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Egypte - Page 15

  • Nouveautés sur Europe Solidaire Sans frontières

     
    Egyptian Federation of Independent Trade Unions
     

    BASSIOUNY Mustafa - août 2014

    Répression par le pouvoir, division des syndicats : en Egypte, rien n’arrête le mouvement ouvrier

     

    BASSIOUNY Mustafa, HUSSEIN Marwa - 11 December 2014
     

     

    CHAMKHI Fathi, AMAMI Nizar, LEROUGE Dominique - 17 décembre 2014

    Tunisie : Le débat à l’Assemblée sur le budget d’austérité

     

  • Sous l’écume du procès Moubarak, l’Egypte toujours en ébullition. Le peuple égyptien nous surprend (A l'Encontre)

     

    Le tribunal du Caire vient de blanchir Moubarak, le 29 novembre, de l’accusation de complicité de meurtre. Pour l’instant, Moubarak reste en prison en raison d’une précédente condamnation, mais il pourrait être relâché dans le cadre d’une remise de peine!

     

    Ses fils Alaa et Gamal Moubarak, accusés d’avoir détourné ou facilité le détournement de plus de 125 millions de livres égyptiennes (environ 14 millions d’euros), ont également été acquittés. Les accusations qui pesaient sur sept hauts responsables de la sécurité, dont Habib al-Adly l’ex-ministre de l’Intérieur de Moubarak, ont été abandonnées.

     

    Au vu du déroulement du procès et son verdict, c’était clairement la révolution qui était en procès. On peut donc avoir l’impression qu’en revenant ainsi au point de départ, un cycle se termine et la révolution s’achève. C’est en tout cas ce qu’ont écrit bien des commentateurs, notamment parmi les militants de la révolution ou les avocats des familles des victimes de la répression.

     

    Pour eux, ce jugement sonne en effet comme une déclaration de fin de recevoir du pouvoir: mettez fin à vos rêves et à tout espoir, l’ancien régime est de retour et rien ne changera plus.

     

    L’émotion a été forte dans la population égyptienne à l’annonce du verdict mais s’il y a eu des protestations dans la rue, elles ont été toutefois limitées. Et on pourrait facilement déduire de l’ampleur de cette émotion mais en même temps de la faiblesse des manifestations de protestation, que le peuple égyptien a baissé les bras et accepté le retour de l’ancien régime. Au nom de la «stabilité», disent encore les commentateurs. Ce mot devenu sacré est omniprésent dans la presse égyptienne: les Egyptiens seraient fatigués de presque quatre ans de révolution et voudraient la tranquillité, la sécurité, la paix, la «stabilité».

     

    Sauf que ce n’est pas du tout ça qui se passe.

     

    Les cris de déception d'une famille de martyrs

    Les cris de déception d’une famille de martyrs

     

    On pourrait même dire, que si l’acquittement de Moubarak a bien quelque chose d’un signal de fin, ce n’est pas tant celle de la révolution, que le premier signe avant-coureur de la chronique annoncée de la fin du régime militaire lui-même.

     

    Ce point de vue risque bien sûr de surprendre et paraître déconnecté des réalités. Pourtant, je voudrais montrer ici, au vu des mouvements de fond qui sont en train de transformer l’Egypte, que nous projetons sur l’émotion des Egyptiens à l’annonce du verdict une émotion et des «idées» qui elles, sont réellement déconnectées du contexte égyptien.

     

    Pour répondre donc à la question sur le contenu de l’émotion qui a saisi la population égyptienne à l’annonce du verdict du procès Moubarak, j’invite le lecteur dans cet article à un long détour sur quelques transformations profondes de l’Egypte en presque quatre ans de révolution en espérant permettre de «voir» avec des yeux d’Egyptiens d’en bas.

     

    Ce n’est pas la violence policière qui terrorise les pauvres

     

    Ce qui frappe l’opinion démocratique superficielle, et occidentale en particulier, c’est la violence répressive du régime.

     

    Elle est bien sûr réelle, mais à partir de ce qui apparaît comme une preuve de puissance du pouvoir on imagine que toute la société subit cette violence policière, repliée sur elle-même, racornie, silencieuse, sans mouvement ou découragée, déprimée.

     

    Mais on commet ainsi une double erreur de perspective.

     

    D’une part, ce sont les militants politiques ou syndicaux, la presse, les journalistes, des intellectuels, qui subissent la répression, les atteintes à la liberté d’expression et de réunion, pas la population qui ne se sent guère touchée. D’autre part, et c’est lié, la violence économique du quotidien pour les classes exploitées est autrement plus brutale que les matraques de la police. Plus de 40% de la population vit avec moins d’un euro par jour; des bidonvilles de plus en plus gigantesques livrent des millions de déshérités aux violences les plus extrêmes; 12 à 18 millions d’Egyptiens risquent de graves complications sinon de mourir de l’hépatite C s’ils ne sont pas soignés, et ils ne le sont pas; 30’000 à 40’000 pauvres sont morts l’hiver dernier des conséquences sociales du simple mauvais temps sur des corps affaiblis et des hommes sans abri, plus que la répression politique.

     

    Ce qui maintient ces hommes dans l’inespérance, ce ne sont pas les matraques, mais la lutte pour la survie au quotidien et, dans cet univers, leurs propres barrières mentales et culturelles qui leur impose l’idée qu’on ne peut pas se lever contre les Grands. La religion et les structures familiales sont les principaux signes et vecteurs de cette soumission.

     

    Or, si la répression politique s’est accentuée et que la pression économique s’est maintenue et même peut être un peu aggravée, la pression sociale, sociétale, s’est au contraire considérablement levée depuis 4 ans. Les structures familiales et psychologiques ont explosé et ça se voit paradoxalement tout particulièrement depuis la dictature Sissi, depuis quelques mois.

     

    Les femmes se dévoilent

     

    On avait vu les premiers pas du désir d’émancipation des femmes avec leur participation dès le début de la révolution sur la place Tahrir, qui au grand scandale des institutions religieuses, osaient dormir en toute fraternité et au vu de tous, à côté d’hommes. Cette image incroyable était rentrée dans tous les foyers avec la télévision.

     

    Or aujourd’hui cette place Tahrir n’est plus un spectacle pour la majorité, elle est devenue présente, vivante dans toutes les familles, les maisons, les rues, sur internet comme dans les programmes télé et les spectacles.

     

    Partout les femmes enlèvent publiquement leurs voiles, renouvelant le geste de Hoda Sharaoui lors de la révolution de 1919-1923, mais à l’ère d’internet, à grande échelle.

     

    C’est une épidémie grandissante. Les selfies de femmes sur internet qui se filment et se photographient en train de se dévoiler font fureur. Les témoignages sont légion. Une page internet «Tous contre le voile» et un site «Cris stridents», se sont ouverts et recueillent ces témoignages. Et ces femmes racontent longuement comment «Avec le voile on n’est plus rien». Elles décrivent en long et en large des décennies d’oppression, l’hypocrisie de cette religion comme des religieux, la tartuferie des mœurs et leur volonté d’une vie et d’un avenir meilleur, choisir son mari, l’aimer, et donc le droit au divorce et au partage égalitaire des héritages, choisir le nombre d’enfants et donc le droit à la contraception et à l’avortement, une bonne éducation et un système de santé correct, avoir son indépendance, donc économique, avoir un travail, entrer dans les combats de cette vie sociale… Il n’y a pas de liberté politique pour les militants et journalistes mais parallèlement les maisons et les réseaux sociaux bruissent de cette liberté qui touche à tous les sujets.

     

    Sous Morsi, le mouvement d’émancipation des femmes avait été combattu, contenu et s’était glissé dans des tenues islamistes mais moulantes ou dans la religion mais avec des concours de miss islam. L’hypocrisie en était d’autant plus grande et perceptible. Alors le 30 juin 2013, quand il y a eu de 17 à 30 millions d’Egyptiens à exiger le départ de Morsi, pour la première fois, la moitié était des femmes. Des villes, mais aussi de la campagne, des plus petits villages, les femmes ne voulaient plus de Morsi, pour des raisons économiques comme les hommes, mais aussi contre leur oppression sociale particulière. Les femmes ont fait en quelque sorte tomber Morsi. C’était leur victoire. C’est pourquoi on les a vues les premières à se lever pour faire des milices de quartier lorsque les Frères musulmans ont tenté de garder leur pouvoir par la force.

     

    Ce mouvement actuel de dévoilement dépasse largement la relative démagogie de Sissi contre les Frères musulmans et en faveur des femmes. Les électeurs de Sissi se recrutaient certes principalement chez les femmes mais elles n’avaient pas vraiment voté pour Sissi mais contre Morsi et sa politique contre les femmes.

     

    En fait cette révolution visible du dévoilement ne fait que «donner un visage public» à un bouleversement souterrain plus ancien. C’est pour ça qu’il est profond et inexorable. Il est aussi LA révolution.

     

    En 30 ans, avec une urbanisation considérable et une immigration importante, bien des femmes se sont mis à travailler; l’âge du mariage qui était de 17-18 ans en Egypte pour les femmes est passé à 23 ans, 27 pour les hommes. Ce qui signifie un célibat plus long. La fécondité est passée de 6 à 7 enfants à environ 3. On estime le taux de contraception à près de 60%. Le nombre d’avortements, encore interdits a explosé. L’écart d’âge traditionnellement élevé entre époux diminue comme l’habitude du mariage endogame. La durée du mariage, assez courte du fait des facilités de répudiation pour les hommes, s’allonge. La polygamie a quasiment disparu.

     

    Cette révolution matrimoniale avait sapé les bases du régime dictatorial de Moubarak comme les assises de la religion traditionnelle fondées toutes deux sur la famille patriarcale, le mariage en bas âge et entre cousins germains, la soumission des femmes et un taux de fécondité élevé.

     

    La place Tahrir avait donné un premier visage à ce chamboulement qui traverse tout le monde arabe et ébranle ses régimes dans leurs fondements, montrant que ces archaïsmes ne sont pas inscrits au plus profond de la «nature humaine» mais ne tiennent que par ces régimes dictatoriaux qui y trouvent leurs assises.

     

    C’est à la violence faite aux femmes ces dernières décennies et au déchaînement de haine à leur encontre qu’on mesure combien ce dévoilement est important.

     

    Dans la deuxième moitié des années 1970, la dictature militaire offrit aux familles des aides financières pour chaque fille qu’elles voileraient. En 1980, elle fit de la charia le deuxième article de la Constitution. Depuis 1985, il faut l’approbation des religieux à chaque réforme du droit de la famille. Les affaires de la famille dépendent exclusivement de la charia et des codes des différentes communautés religieuses. Des tribunaux spéciaux veillent à leur application. Un époux peut interdire à sa femme de quitter l’Egypte par une déclaration élémentaire. Il peut répudier sa femme simplement en le lui disant. La polygamie est autorisée.

     

    Après la révolution, encore en mars 2011 par exemple, l’armée a arrêté 19 femmes lors de manifestations et leur a demandé des certificats de virginité sous peine de les considérer comme prostituées. Les salafistes les agressaient et les harcelaient dans la rue en les forçant à porter le voile… et voulaient que soit instaurée une loi punissant l’amour avant le mariage. La journée de lutte des femmes du 8 mars, était violemment attaquée par des voyous islamistes aux cris «les femmes à la cuisine» et «Dieu est grand» sans oublier qu’elles sont fréquemment tripotées dans la rue ou qu’elles ne peuvent pas sortir le soir seules parce qu’elles sont considérées comme des mineures. Il faut savoir que 96 % des femmes à la campagne étaient excisées et que les islamistes organisaient encore aux dernières élections sous Morsi en 2013 des campagnes d’excisions collectives gratuites avec des bus «salles d’opération» qui sillonnaient les campagnes.

     

    Ce mouvement de dévoilement est donc une révolte contre ce qu’il y a d’étouffant dans la famille, le patriarcat mais aussi contre les carcans sociaux, contre la religion, contre ce qui est au-dessus, les Grands…

     

    Les femmes ont fait tomber Morsi, et, sous la dictature, elles ont commencé à changer le quotidien.

     

    On peut très facilement imaginer dans une des prochaines étapes, que les femmes, nombreuses dans les hôpitaux, les administrations et les usines de l’habillement et du textile, se mettent à prendre des responsabilités dans la lutte aux côtés des hommes, peut-être même remplacent ceux qui parmi eux, se sont usés et deviennent autant de places Tahrir vivantes, charnières entre le combat démocratique et social. Il y avait peu de femmes syndicalistes précurseurs comme jusqu’à présent Fatma Ramadan; et leur militantisme quotidien courageux rencontrait le double d’obstacles que les hommes. Si l’on voit d’autres femmes à la tête des luttes dans les combats à venir, ce pourrait bien être le signe de cette nouvelle étape de la révolution.

     

    Le pouvoir avait fait suspendre le 3 décembre 2014 l’émission de la journaliste Aïda Seoudy qui a osé critiquer publiquement le verdict du procès Moubarak. Devant le tollé, Sissi a reculé et l’émission a repris.

     

    L’emprise de la religion recule…

     

    Ce mouvement d’émancipation des femmes s’accompagne du rejet de la religion la plus sclérosée. En retirant leur voile, bien des femmes s’interrogent sur ces préceptes religieux qui réduisent les femmes à rien et donc sur ces religieux et leur religion. Or, si bien des femmes ont perçu qu’il y a un lien direct entre l’oppression religieuse et l’oppression familiale et sociale, il y en a aussi un entre l’oppression militaire et l’oppression religieuse.

     

    Avec la crise économique mondiale, le capitalisme a cherché de nouveaux marchés en détruisant toutes les protections nationales qui pouvaient freiner sa pénétration sur de nouvelles terres. Ce libéralisme sauvage en Egypte a privatisé dès les années 1990 et détruit les protections sociales d’Etat. En même temps que le ciment nationaliste nassérien se désagrégeait, Sadate puis Moubarak ont cherché à mettre en place un système de charité privée, à donner au pays un nouveau liant idéologique et, avec lui, la possibilité d’introduire dans le psychisme de chacun leurs propres règles policières.

     

    C’est à ce moment, dans les années 1980-1990, que, progressivement, ils ont institué en lieu et place des services publics un système de charité privé et religieux. Pour cela ils se sont appuyés ouvertement sur la religion et les Frères musulmans. Ils ont laissé à ces derniers le contrôle des organisations professionnelles libérales de médecins, pharmaciens, enseignants, étudiants, ingénieurs, avocats, etc. afin de mieux maîtriser et dominer la vie sociale. En même temps ils ont peu à peu remplacé l’islam traditionnel égyptien – assez tolérant jusque-là et sans hiérarchie – par un sunnisme wahhabite le plus rétrograde et le plus hiérarchisé, importé d’Arabie Saoudite. Ils construisaient là une police interne des familles et une police des cerveaux qui complétaient celle de la police institutionnelle.

