sens classique de la catégorie wébérienne, avec une minorité d’Etats néo-patrimoniaux. La différence, c’est que dans le patrimonialisme classique, les familles régnantes (formule qui s’applique aussi bien aux monarchies qu’aux soi-disant républiques dans la région) possèdent littéralement l’Etat et ne se contentent pas de l’exploiter à la manière des pratiques néo-patrimoniales. Les dirigeants patrimoniaux peuvent tous dire « l’Etat, c’est moi » à l’instar de la formule attribuée à Louis XIV.
Il s’agit également d’Etats rentiers, au sens où une partie importante, sinon prédominante, des revenus étatiques provient de rentes diverses – d’abord et avant tout la rente liée aux hydrocarbures, bien entendu, mais aussi d’autres formes de rentes, dont la plupart sont dérivées de la première, tels que les rentes dites « stratégiques » que versent les Etats pétroliers à certains Etats prédateurs dans la région (l’Irak et la Syrie baassistes en constituaient un bon exemple). Les financements occidentaux octroyés à certains régimes, comme ceux que versent les Etats-Unis à l’Egypte et à la Jordanie, relèvent également de cette dernière catégorie.
Ces deux caractéristiques dominantes des Etats de la région – étroitement liées à sa richesse en hydrocarbures, qui apparaît dès lors comme une « malédiction du pétrole » – déterminent un type particulier de capitalisme, ce que j’ai décrit comme étant une modalité régionale particulière du mode de production capitaliste. Le capitalisme régional est de manière fortement prépondérante un capitalisme « politiquement déterminé » (encore un concept que j’emprunte à Weber), c’est-à-dire un capitalisme dont le sort ne dépend pas du marché, mais de ses relations avec le pouvoir étatique. En outre, le caractère despotique des régimes régionaux crée un contexte d’arbitraire et d’imprévisibilité qui est aux antipodes des conditions d’épanouissement d’un capitalisme idéal-typique, agent de développement économique et social.
Si l’on suit votre raisonnement, il semblerait que la synchronisation des processus révolutionnaires arabes soit fortement corrélée à une économie politique commune. Comment expliquer cette corrélation ?
Oui, c’est bien cette économie politique commune, comme vous dites, qui explique l’extension fulgurante du soulèvement, parti de Tunisie, à l’ensemble des pays de l’espace arabophone, de la Mauritanie jusqu’à la Syrie et à l’Irak. Il y a certes un ensemble de facteurs – linguistique, culturel et historique – qui sous-tend le fait que ces pays constituent une entité géopolitique commune. Et certes encore, ces facteurs ont été considérablement renforcés par l’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Le rôle de la télévision satellitaire dans la création d’un « espace public » arabophone bien plus pluraliste que ce qui existait auparavant dans la plupart des pays de la région a été largement souligné, et il est indéniablement important. De même les réseaux de communication rendus possible par l’Internet, et notamment les réseaux sociaux, ont été de puissants facteurs de synchronisation. Toutefois, les soulèvements ne se transmettent pas par simple contagion en l’absence d’un terrain favorable.
Afin qu’il y ait contagion révolutionnaire, il faut que les conditions de l’embrasement soient réunies. C’est ici qu’intervient cette économie politique commune, cette modalité particulière du mode de production capitaliste qui fait que le développement de la région est bloqué depuis des décennies, même en comparaison des autres ensembles géopolitiques afro-asiatiques. Le blocage de la croissance a produit très naturellement un chômage massif, les Etats arabes détenant le record mondial des taux de chômage, depuis plusieurs décennies également. Ce chômage est aggravé paradoxalement par la richesse relative de la région qui fait que celles et ceux qui sont disposés à se contenter des palliatifs de « l’économie informelle » sont proportionnellement moins nombreux ici que dans les régions comparables. Il s’agit très majoritairement d’un chômage de jeunes, avec une proportion élevée de jeunes diplômé/es. C’est là, dans cette source majeure de frustration de la jeunesse, que réside la médiation la plus directe entre le blocage économique et le soulèvement.
Pour approfondir un peu plus cette question, est-ce que l’on peut tracer un lien entre le capitalisme patrimonial d’une part, et d’autre part les aspects et revendications démocratiques des soulèvements arabes ?
Tout mécontentement qui plonge ses racines dans une condition socio-économique finit par se politiser au contact de la répression étatique, encore plus lorsqu’il se traduit en protestation de masse. C’est ainsi que ce qui a démarré avec des revendications portant sur l’emploi et le revenu a très vite évolué en volonté de renversement des régimes : « le peuple veut renverser le régime » dit le slogan le plus répandu du soulèvement régional, auquel j’ai emprunté le titre de mon ouvrage. La politisation et la radicalisation révolutionnaire sont d’autant plus rapides que le régime est oppressif et que son caractère corrompu saute aux yeux. Le rejet d’un régime perçu à juste titre comme une entreprise de pillage des ressources du pays par une minorité de malfrats débouche sur la revendication démocratique d’autant plus naturellement qu’il n’y a pas de direction « charismatique » capable de s’ériger en prétendant naturel au pouvoir. La chance du soulèvement arabe est l’absence d’équivalents arabes de Khomeiny : c’est toute la différence entre un Morsi et un Khomeiny, comme je l’explique dans l’ouvrage.
Abordons maintenant la variété au sein de la révolution arabe. On sait désormais que la concaténation des aspects que vous avez abordés (crise/échec du néolibéralisme, crise de légitimité au sommet, dynamique révolutionnaire à l’échelle de la région) a donné lieu à des issues très différentes. Comment comprendre que les révolutions en Tunisie et en Égypte aient pu, d’une certaine manière, triompher – en renversant les deux grands chefs d’États et en engageant une refonte constitutionnelle ?
