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Histoire - Page 2

  • Nouveautés Algerie

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    Les massacres du 8 Mai 1945 s’invitent dans la présidentielle française (El Watan)

    Quand des français en parlent…(El Watan)

    Guelma: Le four à chaux de la commune d'Héliopolis, un four crématoire pour les martyrs du 8 mai 1945 (Huff Post)

    Le Secrétaire Général de l’UGTA à Tamanrasset en grève de la faim (Liberté)

    Législatives en Algérie : abstention et climat de fin de règne (NPA)

     

     

  • SEVICES SEXUELS PENDANT LA GUERRE DE LIBERATION NATIONALE : OBSESSIONS ET REFOULEMENTS (Reporters)

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    Professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle III, Catherine Brun, dont les travaux se situent au confluent de la littérature, de l’histoire et de la politique n’en est pas à son coup d’essai.

    Après avoir publié « Engagements et déchirements » en 2012 aux éditions Imec/Gallimard, « L’Algérie d’une guerre à l’autre » et « La Guerre d’Algérie, les mots pour la dire » (CNRS éditions), Catherine Brun a co-dirigé avec Todd Shepard, professeur associé à l’Université Johns Hopkins de Baltimore, auteur de plusieurs ouvrages sur l’Algérie, dont «Comment l’indépendance algérienne a transformé la France» (éd Payot), «Le Sexe outragé», un ensemble d’études et d’essais sur les violences sexuelles pendant la guerre et leurs représentations, paru aux CNRS éditions.


    Reporters : Qu’est-ce qui vous a conduit à vous pencher sur la question des représentations sexuelles pendant « la guerre d’Algérie » ou « la guerre de libération nationale » comme la nomment les Algériens ? 

    Catherine Brun : Les raisons sont multiples. D’abord, bien entendu, le hiatus entre l’ampleur des exactions sexuelles exercées pendant le conflit et le peu d’études portant sur ces questions, si l’on excepte les travaux de l’historienne Raphaëlle Branche sur les viols. Des forçages, émasculations, exacerbations viriles, tortures ciblées, outrages sexuels des cadavres, commerces des corps, féminisations de l’ennemi, on trouve surtout mention et trace dans les témoignages et romans qui évoquent la période, que ces récits en aient été contemporains ou qu’ils aient été conçus après coup. La conviction, ensuite, que ces traumas et représentations, que l’on pourrait croire périmés parce qu’anciens, continuent de peser sur nos sociétés et sur les imaginaires communautaires et nationaux, car les outrages sexuels n’ont pas valu seulement comme armes de guerre : ils ont porté le trouble dans le(s) genre(s). La certitude, enfin, qu’il faut les interroger et les faire parler au croisement des disciplines, entre histoire, psychanalyse, littérature, anthropologie.


    Vous écrivez : « Les représentations sexuelles obsèdent les discours et les figurations » pendant cette guerre, ça mérite un commentaire…

    En effet. Il est frappant de constater que la presque totalité des œuvres artistiques, qu’elles soient picturales ou littéraires, des récits et témoignages, mais aussi des discours médiatiques témoignent de la sexualisation du conflit. Les scènes, les discours, parfois même les ellipses rendent manifestes non seulement l’instrumentalisation des sexes, mais leur transformation en champ de bataille. L’oubli et le refoulement ne relèvent pas seulement d’un réflexe, culturel, de pudeur, mais d’une volonté politique de censure d’épisodes anti-héroïques. Il faut donc revenir à la source pour prendre conscience de cette prégnance – d’où le parti d’insérer dans l’ouvrage des extraits de romans et de récits (je pense par exemple au Journal de Feraoun, mais aussi bien aux romans d’Assia Djebar ou de René-Nicolas Ehni). Mais nous aurions aussi bien pu citer (certaines des études de l’ouvrage le font, qui évoquent des affaires médiatiques et des rumeurs) des extraits de presse, qui sexualisent avec insistance le conflit, prêtant aux militants indépendantistes des mœurs dissolues, ou regardant les activistes d’extrême-droite comme des invertis.

    Dans l’imaginaire colonial, le colonisé, dit-on, est assimilé à une « femelle qui aspire à être possédée ». Comment expliquez-vous la permanence de cette représentation. Pourquoi est-il impératif de la déconstruire ?

    Ne pas demeurer sous l’emprise de représentations fausses et fabriquées est un objectif politique de première importance, a fortiori pour toutes les postcolonies. Il s’agit de débusquer ces artefacts idéologiques, appelés abusivement « sens commun ». Aux colonisés, l’on a aussi bien prêté une sexualité hors normes et des besoins délibérément effrayants qu’une posture, prétendument féminine, de soumission. Dans un roman intitulé « Lucien chez les barbares », Claude Bonjean imagine ainsi, comme le rappelle Philip Dine dans l’ouvrage, une riposte : faire de la révolution nationale une victoire de la puissance mâle sur la grande ville coloniale femelle. Il est ainsi frappant de constater que si les catégorisations sont politiquement réversibles (les puissants d’hier devenant les impuissants d’aujourd’hui), l’identification demeure de la puissance à la force mâle et de l’impuissance à la femelle. Raison supplémentaire d’en appeler à la défaite des stéréotypes…

    Étant donné la chape de plomb qui s’est abattue en France sur la guerre, peut-on dire que les violences notamment sexuelles ont atteint un degré de violence telle qu’elles ont pu relever de l’indicible ?

    Que les violences, notamment sexuelles, aient été nombreuses et exacerbées, est indiscutable ; qu’elles n’aient guère été prises en considération politique l’est aussi ; qu’elles aient même été tues, en France comme en Algérie, l’est également. Je préfère toutefois ne pas utiliser le terme « indicible ». Car des tentatives de dire et de dénoncer ont bel et bien existé, et ce, dès le moment des faits. Je pense notamment au recueil « Des rappelés témoignent », publié par le comité chrétien Résistance spirituelle en 1957 ou au très célèbre témoignage de Djamila Boupacha, assistée de Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir, en 1962.

    Bien que certains historiens « n’ignorent pas l’existence de tels quolibets (homophobes), ils tendent à les vider de toute implication sexuelle », comment l’expliquer ?

    Les implications politiques fortes des désignations et des anathèmes homophobes ont souvent été sous-estimées, comme s’il ne s’agissait que de gestes sans contenus. Je ne saurais apporter sur le sujet de réponse définitive. On pourrait voir dans cette minimisation une négligence d’hétérosexuel ; on pourrait aussi l’imputer à une erreur de jugement : ces stigmatisations importeraient d’autant moins qu’elles affectent toujours l’autre camp ; on pourrait enfin penser qu’une telle négligence évite de penser les similarités entre des féminisations symétriques, de part et d’autre de l’échiquier politique (la « tante », c’est tantôt le « para », tantôt le rebelle).

    Au terme de cet ouvrage, qu’est-ce qui fait la singularité de votre propos et de celui des contributeurs ?

    Cet ouvrage a, je crois, le mérite de se situer à la fois à la croisée des disciplines, comme je l’ai signalé, des discours (médiatiques, politiques, artistiques…) et des regards : y contribuent des universitaires et des auteurs des deux rives, et au-delà, puisque Todd Shepard, co-directeur de l’ouvrage, est états-unien. Surtout, il contribue à désessentialiser et à déculturaliser les violences sexuelles : ces violences ne sont ni le fait obligé des guerres, ni la signature de telle ou telle communauté. Elles sont inscrites dans un contexte historique et politique qui les impulse, les instrumentalise et qu’elles contribuent à transformer. L’ouvrage permet de réinscrire ces violences, réelles et symboliques, dans le temps long de la domination – une domination que notre postcolonialité commune n’a pas fini de devoir déconstruire.

    Omar Merzoug, docteur en philosophie (Paris IV Sorbonne)

    http://www.reporters.dz/

  • Pour la reconnaissance des crimes de la colonisation: questions à Emmanuel Macron (Anti-k)

     

    Les déclarations d’Emmanuel Macron qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité » ont suscité de violentes critiques de Marine Le Pen.
     
    De fait, ce débat s’est introduit dans le second tour de la présidentielle. La commémoration des massacres de mai-juin 1945 dans le Nord-Constantinois donne l’occasion au candidat Macron de concrétiser ses propos. Par François Gèze et Gilles Manceron.

    Le 20 février dernier, nous avons salué les déclarations d’Emmanuel Macron à Alger, cinq jours plus tôt, qualifiant la colonisation d’« acte de barbarie » et de « crime contre l’humanité » tout en souhaitant qu’elles soient précisées et que d’autres candidats s’emparent du sujet. Le fait est que, suivies des violentes critiques de la part de la droite et de l’extrême droite, ces déclarations ont fait entrer dans le débat de l’élection présidentielle la question de la reconnaissance par la France des crimes de la colonisation.

    L’extrême droite n’est pas la seule à s’y être opposée. Le président du Cercle algérianiste national, Thierry Rolando, accompagné de l’avocat Gilles-William Goldnadel, a déposé à Perpignan, le 27 février, une plainte pour « injures » contre Emmanuel Macron. Symptôme de ce que cette opposition n’est pas le monopole du Front national, Rolando est connu pour être l’un des proches du lieutenant de François Fillon, Bruno Retailleau. Il a signé en 2012, avec le maire de Béziers Robert Ménard, un pamphlet intitulé Vive l’Algérie française (éd. Mordicus) et il a été depuis, comme lui, à la pointe du refus de commémorer la journée nationale du 19 mars, anniversaire de la fin de la « guerre d’Algérie ».