     

    La société tout entière s’islamisait dans ce sens à marche forcée. En 2006, l’indication de la religion sur les cartes d’identité, musulman, chrétien ou juif, fut rendue obligatoire. On ne peut donc pas être athée ou bouddhiste. On ne peut pas renoncer à la religion musulmane sous peine de «trouble à l’ordre public». En justice, la parole d’un musulman vaut celle de deux chrétiens. Seuls les enfants musulmans peuvent hériter en cas de familles comportant enfants chrétiens et musulmans…

     

    Avec le rejet par les femmes de cette police des esprits et des familles qui fait du père ou du frère aîné un policier dans la famille, l’Egypte se met à souhaiter le retour à son islam plus souple et tolérant d’auparavant. L’islam soufi redevient à la mode – qui est à la religion en Egypte, un peu ce qu’est en occident le mouvement hippie à la politique –, à tel point qu’aux prochaines législatives il est envisagé des candidats du soufisme, alors que soufisme et politique semblaient incompatibles.

     

    Mais plus que cela, ce renouveau d’engouement pour le soufisme, semble bien une étape vers l’athéisme. Les témoignages des femmes qui retirent leur voile sont aussi bien souvent des interrogations sur la religion elle-même.

     

    Au moment de l’occupation de la place Tahrir, il y avait bien eu une conférence sur l’athéisme dans une mosquée qui avait attiré une foule de gens. Mais c’était encore une curiosité insolite.

     

    Les familles certes éclataient, mais sous la pression des nécessités économiques, pas de la conscience; des millions d’hommes partaient gagner leur vie à l’étranger, souvent pour pouvoir payer le mariage et un appartement indépendant. Les femmes les remplaçaient aux travaux des champs et dans les responsabilités familiales; les plus jeunes partaient en ville et remplissaient les bidonvilles pour gagner de quoi nourrir la famille. Dans ces conditions, l’autorité des pères et des frères devenait un souvenir, même sur les enfants eux-mêmes qui se sont mis aussi à travailler.

     

    Et puis la place Tahrir a légitimé tout cela.

     

    Ce n’était pas qu’une nécessité mais un idéal à vivre, une participation au mouvement du monde. On a alors assisté à un raidissement des religieux qui voyaient leur fonds de commerce mis en cause. Avec Morsi au pouvoir, la morale religieuse a repris ses droits et atteint des sommets.

     

    Mais la taupe continuait à creuser: il y eut même un manifeste d’athées public sur internet; qui ne se cachaient donc plus, alors qu’on peut être légalement condamnés pour cela. Il est interdit en Egypte de ne pas avoir de religion. Et ces athées avaient d’ailleurs été durement réprimés, passés en procès et condamnés à la prison pour «blasphème».

     

    Aujourd’hui, depuis la chute de Morsi, le mouvement s’est accéléré; si on fait toujours la queue devant les boulangeries ou les stations essence, on la fait aussi ces dernières semaines pour aller voir la pièce à succès du moment «Le procès». Elle met en scène l’histoire d’un enseignant passé en procès il y a des dizaines d’années pour avoir osé enseigner l’évolution darwinienne à ses élèves. On avait connu l’utilisation des pièces de théâtre à Paris à des fins de contestation politique et sociale sous la dictature de Napoléon III, il semble que Le Caire s’y essaye aussi…

     

    Plusieurs groupes sont apparus «Athées Sans Frontières», «La Confrérie des Athées», ou «Athées Contre les Religions»…

     

    Le mouvement est tel que les autorités religieuses après avoir constaté que l’Egypte comptait le plus grand nombre d’athées du monde arabe, ont décrété que l’athéisme est le deuxième danger en Egypte après le terrorisme islamiste et ont décidé en juin une grande campagne contre l’athéisme. En septembre, le journal gouvernemental Al Shabab commençait sa campagne contre cette maladie qui conduit selon lui – sous l’autorité de psychiatres – «à la maladie mentale et à la paranoïa.»

     

    En même temps, alors que l’Egypte a connu pour la première fois une manifestation publique d’homosexuels, les autorités religieuses et le pouvoir décidaient une autre campagne de dénonciation et d’arrestations de «pervers sexuels» d’homosexuels, de transsexuels. Ainsi en novembre les procès se multipliaient tandis que les 3 et 7 décembre, des descentes de police télévisées dans des hammams du Caire, jetaient en pâture sur les chaînes de télé des dizaines d’hommes nus, arrêtés, humiliés, en même temps qu’ils étaient accusés de complot contre l’honneur et la santé publics.

     

    Le pouvoir essaie ainsi de se créer un soutien dans les couches les plus arriérées de la population, mais il est bien probable qu’à multiplier ainsi les fronts sociétaux, il ne fasse ainsi que politiser un peu plus tous les sujets de société et dresser contre lui de plus en plus de gens qui ne faisaient jusque-là, pas de politique; d’autant plus, qu’il a perdu sa principale police des mœurs, les Frères musulmans… Indifférents à cette campagne, les employés des mosquées d’Alexandrie se sont mis en grève pour des hausses de salaire le 30 novembre.

     

    La paysannerie se prolétarise, se féminise et… conteste

     

    La taupe révolutionnaire travaille partout. Avec la situation des femmes, elle bouleverse aussi la campagne.

     

    Depuis 1952, la terre était garantie au locataire. La vague libérale mondiale, a eu comme conséquence en Egypte que dans l’agriculture, la loi n° 96 de 1992 a mis fin à la sécurité de location de la terre, supprimé les subventions aux engrais, pesticides et à la plupart des produits de consommation et éliminé la fixation étatique des prix agricoles: les prix obéissent désormais au marché mondial.

     

    Avec cette loi 96, le loyer se multipliait par trois entre 1992 et 1997, puis doublait encore avant 2008. Le marché fixe le tarif de la location: le locataire doit payer sa location à l’avance avant de cultiver, le propriétaire peut mettre fin au contrat à tout moment. Plus d’un million de paysans ont ainsi perdu leur terre et leur maison qui y est construite. Dans le seul Delta du Nil, 440’000 petits paysans sont devenus ouvriers agricoles. De grandes exploitations exportatrices ont fait leur apparition et le niveau de la pauvreté a doublé. L’Egypte est passée d’une politique d’autosuffisance alimentaire à une production destinée au marché mondial. Elle importe maintenant plus de 50 % de son blé et a été en 2007 un des pays le plus affecté par la crise alimentaire mondiale. Avec l’exode rural qui s’ensuit additionné à l’immigration, à la campagne restent surtout les vieux, les femmes et les enfants; le travail agricole se féminise.

     

    Les femmes à la campagne acquièrent un travail hors de celui de la famille.

     

    A l’entrée des villages, on voit souvent des regroupements d’ouvrières agricoles qui attendent l’arrivée des minibus collectifs qui les conduisent jusqu’aux exploitations: fréquemment 25 ouvrières pour douze places. Celles-ci sont jeunes, 19 ans en moyenne, commençant souvent à travailler à 10 ans, pour la plupart célibataires. C’est une facilité d’échange, de rupture de l’isolement, de libération de la surveillance familiale. Cette liberté retrouvée se heurte alors à une nouvelle exploitation féroce.

     

    La journée moyenne est de 10 heures, pour un travail pénible et dangereux. L’entrepreneur contrôle la fille depuis sa sortie du village jusqu’à son retour au foyer. En cas de faute jugée grave (parler au moment du travail, se plaindre d’une fatigue…), il peut la priver de sa pause pour manger, voire pire.

     

    Mais les femmes ont peu à peu exercé des tâches réservées aux hommes, absents. Le salaire féminin augmente, l’écart entre salaires masculins et féminins diminue. Le travail permet de diminuer ses charges domestiques, de préparer son trousseau de mariage, de choisir son mari, de se lier à d’autres et de franchir le cadre villageois. La situation des femmes s’améliore au sein du ménage dans les campagnes

     

    L’épargne permet alors aux filles de continuer leurs études, réduire leur analphabétisme et l’oppression sexuelle. Du coup, en 2006, 71 % de la population sait lire et écrire. En 2008, 56 % des étudiants diplômés de l’université sont des femmes. Les filles sont plus éduquées que leurs pères… et demain que leurs maris!  Les filles étant autant éduquées que les garçons, cela amoindrit l’autorité masculine. Le salaire donne plus d’autonomie et d’estime de soi, d’initiative et de contrôle de sa propre vie, il permet de contourner les structures traditionnelles, de participer à des actions politiques et collectives.

     

    C’est la fin annoncée du système patriarcal, fondé sur la soumission des cadets à l’aîné et des femmes aux hommes. Cette révolution familiale remet en cause les fondements de l’ordre social et religieux et de l’esprit fataliste passif rural.

     

    Depuis le début de la révolution, les femmes sont très présentes. Mais le 30 juin 2013, il y a un changement qualitatif; la révolution consciente s’étend à la campagne, la moitié des manifestants étaient des femmes avec également une forte participation d’enfants travailleurs.

     

    Après l’émancipation personnelle, les femmes paysannes ou ouvrières agricoles ont commencé à se soulever ensemble. Et à partir de là, elles peuvent prendre conscience de leur propre rôle dans le mouvement. Des syndicats d’ouvrières agricoles et de femmes domestiques sont apparus. Le mouvement est lent mais progresse.

     

    P1010613_egypte_paysanOr les paysans ont eu à subir en octobre une hausse de 33% des prix des engrais en même temps que celle des prix des pesticides. Cela a été précédé en juillet par une baisse d’un tiers des subventions à l’essence, gasoil, électricité, gaz ce qui veut dire pour les paysans une forte hausse du prix du gasoil. Par ailleurs le manque d’eau d’irrigation a provoqué une pénurie de produits agricoles et donc une hausse de leur prix, ce qui provoque une augmentation de l’importation de produits étrangers, notamment de riz et de blé, ce qui pousse à la ruine les petits paysans.

     

    Aussi à la mi-novembre, les organisations paysannes ont menacé le gouvernement d’entrer en lutte en demandant principalement l’annulation de leurs dettes et un véritable système de santé (ce qui est en train de se discuter, parce que cela avait été décidé précédemment mais pas appliqué…). Les paysans ont menacé d’une grève de la production d’oignons, piments, tomates, céleri, persil, cresson, etc. tous produits importants dans la cuisine égyptienne, mais pas du blé ou du maïs pour «ne pas affamer le peuple» ont-ils déclaré.

     

    Le ministre de l’agriculture les a alors accusés d’ignorance, de corruption, et d’être des fomentateurs de troubles liés aux terroristes islamistes. Les paysans étaient prêts à passer outre quand une série d’attentats meurtriers mi-novembre attribués aux terroristes, mais bien opportuns pour le pouvoir, leur ont fait suspendre leur mouvement en craignant dans l’émotion provoquée par ces attentats et leurs victimes, de subir l’accusation de «terrorisme». Mais ce n’est que partie remise, d’autant plus que la révolution qui a donné un début de conscience aux bouleversements structurels du monde rural, pourrait bien accélérer le mouvement.

     

    Sissi censure la presse politique, les Egyptiens font de la politique ailleurs

     

    La pénétration de la révolution dans tous les pores de la société s’est particulièrement bien illustrée sur les questions de presse, santé et éducation.

     

    Ayant perdu le soutien d’une partie de l’opposition, le 26 octobre 2014, Sissi a demandé aux journaux égyptiens et au syndicat des journalistes leur collaboration; 17 des plus importants d’entre eux ainsi que le syndicat ont alors déclaré qu’ils s’engageaient à ne plus attaquer dans la presse, la police, l’armée, la Justice et l’économie afin de ne pas faire le jeu des terroristes. Aussitôt, ils mettaient en pratique leurs engagements mais 650 journalistes, dont 6 des 12 dirigeants du syndicat des journalistes, créaient le 5 novembre un «Front de défense des journalistes et des droits des citoyens» dénonçant l’engagement des dirigeants de la presse.

     

    Sissi avait recommandé également à la presse papier, radio ou TV de mettre fin aux programmes politiques et de se concentrer plutôt sur les sujets de société réputés moins dangereux. Aussitôt deux «talk-shows» politiques traditionnels ont été brutalement déprogrammés en octobre, accusés d’avoir osé critiquer des ministres.

     

    La Télévision s’est donc mise à plus parler des faits de société, santé et éducation en priorité. Mais comme on tente de faire un barrage à un endroit une eau déferlante, la révolution s’est engouffrée dans un autre; tout de suite les téléspectateurs se sont emparés de ces sujets et émissions de «faits de société» et en ont fait des bombes encore plus explosives.

     

    Le scandale du Sovaldi: 12 à 18 millions d’Egyptiens menacés

     

    L’Egypte est le premier pays au monde touché par l’hépatite C qui touche et menace la vie de 12 à 18 millions d’Egyptiens. «Pratiquement, toutes les familles égyptiennes sont touchées par l’hépatite C», estimait en juillet dernier le Dr Henk Bekedam, représentant de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en Egypte (voir A l’Encontre 30.10.2014). 11,8 millions d’Egyptiens sont atteints du virus, d’après l’OMS, soit 14 % de la population. Au moins un habitant sur 10, âgé de 15 à 59 ans, est porteur du virus. Véhiculé par le sang, celui-ci est extrêmement contagieux. Il tue près de 40’000 égyptiens chaque année.

     

    Or c’est une véritable bombe à retardement qui est au centre des préoccupations de tous. La maladie, qui peut être mortelle, a en effet une très longue incubation de 20 à 30 ans entre le moment de l’infection et celui du développement des complications de la maladie. L’épidémie remonte à des décennies et est liée aux campagnes nationales de traitement massif de la bilharziose. Au début des années 60 et jusqu’au milieu des années 80, prés de 7 millions d’Egyptiens notamment du Delta du Nil et de la Haute-Egypte ont été traités par injection intraveineuse, avec du matériel à usage multiple. Les seringues en verre utilisées pour les campagnes de vaccination de masse n’étaient pas convenablement stérilisées entre deux vaccinations. Le virus de l’hépatite C, qui était déjà présent mais inconnu (le virus n’a été découvert qu’en 1989), a contaminé une proportion très importante des jeunes de 5 à 20 ans. Et la maladie commence à exploser maintenant

     

    Aussi les Egyptiens sont-ils à l’affût de tout traitement qui pourrait s’avérer efficace.
    Or, un nouveau médicament d’origine américaine, miraculeux parait-il, le Sovaldi, est arrivé en Egypte il y a quelques mois. Il suscite l’effervescence… et bien des questions.

     

    Mohamad Seoudi, du syndicat des Pharmaciens, doute de son efficacité et parle en fait d’une phase qui est encore d’expérimentation… donc sur les malades égyptiens et à leur insu.