Si les soulèvements en Tunisie et en Egypte ont pu « triompher » si aisément (en termes relatifs, bien sûr) et si rapidement, c’est précisément parce qu’ils n’ont pas été des révolutions accomplies. Ce qui s’est passé dans ces deux pays, c’est le renversement du sommet de l’iceberg – l’autocrate et ses proches – et le remaniement plus ou moins important des institutions politiques, sans que « l’Etat profond », en particulier son noyau dur constitué par les forces armées, ainsi que la structure socio-économique typique du capitalisme spécifique qui dominait dans la région ne soient sérieusement affectés. Ce « scénario » a été rendu possible par le fait que le pouvoir n’était que néo-patrimonial dans les deux pays. Ni Ben Ali, ni Moubarak ne « possédaient » l’Etat à la manière d’un Mohammed VI ou d’un Kadhafi. Ils ont pris le contrôle d’un Etat qui leur préexistait et qui a préservé une certaine autonomie institutionnelle avec un minimum de fonctionnement « légal-bureaucratique ».
Dans les deux pays, en réalité, le départ de l’autocrate a été déterminé par son abandon par les militaires. En Egypte, cela a même pris la forme d’un coup d’Etat des plus classiques : communiqués militaires et prise du pouvoir par une junte, le Conseil suprême des forces armées. Toutefois, en Egypte et bien plus évidemment encore en Tunisie, la fraction de l’Etat qui a cherché à accompagner le mouvement pour mieux l’endiguer et le canaliser a dû céder à la pression d’un mouvement en ébullition permanente. Le processus révolutionnaire régional ne sera pas achevé par une simple refonte constitutionnelle, quelle qu’elle soit. Il ne pourra l’être que par une profonde refonte socio-politique débouchant sur un changement radical de politiques économiques.
Comment caractériser la « transition politique » au Yémen à cet égard ? Peut-on parler du succès d’une révolution politique ? Ou s’agit-il d’une tentative de prévenir la montée en puissance d’une révolution politique et des désordres sociaux qui en découlent ?
Le Yémen a connu une « transition dans l’ordre » selon la formule par laquelle on a exprimé à Washington l’issue considérée comme souhaitable, du point de vue des Etats-Unis, pour ceux des soulèvements régionaux qui affectaient des autocrates jugés remplaçables. Notez que cela ne s’applique pas, par exemple, aux monarques du Conseil de coopération du Golfe, et notamment celui du Bahreïn rejeté par la majorité de sa population. Avec l’appui de Washington, le royaume saoudien a obtenu le désistement (grassement récompensé) du président yéménite en faveur de son vice-président, le président démissionnaire étant resté dans le pays en tant que chef de la majorité parlementaire avec ses proches maintenus à des postes-clés dans l’appareil d’Etat. Ce qui a été imposé aux Yéménites est un avortement de la révolution déguisé en « transition démocratique ». C’est pourquoi rien n’y est réglé : le pays est en ébullition permanente et le mouvement se poursuit, notamment dans le Sud du pays aux structures sociales et aux traditions politiques plus avancées.
La Lybie est un cas très difficile à aborder. Comme vous le notez dans votre livre, l’État libyen a été beaucoup plus profondément affecté, sinon mis en pièces, par le processus révolutionnaire. Pour autant, cette transformation ne correspond pas aux hypothèses stratégiques de la gauche révolutionnaire – grève générale insurrectionnelle, dualité du pouvoir, etc. En outre, la victoire décisive sur Kadhafi a été obtenue grâce à l’aide aérienne et aux services de renseignements des grandes puissances impérialistes. Comment comprendre cette victoire paradoxale du point de vue d’un agenda progressiste ?
De tous les pays affectés par le soulèvement régional, la Libye est, en effet, celui où le processus révolutionnaire est allé le plus loin, et pour cause, dans le démantèlement de l’Etat d’ancien régime. Le fait que la révolution libyenne ait emprunté la voie de la guerre civile n’est pas une question de « choix » des insurgés, mais une conséquence directe du caractère patrimonial de l’Etat libyen avec des troupes d’élite constituées en garde prétorienne de la famille régnante sur une base de tribalisme et de mercenariat. Dans pareil cas, comme en Syrie ou dans les monarchies régionales, il est illusoire d’espérer provoquer le renversement du despote par de simples manifestations. La famille régnante est disposée à exterminer massivement la population et à détruire le pays afin de s’accrocher au pouvoir. Elle ne peut être renversée que par les armes.
Mais qui a dit que la « gauche révolutionnaire » n’a pour « hypothèse stratégique » que la grève générale et le pouvoir des conseils ouvriers ? C’est peut-être vrai de la gauche occidentale, mais certainement pas des mouvements révolutionnaires du tiers-monde dont les hypothèses stratégiques ont plus souvent relevé de la « guerre du peuple » et des « zones libérées » que de la « grève générale insurrectionnelle » et de la dualité du pouvoir sur un même territoire. Même dans le cas de la Révo- lution russe de 1917, typique de ce dernier cas de figure, la révolution a vite débouché sur une partition du territoire dans le cadre d’une guerre civile. Une révolution qui l’emporte au moyen d’une insurrection populaire armée débouchant sur une guerre civile avec formation de zones libérées qui s’étendent progressivement jusqu’à la victoire finale et au balayage des restes de l’ancien régime, cela n’a rien d’exceptionnel.
Ce qui certes l’est bien plus, à première vue, c’est que l’impérialisme occidental (mais pas l’impérialisme russe, bien entendu) a directement et décisivement contribué à la défaite de Kadhafi. On pourrait, bien sûr, faire observer que les Etats-Unis ont soutenu les communistes chinois dans leur combat contre le Japon et ont ainsi contribué à leur victoire, de même qu’ils ont de fait contribué à la survie de l’URSS et à l’extension de son système à l’Europe centrale et orientale. Mais si l’on y regarde de plus près, on s’apercevra – comme j’ai essayé de le démontrer dans un article publié avant le renversement de Kadhafi – que l’intervention de l’OTAN ne visait pas au renversement du régime libyen. Elle visait en réalité à endiguer l’insurrection libyenne et à la canaliser vers une « transition dans l’ordre » à la Yéménite, avec désistement de Mouammar Kadhafi au profit de son fils Saïf al-Islam, favori des gouvernements occidentaux. En réalité, l’intervention de l’OTAN et de Washington en Libye a été un fiasco sur toute la ligne, malgré les rodomontades d’un Sarkozy. La Libye leur a complètement échappé des mains, et il est indéniable que la Libye d’aujourd’hui est beaucoup moins rassurante pour les gouvernements occidentaux que ne l’était le régime de Kadhafi depuis son virage de 2003, fortement applaudi par l’administration Bush.