    Mais c’est bien du côté du Front national et de Marine Le Pen que s’est manifestée l’opposition la plus radicale aux propos d’Emmanuel Macron sur ce sujet. Le FN a manifesté contre sa venue à Carpentras et à Toulon en février, aux côtés de groupes extrémistes pieds-noirs nostalgiques de l’OAS. Marine Le Pen a déclaré le 19 avril sur BFMTV que « la colonisation a beaucoup apporté à l’Algérie » et que les déclarations d’Emmanuel Macron constituaient un « crime contre la France » : « Y a-t-il quelque chose de plus grave que d’aller à l’étranger pour accuser le pays qu’on veut diriger de crime contre l’humanité ? » A contrario, elle n’a rien trouvé à redire à propos de son père, Jean-Marie Le Pen, ancien lieutenant parachutiste tortionnaire en Algérie, puisqu’« il a défendu l’Algérie française, comme beaucoup de gens qui ont créé le Front national », parmi lesquels de nombreux anciens activistes de l’organisation terroriste qu’était l’OAS. Le 20 avril, une manifestation du Cercle algérianiste en soutien à la plainte déposée contre Macron a eu lieu devant le tribunal de Perpignan, à laquelle, aux côtés du Front national, le maire Les Républicains Jean-Marc Pujol a participé, ainsi que plusieurs de ses adjoints et d’autres élus LR du département.

    L’indispensable reconnaissance par l’État des massacres de mai-juin 1945 dans le Nord-Constantinois

    C’est dans ce contexte qu’intervient à nouveau la commémoration des massacres de mai-juin 1945 dans le Nord-Constantinois, événements longtemps occultés lors desquels l’armée française et des milices de colons ont fait des milliers de victimes civiles parmi la population algérienne. Cet épisode tragique est essentiel, car il a écarté définitivement toute possibilité d’une évolution politique pacifique de l’Algérie vers l’indépendance et a rendu inévitable à terme une insurrection armée pour y parvenir.

    La question de la reconnaissance par la France des conséquences dramatiques de cette répression sanglante a commencé à être posée publiquement en 2005 lors du soixantième anniversaire de cet événement. Le 27 février de cette année-là, l’ambassadeur de France en Algérie, Hubert Colin de Verdière, a pour la première fois qualifié, dans un discours remarqué à Sétif, de « tragédie inexcusable » les « massacres du 8 mai 1945 ». Puis une marche a eu lieu dans les rues de Paris, ainsi qu’une projection du premier film documentaire sur ce sujet, Les Massacres de Sétif, un certain 8 mai 1945 (réalisé par Mehdi Lallaoui en 1995), avec le soutien de la Mairie de Paris. La Ligue des droits de l’Homme a organisé un colloque rassemblant des militants nationalistes algériens acteurs de ce moment d’histoire et des historiens appartenant à plusieurs générations. Dont Annie Rey-Goldzeiguer, qui avait vécu l’épisode dans sa jeunesse algéroise et a publié en 2002, à La Découverte, un livre important, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, qui souligne le tournant que cette séquence historique, essentielle et jusque-là occultée, a représenté pour l’ensemble des forces politiques et sociales de l’Algérie. En 2015, un collectif d’organisations a lancé un appel à la reconnaissance de ce massacre de masse, signé de nombreuses associations. Des rassemblements ont eu lieu à Paris, devant l’Hôtel de ville, à Rennes et dans d’autres villes.

    Cela avait été précédé par la publication d’autres livres, comme le témoignage posthume de Marcel Reggui, originaire de Guelma et ami de l’écrivain Jean Amrouche, Les Massacres de Guelma. Algérie, mai 1945 : une enquête inédite sur la furie des milices coloniales (La Découverte, 2006) et celui de Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale (La Découverte, 2009). La préface de Marc Olivier Baruch, historien spécialiste du régime de Vichy, souligne qu’on ne peut se satisfaire de l’équation simpliste « État colonisateur = État exterminateur », car à Guelma des Français d’Algérie ont mené une rébellion de plus de deux mois contre les autorités de l’État, qui a préfiguré celle de l’OAS.

    Ces livres, comme le film documentaire de Yasmina Adi, L’autre 8 mai 1945, diffusé sur France 2 en 2008 et plusieurs fois rediffusé depuis, ont mieux fait connaître cet événement. En mai 2009, deux importants colloques s’étaient tenus à Paris et à Guelma. Et en 2016, d’autres rassemblements ont eu lieu, notamment à Nanterre, à l’initiative de la ville, à Paris (sur la place du Châtelet, qu’ont rejoint une partie des manifestants de « Nuit debout »), à Nîmes, à Roubaix.

    En 2017, la principale initiative est un colloque international à Paris, le 2 mai, ouvert par la projection d’un autre documentaire, celui de Mariem Hamidat, Mémoires du 8 mai 1945 (2007). Une table ronde aborde le problème de la reconnaissance par la France de la répression de mai-juin 1945 et des autres crimes qui ont ponctué son histoire coloniale. Mais, d’abord, des historiens algériens et français tentent de reconstituer les faits. Abdelmadjid Merdaci, de l’université de Constantine, souligne que la répression de mai-juin 1945 a constitué un tournant dans l’histoire du mouvement national algérien, puisqu’il a alors pris conscience qu’une véritable insurrection nationale impliquait une meilleure organisation pour éviter des violences spontanées inadmissibles et contreproductives. Car, le 8 mai 1945 à Sétif, à la répression coloniale initiale du défilé de manifestants arborant le drapeau algérien ont répondu de la part d’Algériens du Nord-Constantinois, ruraux pour la plupart, des meurtres d’Européens qui ne faisaient pas partie des milices de civils armés criminels. C’est le mérite du livre d’un autre intervenant venant d’Algérie, Kamel Beniaiche, responsable du bureau de Sétif du quotidien El Watan, La Fosse commune, massacres du 8 mai 1945 (El Ibriz, 2016), d’aborder pour la première fois ce qui s’est produit précisément dans les différentes localités autour de Sétif, sans occulter ces cent trois morts européens ; il montre aussi que certains Européens ont protégé des Algériens de la répression et que des nationalistes algériens ont empêché que des Européens soient victimes de violences aveugles.

    Ouvrir les archives pour permettre le nécessaire travail des historiens

    Côté français, il est essentiel que les historiens reconstituent les faits et établissent les responsabilités précises : celles du chef de l’armée en Algérie, le général Henry Martin (1888-1984), du commandant de la division de Constantine, le général Raymond Duval (1894-1955), du gouverneur général de l’Algérie Yves Chataigneau (1891-1969), du préfet de Constantine André Lestrade-Carbonnel, du sous-préfet de Guelma André Achiary (1909-1983). Qu’ils tentent de savoir aussi le niveau d’information du chef du gouvernement français provisoire de l’époque, le général de Gaulle (1890-1970), le rôle des ministres qui ont encouragé la répression, celui du ministre de l’Intérieur Adrien Tixier (1893-1946), qui semble avoir voulu arrêter l’action des milices en envoyant sur place le général Paul Tubert (1886-1971). C’est le travail des historiens qui, près de trois quarts de siècle après les faits, doivent pouvoir accéder librement à toutes les archives. Et il faut aussi que les programmes et les manuels scolaires français restituent honnêtement cette tragédie. Qu’ils montrent que cette répression de mai-juin 1945 est liée à l’adhésion très majoritaire de la France libre et des principales forces politiques françaises de l’époque, y compris à gauche, au maintien de l’empire colonial.

    Cette question est doublement importante. Pour les relations franco-algériennes d’abord, car la reconnaissance par la France des crimes de sa colonisation est une condition au dépassement du passé colonial et à l’établissement de relations apaisées entre les deux pays. Mais elle est importante aussi pour la société française, afin d’en finir avec toutes les mentalités et les comportements hérités de l’époque coloniale. La reconnaissance de la part d’histoire dont les descendants de l’immigration algérienne sont les héritiers est liée à celle de leur place pleine et entière dans la société française et à la fin des discriminations à leur égard. Elle est indispensable pour que la société française assume, enfin, l’héritage de l’époque coloniale.

    Le fait que, depuis 2015, plusieurs villes françaises ont adopté des résolutions en faveur de la reconnaissance par la France de cette répression de mai-juin 1945 – la Ville de Paris, à l’unanimité de son conseil municipal, plusieurs communes de la banlieue parisienne, les villes de Rennes et de Givors – témoigne d’une évolution de l’opinion par rapport à la question du passé colonial, notamment dans les jeunes générations, qui ont une perception différente de celle de leurs aînés. En atteste également la déclaration d’Emmanuel Macron, qui appartient à une génération regardant cette page d’histoire autrement que les précédentes.

    Les gouvernements de Jacques Chirac et de François Hollande ont fait de petits pas dans le sens de la reconnaissance nécessaire, mais sans oser être clairs ni avoir le courage d’être un pas en avance sur l’opinion moyenne des Français. C’est à la partie anticolonialiste de la société française, aux médias, qui sont avec l’école l’un des principaux moyens d’information de l’opinion, qu’il revient de contribuer aux prises de conscience nécessaires, et de pousser les nouveaux président et gouvernants à prendre courageusement leurs responsabilités. Il ne s’agit absolument pas de « repentance » – vocable imbécile inventé par les nostalgiques de l’ère coloniale pour discréditer les partisans de la vérité historique –, car les Français d’aujourd’hui ne sont pas responsables des crimes des générations qui les ont précédés. Ils n’ont pas à s’en « repentir », mais ils doivent les connaitre, prendre conscience des idéologies racistes qui les ont rendus possibles, les condamner et demander aux responsables politiques de réviser les lois qui font obstacle à cette reconnaissance.

    Ouvrir un chantier législatif pour faire reconnaître les crimes coloniaux comme « crimes contre l’humanité »

    S’agissant des massacres de mai-juin 1945 en Algérie comme des autres crimes commis par la France dans son ancien empire colonial, l’établissement des faits par les historiens est certes incontournable. Mais leur qualification juridique précise l’est tout autant. Car il est avéré qu’en France, la « volonté des juges de verrouiller toute possibilité de traitement des crimes coloniaux » (comme l’explique dans un article récent la juriste Sévane Garibian), redoublée par celle du législateur qui a multiplié dans le même but les lois d’amnistie puis de réhabilitation, a joué un rôle majeur dans la difficulté de la société française – et a fortiori de l’État – de reconnaître pleinement les réalités des violences coloniales.

