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Histoire - Page 4

  • Maroc : Du Makhzen précolonial au pouvoir absolu de la monarchie (NPA)

     

    La monarchie s’est historiquement appuyée sur un appareil politique et administratif particulier, conservé et renforcé par la colonisation, que l’on nomme le makhzen.

    Mais la consécration d’un pouvoir absolu, au lendemain de l’indépendance, a nécessite des luttes et conflits qui ont permis de marginaliser le mouvement national et de défaire les résistances populaires.


    Le Makhzen précolonial reposait sur une corrélation étroite entre la violence organisée, la collecte des impôts et l’administration de territoires. Le terme « Makhzen » désigne à la fois le « magasin/lieu de dépôt »  (des richesses prélevées) et l’autorité qui l’institue. Ce « système stable de violence continue » impose un prélèvement fiscal qui, souvent, n’est possible que sous la pression militaire.


    Le sultan et l'Etat

    Dès les premiers temps, il n’y pas à proprement parler de distinction entre le Trésor et la fortune du prince. S’installe un fonctionnement spécifique de ce mode de commandement. Les « harkas » sont à la fois des expéditions punitives et le moyen d’un racket imposé :  le sultan arrive avec sa suite et son armée dans une région ; le caïd et les cheikhs des tribus de la région se portent à sa rencontre. Ces derniers doivent présenter au sultan la collecte de l’impôt. Souvent, des razzias ont lieu. Les richesses collectées servent à financer les expéditions armées. Elles visent à (r)établir l’autorité du sultan, mais aussi à soumettre et appauvrir. Faddul Ghirmit, un « vizir » du 19e siècle, répétait qu'« on doit plumer le contribuable comme le poulet, si on le laisse s’enrichir, il se rebelle ».

    Le Maroc précolonial était structuré par plusieurs centres de domination (tribus, confréries religieuses, corporations urbaines, pouvoir du sultanat...) relativement autonomes. Les historiens parlent de « bled siba » pour désigner les régions rétives ou hostiles à l’autorité politique et administrative du sultanat, et du « bled makhzen » pour les zones où cette autorité s’exerce, par le biais d’allégeances complexes et par la force. Cette distinction était elle-même mouvante. Il y a une dissociation entre l’autorité religieuse du sultan, globalement acceptée, et l’autorité profane qui est circonscrite à des territoires et souvent contestée. La domination instaurée cherche à éviter le développement de pouvoirs locaux autonomes qui pourraient menacer le pouvoir central en consolidation.

    L’administration sert avant tout à gérer les revenus du trésor et le domaine acquis par le sultan et sa cour. Le terme « Dawla »( « Etat ») est, au sens étymologique, l’appropriation exclusive du trésor par l’utilisation de la force. Les impôts sont des amendes extorquées aux commerçants, artisans, paysans. La fiscalité, différentes corvées, le contrôle des zones de pâturage et de l’eau, l’appropriation des terres témoignent d’une forme de prédation économique dont la finalité est aussi politique : assurer le contrôle social sur la base de rapports de forces négociés et renouvelés.

    L’opposition droit makhzenien/droit coutumier était souvent tranchée par la force. De même, le monopole du commerce établi, les prélèvements opérés sur certaines filières (notamment le sucre et l’artisanat) imposent un rapprochement avec la caste des marchands, selon une logique qui allait perdurer : le droit à des privilèges en échange de la soumission ; en particulier, le droit concédé et réversible à un monopole de commercialisation de certains produits : les peaux, le sucre, le kif déjà à cette époque, le coton, le blé. Ces mêmes commerçants, ainsi que les collaborateurs et serviteurs du sultan (chorfas, oulamas, militaires, grands fonctionnaires ou leurs représentants locaux), pouvaient bénéficier de terres notamment dans les régions fertiles. Bien avant le Maroc moderne, la pratique de concessions de ressources matérielles s'est répandue comme moyen d’allégeance.


    La colonisation

    Le processus colonial entamé au 19e siècle s’est officiellement établi en 1912, en s’appuyant sur des forces locales. L’accaparement des terres s’accompagne aussi de l’extension de la propriété foncière des caïds et des relais locaux de l’ordre colonial. Ali Benhaddou note que « la qualité de grande famille bourgeoise s’associe nécessairement à la propriété terrienne. Près de 40 000 hectares que détenaient les familles chérifiennes, lettrées et commerçantes, en 1968 leur étaient déjà acquise au début du 20e siècle. En 1973, 500 000 terres de colonisation privée ou officielle sont passées entre les mains des représentants de l’élite politique. S’ajoutent 7500 pachas, caïds et cheikhs qui, dés les années 1930, avaient pris possession du quart des terres marocaines, soit 1 800 000 hectares de cultures. »

    Les dynasties dominantes qui se sont formées ou renforcées au 19e siècle traversent la période coloniale comme alliées subordonnées de la prédation internationale ou comme auxiliaires du makhzen qui assurait, malgré les fluctuations politiques, le maintien de leurs positions dominantes.

    L’ordre colonial s’est appuyé sur les familles dominantes et le corps des caïds pour consolider sa présence. Il a également donné au Makhzen une armature nationale et une infrastructure matérielle et administrative. La colonisation a dû pour cela pacifier le pays pendant vingt ans.

    La République du Rif1 et toute une série de soulèvements dans différentes régions contestaient le pouvoir colonial et le makhzen qui lui était associé. Après leurs défaites, le pays a connu la montée d’un mouvement national plus urbain, dans un premier temps modéré, avant de connaître un processus de radicalisation sous une triple impulsion : la construction d’un syndicalisme ouvrier et nationaliste de masse, incarné par l’Union marocaine du travail (UMT) dans les années 1950 ; la réactivation de la lutte armée dans les villes ; l’avènement des armées de libération du Nord et du Sud.