     

    «Les médecins qui mènent la recherche, et qui donc sont en relation avec la firme pharmaceutique Gilead, qui produit le Sovaldi, sont eux-mêmes qui discutent du prix et des conditions de vente du médicament au nom de l’Egypte», dénonce Seoudi. Or, on trouve déjà sur le marché 30 médicaments pour le traitement de l’hépatite C, dont l’efficacité n’a pas été prouvée. L’affaire est devenue, au cours des dix dernières années, un business qui a coûté au pays plus de 11 milliards de L.E… et de nombreuses vies.
    De plus, le gouvernement s’est, au début, vanté d’avoir obtenu ce médicament de la compagnie américaine Gilead à 1 % de son prix de vente aux Etats-Unis. Il devait importer quelque 225’000 doses pour traiter 70’000 patients. Plus d’un million de patients ont présenté leur dossier et se sont empressés à faire les analyses médicales nécessaires, qui ont coûté plus de 1 500 L.E. pour chacun d’eux. Mais le gouvernement les a déçus en dévoilant qu’il a reçu des doses insuffisantes. Seuls 14’000 patients pourront en profiter. Les déclarations des responsables du ministère de la Santé sur la date de livraison du reste de la quantité sont contradictoires.

     

    On a aussi donné l’autorisation aux pharmacies privées de distribuer le Sovaldi à 14’940 L.E., alors que les centres publics de traitement des maladies hépatiques le vendent à 2 200 L.E. Une différence de prix inexplicable. Ainsi, le nombre de patients visé par ce traitement jusqu’en juin 2015 ne sera que d’environ 0,5 % du total des patients en Egypte. Pourtant, ils sont «déjà 600’000 candidats à s’inscrire sur le site du ministère pour avoir droit au Sovaldi», dévoile un responsable du Comité national chargé du protocole du traitement. Bref ce qu’il apparaît de plus en plus c’est qu’une petite minorité pourra se procurer le produit miracle à prix d’or et la grande majorité n’aura droit à rien.

     

    Enfin, le manque de transparence de l’accord conclu avec Gilead soulève des points d’interrogations sur pourquoi l’Egypte ne produit pas le médicament sur place à un prix très bas, sans marge de profits. Les accords de l’Organisation mondiale du commerce sur la propriété intellectuelle signés à Doha en 2009, et l’article 22 de la loi égyptienne de la propriété intellectuelle, permettent au chef du gouvernement de prendre cette décision, quand la maladie relève de l’épidémie. Pourtant, les accords avec Gilead ne font aucune référence à cette possibilité et le ministre de la santé refuse de répondre à cette question quand elle lui est posée. Or «12 firmes égyptiennes, dix privées et deux des secteurs des affaires, se sont déjà fait enregistrer pour produire des médicaments similaires au Sovaldi. Sur les dix firmes privées, cinq ont eu un traitement privilégié dans le processus d’enregistrement»,  et une seule compagnie pharmaceutique privée, Pharma Overseas, s’est procuré le droit de distribution du Sovaldi, sur recommandation de la compagnie Gilead, qui a insisté à avoir affaire avec une firme privée, dit Mahmoud Fouad, avocat et directeur du Centre égyptien pour les droits aux médicaments, en dénonçant un manque de transparence.

     

    Interdite de parler politique, la révolution s’est emparée de ce «fait de société», dont s’est mise à s’entretenir assez largement la presse en octobre et novembre, pour en faire un fait politique.

     

    Et ce débat a lieu alors qu’il est prévu une baisse des subventions aux médicaments dans le prochain budget de la santé et une baisse d’un tiers du budget de la santé lui-même. Cela encore alors que les économies consenties par les Egyptiens autour des baisses des subventions à l’énergie en juillet étaient promises par le gouvernement aux budgets de la Santé et de l’Education. Cela toujours alors que le gouvernement vient d’accorder des baisses de tarif de l’Energie aux grandes entreprises contrôlées par le clan Moubarak et que ces subventions à l’énergie pour les riches représentent 7 fois celles allouées à la santé et 3 fois celles à l’Education. Cela enfin alors que le gouvernement voudrait faire passer une nouvelle loi qui privatiserait un peu plus la santé en mettant en concurrence établissements privés et publics.

     

    Courant novembre, la conclusion était simple, l’indignation était partout, les protestations étaient multiples, dans les discussions, dans les courriers des lecteurs et donc à nouveau dans la presse sous la rubrique «faits de société» mais avec la conclusion bien politique: le ministre de la santé doit démissionner.
    Mais aussi celui de l’Education, car sans entrer ici dans le détail, un autre scandale frappe l’Education Nationale. Plusieurs enfants sont en effet morts du fait de la dégradation des bâtiments scolaires ou de la mauvaise qualité de la nourriture servie en cantine. Encore un sujet de société repris par la presse qui indigne les parents en octobre et novembre alors que le budget de l’Education doit baisser et qui a donc conduit aussi à cette revendication dans la presse: le ministre doit démissionner.

     

    Quand Sissi veut faire sortir la politique par la porte, elle rentre par la fenêtre.

     

    Helwan Iron and Steel

    Portée de la grève à l’aciérie géante d’Helwan dans ce climat social

     

    C’est dans ce climat d’effervescence «sociétale» – sans oublier les larges mouvements étudiants de la rentrée (voir A l’Encontre, 21.10.14) que la grève de l’aciérie géante d’Helwan (11’000 salariés dans la banlieue du Caire) a éclaté le 23 novembre (voir A l’Encontre du 29.11.14 ), pouvant «chapeauter» cette contestation diffuse.

     

    En effet, ces salariés se battent pour toucher leur participation aux bénéfices qui représentent plusieurs mois de salaires, ce qui concerne bien d’autres salariés du public, mais aussi réclament le limogeage de leur directeur qu’ils accusent de corruption, en même temps qu’ils dénoncent la privatisation rampante de leur entreprise et, à travers elle, de toute l’industrie d’Etat.

     

    Ces salariés qui ont une réputation et une influence certaine dans le mouvement ouvrier égyptien, renouent par cette revendication, avec le mouvement général de février-mars des coordinations ouvrières qui portaient cette revendication. Ils renouent avec le programme de ces coordinations qui avaient proposé une alternative plus radicale de direction du mouvement ouvrier mais aussi sociétal en alliance avec les médecins, pharmaciens, vétérinaires et dentistes contre la privatisation de la santé et pour l’augmentation de son budget touchant aux questions du jour.

     

    Ils donnent ensuite une expression publique à un courant qui se développe à nouveau dans la société égyptienne, le refus des privatisations et du gouvernement des riches qui lui, renoue avec une des bases de la révolution de 2011.

     

    On a d’ailleurs vu peu après, début décembre, les travailleurs de Tanta Lin, une des entreprises emblématiques des luttes de ces dernières années contre la privatisation, publier un manifeste expliquant les avantages de leur nationalisation contre la privatisation, demandant à tous les salariés dans des situations semblables de faire de même et de rejoindre leur combat.

     

    Enfin, les travailleurs d’Helwan ont su intelligemment contourner l’accusation portée par le gouvernement contre lui de complicité avec le terrorisme islamiste.

     

    Le 28 novembre, en effet, un mouvement salafiste et les Frères musulmans avaient annoncé une grande manifestation devant commencer selon eux une nouvelle révolution islamiste. Le pouvoir avait surenchéri sur le danger de chaos et fait occuper les rues par les chars, menaçant tout ce qui bougeait de complicité objective.

     

    Les travailleurs d’Helwan ont simplement déclaré qu’ils n’ont rien à voir avec les Frères musulmans et ont suspendu leur grève le temps de la manifestation islamiste. Le gouvernement s’est engouffré dans la brèche en ouvrant des négociations en offrant la satisfaction partielle de quelques revendications pour tenter de faire reprendre définitivement le travail. Mais les travailleurs, toujours insatisfaits, ont repris leur grève le 5 décembre et, depuis, continuent leur mouvement.

     

    On voit ainsi que leur mouvement pourrait très facilement coordonner autour de lui toute une série de mouvements du même type, mais aussi la contestation sur les questions de santé, ou plus généralement les privatisations, en même temps que sa tactique vis-à-vis des Frères musulmans pourrait servir d’exemple au mouvement paysan.

     

    Voilà pourquoi Sissi est si violent, la société égyptienne lui échappe, quand il bouche une brèche ici, une autre s’ouvre là…

     

    Pendant que la première génération des militants des débuts de la révolution s’use et se décourage, certains de ses objectifs sont aujourd’hui appliqués, vécus au quotidien par de larges couches de la population sans même que ces dernières aient conscience de «militer» tellement ce qu’elles vivent et font, paraît appartenir à un mouvement naturel.

     

    En fait une partie de ce qui a fait les causes de la révolution, qui était déjà donc inscrit dans les transformations structurelles de fond du pays ces dernières décennies, puis ensuite dans les convictions des premiers militants, a gagné des millions d’esprits. En faisant vivre la révolution aujourd’hui au quotidien, ils se la rendent d’autant plus visibles à eux-mêmes, à leur conscience, ainsi qu’à ceux qui ont des yeux pour voir, ou des outils théoriques qui le permettent et ne s’enferment pas dans des formules. Or ces transformations massives et extrêmement profondes de l’état d’esprit des Egyptiens, ne sont que des étapes annonçant à leur tour bien d’autres changements à venir.

     

    C’est dans ce contexte qu’il faut entendre le verdict du procès Moubarak…

     

    Nous ne savons pas voir ni dire le subversif qu’il y a dans la réalité autour de nous

     

    Bien sûr, sous le coup de l’émotion provoqué par le verdict, il y a eu des manifestations, des gens sont descendus courageusement dans la rue, malgré, les chars, l’omniprésence de la police et de l’armée et une répression extrêmement brutale. On risque sa santé, sa liberté et même sa vie en osant manifester. Pourtant encore des étudiants ont occupé un instant les campus et les organisations politiques d’opposition ont protesté, dénoncé et appelé à de nouvelles mobilisations, à un nouveau jugement, voire à occuper à nouveau les places.

     

    Cependant malgré cette émotion extrêmement partagée, il n’y a pas eu foule dans les rues, en tout cas pas à la hauteur de l’émotion.

     

    Et si la brutalité de la répression a joué bien sûr un rôle dans cette absence, elle n’explique pas tout, loin de là.

     

    Du coup les commentateurs se sont précipités dans ce vide d’explication pour projeter leurs propres désirs sur la situation. Ils le font régulièrement pour certains depuis trois ans à chaque reflux de la vague, en expliquant qu’un trait est tiré, que les Egyptiens n’aspirent plus qu’à la tranquillité, la sécurité, la stabilité, la paix, etc., etc. Ça fait trois ans que ça dure…

     

    Et cette fois, certains de notre camp, peut-être un peu plus encore aujourd’hui après trois ans de tension nerveuse extrême, de haut et de bas, de fatigues, de prison, de torture et de coups, harassés, exténués, ont eu envie de se glisser dans ce repos: «oui mais cette fois c’est peut-être vrai…»

     

    Dans le moment d’étonnement, dans le creux du passage d’une situation à une autre où on ne comprend pas ce qui se passe, ces poisons de l’esprit semblent un instant la vérité. Tout comme hier, «l’hiver islamiste» semblait aussi la «vérité» immuable de la situation, avant qu’une vague énorme surgie d’on ne sait où pour ceux qui avaient cru à cette «vérité», ne balaye en quelques jours le régime des Frères musulmans, pourtant paraît-il issu de la nuit des temps et de traditions séculaires.

     

    Le poison s’infiltrant dans les veines de la démoralisation de bien des militants, il fait glisser la propagande que la situation en Libye et en Syrie semble justifier: après tout ne vaut-il pas mieux un Etat fort, mais un Etat, fut-il dictatorial, plutôt que le chaos et la guerre ou la barbarie? N’est-ce pas pour ça que les Egyptiens renoncent?

     

    Et à nouveau nos spécialistes et experts pour qui les peuples – arabes en particulier – ne sont bons qu’à la religion ou la dictature égrainent, à longueur de journées télévisées et à l’occasion des succès militaires de l’EI, leurs connaissances maniaques des multiples divisions des sunnites et chiites et leurs querelles immémoriales. Comme si cela devait durer indéfiniment, comme s’il n’y avait pas d’espoir, comme si l’espoir de changer les choses n’était qu’illusion. De l’acquittement de Moubarak au retour du Benaliste Saïd Essebsi en Tunisie, jusqu’à celui de Sarkozy à la tête de l’UMP, rien ne semble devoir changer.

     

    Pourtant, le subversif est là, présent autour de nous; il est visible en Egypte en bas, dans les campagnes, les usines, les rues, sur les trottoirs, dans les hammams, les cafés, internet ou les écrans et pourtant nous ne le voyons pas.

     

    Un verdict comme un couteau dans la plaie pour bien des familles

     

    Bien sûr encore, la douleur des familles des «martyrs» de la révolution, décédés, blessés, handicapés au début pour faire tomber Moubarak ou ensuite, au décours de ces trois ans de révolution, a été avivée par le verdict d’acquittement. Malgré la censure, le courrier des lecteurs des journaux populaires quotidiens était plein au lendemain du 29 novembre, de lettres émouvantes et révoltées, signées des propres noms de leurs rédacteurs, comme un engagement et un défi contre la sentence du tribunal… et le régime et sa répression.

     

    Qu’on en juge:

     

    Au journal Youm7 (très aimé du ministère de l’intérieur), lettre d’une lectrice le 30 novembre:

     

    Une génération te hait.

     

    Le procès de Moubarak aurait dû être celui de l’effondrement de son régime et l’échec de l’éducation dans tous les domaines du progrès scientifique. Le procès de Moubarak aurait dû être celui de la propagation des épidémies, des maladies et des cancers, notamment le virus C de l’hépatite, dont on estime le nombre de blessés à plus de 18 millions de citoyens qui n’ont pas de vrai visage mais dont ces maladies ont épuisé les Egyptiens et réclamé leurs corps et leurs âmes. Il devrait être celui de Moubarak et son régime, de l’appauvrissement de la majorité du peuple et des marginalisés, celui de son incapacité à répondre aux exigences de base de la vie quotidienne en logement, nourriture, vêtements, à son incapacité à empêcher la propagation des bidonvilles, qui sécrètent des générations de chômeurs, de toxicomanes et de bandits. Moubarak devrait être jugé sur la fraude contre la volonté du peuple dans toutes les élections qui ont eu lieu et notamment du dernier scandale majeur dans les élections parlementaires de 2010. Moubarak aurait dû être jugé pour sa négligence à représenter la dignité de l’Egypte et des Egyptiens à l’étranger dans des centaines de positions et à représenter le rôle de leader et de pionnier de l’Egypte qu’elle devrait être pour les petits Etats de la région. Moubarak et son régime devraient être tenus responsables de piller les richesses et les ressources de ce pays, qu’il s’agisse des terres ou des ressources naturelles ou de la vente de nombreuses usines et entreprises au travers d’affaires louches avec des relents de corruption. Moubarak aurait dû être tenu pour responsable de la propagation de la corruption et du favoritisme dans la majorité des institutions d’Etat et donc du manque de justice sociale qui prive les enfants des pauvres et des paysans d’accéder à certaines fonctions. Moubarak devait être tenu responsable pour ce qu’il a apporté en ignorance, arriération et un taux d’analphabétisme les plus élevé au niveau mondial.