La Syrie constitue l’une des situations les plus polémiques du point de vue de la gauche internationale. Vous avez pris le parti de soutenir l’hypothèse d’une révolution syrienne «jusqu’au bout» d’une certaine manière, quand d’autres parlent plus volontiers de «guerre civile» et « d’intervention étrangère ». Quel est l’enjeu politique derrière ces conflits de caractérisation ? Comment expliquez-vous l’intense polarisation de la gauche internationale sur la question et comment qualifieriez-vous les positions des gauches arabes ?
Vous me prêtez des propos jusqu’au-boutistes que je n’ai jamais tenus. Je n’ai jamais parlé de révo- lution « jusqu’au bout ». J’ai été, par ailleurs, un des tout premiers à avoir soutenu, dès les premiers mois en 2011, que la révolution syrienne ne pourra se développer qu’en se transformant en « guerre civile ». La raison en est, comme en Libye, le caractère patrimonial du régime, avec des forces d’élite constituées en garde prétorienne de la famille régnante sur une base tribale et surtout confessionnelle. J’ai par ailleurs mis en garde dès le tout début contre toute illusion quant à une intervention occidentale qui viendrait au secours de la population syrienne. Autant on ne pouvait décemment s’opposer à la demande de protection aérienne formulée par la population de Benghazi au moment où les troupes de Kadhafi étaient aux portes de la ville, menaçant de l’écraser dans le sang, autant on pouvait et on devait combattre toute illusion parmi les révolutionnaires syriens quant à une protection occidentale. Les dirigeants occidentaux savaient pertinemment que, dans le cas syrien, toute tentative de prendre le contrôle de l’insurrection à la manière de l’opération libyenne était extrêmement risquée, sinon vouée à l’échec, ne serait-ce qu’en raison des différences majeures d’ordre géographique et géopolitique entre les deux pays – à plus forte raison, lorsqu’il devint patent que la tentative libyenne elle-même s’est soldée par un échec.
La grande faillite des démocrates et progressistes de l’opposition syrienne, c’est qu’ils n’ont pas saisi d’emblée l’inéluctabilité de la guerre civile, pourtant évidente à mon sens, et ne se sont pas constitués en pôle indépendant, engagé en tant que tel dans la résistance armée au régime tout en menant un combat idéologique contre les forces islamiques réactionnaires qui ont tenté d’accaparer cette résistance. C’est ainsi que la révolution syrienne s’est retrouvée prise entre deux contre-révolutions : celle que représente le régime, soutenu par Moscou ainsi que par l’Iran et ses alliés régionaux, dont le Hezbollah libanais, et celle que constituent les factions islamiques intégristes financées par les monarchies pétrolières arabes.
La polarisation de la gauche internationale sur la Syrie, comme hier sur la Libye, est déterminée par une différence de valeurs : il y a, d’une part, celles et ceux pour qui l’engagement à gauche est fondamentalement motivé par la défense du droit des peuples à l’autodétermination dans une perspective démocratique radicale, et, d’autre part, celles et ceux pour qui l’engagement à gauche est prioritairement déterminé par un anti-impérialisme (occidental) primaire, dont la devise est « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Poutine, Khamenei, Kadhafi ou Assad se voient parés par ces derniers des vertus de « l’anti-impérialisme », même s’il s’agit de gouvernements abominables selon les critères les plus élémentaires de la démocratie et de l’égalité sociale.
La victoire électorale de forces dites de « l’islam politique » en Tunisie et en Égypte a été suivie par d’intenses polarisations entre forces attachées au sécularisme et les forces qui ont soutenu les partis islamistes. Il faut en même temps reconnaître que ni Ennahda ni les Frères musulmans n’ont, au cours de leurs mandats, transformé de façon significative les structures qui ont conduit aux soulèvements. Comment caractériser cette concaténation entre le mécontentement social et la polarisation « confessionnelle » ? N’y a-t-il pas un certain paradoxe à ce que la mobilisation gigantesque de l’été 2013 en Égypte ait eu pour conséquence ce qui semble être une reprise en main directe du pouvoir par l’armée et les forces apparentées à « l’ancien régime » ?
D’abord, il faut bien distinguer les catégories : une polarisation « confessionnelle » est celle qui oppose des groupements appartenant à deux ou plusieurs communautés confessionnelles, comme c’est en partie le cas en Syrie, en Irak et au Liban. Les Frères musulmans égyptiens s’inscrivent en partie dans une orientation « confessionnelle » en exploitant la haine de certains milieux musulmans rétrogrades contre les chrétiens coptes. Mais la polarisation à laquelle vous faites référence, qui est censé opposer les Frères musulmans et Ennahda aux forces dites « laïques », est plus compliquée qu’il n’y paraît à première vue. Dans le cas égyptien, les salafistes, qui ne le cèdent en rien aux Frères musulmans sur le terrain de l’intégrisme, s’ils ne sont pas plus intégristes qu’eux, se sont ralliés à l’armée. Ils pèsent sur le processus de rédaction d’une nouvelle constitution mis en place par les militaires. En Tunisie, il est vrai, le clivage est plus net entre forces à référent religieux et « laïques ».
Mais dans un cas comme dans l’autre, ce qui a retourné contre les Frères musulmans et Ennahda les majorités populaires, ce n’est pas, principalement, le rejet de l’intégrisme, mais bien plutôt la faillite des deux gouvernements dans la résolution de la crise socio-économique. Le gouvernement Morsi comme celui d’Ennahda se sont tous deux comportés en champions des recettes néolibérales, autant sinon plus que les anciens régimes. Ils ont présidé à une détérioration des conditions sociales, avec augmentation du coût de la vie et aggravation du chômage, qui leur a aliéné les populations bien plus efficacement que les questions culturelles ou constitutionnelles, même si celles-ci ont été déterminantes pour une minorité.