    Confronté en Algérie à la résistance du FLN, l'Etat français ne voulait pas d’une dynamique comparable au Maroc, ni d’une base arrière pour la rébellion algérienne. Le sultan Mohamed V a alors commencé à cultiver l’image d’un roi opposé aux décrets coloniaux et sympathisant de la « cause nationale ». Son exil et le soutien apporté par le « Parti de l’indépendance » (Istiqlal ) qui entendait démontrer l’unité de la nation l’ont aidé à se construire une image symbolique forte. En 1956, les accords d’Aix-les-Bains ont permis une transition vers une indépendance formelle et négociée, mais la monarchie en tant que pouvoir absolu est le fruit d’un processus parsemé de luttes et de conflits dans la première décennie post-indépendance (1956-1965).


    Vers la monarchie absolue

    Dès le lendemain de l’indépendance, le roi a cherché à temporiser sur l’avenir institutionnel du pays, tout en se donnant les moyens de bâtir un nouveau rapport de force, contre ses adversaires réels ou potentiels. Plusieurs éléments y ont contribué :

    • La construction des Forces armées royales (sous la direction du prince héritier Hassan II) avec des officiers autrefois intégrés aux armées coloniales.

    • L’écrasement des différentes résistances qui ont refusé de déposer les armes au nom de l’inachèvement de la lutte anticoloniale (l’Espagne était toujours présente au nord et au sud, comme restaient sur place des colons et militaires français), y compris à une échelle maghrébine. L’opération Ecouvillon, menée en 1958 avec l’appui tacite de la monarchie, par les armées coloniales françaises (à partir de la Mauritanie) et espagnoles, a abouti à la destruction de l’armée de libération du sud. Celle du nord a été démantelée suite aux pressions de L’Istiqlal et à la répression menée par le pouvoir dans la région du Rif ;

    • La lutte contre l’Istiqlal par la création de partis s’appuyant sur les réseaux de notables et caïds dans les campagnes, un relais social et politique efficace contre les tentatives d’enracinement du mouvement national dans les campagnes réactivant l’allégeance traditionnelle au makhzen.

    • La mise en œuvre d’une politique visant à faire éclater les contradictions internes du mouvement national et à l’affaiblir. L’Istiqlal était un parti interclassiste traversé par une idéologie nationaliste bourgeoise salafiste ( Allal el Fassi est le représentant de ce courant associé à la bourgeoisie commerçante et à l’aristocratie religieuse et lettrée citadine ) ainsi que par des courants nationaux populaires attirés par la dynamique du FLN ou de l’Egypte de Nasser.

    Le pouvoir a su attiser les oppositions entre la « droite « et la « gauche ». La nomination en 1958 d’un gouvernement dirigé partiellement par la gauche a permis à la droite, inquiète des projets de réforme agraire et de plans de modernisation qui pouvaient saper à terme les bases matérielles des couches privilégiées, de se rassembler à l’intérieur et à l'extérieur de l’Istiqlal. Mais cela a aussi entraîné des frictions à gauche, notamment de la part du mouvement syndical qui affirmait la nécessite d’un gouvernement plus offensif et homogène, ainsi que de ses alliés dans l’Istiqlal.

    C’est également durant ces années que les fractions plus radicales de la résistance ont été désarmées (opération Ecouvillon, insurrection dans le Rif matée dans le sang par l’armée royale, dissolution du Parti communiste marocain…). Après avoir accepté des responsabilités gouvernementales sans maîtrise du pouvoir réel, sans rapport de forces à l’extérieur et sans lutte pour un processus constituant, confrontée aussi aux difficultés économiques, la « gauche » a été congédiée deux ans plus tard, alors que l’Istiqlal connaissait une scission majeure en 1959, aboutissant à la création de l’Union nationale des forces populaires ( UNFP) dont un des dirigeants a été Mehdi Ben Barka.

    A cet affaiblissement et cette division du mouvement national s'est ajouté un processus de bureaucratisation très rapide de l’Union marocaine du travail, dont la direction s'est noyée dans les privilèges matériels. En 1962/63, elle théorise la « politique du pain », centrée exclusivement sur les revendications professionnelles sans prise en compte des conflits politiques.

    Les conditions d'un affrontement étaient pourtant réunies. Hassan II s'est installé au pouvoir en mars 1961, après le décès de son père. Il a mené une chasse aux sorcières, en particulier contre l’UNFP en réaction à un prétendu complot, et contre ceux qui avaient critiqué la militarisation du conflit à la frontière avec l’Algérie (la « guerre des sables » de 1963) . Des milliers de personnes ont été arrêtées, les administrations purgées des membres actifs de l’UNFP, Ben Barka contraint à l’exil.

    En 1965 s'est produit à Casablanca un soulèvement populaire qui a marqué, moins de dix ans après l’indépendance, la désillusion des classes populaires quant à la possibilité d'un changement. Les partis nationalistes et l’UMT en ont été surpris et se sont trouvés dans l’incapacité de mener la moindre action. La répression, terrible, a été suivie de l’instauration d’un régime d’exception. Quelques mois plus tard, Ben Barka était assassiné à Paris. Les années de plomb commençaient. La monarchie avait gagné le pouvoir absolu.

    Chawqui Lotfi


    • 1. La république du Rif (1919-1927) a eu une portée internationale. Abdelkrim-al-Khattabi a inspiré les théories de la guérilla chez Mao et Hô Chi Minh. La défaite d’une armée espagnole de 60 000 hommes lors de la bataille d’Anoual a menacé tout l’édifice colonial. Il a fallu l’intervention massive et conjointe des armées espagnoles et française, l’usage alors nouveau de l’aviation et l’utilisation du gaz moutarde pour contraindre les révoltés à l’arrêt de combats. L’intervention française visait explicitement à « rassembler les tribus sous l’autorité du sultan ». Abdelkrim avait lancé un appel à la liberté pour tous les peuples. Exilé au moment des accords de l’indépendance, il affirma que « l’Istiqlal et son sultan ont trompé les Marocains et pactisé avec la France ».

    https://npa2009.org/

  • Alep, le XXI° siècle et la gauche du XX° siècle. (La Sociale)

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    Ces jours de fin 2016 début 2017 resteront sans doute comme un moment d'inflexion historique globale, dans le basculement du capitalisme mondial vers une crise destructrice aggravée.
     
    On lit parfois que le XXI°siècle serait, avec un décallage de 17 ans, en train de commencer, beaucoup d'historiens ayant pareillement fait commencer le XX° en 1914 voire en 1917.