    Or, il ne fait pas de doute que les massacres de mai-juin 1945 (comme bien d’autres « massacres coloniaux ») constituent bien un « crime contre l’humanité » imprescriptible au sens de la définition du Statut de Rome de 1998 qui a fondé la Cour pénale internationale, selon laquelle sont réputés tels les meurtres, les exterminations, la réduction en esclavage, la déportation, la torture, les viols ou les persécutions commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque dans l’application ou la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ». Bien sûr, les compétences de la CPI ne concernent que les faits survenus postérieurement à sa création, mais cette non-rétroactivité, indiscutable en l’espèce, a d’une certaine façon bon dos. Car, depuis la définition du crime contre l’humanité par le traité de Londres du 8 août 1945, la législation et la jurisprudence de la Cour de cassation ont évolué dans le sens d’un « “deux poids, deux mesures”, qui mène à terme à l’exclusion implicite de toute possibilité de répression des actes inhumains et persécutions perpétrés par des Français, pour le compte de la France », comme le soulignait Sévane Garibian en 2008, dans un article aussi pondéré que remarquablement documenté.

    Ainsi, comme l’ont relevé Éric Conan et Henry Rousso dans leur livre Vichy, un passé qui ne passe pas (p. 328), « la France n’a pas signé la convention internationale de 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, par peur de voir des membres de l’armée française être l’objet de procédures pour des faits commis durant la guerre d’Algérie ». Et Sévane Garibian souligne dans son article de 2008 que l’arrêt du 20 décembre 1985 de la Cour de cassation, rendu dans le cadre de l’instruction du procès du nazi Klaus Barbie, introduisait dans le droit français une définition des crimes contre l’humanité comme étant des « actes inhumains et [des] persécutions qui, au nom d’un État pratiquant une politique d’hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique, non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique, quelle que soit la forme de leur opposition ». Cette définition large pouvait à l’évidence s’appliquer aux crimes coloniaux. Ce que « corrigera » la même Cour de cassation en novembre 1992, avec un arrêt « opportuniste » concernant le procès du milicien Paul Touvier et stipulant que « les auteurs ou complices de crimes contre l’humanité ne sont punis que s’ils ont agi pour le compte d’un pays européen de l’Axe ».

    « Depuis, expliquait en 2008 Sévane Garibian, deux séries de textes applicables aux crimes contre l’humanité coexistent en France, ayant chacune son propre champ d’application dans l’espace et le temps : d’une part, les dispositions du Statut de Nuremberg de 1945 et la loi du 26 décembre 1964 pour la répression exclusive des crimes nazis commis au nom des pays européens de l’Axe durant la Seconde Guerre mondiale ; d’autre part, les articles 211-1 à 212-3 du nouveau Code pénal (NCP) pour la seule répression des crimes contre l’humanité perpétrés après leur entrée en vigueur (soit après le 1er mars 1994), au regard du principe de non-rétroactivité des nouvelles incriminations françaises. Une telle configuration juridique soulève évidemment le problème de l’impunité des crimes contre l’humanité autres que les crimes nazis, exécutés avant le 1er mars 1994, et souligne la réalité d’une “différence flagrante de traitement”en la matière – au-delà même de la problématique de la répression des crimes coloniaux. »

    Aujourd’hui, il nous semble essentiel d’en finir avec cette étrange « configuration juridique » qui entrave gravement la pleine reconnaissance des crimes de la colonisation. L’enjeu n’est plus de juger intuitu personæ les responsables de ces crimes, qui, pour la plupart, ne sont plus de ce monde. Il s’agit, parallèlement au chantier historiographique déjà bien engagé (même si beaucoup reste à faire), d’ouvrir enfin un chantier juridique et législatif visant à mettre fin aux entraves légales que nous avons évoquées, consacré notamment : a) à l’abrogation des grandes lois d’amnistie des années 1960 et 1980, objectivement contradictoires avec l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité (loi n° 66-396 du 17 juin 1966 « portant amnistie des infractions commises en relation avec les événements d’Algérie » ; loi n° 66-409 du 18 juin 1966 « portant amnistie de tous les crimes ou délits commis en liaison avec les événements consécutifs à l’insurrection vietnamienne » ; loi n° 68-697 du 31 juillet 1968 « portant amnistie générale de toutes les infractions commises en relation avec les événements d’Algérie » ; loi n° 82-1021 du 3 décembre 1982 « relative au règlement de certaines situations résultant des événements d’Afrique du Nord, de la guerre d’Indochine ou de la Seconde Guerre mondiale ») ; b) à l’adoption d’une loi précise et détaillée de reconnaissance des crimes de la colonisation française (et non une simple résolution), dans l’esprit de la loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité », dite loi Taubira. Même si, vu le temps écoulé, une telle loi ne pourra plus, très vraisemblablement, déboucher sur des poursuites judiciaires contre des personnes.

    Dans une vidéo postée le 16 février 2017 sur son site Web, Emmanuel Macron a déclaré à propos de la colonisation de l’Algérie : « Sommes-nous aujourd’hui condamnés à vivre à jamais dans l’ombre de ce traumatisme pour nos deux pays ? Il est temps de clôturer ce deuil. Il faut pour cela avoir le courage de dire les choses et de ne céder à aucune simplification. » En le prenant au mot, nous lui demandons de s’adresser directement aux Français, de préciser ses déclarations d’Alger et d’en tirer toutes les conséquences. La prochaine commémoration du 8 mai 1945 pourrait en être l’occasion.

    1 MAI 2017 –  FRANÇOIS GÈZE – BLOG : LE BLOG DE FRANÇOIS GÈZE

    http://www.anti-k.org/

  • L’Autre 8 mai 1945 et sa reconnaissance par la France (Médiapart)

    setif0705-0
    .
    Le 2 mai de 19h à 23h, et pour la troisième année consécutive, les collectifs « l’Autre 8 mai 1945» et «Sortir du colonialisme» se mobilisent pour remettre dans le débat public la question de la reconnaissance par l’Etat français des massacres commis en son nom dans le nord Constantinois.
     
     2 mai 2017
    Salle Jean Dame, 17, Rue Léopold Bellan,
    Paris 75002 Métro : Les Halles ou Sentier

    « La question de la reconnaissance par la France des massacres de mai-juin 1945 dans le nord Constantinois a commencé à être posée publiquement en 2005 lors du cinquantenaire de cet événement.

    Une marche a eu lieu dans les rues de Paris, une projection du film documentaire de Mehdi Lallaoui a été organisée avec le soutien de la Mairie de Paris. La Ligue des droits de l’Homme a organisé un colloque avec des militants nationalistes algériens de l’époque et des historiens. En 2015, un collectif a lancé un appel à la reconnaissance de cette répression aveugle, signée par de nombreuses associations, et des rassemblements ont eu lieu à Paris, devant l’hôtel de ville, et dans d’autres villes.

    En même temps, des livres, des films documentaires, dont celui de Yasmina Adi diffusé sur France 2, ont mieux fait connaitre aux Français cet événement. En 2016, d'autres rassemblements ont eu lieu, notamment à  Nanterre, à  Paris, à  Nîmes, à  Roubaix. Cette année, la principale initiative sera un colloque international qui réunira des historiens algériens et français et où une table ronde posera avec force le problème de la reconnaissance par la France de la répression du 8 mai 1945 et des autres crimes qui ont ponctué son histoire coloniale.

    C’est une question importante pour les relations franco-algériennes, car la reconnaissance par la France des crimes de sa colonisation est une condition au dépassement du passé colonial et au rétablissement de relations apaisée entre les deux pays. Mais, au sein de la société française, elle est importante aussi pour le dépassement par de toutes les mentalités et de tous les comportements hérités de l’époque coloniale. La reconnaissance de la part d’histoire dont les descendants de l’immigration algérienne sont les héritiers est liée à celle de leur place pleine et entière dans la société française et de la fin des discriminations à leur égard. Elle est indispensable pour que la société française en finisse avec l’héritage de l’époque coloniale. »

    Extrait de l'entrevue de Gilles Manceron, historien et membre de la Ligue des Droits de l'Homme, avec le quotidien algérien El Watan.

    Programme de la réunion publique du 2 mai organisée par la LDH, Au Nom de la Mémoire et les quotidiens Mediapart et El Watan, avec le Collectif de reconnaissance du 8 mai 1945 :

    19h : Introduction

    - Mehdi Lallaoui, de l’association Au Nom de la Mémoire,
    - Robert Simon, de la Ligue des droits de l’Homme, section Paris centre de la LDH.

    19h15 : Projection du film de Mariem Hamidat « Mémoires du 8 mai 1945 »

    20h : Colloque international avec des intervenants algériens et français.

    Que s’est-il passé en mai-juin 1945 dans le Constantinois ?

    - Abdelmadjid Merdaci, Université de Constantine : mai-juin 1945, un tournant dans l’histoire du mouvement national algérien ; Malika Rahal, IHTP-CNRS : Ferhat Abbas et les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) ; Kamel Beniaiche, responsable du bureau de Sétif de El Watan, auteur de La fosse commune, massacres du 8 mai 1945 (éd. El Ilbriz, 2016) : que s’est-il produit dans les localités autour de Sétif ? ; Jean-Pierre Peyroulou, docteur en histoire EHESS : mai 1945 à Guelma.

    21h30 : Table ronde sur la reconnaissance par la France de cet événement et des autres crimes coloniaux, animée par Edwy Plenel,

    avec Catherine Coquery-Vidrovitch, professeur émérite d’histoire de l’Afrique à l’Université Diderot Paris 7 ; M’hamed Kaki, association Les Oranges ; Olivier Le Cour Grandmaison, maitre de conférence en sciences politiques et philosophie politique à l’Université d’Evry-Val d'Essonne ; Gilles Manceron, historien, LDH ; Emmanuelle Sibeud, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris 8 ; Louis-Georges Tin, président du CRAN.