Si ces forces à référent religieux ont pu remporter les premières élections libres dans les deux pays, c’est parce qu’elles disposaient et disposent toujours de moyens beaucoup plus importants que les autres courants de l’opposition aux anciens régimes. Le régime Moubarak a laissé les Frères musulmans égyptiens bâtir une machine organisationnelle gigantesque, dans la continuité du calcul d’un Sadate qui les avait libérés de prison afin qu’ils constituent un contrepoids aux oppositions libérale et de gauche. Ennahda a bénéficié du même traitement de faveur jusqu’à sa répression au début des années 1990. Bien que durement réprimé depuis lors, le mouvement est parvenu à maintenir un réseau organisationnel clandestin, avec le privilège d’apparaître comme l’opposition la plus radicale au régime Ben Ali. Les deux mouvements ont bénéficié, en outre, de l’appui télévisuel d’Al-Jazeera depuis sa création dans les années 1990 ainsi que d’un financement massif par le propriétaire de la chaîne, l’émir du Qatar. Ils étaient ainsi en position très privilégiée pour remporter les premières élections face à la faiblesse et à la division des autres forces d’opposition, d’autant plus qu’ils se sont ralliés au soulèvement quelques jours après son début dans les deux pays.
Pour les renverser, les oppositions, libérale et de gauche, en Egypte n’avaient pas de moyens organisationnels propres. Quelle qu’ait pu être l’ampleur de la manifestation du 30 juin, une manifestation ne suffit pas en soi à renverser un régime. Ils s’en sont remis à l’armée, en nourrissant des illusions sur l’abnégation de celle-ci au « service » du peuple. Mais ce n’est pas la première fois que cela se produit. J’ai rappelé qu’il y a déjà eu un coup d’Etat en Egypte, encore plus direct dans ses formes que celui du 3 juillet 2013 : le 11 février 2011, en effet, les militaires ont récupéré et confisqué le mouvement populaire et se sont installés directement au pouvoir. Le 3 juillet 2013, la récupération et la confiscation du mouvement populaire ont débouché sur un pouvoir de coalition entre les forces impliquées dans la protestation et les militaires. Cette entente ne saurait durer, comme elle n’a pas duré en 2011 et comme ne durera pas l’entente conjoncturelle nouée en Tunisie entre, d’une part, la gauche et le mouvement ouvrier, et d’autre part, la coalition des libéraux et des hommes de l’ancien régime, soutenus par le syndicat patronal.
Pour conclure cet entretien, votre approche générale rappelle à bien des égards l’origi-nalité de la figure de Léon Trotsky parmi les marxistes « classiques », pour son attention soutenue vis-à-vis des processus à grande échelle, l’économie politique internationale et la manière dont les contradictions de chaque formation sociale est reliée aux évolutions et aux tournants de l’économie mondiale. En même temps, votre analyse évoque aussi les hypothèses stratégiques anciennes de la « révolution arabe ». Quelle est l’actualité de la révolution arabe dans la « grande récession » qui devrait continuer à frapper l’économie mondiale dans les prochaines années ?
Mon modèle d’inspiration méthodologique n’est pas Trotsky, mais Marx – comme pour Trotsky lui-même d’ailleurs, et pour les marxistes en général. Si par « hypothèses stratégiques anciennes » de la « révolution arabe », vous entendez l’idée d’une révolution régionale dirigée par un mouvement panarabe comme ont pu l’être jadis le Baas ou les nassériens, je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit dans mon analyse qui évoque cette vision tout à fait obsolète. J’ai souligné, bien au contraire, l’originalité du processus en cours caractérisé par le caractère horizontal de ses réseaux d’organisation et la nature pluraliste des mouvements et coalitions qui l’animent. On peut parler de « révolution arabe » au sens régional de l’ensemble géopolitique constitué par les pays membres de la Ligue des Etats arabes, comme on parlerait de révolution « européenne » ou « africaine ». Mais la conception bismarckienne d’une unification nationale arabe à la manière de l’unification allemande conduite par la Prusse de même que la conception marxienne (du Marx de 1848) d’une unification allemande conduite par un parti prolétarien ne sont plus d’actualité pour l’espace arabophone. Son unification ne saurait être envisagée à présent que comme processus démocratique à la manière de l’intégration européenne – mais sans l’accompagnement néolibéral de cette dernière, bien entendu.
Le processus révolutionnaire de longue durée qui s’est enclenché dans l’espace arabophone en 2011 répond à la crise spécifique que j’ai déjà évoquée. Il n’empêche qu’il se conjugue avec la « grande récession » qui frappe l’économie mondiale depuis 2007. Celle-ci a exacerbé les tensions socio-économiques dans les pays arabes. En retour, le soulèvement arabe a catalysé les résistances dans les autres pays en leur fournissant une inspiration et un modèle d’action. Cela dit, personne ne saurait soutenir, arguments sérieux à l’appui, que la « grande récession » est la crise terminale du capitalisme mondial. Rien ne permet d’émettre pareil verdict, pour le moment du moins. Par contre, je peux affirmer catégoriquement que le processus révolutionnaire enclenché en 2011 est la crise terminale de l’ordre socio-politique qui a dominé la région arabe depuis des décennies. Cela ne veut pas dire que ce processus trouvera nécessairement une issue positive progressiste. Cela veut plutôt dire que la région est placée devant l’alternative : changement progressiste radical ou effondrement dans la barbarie. L’issue dépendra en définitive de la capacité des forces progressistes, du mouvement ouvrier et des mouvements de jeunes à concevoir et mettre en pratique une stratégie lucide de conquête de l’hégémonie.
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date: 9/03/2014Dans cet entretien, Gilbert Achcar revient sur son dernier ouvrage publié en français, Le Peuple veut, et fournit un bilan provisoire, un bilan d’étape des processus révolutionnaires dans la région arabophone.