    De fait, les cassures n'ont déjà pas manqué depuis le commencement du XXI° siècle proprement dit :

    - 11 septembre 2001, les crimes de masses de la multinationale islamiste al-Qaida à New York et Washington inaugurent le grand bond en avant militaire, financier et pétrolier des années Bush ;

    - 15 septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers et le crach boursier, quelques semaines avant l'élection d'un président noir aux Etats-Unis, sont l'aboutissement de cette fuite en avant et la crise désormais s'installe, financière et économique et donc aussi sociale, mais aussi environnementale ;

    - 17 décembre 2010, le suicide par le feu du jeune Mohamed Bouazizi, à Sidi Bouzid dans le Sud pauvre de la Tunisie, qui meurt quelques jours plus tard, lance la vague de manifestations que l'on appellera le "printemps arabe" et qui iront au delà de la Tunisie et y compris du monde arabe ;

    - 22 décembre 2016, l'écrasement et la déportation des habitants d'Alep Est par les forces russo-iraniennes, quelques semaines aprés l'élection du milliardaire Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, qui doit être investi le 20 janvier prochain, annoncent de l'avis général des commentateurs patentés l'avènement d'une "nouvelle géopolitique", dont ils avouent souvent qu'ils ne l'avaient pas anticipée, alors qu'elle est nettement dessinée depuis quelques années déjà, et qu'ils sont bien en peine de dire en quoi elle va consister exactement.

    La faiblesse de la plupart des commentateurs patentés ne tient pas à leur degré d'information, très élevé, mais à la carence d'analyses qui, structurellement, ne veulent pas voir que la lutte des classes, quand bien même est-elle souvent inconsciente voire masquée, joue un rôle absolument moteur dans les dynamiques globales, avant celui de la géopolitique traditionnelle, qui a son importance, mais sur cette base là et non par elle-même.

    Dans l'enchaînement de ces dates charnières à la fois réelles et symboliques la plus importante est en effet celle du 17 décembre 2010, et s'il fallait choisir le moment de ce fameux "vrai début" du XXI° siècle alors je choisirai celle-ci.

    L'impérialisme nord-américain s'est trouvé dans une situation d'hypertrophie artificielle et trompeuse, en fait de déséquilibre, à la suite de l'implosion du bloc soviétique et de l'URSS qui, contrairement à l'idéologie de ses partisans comme de ses adversaires, n'a pas été produite par lui, mais par les luttes sociales, démocra- tiques et nationales à l'intérieur de ces pays qui n'avaient jamais été "communistes". Cette surexposition a accru ses contradictions alors que le marché mondial voyait arriver une nouvelle puissance capitaliste de premier plan, la Chine, et une autre puissance nouvelle, de second ordre économiquement parlant, la Russie. La fuite en avant des années Bush a tenté de nier ces contradictions et les a finalement accrues.

    Or dans ce monde en proie aux destructions croissantes, sociales, environnementales, culturelles, causées par un capitalisme total et général, c'est bien la chaine éruptive des explosions insurrectionnelles, qu'il est donc juste d'appeler des révolutions, ou plus exactement des ouvertures de révolutions, non refermées, qui se déclenche à partir de la Tunisie en décembre 2010-janvier 2011 – annoncées par le soulèvement contenu en Iran en 2009 -, c'est bien cela qui constitue "l'irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propre destinées" avec une dimension mondiale immédiate. D'où son importance.

    Or la majorité des courants politiques issus du XX° siècle ainsi que la conscience ordinaire de trop de militants de gauche et d'extrême-gauche se sont montrés tout aussi inaptes que les néolibéraux à saisir cette poursuite de la marche de l'histoire et à reconnaître "notre vieille amie, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement".

    Alors que les révolutions arabes, atteignant la dimension insurrectionnelle en Tunisie, Egypte, Libye, Syrie, Bahrein, Yémen, mais suscitant ou rejoignant en les marquant, des mouvements sociaux et démocratiques en Grèce, Espagne, Portugal, Israël et jusqu'au Wisconsin où les grévistes, au printemps 2011, occupent la place de Madison comme les Egyptiens leur place Tahir, alors que se produit tout cela, par contre, très vite, la croyance dans la manipulation, surtout lorsque ces révolutions ont affecté, tout autant que les vieilles dictatures "pro-occidentales", des régimes "progressistes" (Libye, Syrie), la méfiance envers les masses '("tout ce qui bouge n'est pas rouge", "derrière Facebook, Washington"), ont prévalu, pour finalement rejetter les mouvements de masse dans les tênèbres d'un "islamisme" qui est en réalité leur adversaire et leur est foncièrement étranger.

    Quand un pays européen, le premier en dehors du cas excentrique et particulier de l'Islande, a connu une crise révolutionnaire, elle ne fut pas reconnue, puisque c'était l'Ukraine et que le mouvement populaire s'y opposait à la puissance coloniale historique : la Russie. Bien au contraire la révolution était ici traitée de réaction fasciste, et la contre-révolution armée des milices payées par le premier capitaliste du pays, Rinat Akhmetov, et armées par la Russie, présentée comme une sorte de guérilla néosoviétique héroïque.

    En fait, si nous parcourons le monde à la recherche de mouvement sociaux de contenu démocratique et révolutionnaire pour lesquels ces couches militantes ont pu témoigner de la sympathie depuis trois décen- nies, il n'y a guère que l'Amérique latine : mais c'était non pas pour y appuyer directement les authentiques mouvements populaires de Bolivie ou d'Argentine, mais pour y acclamer les caudillos prétendant les représenter, les encadrer et allant jusqu'à les réprimer, à Caracas, La Paz ou Quito.

    Cette faillite intellectuelle et morale de couches assez larges reproduit au XXI° siècle le schéma contre-révolutionnaire de la division du monde en deux camps, celui de "l'impérialisme et de la guerre" contre celui du "socialisme et de la paix", comme disait Jdanov en 1948. L'antienne du "retour à la guerre froide" est d'ailleurs une banalité médiatique de la dernière période, mais elle est fausse et ne permet pas de comprendre le réel. Il est assez classique de voir les généraux d'une ancienne guerre aborder la nouvelle guerre comme ils pensaient avoir gagné l'ancienne, et la perdre. Ce mécanisme de pensée a atteint un stade qui relève de la psychologie collective en Europe occidentale et en Amérique du Nord et du Sud au cours de ces dernières années.