    22h30 : Conclusion : Patrick Farbiaz, animateur de Sortir du colonialisme, et les organisateurs.

    27 avr. 2017 Claire Denis

    https://blogs.mediapart.fr/

     

  • Le « je » colonial de Michel Onfray (Nawaat.tn)

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    Le pire, c’est qu’il y a chez nous des gens qui prennent les insultes d’Onfray pour des compliments !

    Le pire du pire, c’est qu’il s’en trouve d’autres pour abonder sans s’en apercevoir dans son sens en lui reprochant de négliger que nous aussi nous aurions eu « nos » Descartes. Et le pire du pire du pire, c’est que la majorité d’entre nous partage la conception coloniale de l’histoire comme réalisation du « progrès » dont la modernité, inventé et répandue généreusement par l’Europe, serait le passage obligé voire carrément, pour certains, le but à atteindre.

    Il faut d’abord que je vous prévienne.

    Je vais vous parler d’une conférence à laquelle je n’ai pas assisté. Je me suis contenté de consulter quelques articles qui s’en sont fait l’écho. Plus répréhensible encore, je vais critiquer, dénoncer, manquer de respect, maudire, vouer aux gémonies, deux personnages dont, de l’un au moins, j’ignore tout. Il s’agit de deux intellectuels français, Gérard Poulouin et Michel Onfray, qui ont été invités à prendre la parole, jeudi dernier, dans le cadre de « Doc à Tunis ».  Tous deux sont philosophes et fondateurs de l’Université populaire de Caen (qui n’est sans doute populaire que dans le sens où elle permet à Michel Onfray d’augmenter sa popularité). Le premier d’entre eux a donné une conférence à l’intitulé a priori sympathique (mais traitre comme nous allons le voir), « décoloniser la langue française » ; le second, un peu plus franc dans son intention, a parlé du « temps long » de la laïcité.

    Plutôt que de nous dire « vous êtes un pays de ploucs arriérés », Michel Onfray enrobe son propos de missionnaire français dans une philosophie de l’histoire « finaliste », c’est-à-dire dans une conception de l’histoire comme d’un devenir commun de l’humanité, prédéterminé par une fin, une finalité ultime, dont, selon lui, le triomphe du « JE », conditionné notamment par la laïcité (voire l’extinction des religions), serait l’une des dimensions constitutives.

    Le « temps long » de la laïcité, c’est cela, ce long périple qui aurait commencé avec Descartes et aurait franchi des étapes décisives en France et plus généralement en Occident, tandis que nous, nous serions encore à la traîne. Nous sommes, affirme-t-il, selon un compte-rendu favorable de son intervention, publié sur le net« un pays où le JE n’existe pas encore, dans lequel Descartes n’a pas encore produit ses effets ».  Pour satisfaire nos égos, qu’il sait très sensibles, il ajoute dans un entretien, qu’en fouillant bien dans le monde musulman pour trouver une « avant-garde », c’est en Tunisie qu’on aurait le plus de chance de la dénicher. Dans la marche de l’Histoire vers la Raison, nous serions donc en retard par rapport aux Etats pleinement séculiers ou laïcs mais en avance par rapport à nos congénères musulmans. Ouf !

    Le pire, je dois dire, c’est que, comme on peut le constater dans certains de nos médias ou sur les réseaux sociaux, il y a chez nous des gens qui prennent les insultes d’Onfray pour des compliments !

    Le pire du pire, c’est qu’il s’en trouve d’autres pour abonder sans s’en apercevoir dans son sens en lui reprochant de négliger que nous aussi nous aurions eu « nos » Descartes. Et le pire du pire du pire, c’est que la majorité d’entre nous partage la conception coloniale de l’histoire comme réalisation du « progrès » (quel qu’en soit le sens qu’on donne à ce terme) dont la modernité, inventé et répandue généreusement, par l’Europe, serait le passage obligé voire carrément, pour certains, le but à atteindre. Une telle idéologie qui a sous-tendu la constitution des empires européens justifie aujourd’hui – c’est imparable – l’idée d’une « œuvre positive » de la colonisation, « œuvre » que nous aurions désormais à parachever nous-mêmes, comme le suggère Michel Onfray.

    Au vu du titre qu’il a donné à son intervention, on aurait pu imaginer une autre tonalité dans le discours proposé par Gérard Poulouin. « Décoloniser la langue française » semble un beau programme (quoi que j’ai du mal à me représenter concrètement ce que cela implique). Hélas, à lire ce qui en a été rapporté dans la presse, cette formule ne dit pas du tout ce qu’elle a l’air de dire. C’est juste une ruse, une sorte de lubrifiant dont je n’aurais pas la vulgarité de vous dire la finalité.

    En langage poli, on dit simplement « dorer la pilule », un procédé généralement utilisé pour faire avaler à un imbécile une pilule qu’il rechigne à absorber.

    Car Poulouin qui est prudent et nous prend pour des idiots, pressent tout de même les réticences qu’il risque de susciter en se faisant le propagandiste de la francophonie, dont chacun sait qu’elle est un instrument de domination. Qu’à cela ne tienne, l’homme est malin, sa dame blanche il la déguise en dame noire. En bon représentant de commerce, pour mieux nous vendre sa francophonie frelatée, il change l’étiquette. Le français « décolonisé » remplace le français de la « grandeur française » : en parlant français, en écrivant français, en pensant français, eh bien, nous dit-il en substance, vous faites œuvre décoloniale.

    Vous vous demandez sans doute ce que cela signifie.

    Rien n’est plus simple. D’autres l’ont déjà fait. Poulouin nous cite ainsi Assia Djebar, Abdellatif Laâbi, Taher Bekri ou Leopold Sédar Senghor, lequel à travers ses poèmes en français, fait entendre « une voix, celle de l’Afrique noire ». Il y aurait beaucoup à dire sur cette « voix » qui dirait tout un continent et, pour tout vous dire, je soupçonne fortement Poulouin de confondre les cultures des peuples d’Afrique avec les quelques stéréotypes essentialistes qu’il a probablement dans la tête. Il faudrait d’ailleurs, juste pour l’embêter, lui demander à quoi il reconnaît une « voix » de l’Afrique noire.

    Pour décoloniser la langue française, et nous décoloniser à travers elle, il s’agirait donc pour nous d’y ouvrir « des espaces linguistiques » d’émancipation, un peu comme, il y a quelques décennies, on nous exhortait à renoncer aux revendications indépendantistes pour demeurer au sein de l’Union française, laquelle avec un bon gouvernement ne manquerait pas de nous émanciper. L’argument était alors que la République des Lumières avait, certes, été un peu méchante avec nous mais, dans son essence même, elle était égalitaire, émancipatrice et porteuse de progrès pour tous.

    Evoquant la langue française, Poulouin ne dit rien d’autre.

     Le français a été un « instrument d’aliénation des peuples colonisés » mais au fond, il est « porteur d’un héritage » celui des Lumières qu’avec un peu de bonne volonté nous pourrions nous approprier. L’arabe serait-il la langue de l’oppression ? Je n’ose pas accuser Poulouin de le penser. On pourrait me rétorquer que, n’ayant pas assisté à la conférence, je me fonde sur des propos rapportés par les médias. C’est indiscutable. Mais, si je me trompe, pourquoi, intervenant dans un pays dont la population parle arabe, l’invité de « Doc à Tunis », juge-t-il nécessaire de nous recommander l’usage de la langue française, fut-elle « décolonisée » ? Vous ne trouvez pas ça louche, vous ?

    Sadri Khiari

    Membre fondateur du Conseil National des Libertés en Tunisie (CNLT) et d'ATTAC-Tunisie (RAID). Co-fondateur en France du Parti des indigènes de la république. Sadri est aussi l’auteur de nombreux articles sur la Tunisie et d’un ouvrage intitulé Tunisie, le délitement de la cité, éditions Karthala, Paris, 2003. Voir également « La révolution ne vient pas de nulle part », entretien avec Sadri Khiari conduit par Beatrice Hibou, in Politique africaine, n°121, éd. Karthala, Paris, mars 2011, disponible en français et en anglais.
     
    Il a publié également Sainte Caroline contre Tariq Ramadan. Le livre qui met un point final à Caroline Fourest, éditions LaRevanche, Paris, 2011, La Contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, éditions La Fabrique, Paris, 2009 et Pour une politique de la racaille. Immigrés, indigènes et jeunes de banlieue, éditions Textuel, Paris, 2006. "Malcolm X, stratège de la dignité noire", éditions Amsterdam, Paris, 2013. Artiste-peintre et dessinateur, collaborateur régulier du magazine tunisien de bandes dessinée, "LAB 619".
     

    Sadri Khiari

    http://nawaat.org/

  • On ne saurait libérer le présent sans libérer le passé (Nawaat.tn)

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    Ce 24 mars, l’IVD a réussi un grand coup.

    On doit s’en féliciter. Pour la première fois depuis l’indépendance, ceux qui ont résisté les armes à la main contre la colonisation et le bourguibisme émergeant ont pu témoigner publiquement, de leurs luttes, de leurs souffrances et de la répression dont ils ont été l’objet au lendemain des accords de l’Autonomie interne. Les témoignages de ces quelques survivants, qui résistent à la mort comme ils ont résisté à l’oppression, qui n’ont plus d’âge mais toujours bonne mémoire, seront probablement pris avec précaution par les historiens de profession. Ils disent pourtant une vérité historique essentielle : l’indépendance n’a pas été conquise par la fameuse « politique des étapes » chère à Bourguiba, ni par son génie diplomatique, ni par son habileté négociatrice. Elle a été conquise par les armes, les armes de nos fellaghas, les armes algériennes, les armes nassériennes, les armes de Dien Bien Phu. C’est par la violence et la révolution que l’occupation coloniale a été défaite, c’est par une contre-révolution dans la révolution que Bourguiba, soutenu par l’UGTT, appuyé par la France, a instauré sa dictature, écrasant les plus valeureux parmi nos résistants.