Gilbert Achcar est professeur à l'Ecole des études orientales et africaines (SOAS) de l'Université de Londres après avoir enseigné à l'Université de Paris-8. Il est l'auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels Les Arabes et la Shoah : la guerre israélo-arabe des récits (Sindbad/Actes Sud, 2009) et Le peuple veut : une exploration radicale du soulèvement arabe (Sindbad/Actes Sud, 2013).
Entretien réalisé par Félix Boggio Ewanjé-Epée
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Entretien de Marc Perelman avec notre regretté camarade Daniel Bensaïd en 2004
Les trotskistes (Trotski, la IVe Internationale, les sections nationales…) ont été hostiles à la création de l’État d’Israël en terre de Palestine. Trotski : « La tentative de résoudre la question juive grâce à l’émigration des juifs en Palestine révèle à présent sa vraie nature : c’est une tragique mystification pour les juifs. […] Les développements futurs de la guerre pourraient bien transformer la Palestine en un piège meurtrier pour des centaines de milliers de juifs. Jamais aussi clairement qu’aujourd’hui le salut des juifs n’est apparu si indissociablement lié au renversement du capitalisme » (juillet 1940).
« Israël dans Israël »
Quelques années auparavant (1937), Trotski allait jusqu’à imaginer l’assimilation et donc la disparition des juifs et de leur culture (dont leur langue traditionnelle, le yiddish) au sein de leurs pays respectifs. La question d’un espace de regroupement sur le territoire même de l’URSS fut évoquée : le malheu- reux exemple du Birobidjan, mais cela ne semblait pas recevoir l’assentiment de Trotski qui parlait de « farce bureaucratique »… Plus généralement, le socialisme à venir semblait pouvoir résoudre la ques- tion juive (culture, langue…) par l’assimilation générale. Trotski reconnaissait cependant l’existence d’une nation juive capable de se maintenir par l’adaptation à la modernité.
Outre-Terre : Quelle est ta position (et plus largement celle de la IVe Internationale) quant à l’existence de l’État d’Israël ?
Daniel Bensaïd : La position de Trotski sur la « mystification » ou le « piège meurtrier » que consti- tuerait un État juif n’est pas une position de principe abstraite, mais un exemple de lucidité réaliste sur la possibilité que l’histoire, comme le disait Marx, avance par son mauvais côté. Je comprends bien sûr, ce qui a donné à ce mythe de l’État-refuge une force qu’il n’avait pas avant le génocide, y compris dans les communautés d’Europe centrale. J’ai d’ailleurs, comme beaucoup d’ados de mon âge, vibré à l’épopée de l’Exodus.
Mais l’hypothèse du « piège » (la menace d’un nouveau Massada) se confirme hélas sous nos yeux : il n’est pas de lieu au monde où les Juifs soient moins en sécurité qu’en Israël. Quelqu’un comme Moshe Lewin, qui émigra lui-même en Israël à la fin des années 1940, en vient aujourd’hui à se demander s’il n’aurait pas mieux valu « ne pas… » (ne pas créer un État qui portait en germe de nouvelles catastrophes). Il a bien sûr sa petite idée sur la réponse…
Cela dit, on n’efface pas l’histoire. Le siècle a eu lieu. Il existe un État israélien et un fait national juif au Moyen-Orient. Personne de sensé ne peut imaginer faire tourner à l’envers la roue de l’histoire et rejeter ces juifs à la mer. Le premier à avoir attiré mon attention sur la « réversibilité » historique de l’oppression nationale dans la région (le fait que les juifs pouvaient s’y retrouver un jour dans une situation de minorité nationale opprimée) fut un trotskiste arabe palestinien : Jabrah Nicolas, authentique internationaliste.
Mais l’État d’Israël, dans sa structure actuelle, est un État ethno-confessionnel fondé (par le biais notamment de la loi du retour) sur le droit du sang (que l’Allemagne vient d’abandonner). Il dispose d’une des plus puissantes armées de la région, et probablement d’armes de destruction massive (chimiques et nucléaires) – en tout cas bien plus probablement que l’Irak après 1991 ! Il occupe militairement des territoires conquis par la force, au mépris des résolutions de l’ONU qui condamnent cette occupation de manière répétée depuis 1967.
La perspective d’une coexistence entre deux États souverains (israélien et palestinien) comme un progrès ou un pas pour sortir de l’impasse mortifère actuelle ? Encore faudrait-il, pour qu’un tel projet entre dans les faits, reconnaître l’asymétrie de fait entre un État souverain puissamment armé et un État virtuel, sous tutelle, entouré d’une nouvelle muraille, dont le territoire est lacéré de routes de contournement, sans façade maritime propre, sans souveraineté, bref un « territoire occupé ».
Quant à la solution dite de l’État binational, si elle paraît irréaliste dans l’état actuel des rapports de forces, elle me paraît toujours la plus souhaitable historiquement. Ce fut la position initiale de plusieurs courants de gauche (dans la communauté juive notamment) opposés à la partition de 1947. Il s’agissait de reconnaître des droits linguistiques, culturels, scolaires, collectifs aux deux communautés dans le cadre d’une structure étatique commune (en s’inspirant des thèses d’Otto Bauer sur l’autonomie culturelle).
À l’échelle de l’histoire, ce n’est pas plus utopique que l’idée d’une coexistence durable entre un État juif soutenu à bout de bras par les États-Unis et un État palestinien croupion et subalterne. Devant l’enterrement des accords d’Oslo, des voix minoritaires ont commencé à s’élever de nouveau en faveur d’une telle solution, du côté juif comme du côté palestinien (dont celle d’Edward Saïd). On peut se reporter sur ce point au livre (entre autres) de Michel Warschawsky, Israël-Palestine, le défi binational (Textuel, 1999), ainsi qu’aux documents qu’il a réunis avec Michèle Sibony dans À contre-chœur : les voix dissidentes en Israël, (Textuel, 2001). On y trouvera notamment un intéressant post-scriptum d’Elias Sanbar redoutant que la notion d’État binational ne serve de prétexte à une nouvelle partition territoriale, au lieu de fonder une citoyenneté commune sur une rigoureuse égalité des droits.