    La sensation stupide d'avoir été orphelins lorsque tombèrent le mur de Berlin et le bloc soviétique, parce qu'il n'y avait soi-disant plus de modèle (même mauvais), alors que c'était au contraire l'horizon qui se dégageait enfin par la mort de cet antimodèle repoussant, ce sentiment très répandu s'est immédiatement rabattu, pour ne pas avoir à penser la réalité concrète, sur la protestation contre les guerres nord- américaines, avant tout les deux guerres irakiennes de 1990-1991 puis de 2003, aux répercussions mondiales. Cette protestation était entièrement justifiée, mais elle devait être menée en saisissant l'avènement réel du nouveau alors que, le plus souvent, elle fut conduite sous la chanson maladive et rassurante de la répétition du même, empéchant de comprendre une réalité faite de lutte sociale mondiale entre prolétariat et capital, et non de mimiques de combat contre le seul "impérialisme américain" et le "sionisme".

    Les guerres de Bush, assujettissant ou contournant ONU et OTAN selon ses besoins, qui ont dominé la première décennie du XXI°siècle, ont pérennisé cet état figé de conscience. Qu'elles aient conduit précisément à une crise sans précédent de l'impérialisme nord-américain, et que cette crise n'a pas cessé de se développer, sous la triple pression des mouvements sociaux, aux Etats-Unis comme dans les pays arabes, du pourrissement financier ouvert ou latent, et de la montée d'autres puissances impérialistes, voila un élément qui n'entre pas dans la vision du monde répétitive et fétichiste des soi-disant "anti-impérialistes" qui assimilent l'impérialisme, et donc le capitalisme en général, à un seul Etat.

    Rien de ce qui s'est passé depuis 2008 n'a été intégré par eux, et tout ce qui se passe doit être classé à la rubrique du "on connaît déjà, c'est un coup de la CIA (ou du Mossad)".

    Et en deçà même de cet arrêt des compteurs à 2008, ils sont en fait bloqués sur le lendemain immédiat de la chute du bloc soviétique, quand ils ont cru qu'il ne fallait surtout rien faire d'autre que faire face au bombardement du monde par Washington, sans comprendre que les révolutions qui avaient fait tomber le mur de Berlin devait, souterrainement, cheminer aussi contre Washington.

    Finalement, cette vision du monde fétichiste et figée redécouvre avec un ravissement ouvert ou masqué un homme fort à l'Est, qui s'appelle Vladimir Poutine, et réinvente une "guerre froide" qu'on sent qu'elle souhaiterait moins froide, revivant fantasmatiquement les pires moments des années cinquante du vingtième siècle, même si ce n'était pas la même génération ! Mais ce n'est pas tout et, pire encore, il s'avère, et c'était prévisible, que la fausse conscience néostalinienne a commencé à fusionner avec la réaction traditionnelle, celle du fascisme, celle de l'intégrisme religieux et celle du néoconservatisme, la rhétorique des sites de l'alt-right américaine étant exactement la même que celle des sites de nostalgiques de Staline et de supporters de Bachar el Assad.

    Avec l'axe Trump-Poutine qui se dessine, les stades ultimes du néostalinisme et du néoconservatisme, aussi néolibéraux l'un que l'autre d'ailleurs, se rejoignent.

    Les donneurs de leçons qui nous disaient que les manifestants de Tien An Men avaient des références douteuses, que la chute du mur de Berlin ce n'était pas bien, que les Ukrainiens sont des nazis c'est bien connu, que les dictatures arabes sont certes, brutales mais tout de même laïques et puis qu'elles résistent à l'impérialisme, que Chavez construisait le socialisme et que Castro l'avait construit, que la réussite économique chinoise tient quand même au socialisme et que faudrait pas quand même que les ouvriers chinois fassent trop grève, que la révolution syrienne, a) n'a jamais existé, b) n'existe plus, c) est moche partout sauf chez les Kurdes (cochez la case), vont-ils en toute logique raconter avec Breitbart news que Georges Soros et les sionistes payent les jeunes Américains pour leur faire faire une "révolution orange" contre Donald Trump, l'homme qui a formé un cabinet dont la fortune équivaut à celle de 110 millions d'Américains ?

    Nous verrons, mais disons-le clairement : c'est tout à fait possible puisqu'il ont déjà fait pire, ils ont veillé à ce que gauche et syndicats en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, restent l'arme au pied pendant que le peuple syrien se faisait massacrer, raconté partout que la population d'Alep a) n'était plus composée que d'islamistes armés, b) était otage des islamiste, c) aspirait à être libérée par cet Etat certes un peu brutal, mais laïque, etc. (rayez les mentions inutiles).

    Quand on a fait ça, on peut tout faire : défiler derrière un Fillon, un Orban, un Trump, cela pourra leur arriver, car les bornes au delà desquelles il n'y a plus de limites ont déjà été franchies.

    Nous en avons d'ailleurs un indice en France, que pas mal de gens ont perçu sur les forums et réseaux sociaux, y compris parmi les partisans intelligents (il y en a encore quelques uns) de la candidature Mélenchon, qui s'affirme à la fois, dans la situation de vide créée par les cinq années Hollande, comme le premier candidat de ce que l'on appelle encore la "gauche" et un candidat crédible à la gestion des intérêts bien compris de l'impérialisme français (alliance russe, recomposition européenne, mainmise africaine réaffirmée), avec les explosions de violence verbale, de rage excommunicatrice et de culte du chef opérées par les prétendus "Insoumis".

    Nous verrons sans doute courant janvier si le staff du chef, qui a forcément conscience du caractère de plus en plus contre-productif, même pour lui, de cette batterie d'admirateurs forcenés et d'éradicateurs de la liberté de quiconque pense autrement, prend des mesures pour les calmer ou décide de continuer à les exciter. Mais cette amplification a été parfaitement synchrone avec la chute d'Alep Est.