    Nous savions tous cela et les héros qui se sont exprimés vendredi sur nos écrans de télévision ne nous ont certes rien appris.

    Ils ont fait beaucoup plus que cela. Ils ont fait beaucoup plus que nous apprendre quelque chose que nous n’aurions pas su. De faits relégués à l’histoire des historiens, à moitié oubliés, déformés, tronqués, maltraités, noircis ou volontairement occultés par la parole bourguibiste, ils ont fait une histoire toujours vivante, une histoire présente, une histoire qui marche encore, une l’histoire réelle et vraie, parce qu’elle vit, qu’elle est présente et qu’elle marche encore, malgré ses béquilles.  Ils ont remis cette histoire-là d’où elle n’aurait jamais dû sortir, c’est-à-dire au cœur de la politique du présent, au cœur de notre révolution au présent, au cœur du long combat encore inachevée pour la libération.

    Mais rien n’est encore joué. Tout est fragile.

    Cet acquis, nous le devons généralement à la révolution du 17 décembre. Nous le devons particulièrement à l’IVD qui l’a réalisé pratiquement, malgré l’hostilité persistante des singes restaurationnistes et le boycott opiniâtre des forces organisées de la gauche. Nul doute par ailleurs que la diplomatie française, inquiète de voir déterrer les crimes coloniaux et exiger des réparations, n’ait également multiplié les pressions sur les responsables de l’IVD. Aussi bien les rapports de force dans lesquels l’IVD a été mise en place que les rapports de forces actuels imposent des limites à son action et balisent hélas le discours qu’elle s’autorise. Il est regrettable ainsi, bien que compréhensible, que, ce 24 mars, aient prédominés dans les propos de ses animateurs les thèmes « transitionnistes » de la réconciliation et des droits de l’homme, accolés à la recherche de la vérité historique et à la réhabilitation des anciens combattants.

    Les violences qu’ont subies ces femmes et ces hommes dont nous entendons aujourd’hui les témoignages, celles qu’ont subies ceux qui sont morts ou qui ont disparus, ne sont pas plus réductibles à une atteinte aux droits de l’homme que l’assassinat de Salah Ben Youssef n’a été une atteinte aux droits de l’homme. Ce sont, dans leur ensemble et dans leur continuité, des faits d’une guerre politique menée par l’Etat colonial puis relayée par un Etat bourguibien soucieux de mettre un terme à une dynamique décoloniale qui pouvait menacer son autorité, c’est-à-dire l’ordre social sur lequel il reposait.

    La colonisation n’est pas simple atteinte aux droits de l’homme.

    Et la dictature bourguibienne, dont Ben Ali a repris à sa manière l’héritage, a été un système global d’oppression et non seulement la multiplication d’atteintes aux droits de l’homme. Dès lors que signifie la « réconciliation » ou, selon une formule de l’IVD, la recherche de la vérité historique pour nous réconcilier avec nous-mêmes ? L’histoire dont nous ont parlé les anciens fellaghas ou les membres de leurs familles appartient-elle désormais à un passé sans rapport avec le présent ? Leurs combats seraient-ils désormais obsolètes, hors du temps actuel ? Nous savons bien que ce n’est pas le cas.

    Ce langage de la réconciliation me fait penser à une autre « transition », considérée comme ayant réussi, sans doute parce qu’elle a empêché une révolution. J’ai en tête l’avènement de l’Espagne démocratique qui a succédé à la dictature franquiste. On y a beaucoup parlé aussi de « réconciliation » et de mémoire réconciliée. Dans ce cadre, relate le critique italien Enzo Traverso, fut décidé en octobre 2004 « de faire défiler ensemble, lors d’une fête nationale, un vieil exilé républicain et un ex-membre de la Division Azul que franco avait envoyée en Russie en 1941 pour combattre à côté des armées allemandes[1] ». Seul le cadavre d’une révolution peut se réconcilier avec la contre-révolution.

    J’ose espérer que « se réconcilier avec nous-mêmes » dans l’esprit de l’IVD signifie tout autre chose. Que par réconciliation, il faille entendre des retrouvailles. Celles des combattants séparés par tant d’années et tant de défaites, la réintégration des luttes anticoloniales menées contre Bourguiba au cœur des combats présents pour la libération. Sans cela, les témoignages que nous avons entendus lors de la dernière audition publique de l’IVD resteront de simples mots et, quand bien même ils seraient enterrés décemment, les squelettes sans sépultures resteront sans sépultures.

    1. Enzo Traverso, Le passé mode d’emploi. Histoire, mémoire, politique, éd. La fabrique, Paris, 2006, p.51

    Sadri Khiari

    Membre fondateur du Conseil National des Libertés en Tunisie (CNLT) et d'ATTAC-Tunisie (RAID). Co-fondateur en France du Parti des indigènes de la république. Sadri est aussi l’auteur de nombreux articles sur la Tunisie et d’un ouvrage intitulé Tunisie, le délitement de la cité, éditions Karthala, Paris, 2003. Voir également « La révolution ne vient pas de nulle part », entretien avec Sadri Khiari conduit par Beatrice Hibou, in Politique africaine, n°121, éd. Karthala, Paris, mars 2011, disponible en français et en anglais. Il a publié également Sainte Caroline contre Tariq Ramadan. Le livre qui met un point final à Caroline Fourest, éditions LaRevanche, Paris, 2011, La Contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, éditions La Fabrique, Paris, 2009 et Pour une politique de la racaille. Immigrés, indigènes et jeunes de banlieue, éditions Textuel, Paris, 2006. "Malcolm X, stratège de la dignité noire", éditions Amsterdam, Paris, 2013. Artiste-peintre et dessinateur, collaborateur régulier du magazine tunisien de bandes dessinée, "LAB 619".
     
     
  • L’historienne Juliette Bessis, nous quitte (Gabès 1925 - Paris, 18 mars 2017) (Leaders.tn)

     L’historienne Juliette Bessis, nous quitte (Gabès 1925 - Paris, 18 mars 2017)

     

    Le cœur de Juliette Bessis (Zouzou, pour les intimes) a cessé de battre le vendredi 18 mars à Paris où elle s’est installée après son départ de Tunisie en 1962.

    L’historienne de la Tunisie, du Maghreb et la Méditerranée, née Saada à Gabès le 16 septembre 1925, a fait ses études au lycée Armand Fallières (actuel Lycée de la Rue de Russie). Elle a milité dès son jeune âge au sein du parti communiste tunisien et s’est engagée dans la lutte antifasciste et contre l’occupation allemande de la Tunisie (novembre 1942-mai 1943). C’est dans cette lutte qu’elle a rencontré son camarade et futur mari Aldo Bessis, (1918-1969). Aldo, le responsable communiste, le militant syndicaliste de l’USTT aux côtés de Hassen Saadaoui et ensuite le grand expert de la FAO dans plusieurs pays africains, n’est autre que le  fils du bâtonnier Albert Bessis qui fut ministre au second gouvernement Ben Ammar en 1955-1956, ensuite député à l’Assemblée constituante (de 1956 à 1959) et à l’Assemblée  nationale (de 1959 à 1969).  

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Juliette Bessis a consacré sa vie à transmettre sa passion pour l’histoire, tout d’abord à plusieurs générations d’élèves tunisiens dans divers lycées de Tunis et surtout au lycée Khaznadar jusqu’en 1962. En Italie et ensuite en France, à côté de l’enseignement de l’histoire, notamment à l’université de Vincennes, elle mena, dans le cadre de sa thèse, des recherches sur la politique fasciste en Méditerranée suivant, à la faveur de ces investigations et de ses analyses, l’ambition de Mussolini de marcher sur les pas de Rome et de reconstituer l’Empire.

    Cependant, tout en poursuivant sa quête d’informations sur l’ensemble de la politique fasciste en Méditerranée, elle s’intéressa aux traces de la politique mussolinienne en Tunisie, son pays natal. Passant plusieurs années dans les Archives italiennes, elle est arrivé à colleter des informations inédites sur les traces du passage des chefs destouriens par Rome en mars-avril 1943. Sa thèse, qui a donné lieu à la publication, chez Karthala en 1981, d’un ouvrage intitulé La Méditerranée fasciste. L’Italie mussolinienne et la Tunisie, constitue une belle contribution à l’histoire de la Tunisie durant l’entre-deux-guerres et pendant la Seconde Guerre mondiale.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Son second livre publié en 1986, sous le titre Les fondateurs, est un bel exemple de sa vision pluraliste de l’histoire de la Tunisie. Dans cet ouvrage, elle a établi une liste composée de 500 noms de cadres syndicaux ayant milité dans les différents syndicats de la Tunisie coloniale de 1920 à 1956. Sans aucune exclusive, elle a tenté de faire un index biographique pour environ 500 cadres : musulmans, juifs chrétiens, communistes, socialistes et destouriens. Elle a donné une vision plurielle de l’apport social à la lutte de libération nationale et dressé un aperçu très proche des réalités historiques du syndicalisme tunisien.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Son troisième livre est consacré à la Traversée du XXème siècle par le Maghreb. Publié en 2000, il s’est donné pour objectif de faire une synthèse des évolutions connues par les différents pays du Maghreb durant la lutte anticoloniale et de tenter d’établir un bilan des différentes politiques poursuivies durant la période de construction nationale dans ces différents pays depuis leur indépendance.  