Outre-Terre : Les marxistes (le courant léniniste-trotskiste) en appellent de façon très générale à la destruction des États afin de libérer les peuples soumis. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
D.B. : Les termes de la question sont confus. Destruction des États ? Les marxistes (encore faudrait-il spécifier lesquels) étaient pour la destruction des structures de classe de l’État bourgeois. Ils n’étaient pas – et c’était un point de litige majeur avec les libertaires – pour décréter l’abolition de l’État, mais pour réunir les conditions de son « dépérissement » ou de son extinction en tant que corps séparé. Un siècle d’histoire est passé par là, et ce débat serait à reprendre sur la base d’une expérience bien plus riche, pour éviter notamment de confondre dépérissement de l’État et dépérissement de la politique au profit de l’utopie saint-simonienne de la simple « administration des choses ». Mais c’est une autre histoire.
Concrètement, je ne crois pas que les tâches politiques de militants internationalistes, en Israël comme en Palestine, soient directement déductibles de caractérisations abstraites de l’État. La politique est affaire de rapports de forces, de situations, de conjonctures propices. Le fil conducteur, pour les uns et pour les autres, devrait partir de la reconnaissance historique d’une spoliation (aujourd’hui largement établie par les « nouveaux historiens » israéliens) et des droits niés des Palestiniens. Ensuite, il s’agit de poser le conflit dans des termes historiques et politiques, et non pas religieux ou raciaux : c’est l’enjeu d’un combat de plus en plus difficile.
Enfin, et c’est la conséquence logique du point précédent, il s’agit de reconnaître, de part et d’autre, que rien ne peut être résolu par l’écrasement militaire de l’un ou l’autre des protagonistes. L’éclosion des contradictions, au sein de la société israélienne et au sein de la société palestinienne, est une des conditions fondamentales de toute solution humaine possible.
Dans cette perspective, les mouvements d’objecteursdans l’armée israélienne (à commencer par le refus de servir au Liban en 1982 ou dans les territoires occupés récemment) sont plus importants pratiquement qu’une position de boycott de principe isolée.
Quant à la perspective d’un « parti binational » judéo-arabe, c’est déjà le cas de plusieurs mouvements minoritaires dans la gauche israélienne, réunissant Juifs et Arabes israéliens citoyens (au moins sur le papier) d’un même État. En revanche, si l’idée d’un parti commun israélo/palestinien est généreuse et symboliquement séduisante, il ne s’agit pas d’une réponse immédiate. Le cas solitaire d’un Ilan Halévy est respectable et admirable à certains égards. Mais s’il ne s’agit pas d’une évolution historique et de différenciations significatives dans les sociétés respectives, les positions individuelles auront peu d’effet sur la société israélienne et apparaîtront comme des témoignages héroïques de Juifs « amis des Palestiniens », mais étrangers à leur propre réalité nationale.
Réciproquement, il est de plus en plus difficile pour de jeunes Arabes israéliens de militer dans des organisations à majorité juive sans passer pour des collabos.
Outre-Terre : Israël – que nombre de pays limitrophes ne désignent que sous l’appellation d’« entité sioniste » – a-t-il le droit à des frontières qui ne soient pas des limites plus ou moins élastiques, molles, poreuses, voire fantasmatiques Le mur ceinturant en partie le pays est-il une réponse adéquate ?
D.B. : Il faudrait un certain culot pour préconiser de « bonnes frontières » légitimes ! Je persiste à penser que la partition fut un désastre pour les juifs, et pas seulement pour les Palestiniens ! Mais il faut bien partir de l’état réel des choses. Il n’existe pas de critères permettant de tracer des frontières équitables. Il n’y a pas de frontières naturelles qui tiennent. Lorsque les négociateurs de Camp David ont voulu découper la ville de Jérusalem, ils sont allés jusqu’au ridicule d’envisager un découpage vertical, « archéologique », attribuant telle couche à l’État juif, telle autre à un hypothétique État palestinien, en fonction de la superposition des temples. Le tracé des frontières fluctue historiquement en fonction des guerres et des rapports de forces.
Si l’une des fonctions du droit, si critiquable soit-il, est de mettre un peu d’objectivité dans un différend, on peut au moins partir dans un premier temps des résolutions de l’ONU sur le démantèlement des colonies, le retrait des territoires occupés et les frontières de 1967. L’autorité palestinienne ne réclame d’ailleurs pas davantage dans l’immédiat (la question du retour étant une autre question que celle des frontières).
Or, chaque nouvelle négociation (y compris la fameuse initiative de Genève) exige des Palestiniens de nouveaux gages et de nouvelles concessions au-delà des « frontières » reconnues en principe par « la communauté internationale » !
Quant à l’idée de frontières « sûres », elle prête (sinistrement) à sourire. C’est une nouvelle expression très anachronique (à l’époque de la guerre de Bush, « illimitée dans le temps et dans l’espace », où les deux océans ne sont même plus une frontière sûre pour les États-Unis) du fétichisme de la frontière et du territoire. Il n’y aura pas de frontière sûre tant que ne seront pas réglées les causes du conflit et réparés les torts faits aux Palestiniens. On en arrive au contraire à la traduction bétonnée du mythe sécuritaire : le Mur ! Ce mur, qui partout ailleurs susciterait un scandale international ! Une nouvelle muraille vers l’extérieur qui est aussi pour l’État d’Israël le mur d’un nouveau ghetto volontaire. Triste ironie de l’histoire ! Le démantèlement inconditionnel de ce Mur de l’apartheid (et non la simple correction de son tracé) est un préalable non négociable à toute discussion sur d’hypothétiques frontières.