     

    Lettre d’un lecteur au courrier des lecteurs de Youm 7 le 1.12.14

     

    Entre nous et Moubarak, il ne peut y avoir que la vengeance; non seulement pour venger le sang des martyrs, mais un virus de vengeance contre ses ministres et son régime, ses lois, l’appareil administratif de l’Etat, responsables des événements et des catastrophes depuis de nombreuses années; la vengeance contre la corruption, qui s’est propagée du plus simple bureau de poste jusqu’au plus haut ministre. Nous n’oublierons pas les crimes de Moubarak, nous n’oublierons pas les 1400 martyrs égyptiens, comme ceux dans le stade de foot, nous n’oublierons pas les accidents de train répétés sans aucune excuse; nous n’oublierons pas les pots de vin aux ministres et à leurs agents; nous n’oublierons pas les milliers d’hectares obtenus illégalement par les hommes d’affaires, amis et les parents; nous n’oublierons pas les décisions économiques mauvaises, la privatisation des entreprises du secteur public et le gaspillage de l’argent de l’état; nous n’oublierons pas que vous avez détruit l’enseignement en Egypte après avoir ignoré le développement des écoles et des programmes; nous n’oublierons pas les milliers de malades qui meurent chaque jour en raison de retards dans la décision de les prendre en charge aux frais de l’Etat; nous n’oublierons pas votre échec pendant des années dans le développement d’un véritable système d’assurance de santé; nous n’oublierons pas le désastre qui atteint le Sinaï et la Nubie; pas non plus les centaines de jeunes hommes qui se sont noyés dans la mer du fait de leur décision d’immigrer illégalement suite à leurs frustrations face à l’Etat et qui les laisse vivre dans l’ignorance, la pauvreté et dans l’incapacité à aider leurs familles; nous n’oublierons pas les engrais cancérogènes;nous n’oublierons pas votre trucage des élections de 2010; nous n’oublierons pas votre modification de la constitution; nous n’oublierons pas les files d’attente pour avoir du pain; nous n’oublierons pas le Parti national Démocratique et sa tyrannie; nous n’oublierons pas les ministres de votre gouvernement et ses soi-disant Amis de la beauté…

     

    Tout est dit, mais y compris pourquoi il n’y avait pas grand monde dans les rues au lendemain du verdict, malgré l’émotion, malgré ce cri du peuple, ces lettres qui ont inondé les rédactions. Une fois de plus personne ne les a vraiment entendus.

     

    Qu’entendait le peuple égyptien en disant qu’il voulait «dégager Moubarak»

     

    Au lendemain du verdict, le parti nassérien comme celui du Destour ont réclamé un nouveau procès, un vrai celui-là, que Moubarak soit à nouveau jugé. Et ils annoncent une campagne pour cela. On ne pouvait pas faire plus à côté des préoccupations des Egyptiens. Des militants sincères, et dans un réel souci révolutionnaire, ont dit, eux, qu’il était temps de «réoccuper les places». Et ils ont proposé de retourner place Tahrir, comme pour rejouer ce qui avait déjà été fait. Mais là non plus, ce n’était pas la traduction de l’émotion ressentie, de celle qui est emplie des soucis des femmes, des paysans, des ouvriers, de l’hépatite C, des enfants qui meurent à l’école. Ce n’était pas le même monde. Ça ne pouvait pas «prendre».

     

    Au fond, Moubarak a été acquitté parce que le peuple égyptien s’en fichait, était passé à autre chose.

     

    Et depuis le début. Car depuis le début, son aspiration à «dégager Moubarak» recouvre une aspiration au «pain, à la justice sociale et à la liberté», c’est-à-dire à dégager tous les petits Moubarak, à tous les niveaux de l’appareil d’Etat, de l’administration et l’économie… Ils voulaient dégager tous ces corrompus pour assurer une véritable protection contre la maladie, la vieillesse, le chômage, une éducation correcte pour les jeunes, une économie nationalisée au service de tous et pas de quelques parasites voleurs, bref un avenir pour tous… Ils voyaient bien qu’il n’y avait pas que le problème Moubarak mais celui du régime, et plus loin, du système. La personne de Moubarak ne faisait que symboliser tout ce système. Ils le savaient depuis le début: les lettres envoyées pour le verdict du procès le disent, le crient.

     

    La chute et le procès de Moubarak comme voies de garage à la révolution

     

    Rappelons-nous que pour sauver le système en janvier 2011, c’est l’armée qui a sacrifié Moubarak, c’est elle qui l’a fait tomber face à la révolution grondante qui menaçait de tout emporter: Tout changer pour ne rien changer.

     

    Rappelons-nous que tout de suite, dès le mois de mars 2011, l’opposition, marchant dans ces faux-semblants, a exigé un jugement de Moubarak: et qu’il n’y avait personne pour suivre ces appels à manifester. Les militants n’arrivaient pas à mobiliser pour faire passer Moubarak en jugement alors que les gens étaient dans la rue pour mille autres choses. Ça paraissait, au mieux, secondaire, au pire, un moyen d’entraîner la révolution dans une voie de garage.

     

    Et le 13 avril 2011, devant la révolution qui continuait, l’armée a accepté d’incarcérer Moubarak et de le traîner devant un tribunal, où finalement après de nombreuses péripéties, il fut condamné à la prison à perpétuité reconnu coupable de détournement de fonds et de la mort de 850 manifestants lors des 18 jours du soulèvement populaire ayant conduit à sa chute. Ce procès était la tentative de l’armée de détourner la révolution qui continuait, un théâtre d’ombres et pas une scène révolutionnaire.

     

    Ou alors, il aurait fallu utiliser le procès Moubarak pour juger tout son système comme le disent les lettres. C’est-à-dire accompagner ce procès d’une politique de révolution sociale. Mais à ce moment, le procès était une arme contre la révolution sociale.

     

    Et pas plus que le passage de Moubarak en procès n’a été un succès de la révolution sociale, l’acquittement n’a été une victoire contre cette révolution. Ce n’est pas étonnant qu’il ait été blanchi aujourd’hui, après qu’il ait interjeté un appel devant la Cour cassation qui elle-même avait ordonné un nouveau procès.

     

    Mais contre la révolution démocratique et les illusions dans la Justice qui pouvaient rester à ses partisans, oui, c’est un succès; et c’est pour ça que ces derniers sont effondrés. Mais il ne faudrait pas que les désillusions du camp démocratique soient confondues avec la toute la réalité. D’autant plus qu’ils vont de désillusions en désillusions et sombrent souvent ces derniers temps dans le 36e dessous, car ce n’est pas la première défaite pour eux.

     

    Ils se sont en effet battus en expliquant que la «solution était la Démocratie», la Justice… Toutes leurs conceptions de toujours tournent autour de ce projet démocratique. Or ils ont eu des élections en pagaille, un parlement élu, un président élu… et tout cela a donné la victoire de leurs pires ennemis, les Frères musulmans, une caricature de démocratie représentative avec une participation populaire souvent faible voire carrément ridicule.

     

    Puis ils ont finalement écopé d’une deuxième révolution populaire en juin 2013… contre LEUR démocratie et enfin d’une dictature militaire qu’ils ont soutenue contre leurs propres principes démocratiques. Car ces farouches admirateurs de la démocratie se sont tous précipités dans les bras de l’armée et de Sissi, non pas contre les Frères musulmans qui réclamaient le respect du scrutin légal électoral qui avait porté Morsi au pouvoir, mais contre cette révolution populaire qui menaçait à nouveau d’être sociale et de tout emporter.

     

    Ces grands démocrates, n’hésitant pas à s’asseoir sur toutes leurs valeurs, ont appelé l’armée au secours pour défendre l’ordre. Ils ont applaudi des deux mains au coup d’Etat de Sissi du 3 juillet, puis ils ont soutenu sa dictature, en participant même à son gouvernement qui défaisait progressivement tous les droits démocratiques et bafouait toute justice. Ce sont eux qui ont porté atteinte les premiers aux droits démocratiques et à la Justice. Et maintenant, ils s’indignent, font semblant d’être surpris du verdict Moubarak, crient à la parodie de Justice et appellent à la mobilisation pour… un nouveau procès! Autrement dit recommencer la farce. Qui peut les suivre? Qui peut s’indigner avec eux? Alors que l’indignation des femmes, des paysans, des ouvriers, des parents, des malades… avance, massive, mais sans porte-parole dans ce milieu.

     

    La surprise au verdict du procès n’est pas là ou on le croit

     

    La masse des Egyptiens, elle, n’est pas dupe et n’a pas été surprise. Cet acquittement est préparé dans les esprits depuis longtemps.

     

    Gamal Eid, l’avocat des familles au procès, affirmait dans la presse il y a déjà plusieurs mois, ne pas s’attendre à une peine sévère contre Moubarak. «Au vu des précédents verdicts, on peut s’attendre à une peine modérée. Les adjoints de l’ancien ministre de l’Intérieur ont tous été acquittés pour manque de preuves, et 150 policiers accusés d’avoir tiré sur des manifestants pendant la révolution ont également été innocentés pour la même raison par divers tribunaux. A plusieurs reprises lors des auditions, les responsables de la sécurité accusés dans ces procès ont qualifié la révolution du 25 janvier de complot. C’est une mascarade!».

     

    D’ajournement en ajournement, en particulier depuis le dernier en septembre, la seule question que les gens se posaient était de savoir de quelle manière le régime allait ne pas le condamner. Allait-il attendre la mort naturelle du vieillard Moubarak pour ne pas avoir à le juger? Allait-il l’acquitter pour les motifs les plus graves pour ne retenir que des fautes les plus vénielles? Allait-il l’acquitter mais condamner quelques-uns de ses sous-fifres? En ce sens, l’étonnement à l’annonce du verdict, ce qu’on entendait le plus dans les rues, c’était: «ils les ont tous acquittés?» Tous?

     

    Gamal Moubarak

    Gamal Moubarak

     

    L’acquittement de son ministre de l’Intérieur, particulièrement détesté, était la surprise.

     

    Mais la surprise était au fond aussi de n’être pas tant surpris que ça, et pas tant déprimé que ça. Moubarak n’était pas tant le problème.

     

    Mais surtout, cet acquittement fonctionne comme un rideau qui se déchire. Tout d’un coup, on y voit plus clair à ce qu’on avait au fond de soi. Il révèle brusquement au peuple les lentes évolutions de ses aspirations et le met plus clairement en face de ses souhaits et attentes, de sa conscience de ce que fut sa révolution à lui, de ce qu’elle doit être demain. Le poids du procès politique de Moubarak s’estompe et l’importance du procès social des privatisations monte.

     

    La surprise vient aussi moins du fait que le pouvoir n’a fait aucune concession, pas non plus qu’il proclame ainsi son assurance ou son autorité, mais qu’il dévoile une bêtise étonnante, un profond décalage avec les évolutions en cours, et qu’il se montre là au fond, complètement décalé, tout nu, seul, et finalement… fragile. Ce pouvoir fort n’est donc que ça: une farce!

     

    Le juge du tribunal qui a acquitté Moubarak, a en effet expliqué, sans rire, que la révolution du 25 janvier 2011 était un complot américano-israélo-judaïco-islamique contre l’Egypte… Les policiers qui ont tué à proximité des commissariats n’ont fait que se défendre contre ce complot!

     

    La presse quasi unanime, même celle aux ordres, a titré au lendemain du procès: si ce n’est pas Moubarak, qui a alors tué, qui est responsable? Chose intéressante, elle reflétait là – alors qu’elle aux ordres – non pas les décisions du pouvoir mais les interrogations du peuple. En réponse, ce qu’on a alors entendu, officieusement, mais dans l’esprit du verdict, c’est que les victimes – 850 morts ces jours-là – l’ont peut-être bien été du fait de snipers islamistes embusqués sur les toits. Et pourquoi pas des juifs déguisés en islamistes ou des drones américanos-martiens?

     

    Bien des gens ont vu un régime encore plus menteur mais surtout terriblement plus bête que violent.

     

    La surprise est là. Les Egyptiens sont surpris de ressentir et penser que ce régime est grotesque. Ils ne rient pas au verdict, c’est trop sérieux, mais l’autorité martiale de Sissi est atteinte par la bouffonnerie du jugement. Le jugement ne les écrase pas, comme il était censé le faire; Sissi a perdu de l’autorité et ne leur fait plus peur. Jusque-là, pour le même sentiment devant de tels verdicts, se sentant impuissants, ils avaient leur humour proverbial. Aujourd’hui, ils ont l’envie de ne plus accepter.

     

    Ils ne supportaient déjà plus hier les mensonges des attentats fabriqués des chrétiens contre les musulmans. Ils pourraient bien ne plus supporter demain la pseudo-politique antiterroriste du gouvernement qui sert d’argument pour réprimer.

     

    Sous Moubarak, la bêtise était la même. Mais elle se voyait moins, choquait moins, la presse ne demandait même rien, car les Egyptiens n’y faisaient même plus attention, ils s’en détournaient, n’avaient pas d’espoir. C’était comme ça.

     

    Là, le juge est surpris: on publie ses âneries. Il y a même des journaux en ligne qui publient l’intégralité des attendus du verdict et, encore plus surprenant, un public averti qui les lit. Et qui est partagé entre éclat de rire, accablement et tristesse. Rire de telles nullités, accablement d’avoir de tels représentants et tristesse de ne pas avoir ses propres porte-parole pour dire ce qu’il ressent.

     

    La bouffonnerie de justice a été complétée lorsqu’au surlendemain de l’acquittement de Moubarak, un autre jugement annonçait la condamnation à mort de 188 Frères musulmans accusés d’avoir tué 8 policiers en août 2013 au poste de police de Kerdasa à Giza. Ce théâtre grotesque était hier censé faire peur. A l’heure actuelle, il décille un peu plus les yeux.

     

    Les fictions de la démocratie représentative se sont écroulées, celles des solutions de l’islam politique aussi, l’armée ne fait plus un avec le peuple et la Justice se ridiculise. Or l’appareil d’Etat sans au moins un peu de soutien populaire n’est pas grand-chose.

     

    Fin du bonapartisme mais pas de retour au régime de Moubarak

     

    Le pouvoir, donc aussi Sissi, même s’il n’est peut-être pas engagé autant qu’on le pense dans la décision de justice [1], a mis un terme, à l’évolution qui accompagne le dictateur depuis son coup d’Etat du 3 juillet 2013. Sans vraiment passer le pouvoir aux moubarakiens, mais en entérinant leurs décisions, Sissi est passé d’un pouvoir bonapartiste avec un certain soutien populaire, à un simple pouvoir militaire, qui ne repose plus que sur la force brute, le pouvoir des armes et de la répression.

     

    Avec ce jugement, on a entendu chez ce qui restait de ses propres partisans: «Non, là, c’est trop». C’est-à-dire que toute la démagogie populiste nassérienne dans laquelle tentait de se draper Sissi ne trompe plus personne: bref les promesses ne seront pas tenues. Et reflétant cela, on a vu dans la presse des appels adressés aux intellectuels de gauche, démocrates ou libéraux qui soutiennent encore l’armée, à rompre avec le pouvoir.