    Cet exemple participe pleinement de notre sujet : les enjeux sociaux sont mondiaux, une ancienne gauche est aujourd'hui rangée, pratiquement en ordre de bataille, dans le camp de la contre-révolution sociale au niveau réel de la lutte des classes mondiale.

    Alors bien sûr, pour atténuer un peu ces propos, disons que dans le détail de l'évolution de tel ou tel courant politique, et aussi de telle ou telle conscience individuelle, les choses sont plus compliquées, plus mixtes, et peuvent évoluer différemment. Mais justement : il convient maintenant, si l'on ne veut pas encore plus insulter l'avenir, d'assurer la décantation. C'est aussi en cela que la prise d'Alep Est constitue et constituera une césure.

      Samedi 31/12/2016 

    Cet article a été publié sur le blog de Vincent Présumey. Il a le mérite de mettre les pieds dans le plat et de poser les termes d'un débat qui ne devrait pas être escamoté. Les lecteurs de "La Sociale" peuvent donc en prendre connaissance et réagir. Précisons que les positions de Vincent Présumey engagent leur auteur et non la rédaction de "La Sociale". Nous reviendrons sur ces questions très bientôt.

    http://la-sociale.viabloga.com/

  • Internationalisme des peuples ou des nations? (Médiapart)

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    Dans le fond, le débat sur la Syrie peut se poser en ces termes, pour nous, non-syriens : qu’est-ce que l’internationalisme ?

    On a souvent tendance à considérer ce terme via deux ressorts.

    Le premier, c’est celui qui, chez les plus gauchistes, consiste à commenter l’actualité, à juger les faits des autres, à déterminer qui est traître de qui ne l’est pas, à distance. Ce fut en particulier le cas lors de l’expérience Tsipras, où beaucoup ont passé plus de temps à critiquer Tsipras que l’Union Européenne, en oubliant, de fait, le soutien international concret pour engager le bras de fer avec les bourgeoisies nationales et le proto-Etat européen. Construire ces solidarités aurait pu, par ailleurs, peser sur les froideurs réformistes du gouvernement hellène, aujourd’hui engouffré dans la gestion libérale de la dette et du pays.

    Le second ressort nous est revenu à la figure avec la révolution syrienne.

    Il s’agit au contraire de considérer l’internationalisme comme des relations cordiales d’Etat à Etat, où chaque Nation défend ses intérêts, dans le respect des autres. A ce jeu-là, on ne regarde plus qui sont les « autres ».

    Par exemple, Jean-Luc Mélenchon justifie sa relation diplomatique [future puisqu’il se place en présidentiable] avec la Russie au nom d’une alliance historique entre la République Française et l’empire de Nicolas II. (Où la Russie prenait le Bosphore à la Turquie, note du blog)

    Tout en critiquant le Tsar de l’époque, il ne remet pas en cause ce dogme, et explique que les russes sont des partenaires, et ce, peu importe qui ils ont à leur tête… C’est une pensée assez gaullienne, mais également rapprochée du principe de « socialisme dans un seul pays » de Staline.

    Cette idée-là, d’une « Nation universaliste », a, en particulier, été très bien expliquée dans ses vœux pour 2017, disponibles ici. Toutefois, une incohérence persiste dans la logique de Mélenchon, c’est cette manière, in fine, de considérer certains Etats autoritaires comme fréquentables (Chine, Russie, Syrie) et d’autres comme infréquentables (EAU, Turquie, Qatar).

    Il y a donc bien ici un choix qui est fait.

    Indirectement, Mélenchon se place dans le camp d’un impérialisme contre un autre, les premiers Etats autoritaires étant autour de la Russie, les autres autour des Etats-Unis. Ce n’est pas de l’anti-impérialisme, mais du campisme. Nous reviendrons là-dessus en parlant du cas syrien.

    Pour Jean-Luc Mélenchon, le préalable politique à son internationalisme, donc, est la diplomatie étatique.

    Et, le but de la diplomatie doit être la paix. Toujours dans la même vidéo des vœux 2017, Mélenchon insiste pour dire que sa position est complètement caricaturée. Si cela a en effet pu être le cas par le fait de nombreux médias, il faut reconnaître que Mélenchon passe son temps à caricaturer la position de ses opposants, y compris de gauche et d’extrême-gauche, en les qualifiant, sans exception, « d’atlantistes ».

    De cette manière, il créé lui même une position dite « campiste », c’est-à-dire où il faudrait choisir un camp sur deux disponibles, lui se plaçant dans le camp qui ne choisit pas. Or, dans l’exemple de la Syrie, c’est à une multitude de « camps » qu’il faut se référer. Et, dans la logique du célèbre « pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles », en ne choisissant pas, on choisit le gagnant, ou du moins le plus fort, c’est-à-dire Bachar Al-Assad.

    Comme la vidéo – de 30 minutes, écoutez-là – est très claire et permet de débattre correctement, restons-y. Jean-Luc Mélenchon se refuse à penser que ce qui se passe en Syrie est une guerre de religions. C’est juste. Là-dessus, nous sommes d’accords.

    L’instrumentalisation de nombreux médias expliquant l’inverse est scandaleuse, visant à faire passer les arabes pour des fous, incapables de penser et de construire la démocratie. Mélenchon voit lui « une guerre de puissances », pour le pétrole et le gaz.

    S’il est vrai que les puissances ont des intérêts géo-politiques (comme partout), il est scandaleux de limiter l’insurrection populaire à une manipulation des puissances impérialistes. C’est même à la limite du complotisme. Les puissances tentent évidemment de tirer les marrons du feu, elles utilisent une situation de troubles, de faiblesses, puis de chaos, pour leurs intérêts, mais au préalable, c’est le peuple qui se lève contre une dictature sanguinaire.

    L’énorme désaccord arrive alors : Mélenchon dit qu’il ne souhaite pas choisir entre des « fanatiques modérés » et des « fanatiques » tout court d’un côté, et le régime de Assad de l’autre.