Outre-Terre : Israël est un État religieux au sens où sa constitution met en avant le judaïsme. Mais il est dans cette région du monde selon les critères actuels le seul État démocratique, ou démocratique-bourgeois au sens marxiste : parlement, liberté des partis politiques, presse libre…
D.B. : Cet argument est totalement fallacieux. Les puissances coloniales ont presque toujours été « démocratiques » (à commencer par l’Angleterre victorienne ou la France impériale) par rapport aux pays occupés ou conquis. Elles en ont toujours tiré argument pour justifier leur « mission civilisatrice ». Comme nous ne sommes pas « campistes », rien ne nous empêche de soutenir les droits des Palestiniens et de combattre en même temps les régimes despotiques en Syrie, Égypte, Jordanie, etc. Nos camarades l’ont souvent payé cher (d’années d’emprisonnement, voire d’assassinats…). Bien sûr, il y a des droits démocratiques précieux en Israël (inégaux cependant entre les Juifs et les Arabes). Il faut les défendre s’ils sont remis en cause par des mesures de type Patriot Act et exiger l’égalité des droits. Mais ils ne peuvent justifier la négation des droits nationaux et démocratiques du peuple palestinien.
D’ailleurs, il faut souligner le paradoxe : plusieurs ministres du gouvernement Sharon ont publiquement déclaré qu’ils préféraient un affrontement clair (religieux) avec le Hamas au conflit « hypocrite » avec l’Autorité palestinienne. Pourtant, quelles que soient les arrière-pensées des uns et des autres, avoir comme interlocuteur un mouvement national palestinien pluraliste (même corrompu et bureaucratique), partisan d’une « Palestine laïque et démocratique », et non d’une « Palestine islamique », était une chance à saisir. Les dirigeants israéliens font tout leur possible pour l’enterrer.
Dans ses structures constitutives (voir le livre classique de Nathan Weinstock, Le Sionisme contre Israël), « l’État Juif » (la presse française ne s’étonne même plus de la formule qui qualifie un État par une religion ou par une ethnie !) est bel et bien un État confessionnel et non pas un État laïque fondé sur une application rigoureuse du droit du sol. C’est pourquoi Weinstock revendiquait naguère comme but transitoire la « désionisation de l’État d’Israël ». Il n’est pas étonnant qu’un tel État cherche de plus en plus à fonder sa légitimité sur une origine et sur le mythe des origines. Dans ce mouvement régressif, qui remonte de l’universalisme des Lumières au mythe de l’élection originelle (taillé en pièce pourtant par Spinoza), on voit des intellectuels juifs comme Benny Lévy ou Jean-Claude Milner, déçus par l’histoire et par la politique, chercher à en sortir pour rejoindre l’éternité atemporelle du texte et pour fonder une ontologie a-historique de « l’être juif ». Si ce peuple en diaspora s’est perpétué contre toute probabilité, c’est pourtant, comme le prévoyait Marx, par l’histoire et non malgré l’histoire.
Outre-Terre : La IVe Internationale n’a jamais dissimulé son soutien aux mouvements palestiniens et, à une certaine époque, dans les années soixante-dix, au FDPLP (Front démocratique pour la libération de la Palestine). Quelles sont les organisations que vous soutenez aujourd’hui ?
D.B. : Ce n’est pas une question de sympathie et de confiance. Il existe en Israël comme dans les mouvements palestiniens des noyaux militants internationalistes, mais trop faibles et trop instables dans la tourmente actuelle pour prétendre distribuer des attestations de bonne conduite. Si l’on s’en tient aux critères politiques, on préférera discuter avec des mouvements laïques palestiniens qu’avec des mouvements fondamentalistes, sans exclure pour autant de possibles différenciations dans les mouvements religieux qui expriment une exaspération sociale et une impasse politique. Ce n’est pas une question de goût et d’affinité. Les mouvements islamistes en question dissoudraient volontiers la revendication nationale du peuple palestinien (si difficilement et fragilement reconnue depuis Oslo) dans une nébuleuse de l’Islam et conforteraient les dirigeants extrémistes israéliens dans l’idée que le conflit est de nature avant tout religieuse. Avoir comme interlocuteurs représentatifs du mouvement palestinien en France des gens comme Leïla Shahid ou Elias Sanbar, qui ne font aucune concession à la démagogie raciste et antisémite, est une chance pour montrer qu’il ne s’agit pas d’une opposition entre deux communautés homogènes et closes, mais d’enjeux politiques : il y a plus en commun entre des militants qui partagent les mêmes objectifs de part et d’autre de la frontière qu’entre un Sharon et un Warschawsky.
Outre-Terre : La montée en puissance du fondamentalisme islamiste pourrait devenir dans les années à venir un danger pour les Palestiniens eux-mêmes et pour les Israéliens. En définitive : Israël ne constitue-t-il pas, paradoxalement, un rempart démocratique face à la montée de l’islamisme radical ? Pour ceux qui connaissent plutôt bien les débats au sein du courant trotskiste, il est étonnant que, d’une façon générale, peu de critiques aient été émises sur les pays arabes limitrophes antidémocratiques : pas d’élections, pas de partis, presse muselée, antisémitisme d’État (Égypte…), misère permanente des populations, esclavagisme (Arabie Saoudite), statut d’infériorité des femmes, etc.
D.B. : Il faudrait discuter concrètement et rafraîchir les mémoires. Nous avons toujours soutenu que la lutte du peuple palestinien pour ses droits démocratiques, passerait non seulement par la lutte contre la politique coloniale d’Israël, mais aussi par ses liens avec la révolution arabe contre les régimes despotiques et corrompus de la région. Les massacres de Septembre noir en 1970 dans les camps de réfugiés palestiniens en Jordanie, ou le sort des Palestiniens du Liban ont amplement confirmé cette position, de même que la complicité de l’Arabie saoudite ou de l’Égypte avec les États-Unis. Par ailleurs, la liste serait interminable des soutiens à des prisonniers politiques arabes ou à des victimes de la répression (à commencer par nos propres camarades) en Égypte, au Maroc, en Syrie, en Tunisie, en Iran, ou en Irak à l’époque où Saddam était présenté comme un allié laïque de l’Occident. Nos camarades femmes dans ces pays ont contribué de leur mieux à l’émergence d’un mouvement femme, souvent à leurs risques et périls, en Algérie notamment dans le cadre des mobilisations sur le code de la famille. Si nous avons dénoncé systématiquement les ravages des politiques coloniales et impérialistes dans la région, on aurait du mal à trouver dans notre mouvement trace de collusion ou de complaisance envers les dictatures populistes baassistes ou envers les monarchies pétrolières.