     

    Sissi a dû le sentir, puisque sans contester le verdict, il a laissé «fuiter» officieusement qu’il ne lui convenait pas et qu’il allait modifier la loi pour éviter la corruption des juges. En même temps, le premier ministre promettait d’indemniser les familles de «martyrs» et le procureur faisait appel de la décision. Mais prudemment toutefois, pas sur le fond – le pouvoir respecte l’indépendance de la Justice, n’est-ce pas (!) – mais pour vice de forme. Sur le fond – les attendus loufoques du jugement –, Sissi s’est aussi senti obligé de réagir. Il a demandé, visant les insultes du juge à la révolution, une nouvelle loi qui interdise les insultes à la révolution de 2011, ses révolutionnaires comme à celle du 30 juin. Mais bien sûr cela ne trompe personne. Et tout le monde comprend que cela permettra juste de condamner ceux qui qualifient sa prise de pouvoir en juillet 2013 de coup d’Etat.

     

    Si les moubarakiens, et notamment ceux qui ont inspiré le jugement, ne s’embarrassaient pas de politique, c’est-à-dire de s’adresser au peuple, Sissi, lui, sait très bien qu’il y est obligé. Son pouvoir n’a pas la même assise que celui de Moubarak et il ne lui faut pas perdre contact avec le peuple.

     

    On pourrait se dire que dans le glissement d’un régime bonapartiste vers une simple dictature militaire, il y a là une évolution «normale», quasi classique, qui témoigne de la solidité du régime. Sissi reviendrait en quelque sorte à la stabilité au régime de Moubarak.

     

    Sauf que le régime de Moubarak lui-même ne reposait pas sur une répression aussi violente – certains des partisans de Sissi disent même aujourd’hui: il vaudrait mieux Moubarak parce que sous son régime, il y avait moins de violence, plus de stabilité, etc.

     

    Moubarak n’en avait pas tant besoin. Le régime dictatorial de Moubarak ne portait pas une telle violence parce que la situation sur laquelle il reposait comportait une certaine acceptation de la population; sauf à la fin, bien sûr. Il haussait un sourcil et tout le monde obéissait. A la fin justement, les transformations des structures mêmes de la société égyptienne ne supportaient plus une telle sclérose au sommet. Le mouvement qui s’amplifie aujourd’hui avait commencé.

     

    Les fractures ne se sont pas tant approfondies qu’elles sont devenues plus visibles

     

    Rien des changements structurels qui ont bousculé la société égyptienne et ont été à la base de la révolution, n’a trouvé sa solution au niveau politique.

     

    Or ce sont ces changements structurels, économiques, sociaux, urbains, paysans, familiaux, qui génèrent en permanence tensions et espoir. Quand une jeune fille égyptienne dans un village rompt avec sa famille patriarcale, son autorité et ses traditions archaïques, pour aller chercher du travail en ville, il y a une révolution personnelle et l’espoir d’une autre vie. Même si la ville est une jungle et la vie très difficile.

     

    Et cette opposition sourde, pendant les trois dernières décennies, entre ces profondes évolutions souterraines et les superstructures du pays deviennent aujourd’hui de plus en plus perceptibles. La violence du régime de Sissi exprime cette contradiction montante: ce qu’on peut appeler aussi conscience ou maturité de la situation. Maturité d’une situation qui peut tendre vers le problème subjectif de l’absence d’une direction révolutionnaire. On n’en est pas encore là, mais on y tend.

     

    Le plus profond des changements depuis les premiers jours de la révolution est cette conscience montante de la nature des contradictions. Il y a quatre ans, bien des Egyptiens ou au-delà, qui n’étaient pas plongés dans le tourbillon d’éveil des consciences, pouvaient encore penser que le problème était la personne de Moubarak. En changer aurait suffi. Aujourd’hui, dans le sentiment provoqué par le verdict, il n’y a plus personne pour le croire. Ce n’est plus qu’un vieillard…

     

    Si on cherche ce qu’il y avait dans l’émotion qui a traversé l’Egypte lors de l’annonce de l’acquittement de Moubarak, c’est tout ce qui a changé en quatre ans et, en partie, la surprise de le voir se révéler à soi-même, comme si ce verdict faisait tomber un voile des yeux. Il n’y avait pas de démoralisation, un peu de colère, surtout un grand étonnement: ainsi se disent les Egyptiens, je suis donc devenu cet homme-là, cette femme-là.

     

    La révolution ressemble à une série de vagues successives qui viennent certes se briser régulièrement sur la côte, mais, en même temps, qui sapent régulièrement les bases de la falaise avant que des pans entiers de celle-ci ne s’effondrent brutalement. (12 décembre 2014)
    Par Jacques Chastaing

     

    _____

     

    [1] En accusant la Justice et la police d’inefficacité, le 24 octobre 2014, Sissi faisait passer une loi qui augmentait le pouvoir des tribunaux militaires en étendant leurs prérogatives à tout ce qui concernait les attaques de bâtiments civils et pas seulement policiers, militaires ou pour fait de terrorisme. Le verdict sur Moubarak est-il une réponse du pouvoir judiciaire pour affirmer sa liberté et montrer qu’il peut gêner Sissi comme il a déjà contribué à faire tomber Morsi?

  • Nouveautés Cetri.be

       
       

    « La Syrie ne mérite pas cela »
    par Sylvain Cypel , Faruk Mardam-Bey
    (Orient XXI - 15 décembre 2014)
     
       

    L’Egypte de Sissi : un régime terroriste, néo-fasciste, et génocidaire
    par Alain Gabon
    (Les cahiers de l’islam - 3 décembre 2014)
     


    Egypte : Retour sur l’acquittement de Hosni Moubarak
    par Alain Gresh
    (les blogs du Diplo - 4 décembre 2014)

     

    http://www.cetri.be/spip.php?article3731&lang=fr

  • La colère des ouvriers égyptiens (Orient 21)

    La question sociale dominera la scène égyptienne les prochains mois.

    Le pays a connu plus de grèves de travailleurs ces deux dernières années que pendant la décennie qui a précédé la révolution de janvier-février 2011. Aujourd’hui encore des ouvriers continuent à manifester et à faire grève pour faire entendre leurs revendications, malgré la loi restreignant le droit à se rassembler et à manifester. Mais les gouvernements successifs restent sourds à leurs doléances.

     

     

    Ça faisait deux mois que les quelque 2 000 ouvriers d’Abboud Spinning Company n’avaient pas été payés. Sans compter les primes attendues et jamais versées. Les directeurs et les responsables de cette usine de textile d’Alexandrie faisaient la sourde oreille.

    En général, les patrons ont les moyens de tenir la distance dans ce type de conflits. Ils peuvent aussi se débarrasser sans trop de difficulté des ouvriers récalcitrants : selon un avocat égyptien, Haitham Mohamedein, les employeurs sont simplement condamnés à verser une amende de… 100 à 500 livres égyptiennes (10 à 50 euros) en cas de licenciement abusif. L’attitude est en général d’attendre que ça se passe, mais cette fois-ci, ça ne passait pas. Une partie des ouvriers de l’usine a donc commencé un sit-in dans les locaux de l’usine le 25 août 2014. L’été était d’autant plus brûlant qu’il était ponctué de coupures d’électricité incessantes.

    Dans une Égypte en pleine crise de paranoïa, les ouvriers sont accusés d’appartenir aux Frères musulmans, organisation considérée comme terroriste depuis décembre 2013 et dont les principaux leaders — parmi lesquels l’ancien président Mohamed Morsi — sont en prison ou en fuite. Qui veut discréditer quelqu’un l’accuse d’être Frère musulman. Pourtant ils ont tenu bon. «  On maintenait les sit-in depuis trois semaines. Au plus fort de la mobilisation, on était peut-être 700 ou 800 employés à protester. On demandait à être reçus par le directeur de l’usine, le gouverneur d’Alexandrie, ou même le premier ministre, sans succès. Finalement, on a enfin réussi à obtenir un rendez-vous avec le directeur, prévu pour le 15 septembre. Mais il n’est pas venu  », se souvient Mohamed Kamel, l’un des contestataires, ouvrier depuis 24 ans dans l’usine.

    À Alexandrie, les ouvriers ont perdu patience. «  Le directeur ne s’est pas montré. On est sortis de l’usine pour manifester. Et on nous a envoyé la police  », ajoute Mohamed Kamel. Une altercation s’ensuit. Un policier nerveux fait usage de son arme, une sorte de gros pistolet à grenaille, de ceux que l’on surnomme «  cartouches  » en Égypte et qui ont blessé des centaines de manifestants pendant la période révolutionnaire quand ils ne les rendaient pas aveugles. Le coup de feu emporte un très gros morceau de chair de la jambe gauche de Mohamed Kamel. Il raconte cela, le visage lumineux, le tibia traversé par des broches au métal patiné, sur son lit d’hôpital.

    Des syndicats toujours aux ordres

    Les syndicats ne sont pas d’une grande aide. Ce n’est pourtant pas par manque de moyens. La Fédération générale des syndicats de travailleurs d’Égypte (FGSTE) est un paquebot de près de 4 millions de membres, 21 000 cadres, 17 fédérations régionales. Elle dispose d’une banque, d’une fondation culturelle d’universités ouvrières, d’hôtels, de villages-vacances, de bibliothèques… Ce n’est pourtant pas de ce côté qu’il faut s’attendre à une mobilisation générale. Selon Élisabeth Longuenesse et Didier Monciaud1, «  La gestion des syndicats est très bureaucratique et l’élite syndicale se caractérise par son conservatisme, son immobilisme et sa soumission au régime, mais aussi par des liens étroits avec le milieu des hommes d’affaires du secteur privé.  » La fédération et ses multiples branches se transforme peu à peu en une agence de services aux pratiques très clientélistes. Les dirigeants syndicaux se servent des ressources financières de leurs organisations, avec l’effet pervers d’accélérer le désengagement de l’État, notamment pendant les années 1990.

    Il y avait pourtant eu une lueur d’espoir en 2009. Après des années de lutte, la formation d’un syndicat indépendant, celui des percepteurs des taxes sur les transactions immobilières, a été autorisée par le gouvernement en avril. Le mouvement, mené par Kamal Abou Aita, s’est transformé en Fédération égyptienne des syndicats indépendants le 2 mars 2011, peu après la chute de Hosni Moubarak, avec pour slogan principal la mise en place d’un salaire minimum à 1 200 livres (environ 120 euros) par mois, pour tous. C’était ce à quoi Abou Aita s’était employé, pendant son court passage au gouvernement comme ministre «  de la main d’œuvre et de l’immigration  » (c’est-à-dire le ministre du travail), de juillet 2013 à mars 2014. C’était la dernière tribulation d’un syndicaliste qui avait rallié les Frères musulmans en 2012 pour les élections à l’Assemblée du peuple2, s’était fait élire puis avait appelé à voter pour le nassériste Hamdine Sabbahi, pour finalement appeler à la démission de Morsi en 2013.

    Indépendants sur le papier

    La création de syndicats indépendants a été autorisée en mars 2011, juste après le départ de Moubarak, mais tous les gouvernements successifs ont bloqué l’adoption de la loi, du régime transitoire du Conseil suprême des forces armées à l’équipe de Morsi jusqu’à aujourd’hui, sous la présidence d’Abdel Fattah Al-Sissi. La grève menée par les camarades de Mohamed Kamel est bien sûr illégale. Car la loi 12 de 2003 sur le travail encadre très précisément le droit de grève : il faut faire une demande écrite à l’avance et avoir l’accord de la majorité des deux tiers du conseil d’administration de la FGSTE. À notre connaissance, un syndicat de la Fédération n’a apporté un soutien officiel qu’une seule fois, lors de la grève de l’usine Tanta Flax and Oil Co, en mai 2009. Un soutien de cinq jours pour une grève de six mois.

    La loi sur le salaire minimum est passée en septembre 2013. Mais elle ne concerne que les fonctionnaires — pas même les employés des agences de l’État comme la Poste3. Mohamed Kamel, l’ouvrier à la jambe blessée, reçoit quand à lui un salaire de 780 livres par mois (environ 80 euros).

    Un traitement spécial

    Ces dispositions ressemblent à celles contenues dans une autre loi, entrée en vigueur en novembre 2013, sur le droit de manifester, réduit à la portion congrue. Il faut informer les autorités trois jours avant la tenue du mouvement : coordonnées, lieu et trajet du cortège, revendications et slogans scandés. Le ministère de l’intérieur se donne toute latitude d’interdire la manifestation au motif aussi vague que celui de «  menace pour la sécurité  ». Les possibilités de s’exprimer publiquement n’ont peut-être jamais été aussi réduites dans l’histoire récente de l’Égypte.

    Pourtant, ni Kamel ni ses camarades n’ont été jetés en prison. Le gouvernement, malgré le contexte répressif actuel, ne tient peut-être pas à se mettre à dos les quelque 27 millions de travailleurs égyptiens. La loi sur les manifestations a fait l’objet d’une contestation immédiate de la part des militants des droits humains, conduisant à l’arrestation d’un activiste de premier plan, Alaa Abdel Fattah, en novembre 2013. Au même moment, et jusqu’en décembre 2013, les ouvriers d’une usine emblématique, celle de la Société égyptienne pour le fer et l’acier (Hadidwalsolb) à Helwan, au sud du Caire, ont eux aussi manifesté sans être inquiétés par les autorités.

    Moustafa Bassiouni, journaliste économique égyptien et spécialiste des mouvements ouvriers, rappelle qu’«  on a compté en 2012 plus de grèves que pendant les dix années qui ont précédé la révolution  »4. Après la reprise en main du pouvoir par l’armée durant l’été 2013, les mobilisations ont continué, notamment en février 2014, faisant chuter le gouvernement de Hazem El-Beblaoui5. Mais les mobilisations n’aboutissent qu’à peu de résultats. Si les autorités n’ont pas la main aussi lourde sur les ouvriers que sur les Frères musulmans, les arrestations et cas de torture sont tout de même nombreux et répertoriés.

    Des luttes très locales

    Pour le chercheur Gennaro Gervasio, professeur à l’université britannique du Caire, les enjeux souvent très locaux des grèves en font des luttes difficiles à arrêter, mais par définition, elles peinent à prendre une ampleur nationale. «  Le régime sait le pouvoir des travailleurs organisés et politisés. Nommer au gouvernement Kamal Abou Aita était une forme de reconnaissance de ce pouvoir. Mais le ministre n’a pas réussi à calmer la grogne généralisée. Par ailleurs, les ouvriers sont très mal informés  », explique Gervasio. Il cite l’exemple d’ouvriers rencontrés en 2012 qui n’étaient même pas au courant de la création de syndicats indépendants. Pour le chercheur, «  le seul trait d’union depuis 2007, ce sont les mouvements de protestation, qui n’ont finalement jamais cessé  ».