    Ces ouvrages relatifs à l’histoire de son pays natal, à celle du Maghreb et de la Méditerranée resteront des ouvrages de référence pour les chercheurs. Dans son dernier livre, Le Maghreb, questions d’Histoire, publié en 2003, l’auteure a discuté des choix idéologiques et politiques d'une fraction des courants nationalistes ou des minorités méditerranéennes installées au Maghreb, du mouvement ouvrier, de la crise majeure de l'indépendance tunisienne, des relations internationales et singulièrement celles nouées avec le Maghreb par les Etats-Unis pendant la guerre et l'après-guerre.  

    Dans l’ensemble de son œuvre, elle a regardé l’histoire de la Tunisie et de l’ensemble du Maghreb sous l’angle de la critique, de la comparaison et de la mise en perspective des aléas du contexte international de l’époque. La lecture des livres de Juliette Bessis nous fait découvrir une historienne qui refuse la facilité, une passionnée de la critique du passé. Elle nous révèle aussi un parcours marqué par la recherche de la clarté dans ses rapports avec son entourage professionnel.  

    Ce souci de transparence a été à l’origine de relations parfois difficiles avec ce cercle. A travers ses livres et son regard renouvelé du passé, refusant les idées reçues, à travers ses prises de positions dans les discussions et les polémiques, Juliette Bessis fut l’exemple de l’intellectuel qui refuse de se figer dans le confort du politiquement correct, acceptant de se remettre en cause et d’être dans un perpétuel questionnement par rapport aux faits historiques.

    J’ai eu l’immense plaisir, à chaque fois que je suis passé la voir dans son appartement bien situé au quartier latin, à engager avec elle des discussions, parfois dures, mais toujours sincères sur des questions polémiques.C’est pour cela que son silence obligé, va nous manquer. Mais les livres qu’elle nous a laissés, seront heureusement d’un grand secours pour apaiser notre chagrin et répondre à nos interrogations inquiètes.

    En ces moments de douleur, j’adresse mes sincères condoléances à ses deux filles : mes amies Sophie et Sandra, les assure de toute ma sympathie et partage avec elles leurs souffrances. Avec le départ de Juliette Bessis disparaît une tunisienne valeureuse, une combattante pour la libération de son pays natal et pour son indépendance, une  intellectuelle qui n’a cessé d’apporter un regard critique sur l’ histoire de ce pays, clin d’œil que nous percevons   comme le meilleur signe de fidélité aux origines et d’espoir pour  un avenir meilleur pour sa Tunisie. Paix à son âme !

     
    Par Habib Kazdaghli, historien, Doyen de la Faculté des Lettres de Manouba -
    20.03.2017
     
  • Immigration, colonisation et domination : l’apport d’Abdelmalek Sayad (Contretemps)

    Sayad

    L’anniversaire de la mort du sociologue de l’immigration Abdelmalek Sayad, décédé le 13 mars 1998, est l’occasion de republier un article que lui a consacré Saïd Bouamama, paru dans le n° 16 de Contretemps (première série) en mai 2006.

    La question dite de « l’héritage colonial » est désormais posée.

    Des polémiques surgissent périodiquement pour stigmatiser ou caricaturer les partisans d’une prise en compte du « fait colonial » comme un des éléments importants structurant, encore aujourd’hui, les rapports de domination subis par les immigrés issus des anciennes colonies et par leurs enfants français. Les accusations pleuvent pêle-mêle : repli communautariste, démarche racialiste et/ou raciste, approximations historiques, analogies excessives, divisions des dominés, production d’une autonomie de repli suicidaire. Abdelmalek Sayad fut précurseur sur cette question. Le fait que son œuvre soit méconnue n’est pas une réalité anodine : dans le domaine scientifique, comme dans le domaine politique, agissent des facteurs qui bloquent la prise en compte de la réalité sociale de l’immigration et de ses enfants français. Pierre Bourdieu caractérisait Abdelmalek Sayad comme « un analyste de l’inconscient ». Effectivement, en débusquant les implicites, Sayad ne pouvait que rencontrer le « fait colonial » comme un des éléments clef de l’inconscient collectif français.

    Une immigration exemplaire issue d’une colonisation exemplaire

    La vigueur de la polémique qu’a suscitée la publication de l’Appel des indigènes de la République est un révélateur de la difficulté à prendre en compte la spécificité de l’immigration issue des anciennes colonies. Une des critiques les plus récurrentes a ainsi été de rappeler les difficultés vécues par les immigrations non coloniales antérieures ou présentes. Pour ce faire, la comparaison a été fréquemment réalisée avec des pays n’ayant pas eu d’empire colonial et dans lesquels les populations issues de l’immigration rencontrent des difficultés « similaires » à celles rencontrées en France par les descendants des anciens colonisés. Un des apports essentiels d’Abdelmalek Sayad est justement de refuser la scission binaire entre deux problématisations tout aussi réductrices : celle consistant à nier les invariances à toutes les immigrations ; celle consistant à nier les dimensions particulières de l’immigration issue des anciennes colonies. En soulignant le caractère « exemplaire » de l’immigration algérienne, il souligne son caractère « d’idéal-type » de l’immigration en tant que rapport de domination. L’immigration algérienne réunit, en les poussant à l’extrême, les traits et les processus en œuvre pour toute immigration à des degrés moindres et moins exacerbés. L’idée clef de Sayad sur cette question est de relier « l’exemplarité » de l’immigration algérienne à « l’exemplarité » de la colonisation de l’Algérie :

    « colonisation totale, systématique, intensive, colonisation de peuplement, colonisation des biens et des richesses, du sol et sous-sol, colonisation des hommes (corps et âmes), surtout colonisation précoce ne pouvant qu’entraîner des effets majeurs ».

    C’est donc parce qu’en Algérie l’idée coloniale a été poussée le plus loin dans ses dimensions de « peuplement », de « dépossession de la paysannerie », de « violence de la conquête », qu’elle constitue en quelque sorte un « laboratoire » des autres immigrations. Dans les deux cas, nous avons affaire à des rapports de domination et d’exploitation. Mais, pour l’immigration postcoloniale, l’activation d’un « imaginaire colonial » lui fait jouer une fonction de « miroir grossissant » ou de « révélateur » des processus en œuvre. La sous-estimation de ces « spécificités » essentielles conduit à une cécité de l’analyse.

     

    La prolongation en métropole de « l’imaginaire » et du « rapport » colonial

    L’analyse des implicites présidant au fonctionnement des foyers pour travailleurs migrants permet à Sayad de souligner l’importation en métropole de « l’imaginaire colonial ». Que ce soit dans les personnels recrutés lors de la mise en place de ces foyers, dans les conceptions architecturales, dans la définition des droits et devoirs du résident, dans les représentations sociales des besoins des locataires, l’analogie avec la colonisation est permanente. Voici par exemple comment il analyse l’absence d’intimité qui caractérise ces foyers :

    « Ainsi la perception naïve et très ethnocentrique qu’on a des immigrés comme étant tous semblables, se trouve au principe de cette communauté illusoire. Il s’y ajoute, dans le cas des immigrés algériens et plus largement marocains et tunisiens, la représentation de la “nature” psychologique de l’Arabe, telle qu’elle est vulgarisée par les “spécialistes” de la “mentalité primitive”, de “l’âme et de la psychologie nord-africaine, musulmane” (…). “Nature” grégaire, qui ne peut être satisfaite que par la vie en groupe, nature “patriarcale”, “tribale”, etc.»[1].

    Nous retrouvons dans cette représentation sociale de la « nature de l’Arabe » ou du « musulman » ce qui fait le cœur de la domination coloniale : la légitimation d’un traitement d’exception par une « nature » ou une « culture » censées produire des besoins spécifiques. L’inégalité est à la fois reconnue et présentée comme nécessaire et légitime. Dans le regard du colonisateur, les inégalités produites par le système colonial ne sont pas niées mais leur genèse est refoulée, recouverte par une explication biologique ou culturelle : le manque d’ardeur au travail du colonisé n’est pas expliqué par le rapport social colonial qui impose au colonisé des conditions de travail éreintantes tout en le privant de toute initiative et de toute jouissance du fruit de son travail, mais par l’indolence congénitale de « l’Africain » ou par l’incorrigible indiscipline du Maghrébin[2]. Cette reproduction de l’imaginaire colonial conduit ainsi inévitablement à l’idée d’une « mission éducative » des foyers, étrangement ressemblante avec la « mission civilisatrice » de triste renom. Sayad met en évidence les fonctions de cette « mission éducative » en les mettant en analogie avec celles de la « mission civilisatrice » : justifier un traitement d’exception tout en valorisant l’image du dominant. La « mission civilisatrice » se caractérise en effet par une double fonction : légitimer l’inégalité présente tout en valorisant l’image du colonisateur. Le rapport colonial inverse donc l’ensemble de la relation. Il présente les dominants comme des « altruistes » soucieux de faire « évoluer » les colonisés et de développer les « lumières » et met en scène les dominés comme étant les véritables bénéficiaires de la colonisation. La société d’immigration

    « n’a que trop tendance, écrit encore Sayad, à porter à son bénéfice ce qui, pourtant, est l’œuvre des immigrés eux-mêmes : aussi est-ce fréquemment qu’on présente au moins les aspects les plus positifs (ou considérés comme tels) de l’expérience des immigrés, c’est-à-dire, en gros, l’ensemble des acquisitions qu’ils ont su imposer au gré de leur immigration (…) comme le résultat d’un travail diffus ou systématique d’inculcation, d’éducation qui s’opère à la faveur de l’immigration (travail qui consiste à produire ce qu’on appelle les “évolués” et du même coup, à discriminer ces immigrés “évoluables”, “éducables”, “amendables” des immigrés qui ne le sont pas ou ne veulent pas l’être) et dont le mérite revient à la société d’accueil et à elle seule »[3].