    C’est une déformation, doublée d’une insulte à la révolution syrienne. Parler des centaines de milliers de manifestants, combattants, révolutionnaires, qui, depuis 2011, se battent contre Assad et contre Daesh (Daesh qui fût en grande partie créé grâce à Assad qui a relâché des prisonniers terroristes-islamistes pour contrer la révolution) comme des "fanatiques" ; cette position est une honte sans nom.

    De plus, toujours dans une logique légale, et en se référant à l’ONU, Jean-Luc Mélenchon en appelle aux élections en Syrie et glisse, au passage, le fait qu’il faille organiser le retour en Syrie des réfugiés aujourd’hui hors de leur pays.

    A aucun moment le départ d’Assad n’est évoqué. Jean-Luc Mélenchon connaît-il seulement la situation en Syrie depuis les quatre dernières décennies ? Ce sont près de 200.000 prisonniers qui se meurent dans les geôles des Assad père et fils. Y renvoyer les réfugiés (dont beaucoup sont des révolutionnaires, ou présumés tels par le régime), sans le départ du dictateur, équivaut à les mettre en prison ! Il n’y a aucune possibilité de paix avec Assad ou avec Daesh.

    Heureusement, en Syrie, la vie politique ne se limite pas à ces deux camps.

    Il y a des partis de gauche, d’extrême-gauche, des groupes citoyens, démocrates. Des centaines de comités de quartiers, élus, se sont formés, ce sont [ou ce furent] des lieux où les citoyens décid[aient] à la base, sans attendre les élections « officielles ». C’était en partie le cas à Alep-est. En réalité, il y a une révolution en cours et il n’y a pas d’autres solutions que la victoire de la révolution si nous souhaitons la paix. La paix doit être juste, ou la paix ne sera pas.

    L’internationalisme est mal en point face aux gauchismes et aux faux-impérialistes.

    En 1990, le philosophe et militant Daniel Bensaïd expliquait « Pour exprimer un projet d’émancipation universelle, les travailleurs ont, dans leurs conditions d’exploitation, la potentialité de voir le monde en même temps avec les yeux du prolétaire chilien à Santiago, nicaraguayen à Managua, polonais à Gdansk, chinois, etc. Cette potentialité ne peut devenir effective qu’à travers la construction d’un mouvement ouvrier international, syndical et politique. S’il est vrai que l’existence détermine la conscience, l’internationalisme exige une internationale. ».

    On peut facilement dire qu’en 2016, le problème n’est pas réglé, l’ethnocentrisme dominant sans commune mesure dans les gauches du monde.

    La citation susnommée de Bensaïd est tirée de son texte Le dernier combat de Trotski. Dans ce texte, un supplément au journal Rouge, il explique avoir un objectif [lui, et la LCR] « non démesuré, mais certainement ambitieux : la reconstruction à terme d’une Internationale révolutionnaire de masse. ». Cet objectif, à l’heure de l’apparition des monstres obscurantistes et fascistes, du retour de positions campistes et de la gauche autoritaire, et du néo-libéralisme triomphant, est d’une brulante actualité.

     

    • 6 janv. 2017
    •  Le blog de Avy Gerhart

    https://blogs.mediapart.fr

     

  • La Bataille d'Alger (Révolution Permanente)

  • 1956, la crise de Suez (NPA)

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    Soixante ans après, retour sur ces événements qui ont constitué un moment charnière dans la mise en place d’un ordre mondial aujourd’hui disparu…

    Il y a 60 ans, à la fin du mois d’octobre 1956, la France et l’Angleterre organisaient secrètement avec Israël une intervention militaire contre le régime égyptien de Nasser qui, deux mois auparavant, avait osé défier les puissances occidentales en nationalisant le canal de Suez.

    Tandis qu’à l’ONU, on recherchait une solution diplomatique pour garantir la libre circulation sur le canal, Paris et Londres déployèrent leurs avions de chasse et leurs bâtiments de guerre au large d’Alexandrie, après trois mois de propagande guerrière contre Nasser, alors décrit comme le « nouvel Hitler ». Elles armèrent et couvrirent l’intervention de l’armée israélienne, qui occupa le Sinaï. Mais moins de 48 heures après que leurs parachutistes eurent sauté sur Port-Saïd, les gouvernements du socialiste Guy Mollet et du très conservateur Anthony Eden retiraient leurs troupes sur l’injonction des Etats-Unis et de l’URSS.

    L’événement annonçait la fin de l’influence de la France et de l’Angleterre au Moyen-Orient.

    Plus généralement, alors que le gouvernement socialiste de Guy Mollet, incapable de venir à bout de la révolte de la population algérienne, venait d’intensifier la « sale guerre » dans ce pays, il présageait la fin de la domination coloniale des vieilles puissances européennes, désormais supplantées de façon irréversible par l’impérialisme américain.

    Quant à l’Etat d’Israël, qui devait son existence et sa survie à la détermination des colons juifs pour qui, après le génocide nazi, il n’y avait pas d’autre perspective que la solution sioniste, il apparut à cette occasion, pour la première fois de façon très claire, comme un gendarme de l’impérialisme au Moyen-Orient.

    Alors qu’au même moment les chars russes écrasaient l’insurrection ouvrière hongroise, c’était aussi une expression du nouvel équilibre international qui naissait de la stabilisation des rapports de forces entre les Etats à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, un ordre basé sur le partage du monde et du maintien de l’ordre contre les peuples entre les deux grandes puissances victorieuses, la bureaucratie soviétique et l’impérialisme américain.

    Le Canal de Suez, sous la tutelle des puissances coloniales

    Long de 193 kilomètres et large de 300 mètres en moyenne, le Canal de Suez permet de raccourcir de 8000 kilomètres – distance du contournement de l’Afrique – la navigation entre l’Asie et l’Europe. C’est un élément stratégique fondamental pour les puissances occidentales car il est une des routes les plus rapides pour acheminer le pétrole du Moyen-Orient jusqu’en Méditerranée. Mais au-delà, sa nationalisation par Nasser le 26 juillet 1956 avait éclaté comme un défi insupportable à ceux qui se pensaient comme les maîtres du monde : « le défi qu’il vient de lancer à l’Occident », s’indignait l’éditorialiste du Monde le 28 juillet 1956, en parlant de cette décision de Nasser qu’il rapprochait de la nationalisation par Mossadegh du pétrole iranien, en 1951.