    En effet. Malgré le contexte répressif, les ouvriers de l’usine Schweppes sont mobilisés depuis trois semaines pour protester contre le renvoi possible de 850 ouvriers de l’usine, dans le cadre d’une fusion avec Coca-Cola. Les fusions ne sauraient être la cause de licenciements, selon la loi 12 de 2003 que tous les gouvernements successifs promettent de réformer dans l’intérêt des travailleurs, sans agir concrètement pour autant. À nouveau, des ouvriers de l’usine de la gigantesque usine Hadisolb de Helwan sont en grève. Ils réclament le paiement de primes, toujours promises, jamais versées. Jour après jour, en Égypte, des travailleurs manifestent et se mobilisent. Sans résultats concrets cependant : les ouvriers de Hadisolb avaient manifesté l’année dernière, à la même date, pour les mêmes motifs, sans être pour autant entendus. Quant à Mohamed Kamel, le travailleur blessé de l’usine Abboud Spinning company d’Alexandrie, il est toujours à l’hôpital. Les revendications de ses camarades sont restées lettre morte. En Égypte, le mouvement ouvrier reste prisonnier de trois maux : une base divisée et peu informée  ; le manque d’une représentation syndicale digne de ce nom, qui pourrait mobiliser sur le plan national  ; enfin, des autorités méfiantes vis-à-vis des mouvements de travailleurs et qui veillent soigneusement à rendre difficile, voire impossible, toute contestation organisée.

     

    Samuel Forey
  • Égypte: les homosexuels visés directement et sans merci par le régime Al Sissi (Le Huff')

    LGBT EGYPTE
     

    INTERNATIONAL - Depuis l'accession du Maréchal Al Sissi au pouvoir, une atmosphère pesante règne sur l’Égypte. La loi égyptienne sur les manifestations, adoptée en 2013 par le régime militaire, a probablement participé à faire renaitre un silence citoyen et un climat de peur inaudible. L’oppression a réussi à faire vaciller la trajectoire historique d’un pays qui avait cru un jour à la démocratie.

    Récemment, les autorités égyptiennes ont pris pour cible la communauté gay en multipliant les rafles et les arrestations de masse alors que la communauté mondiale demeure indifférente.

    Au début des années 2000, l’affaire connue sous le nom de "Queen Boat" en référence à l'arrestation de cinquante deux hommes à bord d'une boîte de nuit qui était amarrée sur le Nil a fait grand bruit. Cette nuit là, ces hommes ont été arrêtés après avoir été battus et malmenés par la police. Exhibés comme des "pervers" et "présumés coupables", ils ont été lynchés par les médias qui ont divulgué leurs identités. Finalement, diverses charges ont été retenues contre eux et ils ont été condamnés à des peines différentes allant jusqu’à cinq ans de prison ferme.

    A présent, alors que la traque des homosexuels est revenue sur le devant de la scène, les chiffres sont alarmants. Interrogé par le HuffPost Tunisie sur le nombre et les conséquences des arrestations de masse, Scott Long, militant international des droits humains et qui travaille couramment sur la question des droits LGBT (Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) en Egypte répond:

    "Les arrestations sont approximativement estimées au nombre de 90. Presque tous les cas ont abouti à des condamnations et à des peines draconiennes avec différentes charges, toutes liées à la "débauche" et allant jusqu'à 12 ans de prison."

    Le dernier scandale en date a été l'arrestation de huit hommes suite à la diffusion sur internet d'une vidéo présentée comme celle d'un "premier mariage gay en Egypte". La vidéo montre vaguement deux hommes. L'un d'eux offre une bague à l'autre alors qu'une dizaine d'individus présents semblent célébrer. Cette vidéo a fait le tour des médias arabes et occidentaux alors que les procès sujets à plusieurs vices de procédures ont manqué de médiatisation. A ce sujet, Scott Long indique:

    "Dans certains cas, les juges ne tiennent manifestement pas compte des preuves. Par exemple, dans le cas de la vidéo du présumé mariage gay, les accusés ont été inculpés pour "circulation de pornographie" alors que la vidéo n'était aucunement pornographique et qu'il n'y avait aucune preuve que les défendeurs avaient quelque chose à faire avec sa diffusion. Les juges prêtent parfois un seul regard à la partie défenderesse puis décident selon les apparence - en particulier s'il s'agit d'une femme transsexuelle ou d'un homme "efféminé" - que c'est une personne immorale et tranchent ainsi selon leurs propres convictions."

    Dans ce cas spécifique, les huit hommes ont finit par être condamnés à trois ans de prison, assortis de trois ans supplémentaires de contrôle judiciaire.

    Le constat établi par la société civil égyptienne dénonce un agenda politique qui se cache derrière les rafles de police de plus en plus fréquente dans les rues, aux points de contrôle de police ou dans des clubs.

    D'un côté, cette croisade vise une réhabilitation du dispositif sécuritaire, méprisé par les foules après la révolution du 25 janvier mais aussi au contrôle et à la surveillance de la vie privée. D'un autre côté, plusieurs activistes ont certifié que cet intérêt soudain pour la communauté gay était tout simplement une instrumentalisation de ces minorités par le régime Al Sissi en vue de se construire une façade conservatrice. Contacté à ce sujet par le HuffPost Tunisie, Mo. R., activiste anonyme en faveur des droits sexuels et corporels et des libertés individuelles témoigne:

    "Le régime tente d'apparaître comme le gardien de la morale en Egypte afin de ne pas permettre aux mouvements politiques à tendance islamiste de les attaquer."

    En effet, les récents événements ont été largement récupérés par le camp islamiste. Des déclarations de leaders du parti d'opposition déplore le déclin morale de la société égyptienne. L'ancienne député Azza El Garf parle même sur son compte Twitter d'une détérioration des valeurs islamiques en faveur d'un agenda venu de l'ouest.

    Selon Mo. R., ce battage médiatique en Egypte vise uniquement des enjeux politiques:

    "La police connaît bien tous les hommes gays ainsi que leurs adresses et s'ils voulaient vraiment les arrêter, ils auraient pu le faire depuis bien longtemps. Cette mascarade est tout simplement politique! Ils profitent de ces histoires pour créer un buzz afin de détourner l'opinion publique d'autres questions importantes."

    Le ras-le-bol de la société civile est évident et fait suite à la détérioration continue de la situation globale des droits humains qui sont intrinsèquement liés:

    "La situation des droits de l'homme est la pire que j'ai vu depuis près de quinze années de travail en Egypte. La presse est muselée, les protestations sont sévèrement punies, l'emprise de la police est omniprésente. Des dizaines de milliers de personnes sont détenues sans procès alors que les inculpations sont de plus en plus injustes", déplore Scott Long.

    Face à ce chaos collatéral, des groupes de pression s'organisent pour agrémenter la lutte digitale. Les réseaux sociaux ont été actifs notamment sur twitter avec le hashtag #StopJailingGays (Arrêtez d'emprisonner les gays) et sur Facebook avec la page "Solidarity with Egypt LGBT" (solidarité avec la communauté LGBT en Egypte). Cette campagne a engendré des manifestations devant les ambassades d'Egypte à travers le monde.

    L'application de rencontres gays "Grinder" a même prévenu ses usagers égyptiens suite aux rumeurs d'utilisation de cette outil par les forces de l'ordre afin de piéger des individus LGBT. Les créateurs ont plaidé en faveur de la vigilance et de l'anonymat.

    A ce jour, il n'existe pas encore en Egypte un signe d'accalmie. L'optimisme n'est pas de rigueur puisque les cas de violence physique et d'abus sexuels sont recensés tous les jours dans les rues tout autant que dans les prisons. Selon Scott Long, la tranche la plus touchée est celle des transexuels qui sont sujets à la perversité des gardes et à la curiosité des détenus. Depuis, les demandes d'asile, et tout spécialement celles de minorités sexuels ont augmenté.

    "Les LGBT égyptiens qui tentent de trouver refuge à l'étranger rencontrent souvent une toute nouvelle gamme d'abus et de discrimination. Je viens de recevoir aujourd'hui les nouvelles d'un demandeur d'asile égyptien au Royaume-Uni dont le cas a été rejeté sur la base d'un prétexte absurde qui cache en réalité des dessous racistes. Depuis, il a vécu dans la rue pendant un moment, et a tenté de se suicider. Pour de nombreuses personnes LGBT égyptiennes, il semble n'y avoir personne vers qui se tourner", a-t-il conclu.

     

     

  • Egypte: la situation après l’acquittement de l’ancien dictateur et de ses proches (Essf)

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    Un jugement inique

    Hosni Moubarak (aujourd’hui âgé de 86 ans) avait été reconnu coupable dans des affaires de corruption, mais aussi et surtout de la mort de quelque 850 manifestants lors des 18 jours du soulèvement populaire ayant conduit à la chute de sa dictature en 2011. Passible de la peine de mort, il avait finalement été condamné à la prison à perpétuité.
    Moubarak avait interjeté un recours en appel devant la Cour cassation qui avait ordonné un nouveau procès.
    Le verdict tant attendu, avant tout par les blessés et les familles de martyrs, est tombé. Le tribunal du Caire vient de le blanchir, le 29 novembre, de ces deux chefs d’accusation. Pour l’instant, Moubarak reste en prison en raison d’une précédente condamnation, mais il pourrait être relâché dans le cadre d’une remise de peine !
    Ses fils Alaa et Gamal Moubarak, accusés d’avoir détourné ou facilité le détournement de plus de 125 millions de livres égyptiennes (environ 14 millions d’euros), ont également été acquittés. Les accusations qui pesaient sur sept hauts responsables de la sécurité, dont l’ex-ministre de l’Intérieur de Moubarak, Habib al-Adly, ont été abandonnées.
    Les chaînes de télévision ont montré des scènes de liesse des pro-Moubarak qui ont commencé déjà dans la salle d’audience.

    Mais dehors, la colère était énorme. Detels verdicts ne pouvaient qu’attiser davantage le sentiment d’injustice et les frustrations de celles et ceux grâce à qui la révolution de 2011 a pu avoir lieu. Plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées au Caire près de la Place Tahrir pour dénoncer le verdict. La manifestation a été vite dispersée par les forces de l’ordre à coups de bombes lacrymogènes, balles de caoutchouc et réelles ainsi que par des canons à eau. Il en a résulté trois morts, dont un jeune de 14 ans, plusieurs blessés et des dizaines d’arrestations. Des actions de protestations étudiantes contre ce verdict ont été organisées dans plusieurs universités (Alexandrie, Mansourah, Zagazig…), et ont donné lieu à des interventions de la police.

    Une répression tous azimuts

    Le Maréchal Sissi, au pouvoir depuis le 3 juillet 2013, avait inauguré son règne par les dispersions sanguinaires des sit-in des Frères musulmans, en août 2013, aux places Rabaa al-Adawiya et Nahda. Les procès de masse expéditifs qui s’en sont suivis, ont notamment débouchés sur la condamnation à mort, le 24 mars 2014, de 529 militants islamistes présumés.

    S’y sont ajoutées, parmi une liste très longue :
    * des attaques policières brutales contre les travailleurs grévistes,
    * des interventions musclées dans les universités – on compte 299 étudiants morts depuis l’arrivée de Sissi au pouvoir (1),
    * des centaines d’arrestations et des dizaines de disparitions,
    * la condamnation le 21 mai dernier de quelque 150 opposant-e-s dont une majorité d’étudiant-e-s à des peines lourdes, allant de 2 ans de prison à la perpétuité, pour avoir bravé la loi interdisant les manifestations,
    * la condamnation, le 12 juin dernier, à 3 ans de prison ferme assortis d’amende de manifestants pacifiques exigeant la libération des détenus et la suppression de la loi interdisant le droit de manifester (dont Yara Sellam, Sanaa Seif, Mohamed Youssef, Mohamed Anouar…).

    Un pas en avant supplémentaire de la contre-révolution

    Le pouvoir en place se situe pleinement dans la continuité du régime de Moubarak. La révolution de janvier 2011 n’avait en effet pas renversé le régime, mais seulement destitué sa tête et chassé certains de ses hommes forts. Mais l’essentiel de l’appareil d’Etat est resté le même que celui de Moubarak : Sissi était lui même le chef des renseignements militaires de Moubarak et son actuel Premier ministre Ibrahim Mahlab était un cadre du parti de Moubarak, le Parti national démocratique (PND).
    La contre-révolution estime visiblement que le moment est venu pour elle de tenter de refermer « la parenthèse démocratique » ouverte en 2011. Elle dispose pour cela de plusieurs atouts :

    1- Elle est plus que jamais forte de l’appui financier et diplomatique de l’impérialisme - surtout états-unien – ainsi que des pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite.
    2- En Egypte, les composantes de la contre-révolution sont davantage soudées que lors de la révolution de janvier 2011.
    3- Après avoir subi depuis 2011 la répression du Conseil suprême des forces armées, puis des Frères musulmans, et maintenant du maréchal-Président Sissi, l’enthousiasme révolutionnaire initial a faibli dans de larges secteurs de la population du fait de la déception et du manque de perspectives. Il en va de même dans l’ensemble de la région.
    4- L’acquittement de Moubarak et de ses proches est le couronnement de la stratégie adoptée par la contre-révolution depuis la prise du contrôle du pays par l’armée et la mise en œuvre des dispositifs sécuritaires (plein retour de l’Etat policier, lois interdisant le droit de manifester, milices...). Rien d’étonnant dans cette décision politico-judiciaire dès lors qu’on est en présence d’une dictature militaire qui allait de coup de force en coup de force pour soumettre toute la société et étouffer toute voix protestataire.
    5- La contre-révolution a stabilisé son pouvoir en se dotant de dispositifs sécuritaires, législatifs et institutionnels à tel point qu’elle peut se permettre certaines mesures à risque, même si elle préfère éviter de se heurter à des mobilisations.
    Comme sous le régime Moubarak, le système judiciaire égyptien, dont les structures et les hommes n’ont pas été changés à la faveur du processus révolutionnaire, continue à jouer son rôle d’organe aux ordres, intégré au pouvoir politique sur lequel s’appuie la dictature pour mater et intimider ses adversaires. Une justice au service de la dictature, qui condamne sévèrement les opposants et innocente les assassins !

    L’acquittement de Moubarak et de ses proches constitue donc un coup sévère contre la révolution égyptienne. Après avoir éliminé les Frères musulmans du pouvoir, les avoir jetés en prison et démantelé leur organisation, le pouvoir de Sissi veut se venger des révolutionnaires qui ont fait la révolution de janvier 2011. Il cherche maintenant à réhabiliter les symboles de la répression et du despotisme, comme Moubarak et consorts. Il cherche aussi à pousser ce qui reste de la révolution jusqu’au dernier périmètre en réduisant l’opposition à jouer un rôle purement défensif.