Outre-Terre : La renaissance d’un certain antisémitisme en France apparaît quotidien- nement (attaques de synagogues, insultes et violences antisémites…). Cela doit-il mener les Juifs à s’unir de façon plus ferme par le truchement, par exemple, de groupes d’auto- défense ? Si la montée de l’islamisme dit radical venait à modifier les rapports de force dans le monde, et donc au Moyen-Orient, cela modifierait-il substantiellement les positions de ton organisation ?
D.B. : La renaissance d’un certain antisémitisme en France (aux sources multiples) est un fait attesté par la multiplication des actes recensés, même s’il faut rester sur ses gardes devant l’effet boule de neige des rumeurs médiatiques : certains actes spectaculaires ont beau être démentis (voir la récente affaire de la ligne D du RER), il en reste quelque chose. Il y a cependant assez de faits, indiscutables, de chiffres pour s’inquiéter d’une détérioration effective de la situation, et pour en appeler à un surcroît de vigilance. Des groupes d’autodéfense juifs ? On ne peut exclure totalement l’hypothèse, mais ce serait le signe d’une épouvantable régression historique où chacun s’organise en milices commu- nautaires pour défendre les siens. À ces groupes viendraient se juxtaposer des groupes d’autodéfense arabes, ou musulmans, ou autres ! Nous n’en sommes (heureusement) pas là. Pourquoi pas des groupes d’autodéfense antiracistes tout court, si nécessaire, où se retrouveraient des antiracistes d’origine juive, arabe, arménienne, ou autres ? Il serait consternant de confirmer la logique communautaire qui a prévalu de la part de SOS et de l’UEJF, lors des manifestations du 5 mai, refusant d’élargir leur appel contre l’antisémitisme (comme le demandaient la LDH, le Mrap, la LCR) à toutes les formes de racisme. Comment ce refus a-t-il pu être interprété, dans les banlieues et ailleurs, au moment où les chars israéliens écrasaient Rafah ? Chaque communauté défend égoïstement les siens, deux poids deux mesures, le malheur des uns aveugle à celui des autres !
Outre-Terre : Un ami de Freud, Rudolf Bienenfeld, soutenait en 1937 que « chez les Juifs sans religion certains traits fondamentaux de la religion juive continuent d’agir à leur insu, qui déterminent le sens de leur vie et leur spiritualité malgré leur mépris endémique pour les traditions juives. Les Juifs sans religion forment un groupe très particulier justement à cause de ce maintien spirituel, en eux et dans leur entourage, de leur religion ancestrale, mais cela inconsciemment » [1]. Cela peut-il concerner les Juifs appartenant à des organisations communistes ? Cela te concerne-t-il ?
D.B. : Il y a, derrière cette question, un problème non (ou mal) résolu : celui du rôle du judaïsme (comme idéologie ou idéologie religieuse spécifique, fondée sur le mythe de l’élection) dans la pérennité du peuple juif en diaspora. Les thèses d’Abraham Léon sur le peuple-classe, quel que soit leur mérite, éclairent au mieux une séquence relativement récente (quelques siècles) et limitée de l’histoire par une interprétation sociologique : le peuple se survivant par l’exercice d’une fonction sociale « interstitielle », liée au commerce et à la circulation monétaire. Ce déterminisme sociologique peu convaincant fait peu de cas du facteur idéologique (en ce cas d’origine religieuse) d’un peuple se définissant non par un territoire ou par un État, mais de façon « déterritorialisée », par le Livre et par la Loi. Le judaïsme ainsi conçu culturellement (même chez des laïques) joue sans doute le rôle de médiation entre la société dispersée, la mémoire d’un État disparu et le projet de sa restauration.
Cela dit, ce rôle du judaïsme n’aurait pas suffi à endiguer les logiques de l’assimilation. Le génocide nazi et la farce tragique du Birobidjan ont relancé les dés et la diaspora s’est redéfinie en fonction de la création de l’État d’Israël. C’est une des ironies de l’histoire, soulignée lucidement par Isaac Deutscher. Je ne vois pas pourquoi des Juifs communistes qui ont subi les grandes épreuves du XXe siècle auraient été épargnés par ce remue-ménage. Mon cas personnel est de peu d’intérêt (je m’en suis expliqué dans mon dernier livre, Une lente impatience). On peut seulement dire qu’on n’échappe pas totalement à sa biographie, surtout lorsque nous sommes des rejetons de rescapés ou de survivants du génocide. J’ai donc été élevé, hors de toute religion, comme un Juif non juif, fidèle à la tragédie à laquelle ma famille a payé aussi son tribut.
C’est cette fidélité qui me fait m’insurger, lorsque des porte-parole communautaires à la représentativité douteuse prétendent parler au nom des miens et annexer la mémoire de toutes les victimes juives pour légitimer la politique de Sharon contre les droits des Palestiniens. La mémoire d’un grand malheur n’autorise pas un crédit illimité sur l’avenir, ni la cécité devant la souffrance infligée à d’autres. Elle devrait au contraire rendre d’autant plus sensible à d’autres tragédies, au lieu de nourrir une bonne conscience autiste. Entretien de Mark Perelman avec Daniel Bensaïd
Septembre 2004
| dimanche 10 août 2014 | Mis à jour le lundi 11 août 2014
Outre-Terre n° 9, 1er septembre 2004
Voir en ligne : Le site de Daniel Bensaïd
Notes
[1] Rudolf Bienenfeld, la Religion des juifs sans religion, traduit de l’allemand par Ingrid Klauda, Paris, Association pour la réédition des œuvres psychanalytiques du docteur René Laforgue, 1996. Discours prononcé à Vienne le 10 novembre 1937 devant la Société de sociologie et d’anthropologie juive.