    Le diplomate Ferdinand de Lesseps, qui avait conçu le projet de canal et en avait négocié la réalisation avec le « vice-roi » d’Egypte Mohamed-Saïd, avait obtenu de celui-ci, le 30 novembre 1854, « le pouvoir exclusif de constituer et de diriger une compagnie universelle pour le percement de l’isthme de Suez et l’exploitation d’un canal entre les deux mers ».  Le 15 décembre 1858, il avait fondé la Compagnie universelle du canal maritime de Suez – ancêtre de la multinationale française Suez-Lyonnaise des eaux –, qui avait son siège social à Alexandrie et son siège administratif à Paris.

    La compagnie bénéficiait en outre d’une concession qui lui donnait le pouvoir de construire, entretenir et exploiter le canal pendant une durée de 99 ans à compter de son ouverture à la navigation. Société par actions, elle était possédée à 44 % par l’Etat égyptien et, pour le reste, par 21 000 actionnaires français.

    Les travaux qui commencèrent en avril 1859 furent achevés en novembre 1869.

    Travaux pharaoniques exécutés par plus d’un million et demi d’Egyptiens dont 120 000 – nombre cité par Nasser, dans son discours annonçant le 26 juillet 1956 à la radio la nationalisation du canal – moururent sur le chantier, la plupart du choléra.

    Ce qui aurait dû être une source de revenus pour l’Egypte précipita en fait sa ruine.

    L’Etat égyptien, qui s’était fortement endetté en achetant  la moitié des actions du canal, croulait sous cette dette. La Grande-Bretagne, qui s’était un temps opposée à la construction du canal, se saisit de l’occasion pour se remettre dans le jeu et racheter ses actions à l’Egypte, dont les finances furent néanmoins déclarées un peu plus tard en faillite. En 1876, le gouvernement égyptien fut placé sous la tutelle d’une caisse de dettes dont les administrateurs – deux Français et deux Britanniques, un Autrichien et un Hongrois – organisèrent les restrictions budgétaires, le licenciement des fonctionnaires et autres plans comparables à ceux imposés aujourd’hui à la Grèce ou à d’autres pays par la Banque mondiale, le FMI et la BCE. 

    Les réactions dans la population furent tellement vives que le gouvernement égyptien fut renversé par un groupe de militaires. En 1882, les troupes britanniques intervinrent sur place et prirent le contrôle de l’administration du pays.

    Après sa rupture avec l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale, l’Egypte devint un sultanat sous protectorat britannique mais en 1922, confrontée à des révoltes populaires de grande ampleur, la Grande-Bretagne renonça à son protectorat, tout en conservant une grande influence sur le régime du roi Fouad 1er. Et ceci, jusqu’au renversement du fils et successeur de ce dernier en 1952 par de jeunes officiers progressistes, au premier rang desquels s’imposa deux ans plus tard Gamal Abdel Nasser.

    La nationalisation du canal, un « défi lancé à l’Occident »

    Comme ce sera le cas plus tard avec les exploitations sucrières à Cuba, la nationalisation du Canal de Suez se fit en représailles à des pressions impérialistes, au refus en l’occurrence des Etats-Unis d’honorer la promesse de crédits qu’ils avaient faite à l’Egypte pour la construction d’un barrage sur le Nil, à Assouan. Le barrage devait doubler ou tripler la surface des terres irriguées et fournir de l’énergie hydro-électrique.

    Les relations internationales et les alliances étaient encore mouvantes dans le Moyen-Orient issu de la guerre.

    C’est ainsi que l’URSS avait voté dans le même sens que les Etats-Unis en faveur du partage de la Palestine à l’ONU et que la Tchécoslovaquie fut le premier Etat à livrer des armes à Israël.

    Le 24 février 1955 fut signé sous les auspices des Etats-Unis le pacte de Bagdad, une alliance militaire entre la Turquie et l’Irak, à laquelle adhérèrent ensuite la Grande-Bretagne, le Pakistan et l’Iran. L’Egypte, sollicitée de façon pressante, refusa de la rejoindre, essentiellement à cause de la présence de la Grande-Bretagne, l’ancienne puissance coloniale détestée de la population.

    Un autre grief contre Nasser fut qu’en novembre de cette même année 1955, il annonça officiellement avoir conclu un accord avec l’URSS pour des livraisons d’armes par la Tchécoslovaquie, destinées à faire face aux incidents frontaliers qui se multipliaient avec Israël. Enfin, Nasser affirmait publiquement son accord avec les principes adoptés lors de la conférence des « non-alignés » qui s’était tenue avec Tito et Nehru, en avril 1955 à Bandoeng.

    Le 19 juillet 1956, le secrétaire d’Etat américain, John Foster Dulles, faisait savoir que les Etats-Unis retiraient l’offre de prêt précédemment faite à Nasser et invitaient la Banque mondiale à en faire autant. L’URSS, de son côté, affirmait le 22 juillet qu’elle ne financerait pas le barrage.

    Le 26 juillet, Nasser annonçait à la radio, en terminant son allocution par un éclat de rire, que le canal de Suez était nationalisé. Les actionnaires, essentiellement anglais et français, de la Compagnie du canal seraient indemnisés et les droits de passage serviraient à financer le barrage. Plus tard, en septembre, la compagnie du canal renvoya ses pilotes en escomptant que les Egyptiens seraient incapables de s’en passer. Des pilotes égyptiens furent recrutés, se formèrent sur le tas et remplirent avec succès leur toute nouvelle tâche.

    Cette politique déterminée face à la vieille puissance coloniale anglaise valut à Nasser une popularité extraordinaire en Egypte même et dans l’ensemble du Moyen-Orient. C’était une forme de revanche pour les populations qui avaient subi tant d’humiliations de la part des puissances coloniales. Et pour ces dernières, une raison supplémentaire de vouloir se débarrasser de Nasser. 

    Telles furent les raisons véritables de l’intervention militaire franco-britannique contre l’Egypte. Mais les deux compères européens se livrèrent à une machination des plus perverses, négociée en secret avec les dirigeants israéliens pour tenter de légitimer leur forfait.