    Les zones de fragilité du pouvoir

    Reste au pouvoir militaire en place depuis le 3 juillet 2013 à prouver qu’il a réellement la capacité de mettre en œuvre son projet politique.
    Que fera le régime du maréchal-Président Sissi contre ces milliers de manifestants dispersés aujourd’hui et qui reviendront demain ?
    Quelles propositions est-il capable de faire face au regain de combativité dans plusieurs secteurs ouvriers, comme la grève dans la métallurgie à Helwan ? (2)
    Quelles réponses apportera-t-il aux mobilisations étudiantes qui se structurent‪ et s’organisent avec la naissance, le 18 octobre dernier, de la Coalition des étudiants d’Egypte (3) ?
    Que fera-t-il face aux nombreuses campagnes politiques initiées par des militants de la gauche révolutionnaire et des militants des droits humains et sociaux ? ‬

    Le pouvoir militaire n’a ni l’intention ni la volonté de répondre aux attentes et revendications de la population en matière de salaires, de logement, de chômage, de lutte contre la vie chère.
    La fuite en avant répressive de Sissi ne fera que raviver le feu de la résistance qui demain, la crise aidant, reprendra l’offensive.

    Notes :

    1. Concernant la répression dans les Université, voir (en arabe) http://wikithawra.wordpress.com/2014/05/04/sisi-mansour-group-students/

    2. Voir l’article de Jacques Chastaing http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33693

    3. La « Coalition des étudiants d’Egypte » regroupe des partis comme le Parti démocratique égyptien, Al-Dostour (libéral), le Mouvement des Socialistes révolutionnaires (trotskyste), le Courant populaire (nassérien), le Parti Egypte-Liberté, le mouvement du 6 Avril (qui avait joué un rôle moteur lors de la révolution de 2011), le Groupe Résistance, Egypte forte (islamistes dissidents des Frères).

  • Dimanche place Tahir

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    Dimanche: Manifestations importantes dans de nombreuses universités et surtout aux universités de "l'Institut technologique du 10 de  Ramadan ", l' "Université égyptienne de Science et Technologie" et la "Shorouk Academie". Aujourd'hui dimanche 30.11, place Tahrir: "Tuez-moi, vous serez déclarés innocents".

     

  • Egypte. La portée de la grève à l’aciérie géante d’Helwan (A l'Enconre.ch)

    Le 23 novembre 2014, les travailleurs d'Helwan arrêtent la production

    Le 23 novembre 2014, les travailleurs d’Helwan arrêtent la production

    Les 11’000 travailleurs de la Compagnie des Fers et Aciers d’Helwan (ville au bord du Nil, en face des ruines de Memphis, en 2006 avait déjà plus de 600’000 habitant·e·s; c’est une grande banlieue du Caire) sont entrés en grève avec occupation samedi 22 novembre 2014 pour exiger, principalement, le paiement de leurs «bonus» (une participation aux bénéfices), le limogeage de leur directeur et la ré-embauche des ouvriers licenciés précédemment, notamment lors de la grève de décembre 2013; ensuite, pour dénoncer la gestion calamiteuse de l’entreprise nationale.

    Cette grève est importante déjà par le nombre de salariés de cette entreprise, ensuite par la puissance symbolique de cette usine géante de la métallurgie, enfin par sa situation dans une banlieue populaire du Caire. Mais sa portée va bien au-delà, socialement et politiquement.

    Une portée sociale qui dépasse largement l’entreprise

    En effet, cette grève a démarré parce que lors de «l’Assemblée générale» (assemblée qui réunit direction, syndicats et salariés pour son bilan annuel) la direction n’a annoncé que de lourdes pertes sans déclarer de bénéfices, alors que la loi «oblige» les directions des entreprises nationales à accorder des «bonus» aux salariés, équivalant à un à deux mois de salaire, voire parfois plus.

    On comprend la fonction de ces bénéfices. Les «bonus» représentent pour les ouvriers des sommes importantes, ce qui explique qu’ils soient en colère, d’autant plus qu’ils sont méfiants des annonces de la direction. Non seulement ces prétendues pertes suppriment une bonne partie de leurs revenus mais, en plus, servent d’excuses pour exiger plus d’effort au travail et licencier un certain nombre de salariés. De plus, le Center for Trade Union and Workers’ Services (CTUWS) a déclaré que ces pertes étaient factices et n’avaient pour but que de préparer une privatisation à bas coût. Les travailleurs dénoncent ainsi qu’un des quatre hauts fourneaux de l’usine ne marche pas faute d’approvisionnement suffisant en charbon. Alors, disent-ils, s’il y a vraiment des pertes, c’est soit volontaire, soit du fait de l’incompétence de la direction et, dans les deux cas, elle doit être «dégagée».

    Les travailleurs ont bien des raisons d’être méfiants, car déjà l’an passé, comme depuis dix ans, l’entreprise n’a annoncé que des pertes, ce qui avait déjà occasionné une grève en décembre 2013 pour les mêmes revendications qu’aujourd’hui et, à cette occasion, une volée de promesses du pouvoir… non tenues.

    Par ailleurs, la colère des salariés est aussi fortement alimentée par le fait que le leader de la grève de 2013, Ayman Sobhy Hanafy, s’est suicidé en se jetant dans le Nil, après être tombé en dépression suite à son licenciement par la direction, sans que cette dernière lui ait accordé dédommagements et pension.

    Mais au-delà des problèmes de cette entreprise, et c’est ce qui fait de cette grève une question d’ordre nationale, c’est que les problèmes qu’elle soulève sont aussi ceux de la plupart des autres entreprises industrielles publiques, qui n’annoncent bien souvent que des pertes. Cela implique qu’elles ne donnent pas de «bonus» – c’est-à-dire baissent les salaires –, tournent à mi-production, donc restructurent, ferment des ateliers moins «rentables», augmentent la productivité, licencient et préparent ainsi probablement leur privatisation. Et toute la politique du gouvernement actuel – comme d’ailleurs des gouvernements précédents depuis 2004 – va dans le sens de cette préparation d’une nouvelle vague de privatisations.

    Or ce secteur des entreprises industrielles nationalisées avec au centre les usines géantes de la métallurgie (et du textile) représente à lui seul 250’000 salariés, dont bien des Assemblées générales sont à venir.

    Une grève qui en prolonge d’autres

    Par ailleurs, cette grève suit deux mouvements importants des ouvriers et en accompagne quasi un autre, celui des étudiants.

    En février et mars 2014, un vaste mouvement de grève des salariés de l’industrie publique pour l’extension à leur secteur de la hausse du salaire minimum accordé aux fonctionnaires d’Etat, entraîné par les ouvriers de l’industrie publique du textile, avait été à l’origine de la chute du gouvernement d’alors.

    Cela avait provoqué la candidature précipitée de l’ex-maréchal Abdel-Fattah al-Sissi à la présidentielle de fin mai. En effet, ce dernier et son entourage proche avaient estimé, devant l’urgence sociale, que l’élection présidentielle et son cortège de promesses étaient le meilleur moyen pour détourner les aspirations ouvrières dans des impasses électorales.

    Cela lui avait réussi puisque, servi sur divers modes par tous les appareils syndicaux nationaux, anciens ou nouveaux, et la majeure partie de la gauche nassérienne, stalinienne ou social-démocrate, il avait réussi ainsi à mettre fin à la grève. Depuis, il s’est dépêché de tenter de briser toutes les libertés d’expression, de manifestation et de grève, par une répression d’une violence extrême.

    Cependant, déjà en août puis début septembre 2014, après le mois du ramadan, une deuxième vague de grèves avait resurgi dans le pays, exigeant de Sissi qu’il honore ses promesses, avec notamment la grève victorieuse des ouvriers des briqueteries.

    Toutefois, ces grèves ne touchaient le plus souvent que les secteurs les plus pauvres et les moins organisés de la classe ouvrière égyptienne. Un peu comme s’il fallait du temps aux fractions les plus organisées, et donc ses militants, pour digérer la trahison ou forfaiture de tous leurs représentants syndicaux et politiques nationaux qui soutiennent ou ont soutenu Sissi. Ou encore du temps pour revenir de leurs illusions, pour ceux, à la base, qui avaient pu être séduits par les promesses du candidat Sissi. Celui-ci en effet – rappelons-le – aimait à se présenter sous les couleurs de la démagogie à tonalité nassérienne.

    Avec la grève de l’aciérie d’Helwan, on assiste à une nouvelle étape des luttes de l’après-présidentielle, car c’est bien à nouveau le cœur de cette classe ouvrière organisée qui remonte sur la scène sociale.

    Et avec cette grève, ce sont les exigences et les souvenirs de la fin de la grève de février-mars qui pourraient bien refaire surface. En effet, à cette date, une douzaine de grandes entreprises industrielles publiques fraîchement privatisées s’étaient coordonnées dans la lutte pour exiger leur renationalisation, avec notamment déjà cette question des «bonus» au centre des préoccupations des salariés. Et en même temps et en association, une coordination nationale de différents secteurs du public en grève avait vu le jour avec un large programme social reprenant les principales revendications populaires du moment (voir notre article sur le site A l’Encontre en date du 24 septembre 2014).

    Il va donc sans dire que le cœur de la classe ouvrière égyptienne regarde avec attention ce qui se passe là, et bien des militants expliquent qu’il ne faut pas laisser ceux d’Helwan seuls.

    Par ailleurs, la rentrée universitaire, le 11 octobre 2014, a été marquée par un fort mouvement de contestation de la politique sécuritaire du gouvernement par les étudiants et cela jusqu’à début novembre.

    Démarrées autour de la remise en cause des mesures de sécurité sur les campus prises par le gouvernement et confiées à une société privée, Falcon Security, les manifestations étudiantes se sont vite étendues à toutes les mesures interdisant toute organisation et toute activité politique dans les universités. Puis avec la répression du mouvement qui a occasionné des centaines d’arrestations et de condamnations, provoqué des centaines de blessés et plusieurs morts, les manifestations sur la majeure partie des universités se sont élargies à la dénonciation de la politique du «tout répression» des autorités militaires égyptiennes.

    Mais le mouvement s’est peu à peu éteint. Cela a été provoqué par la violente répression, mais surtout par l’action des frères musulmans. En effet, particulièrement implantés en milieu étudiant, ils ont cherché à parasiter ce mouvement et à le détourner vers leurs revendications propres où ils mêlaient la dénonciation de la violence du régime mais aussi de sa légitimité au profit de celle du régime de Morsi, seul à avoir été élu démocratiquement, selon eux. Le pouvoir s’est appuyé sur cela pour accuser le mouvement des étudiants d’être au service des Frères musulmans ou manipulé par eux.

    Dans un climat où le pouvoir mène une véritable guerre contre le terrorisme islamiste dans le Sinaï et s’appuie sur cette guerre pour légitimer toutes les mesures de répression, les étudiants n’ont pas su, du fait notamment de leurs revendications uniquement démocratiques, se différencier suffisamment des Frères musulmans. Dès lors, beaucoup d’entre eux ont préféré renoncer plutôt que d’être confondus avec ceux qu’ils ont contribué à faire tomber en juin 2013.

    Or les ouvriers d’Helwan, de leur côté, ont su trouver une solution à ce problème de l’opposition au pouvoir des Frères musulmans et de leurs tentatives de parasiter le mouvement social, tout particulièrement depuis septembre. Du fait de ce que sont les ouvriers, de la faible influence des Frères musulmans en leur sein, et surtout par leurs revendications que ne veut surtout pas satisfaire la Confrérie – et donc ne peut les porter – les grévistes d’Helwan ont clairement et démonstrativement refusé tout soutien des islamistes.

    Ce qui donne à ce conflit une envergure très clairement politique.

    Une double portée politique

    Dans cette entreprise nationalisée, le gouvernement et sa politique sont directement la cible de la grève. En exigeant la démission du directeur de l’entreprise, en rappelant les revendications et le mouvement de février-mars, cette grève fait resurgir les origines de la révolution née dans les années 2004-2005, lors du «gouvernement des milliardaires» et quand ceux-ci privatisaient à tour de bras. Bref, elle continue à faire vivre la révolution en rappelant ses exigences: la justice sociale mais aussi le fait de dégager non seulement le sommet de l’Etat, Moubarak, mais encore tous les «petits Moubarak», à tous les niveaux de l’appareil d’Etat ou de l’économie.

    Cette grève est d’abord politique pour ces raisons.

    Mais elle rappelle aussi – ce que nous allons voir maintenant – dans cette période où le «djihadisme» barbare semble séduire jusqu’à quelques jeunes Occidentaux, que les Frères musulmans ne représentent pas cette révolution et qu’elle s’est faite aussi contre eux et leur obscurantisme. Elle est donc encore politique pour cela, en affirmant que face aux barbaries militaires et religieuses, il y a une troisième voie, celle du prolétariat dans son ampleur effective, c’est-à-dire de la civilisation.

    Contre cette grève, jusque-là, le gouvernement a manié comme à son habitude les menaces et les promesses, la carotte et le bâton.

    D’une part, le premier ministre Ibrahim Mehleb, a promis qu’il répondrait positivement aux revendications des travailleurs lundi 1er décembre en résolvant le manque d’approvisionnement énergétique de l’usine et en investissant dans l’entreprise. Mais les salariés n’y croient plus; les mêmes promesses avaient été faites l’an passé et rien n’a été concrétisé. Aussi, les travailleurs ont déclaré que si rien n’était fait lundi, ils durciraient leur mouvement.

    D’autre part, 15 des dirigeants de la grève ont été menacés d’arrestation et d’être poursuivis devant le procureur militaire pour «obstruction à la production, sabotage et atteinte à l’économie nationale». Un des dirigeants de la grève, Mohamed Abdel Maqsoud, a déclaré qu’ils avaient reçu la visite d’officiers de haut rang les menaçant de les accuser d’être des fauteurs de troubles, au service des gangsters et membres des Frères musulmans!

    Or le gouvernement égyptien ne plaisante pas. Plus d’un militant a déjà été arrêté, torturé et condamné ces derniers temps. Et le ministre de l’Investissement a clairement déclaré la semaine passée sur l’un des canaux TV satellite: «Nous sommes dans un état de guerre, et nous allons agir avec les travailleurs et les entreprises, comme le fait l’armée avec le terrorisme.» Le porte-parole de la direction de l’entreprise a lui-même déclaré que la grève n’était pas économique ou sociale mais avait des buts politiques en expliquant qu’elle aurait reçu le soutien des Frères musulmans et en proclamant mensongèrement que les travailleurs avaient incité l’opinion publique à participer à leurs manifestations ainsi qu’à celles du Front salafiste ce vendredi 28 novembre où ces derniers ont appelé à une révolution islamique.

    Or cette manifestation à hauts risques du 28 novembre témoigne d’une double évolution des Frères musulmans. En effet, en septembre, ceux-ci ont manifesté la volonté d’élargir leurs revendications identitaires religieuses à des revendications sociales avec des appels à la révolution de la faim.