    Il suffit d’entendre aujourd’hui certains propos ministériels sur la récente révolte sociale des jeunes des quartiers populaires (polygamie, démission des parents, réseaux intégristes), de lire le rapport Bennisti et son analyse de la délinquance comme issue des « patois » parlés au sein de la famille, d’analyser les débats justifiant la loi du 23 février 2005, pour saisir l’actualité politique d’Abdelmalek Sayad. Nous ne sommes pas en présence de survivances anodines et marginales du passé que le temps fera disparaître par épuisement. Nous avons à faire à un rapport social qui se reproduit, caractérisé par une « ethnicisation » du dominé, une teneur « éducative » ou « civilisatrice » du rapport avec lui, une négation des violences sociales qu’il subit.

     

    Les jeunes issus de la colonisation

    Sayad s’attache également à déconstruire les discours sur les enfants de l’immigration devenus Français. L’expression « jeunes issus de l’immigration » participe de la reproduction du rapport colonial mais cette fois-ci à l’endroit de « Français ». Nés et socialisés en France, dotés de la nationalité française, ils restent perçus comme des « immigrés » et construits comme tels. Pour eux aussi se met en place un rapport « éducatif » ou « civilisateur », les injonctions « d’invisibilité » et de « politesse » sont émises officiellement, les « visibilités » sont jugées ostentatoires et nécessitant des interventions étatiques fermes. Pour eux, la distinction permanente est faite entre la figure du héros positif (l’intégré) et le héros négatif (la racaille).

    C’est en déconstruisant de manière remarquable le concept « d’intégration » et les discours qu’il structure, que Sayad met en évidence la reproduction, par delà les générations, du rapport colonial.

    « Une des premières manifestations du changement qui s’opère de la sorte, écrit-il, se traduit à travers le langage, surabondant aujourd’hui, de l’intégration : l’intégration est ici non seulement celle de personnes “extérieures” à la société française (…) mais celle du phénomène lui-même, l’immigration étant “rapatriée”, “internalisée” pour ne pas dire “intériorisée”, perdant de la sorte une bonne partie de la représentation qu’on en avait comme pure extériorité »[4].

    Nous avons à faire à une réalité sociale spécifique : la production d’immigrés qui n’ont immigré de nulle part. C’est au travers du prisme de la reproduction du rapport colonial que Sayad analyse les nombreuses caractéristiques du discours tenu sur et à ces français construits socialement comme « exceptionnels ». Le processus idéologique d’inversion de la relation par ethnicisation du colonisé (puis de l’immigré et de ses enfants français) et par imposition d’une « grille éducative de lecture » se réalise à partir du paradigme « intégrationniste ». Ce dernier réalise le tour de force d’imputer la responsabilité des inégalités à ceux qui les subissent :

    « L’invite à l’intégration, la surabondance du discours sur l’intégration ne manquent pas d’apparaître aux yeux des plus avertis ou des plus lucides quant à leur position au sein de la société en tous les domaines de l’existence, comme un reproche pour manque d’intégration, déficit d’intégration, voire comme une sanction ou un parti pris sur une intégration “impossible”, jamais totalement acquise »[5].

    Alors que « l’intégration » au sens sociologique du terme interroge la société dite « d’accueil », l’usage idéologique du terme (y compris à gauche et à l’extrême gauche) oriente la réflexion et l’action vers des dimensions culturalistes imputant aux premiers concernés (ou à leur culture, leur religion, leur héritage) la responsabilité de leur situation. Au-delà de la polysémie du concept d’intégration qui rend impossible le débat serein, c’est l’usage social, politique et idéologique de ce concept auquel s’intéresse Sayad. Ce faisant, il aide à penser une sociologie anti-intégrationniste qui s’attache aux processus de domination touchant ces Français construits comme « sujets à intégrer ».

     

    L’assimilation derrière l’intégration

    L’approche critique de l’intégrationnisme à la française permet à Sayad de souligner la reproduction d’un autre trait de l’imaginaire colonial : la scission binaire et permanente entre « intégrés » à valoriser et « inintégrés » à réprimer. C’est au travers de l’analyse des discours tenus sur les « beurs » que Sayad souligne la signification de ce processus : l’assimilationnisme. La volonté de distendre artificiellement la relation entre « parents immigrés » et « enfants français » qui a caractérisé la décennie 1980 apparaît alors comme une des conséquences logiques d’un « chauvinisme de l’universel », celui-là même qui avait servi à justifier « l’œuvre coloniale » :

    « Aussi comprend-on l’intérêt objectif – intérêt qui s’ignore comme tel – qu’on a à distendre au maximum la relation entre, d’une part, des parents immigrés (…), et, d’autre part, les “enfants de parents immigrés” qui seraient alors, selon une représentation commode, sans passé, sans mémoire, sans histoire (…), et par là même vierges de tout, facilement modelables, acquis d’avance à toutes les entreprises assimilationnistes (…) mues par une espèce de “chauvinisme de l’universel” »[6].

    Nous retrouvons, ici, à propos des « beurs », les deux formes historiques de l’idéologie coloniale. Si cette idéologie a pris une première forme explicitement raciste, elle a également eu une forme « de gauche », « bien intentionnée », c’est-à-dire s’argumentant d’une « œuvre positive » de la colonisation. Sayad souligne les formes contemporaines de ce « chauvinisme de l’universel » à travers l’analyse de « toute une série de clichés, de lieux communs » mais également à travers la déconstruction des « discours savants » : la célébration du pouvoir d’intégration de l’école française, la réussite ou l’échec scolaire des jeunes issus de la colonisation, l’islam et les signes extérieurs d’appartenance à cette « religion d’immigrés », la dénonciation de l’intégrisme musulman, les femmes issues de la colonisation.

    Le « chauvinisme de l’universel », qui a jadis été à la source d’un « colonialisme bien intentionné », conduit aujourd’hui à des logiques de raisonnement lourdes de conséquences en termes de violences sociales subies par les immigrés et leurs enfants français. Il conduit selon Sayad à s’autoriser l’idée d’une « émancipation contrainte » qui correspondrait « aux vrais intérêts de la nouvelle génération », même si celle-ci n’en a pas conscience. Les implicites des débats sur la loi sur le « foulard » relèvent à l’évidence de cette logique. De la même façon, Sayad souligne la parenté entre ce « chauvinisme de l’universel » et les discours récurrents sur la « perte d’autorité » des pères, sur leur « démission », leur « infériorisation », leur « disqualification ». Enfin, la même parenté permet à Sayad de donner sens aux explications sur les hystéries régulières à l’égard des jeunes issus de la colonisation : ceux-ci sont coupables d’être ingrats, d’être trop visibles, d’être ostentatoires, de ne pas se comporter en « immigrés » ou en « colonisés » ou encore de se comporter simplement comme s’ils étaient chez eux. Nous sommes ici en présence d’une autre analogie avec la période coloniale : l’illégitimité de la présence chez soi. Se comporter comme citoyens exigeant des droits est une attitude impensable pour l’imaginaire colonial qui ne laisse place qu’au statut de sujet. Le processus de diabolisation des attitudes revendicatives en œuvre aujourd’hui à l’égard des enfants français a d’ailleurs commencé avec leurs parents immigrés algériens. Cette virulence particulière à l’égard des immigrés algériens, Sayad l’explique par la relation avec l’époque coloniale:

    « C’est, sans doute, pour apurer ce contentieux colonial et ses vestiges (parmi lesquels l’immigration), qu’on s’acharne volontiers sur les jeunes (…). Si on s’attaque plus précisément à l’immigration qu’on dit “non européenne”, n’est-ce pas dans une certaine mesure, en raison du passé colonial qui a produit cette immigration et dont elle constitue une manière de survivance : colonisés comme n’ont pas été les sujets coloniaux, les immigrés algériens se comportent en France comme ne se comportent pas les autres immigrés. Ayant acquis de la société française et de ses mécanismes, malgré les handicaps qu’ils subissent, une familiarité que seul un long “commerce” peut donner (et cela avant même l’émigration), les Algériens immigrés d’aujourd’hui – hier immigrés originaires de la colonie – peuvent s’autoriser de plus grandes libertés, à commencer par la liberté de défendre leurs droits »[7].

    La décolonisation des territoires n’a pas signifié la remise en cause du « chauvinisme de l’universel » qui avait permis la légitimation « bien intentionnée » de la colonisation. L’idée d’assimilation que porte ce type particulier de chauvinisme ne fait alors que se transférer des anciens colonisés vers les nouveaux immigrés puis sur leurs enfants. Ces derniers restent perçus et construits au travers des droits et devoirs (c’est-à-dire essentiellement des devoirs) du sujet : la politesse, l’invisibilité et l’apolitisme.

     

    Les trois séries d’analogies entre immigration et colonisation

    Il existe certes des invariances réunissant toutes les immigrations. Celles-ci sont en particulier issues de la fonction économique de l’immigration dans une économie de marché. Ces invariances étant posées, elles ne suffisent pas à décrire l’ensemble de ce « fait social total » que constitue chaque immigration. Elles ne nous autorisent pas à faire l’économie de la prise en compte des contextes historiques qui déterminent les modalités concrètes de l’existence sociale et politique de chaque immigration et, pour celles issues des anciennes colonies, de ses enfants français. En fonction de ces contextes historiques différents, des représentations de l’Autre qu’ils véhiculent et ancrent dans les imaginaires politiques et les inconscients collectifs, l’acuité du rapport de domination, son champ d’exercice et sa durée varieront. Marx a bien étudié cette interaction entre passé et présent, et le rôle que joue l’imaginaire social hérité[8]. C’est à travers cet imaginaire que les hommes déchiffrent leur réalité vécue, qu’ils déterminent les frontières entre un « nous » et un « eux » et fondent leur action présente. C’est, en l’occurrence, au travers de l’imaginaire colonial qu’ont été appréhendés les immigrés postcoloniaux et qu’a été légitimée leur relégation économique, sociale et politique.