    Mais depuis, les succès militaires de Daech [Etat islamique] en Syrie et en Irak ont fortement pesé sur une partie de leurs fidèles, notamment depuis que le groupe islamiste le plus important en lutte dans le Sinaï – Ansar Beit Al-Maqdis – s’est publiquement affilié à l’Etat islamique. Et on voit depuis octobre des drapeaux de Daech dans des cortèges des Frères musulmans de même que ses slogans y sont scandés.

    Un Front salafiste s’est créé jouant de cette tendance, doublant très rapidement en influence Al-Nour, le principal groupe salafiste jusque-là, mais qui soutient Sissi, et menaçant le crédit et le prestige des Frères musulmans.

    La manifestation du 28 novembre qui a pour but une «nouvelle révolution», mais de la «jeunesse islamiste», a été appelée par ce nouveau Front salafiste et rejoint peu après par les Frères musulmans, craignant d’être doublés sur ce terrain de la radicalité identitaire. Ainsi les Frères musulmans vont un coup à «gauche», un coup à droite, mêlant aux revendications sociales les idées les plus réactionnaires et rétrogrades.

    Aussi, face à la radicalisation islamiste, le pouvoir a déclaré que ce serait la dernière manifestation «autorisée» des Frères musulmans et a annoncé une répression féroce contre tous les terrorismes, Sissi élargissant ces jours-ci la notion aux crimes contre l’économie [1].

    Dans ces conditions – qui rappellent, en changeant ce qu’il faut changer, le dilemme des forces révolutionnaires en Allemagne en 1931-1932 lorsque les nazis appelaient à descendre dans la rue pour des revendications sociales – les travailleurs de l’aciérie ont décidé de suspendre leur grève deux jours, jeudi 27 et vendredi 28 novembre, pour bien montrer qu’ils n’ont rien à voir avec les Frères musulmans. Cependant ils ont aussi annoncé qu’ils reprendraient leur grève dès le samedi 29 tôt le matin et qu’ils la durciraient lundi 1er décembre si le gouvernement ne donnait rien.

    Ainsi les travailleurs font un double geste politique qui reflète certainement l’opinion de la majorité des classes populaires.

    D’une part ils désignent le gouvernement et sa politique à l’ensemble de la classe ouvrière et de la population comme responsable de la dégradation de la situation des travailleurs. En même temps, ils démontrent aux yeux de tous la volonté du gouvernement de se mettre au service du privé contrairement à toute la propagande que peut faire Sissi sur le soi-disant esprit national qui l’animerait.

    D’autre part, ils refusent de s’associer aux manifestations des Frères musulmans contre ce gouvernement, montrant bien qu’ils ne veulent toujours pas de la solution «islam» et qu’ils ne marchent pas dans les tentatives de certains secteurs de la Confrérie de colorier socialement ces derniers temps leurs revendications identitaires et religieuses, notamment lors du mouvement étudiant de la rentrée.

    Et par ce dernier aspect, ils offrent la possibilité d’une politique indépendante aux plus honnêtes des militants du mouvement étudiant de ces dernières semaines, qui n’arrivaient pas à se différencier des Frères musulmans. Ils indiquent à ces étudiants que la solution pour eux est dans le succès des travailleurs et donc dans la recherche de leur alliance, dans l’élargissement de leurs revendications démocratiques à une véritable démocratie sociale. Ils les invitent en quelque sorte à faire le même trajet politique qu’avait fait K. Marx dans sa jeunesse, il y a bien longtemps.

    Ils montrent enfin à toute la population, et au-delà, qu’il n’y a pas bi-polarisation de la situation politique entre l’armée et les Frères musulmans en Egypte mais qu’il y a au moins une tri-polarisation sinon plutôt une seule polarisation véritable entre possédants et exploités, opposition valable et compréhensible pour toute la planète. (29 novembre 2014)
    Par Jacques Chastaing

    ____

    [1] La manifestation du 28 novembre, là où le Front salafiste et les Frères musulmans prédisaient des millions dans les rues, n’a finalement été suivie que par quelques centaines de manifestants dans quelques villes. Les rues étaient vides. Les chars bien présents ont certainement dissuadé plus d’un à aller manifester. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas eu prise de l’ascendant de Daech en Egypte, par contre le pouvoir s’est servi du danger qu’il a certainement amplifié pour justifier ses atteintes aux libertés. Mais cette sur-réactivité répressive du pouvoir est aussi en train de démontrer l’inverse de ce qu’il voudrait démontrer à de plus en plus d’Egyptiens, à savoir qu’il n’est pas capable de garantir la stabilité, la sécurité et la paix. Bien au contraire. A cela il faut ajouter la politique de destruction des maisons, sur plus de 10 kilomètres, afin d’isoler Gaza; ce qui éclaire le rôle de Sissi. Sans même épiloguer sur le sort de Moubarak blanchi de toutes les accusations.(J.C.)

    http://alencontre.org/moyenorient/egypte/egypte-la-portee-de-la-greve-a-lacierie-geante-dhelwan.html

  • Malgré les tortures et la répression, la France va-t-elle poursuivre ses ventes d’armes à l’Egypte ? (Basta)

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    François Hollande accueille aujourd’hui le président égyptien Al Sissi. Au programme des discussions : plusieurs centaines de millions d’euros de contrats d’armement. Les organisations de défense des droits humains Amnesty International et Human Rights Watch dénoncent pourtant de nombreux cas de répressions, d’arrestations, de tortures et de massacres d’opposants en Égypte. Le code de conduite européen en matière de vente d’armes stipule également de refuser toute exportation d’armes s’il existe « un risque manifeste » que celles-ci « servent à la répres­sion interne ». Le gouvernement de Manuel Valls s’inscrira-t-il dans la droite ligne de la position « sécuritaire » adoptée par Michèle Alliot-Marie lors des printemps arabes ?

    Le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi est reçu ce 26 novembre, à l’Élysée, par François Hollande. Il rencontrera également Laurent Fabius et Jean-Yves Le Drian, ainsi qu’une délégation du Medef. Quatre ans après la révolte qui a fait tomber Hosni Moubarak, les relations se normalisent avec l’Égypte, même si les affaires, en particulier les ventes d’armes, n’ont jamais cessé. Qu’importe que le « processus de transition politique vers des institutions civiles respectueuses de l’État de droit, des droits de l’Homme et des libertés publiques », que l’État français appelle officiellement de ses vœux, soit au point mort. L’ancien ministre égyptien de la Défense, élu président en juin dernier lors d’un scrutin entaché de fraude, marqué par une abstention massive, et face à un seul candidat, semble être devenu un interlocuteur respectable. Navires de guerre, véhicules blindés, roquettes ou avions de chasse « made in France » peuvent de nouveau s’y exporter, même s’ils risquent de servir à réprimer les mouvements de contestation.

    Quand il s’agit de ventes d’armes, tout va très vite. A peine un mois après la présidentielle, le groupe DCNS, détenu par l’État et Thales, et spécialisé dans l’armement naval, confirme un contrat portant sur quatre corvettes, pour un montant d’un milliard d’euros, destinées à la marine égyptienne (voir aussi l’article de La Tribune). D’autres ventes pourraient être finalisées cette semaine à l’occasion de la visite présidentielle, les militaires égyptiens étant notamment intéressés par le Rafale.

    La relation militaire entre les deux pays est ancienne. L’Égypte dispose d’avions Mirage et Alpha Jet de Dassault Aviation, de Crotale (Thales) et voudrait moderniser ses appareils. Sagem (Safran) et Thales travailleraient sur ce projet avoisinant les deux milliard d’euros. Le Conseil suprême des forces armées (CSFA) est la tête d’un véritable empire dont ni les revenus – qui proviennent d’entreprises qu’elle détient dans des domaines très divers –, ni le budget ne sont connus. L’hégémonique institution dispose de fonds conséquents à investir. Al-Sissi est, dans cette perspective, un hôte de choix : il a dirigé les forces armées juste avant son élection. En 2011, il était le chef du renseignement militaire.

    Un militaire président impliqué dans des massacres

    Plusieurs entreprises françaises ont déjà tiré profit de l’instabilité du pays. En novembre 2012, Renault Trucks Défense (RTD) annonce qu’elle deviendrait « le premier partenaire français de l’armée d’ici quelques années ». RTD a livré à l’Égypte 47 véhicules blindés lourds et légers « Sherpa » et des camions conçus pour le maintien de l’ordre. Se pose alors la question de la responsabilité sociétale de l’entreprise vis-à-vis d’un pouvoir qui réprime durement les mouvements de contestation. À peu près tous les armements peuvent être détournés de leur usage militaire classique à des fins répressives contre les populations civiles. Dès 2011, blindés lourds et légers sont ainsi régulièrement déployés, dans la capitale et d’autres grandes villes, pour imposer la présence des forces de sécurité.

    Le 9 octobre 2011, l’armée fonce sur la foule avec ces véhicules. Elle écrase des manifestants majoritairement coptes (chrétiens d’Égypte) qui revendiquent le respect de leurs droits. Le bilan « du massacre de Maspero » (lire ici) est d’environ 30 morts et 300 blessés. Le 14 août 2013, blindés, bulldozers et véhicules Sherpa vendus par Renault sont utilisés pour maîtriser les manifestants et évacuer les sit-in des sympathisants de Mohamed Morsi, le président déchu en 2013. Plus de 1 000 personnes sont tuées dans ce que l’organisation de défense des droits de l’Homme Human Rights Watch qualifie de « probables crimes contre l’humanité commandités par des personnes aux responsabilités, dont Al-Sissi » (Voir cet article d’Orient XXI). Contacté sur ce sujet, Renault Trucks Défense n’a pas donné suite. La France collabore également avec les services de surveillance, notamment via Thales, qui n’a pas répondu aux demandes d’interview.

    L’Union européenne suspend les ventes d’armes, pas la France

    Des armements lourds et des technologies fournis par la France sont donc employés pour réprimer des rassemblements pacifiques depuis le début de la révolution égyptienne. Pourtant, les lois en la matière sont draconiennes. La législation française interdit de vendre et d’exporter des armes sans autorisation spéciale. Chaque vente est une exception : une autorisation est délivrée par le ministère de la Défense (Jean-Yves Le Drian aujourd’hui) après enquête. La décision est ensuite prise par le Premier ministre (Manuel Valls), sur avis d’une commission dédiée pilotée par la Défense et les ministère des Affaires étrangères (Laurent Fabius), de la Défense et de l’Économie (Emmanuel Macron). Sollicités sur la question égyptienne, ils n’ont pas donné suite. Il fut un temps, pas si lointain, où les députés socialistes dénonçaient « le silence coupable » des autorités françaises face à la répression du printemps arabe en Tunisie...

    Seul le rapport au Parlement donne quelques indications sur ces transactions opaques [1]. Mais « la transparence n’est pas de mise », pointe Aymeric Elluin d’Amnesty international. Dès 2011, Amnesty appelle à la suspension des transferts d’armes et déplore le manque d’intérêt des parlementaires. L’Assemblée nationale est alors majoritairement UMP. Cette année-là, la France exporte vers l’Égypte, en pleine révolution, des avions militaires, du matériel de fabrication d’armes mais aussi des bombes, roquettes et missiles, pour près de 70 millions d’euros. Le rapport sur les exportations d’armement de la France indique qu’elle n’a refusé aucune transaction au motif des violations des droits humains. Les prises de commandes et livraisons d’armes en destination de l’Égypte se sont même accrues.

    De 2011 à 2013, ces commandes augmentent de 50%, passant de 43,1 à 64,4 millions d’euros. En août 2013, après les tueries de Rabaa et Al Nahda, alors que l’Union européenne suspend la fourniture d’équipements sécuritaires et d’armes au pouvoir intérimaire dirigé par le général Sissi, la France appuie les demandes de ses industriels et poursuit les transactions. « Elle soutient une suspension des transferts qu’elle n’applique pas au niveau national », déplore Aymeric Elluin. A l’Elysée, l’alternance n’a rien changé.

    La France viole les traités qu’elle a signés

    La France adhère pourtant à plusieurs traités, comme la position commune de l’Union européenne (qui a succédé au Code de conduite européen sur les exportations d’armements) et le Traité de contrôle des armes, entré en vigueur en décembre 2014. Ces traités imposent à leurs signataires « d’évaluer l’attitude du pays destinataire à l’égard des droits de l’homme » et de « refuser l’autorisation d’exportation s’il existe un risque manifeste que la technologie ou les équipements mili­taires servent à la répres­sion interne ». Les États signataires doivent « faire preuve d’une prudence toute particulière en ce qui concerne la délivrance d’autorisations aux pays où de graves violations des droits de l’homme ont été consta­tées » et prêter attention à la situation économique du pays et à la cohérence entre ses besoins et ses commandes.

    Si l’on se base sur les conclusions des ONG telles que Amnesty ou Human Rights Watch, ces conditions ne sont pas remplies par l’Égypte. Depuis le 3 juillet 2013, une répression sans précédent s’abat sur la principale force d’opposition, les Frères musulmans. Plus de 1300 personnes sont condamnées à mort lors de deux audiences (lire ici). La répression déborde largement l’opposition "islamiste" : activistes, étudiants, journalistes, médias ou manifestants de tous bords sont muselés par une loi qui régit drastiquement le droit à manifester. Tortures et violences sexuelles sont systématisées dans les commissariats, les prisons et les centres de détention secrets, raconte la journaliste Claire Talon en mai dernier.

    41 000 opposants arrêtés en une année

    D’après l’ONG égyptienne Wikithawra, entre juillet 2013 et mai 2014, plus de 41 163 personnes ont été arrêtées. Une répression justifiée par les autorités. Pour elles, ceux qui pointent et critiquent ces violations des droits élémentaires « ne comprennent pas la situation de guerre contre le terrorisme [le terme désignant aussi bien les Frères musulmans que tout opposant] et les aspirations actuelles du peuple égyptien », se défendent-elles devant l’Onu. François Hollande se ralliera-t-il à cet argument ?

    D’un point de vue économique, le pays est dans une situation très préoccupante. Alors que le budget 2014-2015 indique deux priorités – réduire le déficit budgétaire tout en améliorant rapidement les conditions de vie des Égyptiens, dont près de la moitié vit sous le seuil de pauvreté –, celui de l’armée échappe au contrôle du Parlement. Les prérogatives des députés pourraient d’ailleurs être réduites au profit du président.

    Interrogé après les mesures draconiennes imposées à la population, Abdel Fattah Al-Sissi n’a pas souhaité répondre sur le budget de la Défense et de l’armée. Il est plus loquace quand il s’agit d’envisager de coûteux achats d’armement : « La signature de nouveaux contrats dépend de ce que la France peut fournir à l’Égypte, de sa compréhension de la situation et des facilités qu’elle accordera », a-t-il déclaré le 20 novembre à France 24 (voir la vidéo). Et il semble que sur ce sujet, le gouvernement français soit compréhensif : « L’Égypte est désireuse de travailler avec la France et notre relation est de grande qualité », a expliqué en septembre le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian devant l’Assemblée nationale.

     

    26 novembre 2014 Warda Mohamed

    http://www.bastamag.net/Malgre-les-tortures-et-la