    La virulence des critiques à l’égard de l’Appel des indigènes de la République souligne l’existence d’une véritable difficulté à intégrer les spécificités issues de la colonisation dans l’analyse des dominations concernant l’immigration. Trois d’entre elles nous semblent significatives. La première critique faite aux « indigènes » est celle de nier les autres formes de racismes et ainsi de contribuer à une « concurrence des victimes ». Or, affirmer fortement l’existence d’une forme de racisme sous-estimée ne signifie pas nier l’existence d’autres formes de racisme. Le racisme en tant que processus de hiérarchisation sociale, économique et politique, c’est-à-dire en tant qu’outil des systèmes de domination, s’ancre dans un terreau historique. L’Appel ne dit rien d’autre que ceci : la colonisation n’est pas un aspect secondaire du terreau historique français. Ailleurs (pour des pays n’ayant pas eu d’empire colonial) ou ici, pour d’autres populations (n’ayant pas été colonisées), ce sont d’autres moments historiques et d’autres imaginaires hérités qui sont mobilisés. Si les Indigènes voient la « colonisation » à l’œuvre là où beaucoup ne veulent pas la voir, cela ne signifie pas qu’ils la voient partout. La deuxième critique importante a été la dénonciation de l’amalgame que réaliserait l’Appel entre la période coloniale et la situation actuelle. Ici aussi l’on fait dire aux indigènes de la République ce qu’ils n’ont pas dit. Mettre en analogie deux facteurs ne signifie pas qu’on les considère comme identiques. C’est tout simplement souligner qu’ils empruntent des processus, des logiques et des représentations qui sont en proximité. Parler de racisme postcolonial, ce n’est donc pas non plus prétendre que les descendants de colonisés vivent une situation identique en tous points à celle de leurs ancêtres. Le préfixe « post » utilisé par les Indigènes est à cet égard suffisamment clair : il marque à la fois un changement d’ère, une filiation et un héritage. La troisième critique récurrente à été celle « d’ethnicisation » du débat, de la situation et de la question sociale. La grille de lecture en termes de classes sociales est, dans ce cas de figure, brandie en opposition à l’Appel. Or, l’Appel des indigènes n’a jamais posé que la grille sociale de lecture était erronée et/ou dépassée. Bien au contraire : souligner le facteur postcolonial, c’est insister sur une des dimensions nodales des processus de domination, à savoir l’opposition des dominé(e)s entre eux par la gestion d’un ordre des dominations qui s’appuie sur des imaginaires hérités (celui du patriarcat pour le genre, celui de la colonisation pour notre sujet). Ainsi, de la même façon que Sayad ne considérait pas comme contradictoire de poser des invariances tout en soulignant des spécificités, il n’est pas irraisonnable de penser l’explication en termes de classes sociales comme non contradictoire avec l’analyse en termes de rapport colonial, ce dernier n’étant en définitive qu’une des formes exacerbée des rapports de domination. La négation des spécificités liées à la colonisation, la mise en avant frénétique des ressemblances n’est donc pas un non-sens : elle participe, volontairement ou non, aux processus de domination de cette immigration.

    Le principe de l’existence d’analogies entre immigration et colonisation avait d’ailleurs été déjà formulé de manière précise par Sayad. Celui-ci soulignait en particulier trois facteurs confortant le raisonnement analogique. En premier lieu, il mentionnait les liens historiques entre certaines immigrations et la colonisation. L’immigration est fille de la colonisation, directement ou indirectement. Il suffit d’appréhender la colonisation et l’immigration comme un rapport social, pour saisir comment les caractéristiques des rapports colonisateur / colonisé / système de colonisation peuvent se reproduire dans le nouveau rapport social groupe majoritaire/groupes minoritaires/système social capitaliste. Il est bien entendu évident pour Sayad qu’analogie ne signifie pas similitude. Il s’agit d’une reproduction, c’est-à-dire d’une articulation nouvelle entre invariance et mutation faisant survivre dans le présent des traits du passé en fonction de besoins contemporains du système social et économique. La deuxième analogie mise en exergue est celle de structure. Sayad ne pense pas les rapports sociaux « colonisation » et « immigration » comme étant constitués de deux partenaires : colonisés / colonisateurs et immigrés / Français. Il réintroduit un troisième partenaire essentiel : la société colonisatrice pour l’un et la société d’immigration pour l’autre. De la même façon que le colonisé comme le colonisateur sont le résultat d’un système social, le groupe majoritaire comme les groupes minoritaires sont des produits d’un système social. Ce dernier, ayant pour finalité la production et la légitimation de la domination, est fondateur d’un ordre dans lequel le colonisé hier, l’immigré postcolonial et ses enfants français aujourd’hui, occupent la place la plus désavantageuse. La troisième analogie est logiquement celle de système. La colonisation comme l’immigration font système : les rapports de domination qui les caractérisent sont travestis et intégrés dans le fonctionnement légal et banal des institutions, des procédures, des différentes sphères de la vie sociale. Sayad démontre ainsi comment l’existence de discriminations légales (comme par exemple l’exclusion des droits politiques ou de certains emplois dits « réservés ») conduit à autoriser la production massive de discriminations illégales. De la même façon, les discriminations et inégalités liées au logement ont des effets logiques en termes d’inégalité dans les domaines scolaires ou d’accès à l’emploi. C’est, comme à l’époque coloniale, l’ensemble d’un système qui est en œuvre et non simplement quelques colonisateurs véreux hier ou quelques racistes repérables aujourd’hui :

    « Outre la série d’analogies qu’on peut saisir entre les deux phénomènes – analogies d’ordre historique (l’immigration est souvent fille de la colonisation directe ou indirecte) et analogies de structure (l’immigration, actuellement, occupe dans l’ordre des relations de domination la place qu’occupait hier la colonisation) – l’immigration s’est, d’une certaine façon, érigée en système de la même manière qu’on disait que la “colonisation est un système” (selon l’expression de Sartre) »[9].

    En nous invitant à questionner notre système social pour comprendre l’immigration, Sayad nous mène au développement d’une véritable sociologie critique. Ses hypothèses doivent certes être discutées et/ou contestées. Cependant, nombre d’entre elles nous semblent avoir des effets heuristiques d’une grande actualité : l’articulation entre émigration et immigration, l’articulation entre colonisation et immigration, la notion d’imaginaire et de transfert de celui-ci, la prise en compte de l’héritage que constitue le « chauvinisme de l’universel », l’appréhension de l’immigration comme rapport social, la prise en compte du système comme structurant ce rapport social et produisant le groupe majoritaire, les groupes minoritaires et le type d’interactions inégalitaires qui les relient, le lien entre domination des « pays d’origine » et domination dans la société française des immigrés qui en sont originaires

    Le savoir des premiers concernés

    Il n’est pas possible de conclure sans mentionner le rapport que Sayad avait lui même avec les immigrés et leurs enfants français, c’est-à-dire sans mettre en exergue la posture adoptée vis-à-vis des dominés qui constituaient ses objets de recherches. La pratique de longs entretiens était sa méthode privilégiée. Leur lecture est suffisante pour souligner l’existence d’un savoir des dominés. Certes, il est éparpillé, empli de contradictions, non formulé de manière logique et structurée, mais il est bien présent. La pratique de l’entretien est d’ailleurs le moment d’une mise en ordre des éléments de ce savoir transformant ces moments de parole en véritable autoanalyse. Nous sommes ici à l’antipode des postures dominant le monde de la recherche aujourd’hui. Ces dernières cantonnent en effet les premiers concernés au rôle d’acteurs (ou de témoins) ne sachant rien de l’histoire qu’ils font, laissant ainsi au « scientifique » la prétention de dire le « vrai ». Outre le refus d’une coupure entre pratique (qui serait le fait des acteurs) et savoir (qui serait le fait de « savants » étudiant les acteurs), la posture de Sayad est également celle du refus de l’opposition entre une approche des trajectoires individuelles et une approche macrosociologique. Pour Sayad, les trajectoires individuelles et/ou familiales incorporent, dans tous les sens du terme, y compris le sens fort de marques sur le corps en termes de maladies professionnelles ou liées à la place sociale, les effets de l’histoire sociale et politique et des dominations qui les caractérisent. L’immigration ne saurait ainsi se réduire à de simples décisions individuelles, celles-ci étant elles-mêmes déterminées par un contexte historique, économique et social. Il n’est pas étonnant que ses derniers travaux se soient orientés vers une sociologie de l’État. Sayad nous invite ainsi à dépasser les acteurs visibles pour interroger les liens entre État, nation et immigration. Ce faisant, son œuvre est un apport immense à la dynamique militante de ceux qui prétendent agir contre les inégalités. Transformer les rapports de forces suppose en effet de s’attaquer aux causes et non seulement aux conséquences, au système producteur et non seulement à ses effets, aux acteurs réels et non seulement aux acteurs visibles, au « Dieu caché » (et donc efficace parce que caché) et non seulement à l’apparence.

    Immigration, colonisation et domination : l’apport d’Abdelmalek Sayad

    https://www.contretemps.eu/immigration-colonisation-sayad/

    Notes:

    [1] A. Sayad, « Le foyer des sans-famille », in L’Immigration et les paradoxes de l’altérité, Paris-Bruxelles, De Boeck Université, 1997, p. 92 et 93.

    [2] Cf. A. Memmi, Portait du colonisé, Paris, Gallimard, 1957.

    [3] A. Sayad, op. cit., p. 67.

    [4] A. Sayad, « Le mode de génération des générations immigrées », Migrants-formation, n° 98, septembre 1994, p. 10.

    [5] A. Sayad, La Double Absence, « le poids des mots », Paris, Seuil, 1999, p. 314.

    [6] A. Sayad, « Le mode de génération… », art. cit., p. 14.

    [7] Ibid., p. 76-77.

    [8] K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Mille et une nuits, 1997.

    [9] A. Sayad, L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité, op. cit.

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