    Israël entre dans le jeu

    Les dirigeants israéliens réagirent immédiatement, comme les dirigeants français et britanniques, à la nationalisation du canal. Depuis la première guerre israélo-arabe, en 1948-49, la bande de Gaza était occupée par l’Egypte et les tensions territoriales entre les deux Etats étaient incessantes. A l’origine de l’Etat d’Israël, il y avait les foyers d’implantations juives que l’Angleterre, par la déclaration Balfour de 1917, avait autorisées… sur les terres déjà occupées par les Arabes palestiniens. Une stratégie du diviser pour régner en Palestine qui était alors une de ses colonies.

    Après la guerre, en 1947, une résolution de l’ONU, votée aussi bien par les Etats-Unis que par l’URSS, organisa le partage de la Palestine et la naissance de l’Etat d’Israël.

    Un an plus tard, les dirigeants israéliens, qui pouvaient compter sur la détermination des Juifs à s’assurer un refuge en Palestine, élargirent leur territoire à l’issue de la première guerre israélo-arabe.

    Les accrochages étaient réguliers à la frontière égyptienne. Les Palestiniens qui avaient été chassés de chez eux faisaient des incursions en territoire israélien pour récupérer une partie de leurs biens et l’Etat d’Israël organisait en retour des représailles en territoire égyptien. La tension monta encore d’un cran après les achats d’armes de l’Egypte à la Tchécoslovaquie. Israël profita de la situation pour obtenir de la France des avions de chasse et des chars AMX.

    Les dirigeants de l’Etat sioniste se saisirent de l’occasion de la nationalisation du canal pour justifier une intervention de leur armée en territoire égyptien. Ils allaient bénéficier d’un sérieux coup de main de la part des gouvernements français et britannique.

    Indignité de la gauche française

    Ces derniers auraient voulu non seulement reprendre le contrôle du canal de Suez, mais aussi renverser Nasser. Cependant, le Premier ministre britannique Anthony Eden hésitait, la majorité gouvernementale conservatrice était divisée. La bourgeoisie anglaise était soucieuse de préserver ses bonnes relations avec les Etats arabes. 

    En France, le Premier ministre était le socialiste (SFIO) Guy Mollet.

    Elu au sein du Front républicain au début de l’année 1956 en promettant de faire la paix en Algérie, il avait fait volte-face moins de trois mois plus tard après un voyage en Algérie où il avait été hué et malmené par des colons français et l’extrême droite. Le 12 mars 1956, son gouvernement s’était fait voter à une très large majorité, les voix des 146 députés du PCF incluses, les pouvoirs spéciaux qui donnaient à l’état-major de l’armée toute latitude et la liberté d’utiliser la torture. Il envoya en Algérie des renforts militaires malgré les manifestations d’appelés qui ne voulaient pas de cette sale guerre.

    Pour le ministre résident Robert Lacoste, il fallait « punir » Nasser qui hébergeait au Caire des dirigeants de la rébellion algérienne et dont la radio « La Voix des Arabes » soutenait les nationalistes algériens. Un homme se signalait aussi par sa détermination à intervenir, François Mitterrand qui était alors ministre de la Justice et prônait la défense de la civilisation contre « un émule de Hitler », en reprenant le leitmotiv de la campagne politique et médiatique qui s’était déchaînée pendant l’été à Paris. Si Nasser était identifié à Hitler ; le « laisser-faire » des puissances occidentales était comparé à la lâche capitulation, à Munich en 1938, des dirigeants français et anglais devant Hitler qui venait d’envahir la Tchécoslovaquie. Cette même analogie mensongère, un summum de mauvaise foi, fut d’ailleurs utilisée une nouvelle fois par Mitterrand, devenu alors président de la République, contre Saddam Hussein après l’invasion du Koweit en août 1990.

    Le « coup monté »

    En août, Guy Mollet obtint un large accord à l’Assemblée nationale pour une intervention militaire en Egypte. Seuls les députés du PCF et poujadistes s’abstinrent. 

    Alors qu’à l’ONU, les discussions tournaient autour de la recherche de solutions diplomatiques et négociées pour permettre un retour à la libre circulation sur le Canal de Suez, à Sèvres, en France, se tinrent le 24 octobre des négociations secrètes entre les dirigeants français, britanniques et israéliens. Il y avait entre autres Guy Mollet et le chef d’état-major des armées, Challe, un des futurs putschistes d’Alger en 1961, Ben Gourion, Shimon Peres et Moshe Dayan. 

    Le plan imaginé consistait en une première attaque de l’armée israélienne aboutissant à l’invasion du Sinaï, suivie d’un ultimatum franco-britannique ordonnant aux deux parties, Israël et Egypte, de retirer leurs troupes de chaque côté du canal pour y assurer la liberté de circulation, puis, après un constat prévisible de refus de l’Egypte, d’une intervention des troupes françaises et anglaises. 

    Le 29 octobre, comme prévu, les troupes israéliennes de Moshe Dayan pénétrèrent dans le Sinaï, appuyées par des avions de chasse français sous camouflage israélien, et progressèrent très rapidement et plus loin que prévu, dans l’ensemble du Sinaï  et jusqu’aux bords du canal de Suez. Le 30 octobre, les gouvernements français et britannique adressèrent leur ultimatum, comme convenu, aux états-majors israélien et égyptien pour leur intimer l’ordre d’arrêter les combats et, comme il était prévisible, l’Egypte refusa.

    Ce fut le prétexte au déclenchement de l’intervention. Dès le lendemain de l’ultimatum, le 31 octobre, les avions français et britanniques attaquèrent l’Égypte depuis Chypre et détruisirent tous les avions égyptiens au sol. Le 5 novembre, les troupes franco-britanniques débarquèrent à Port-Saïd au mépris de l’adoption la veille d’une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU, exigeant un cessez-le-feu.

    Les Etats-Unis et l’URSS sifflent la fin de la partie

    Les Etats-Unis et l’URSS avaient déjà présenté le 30 octobre au Conseil de sécurité de l’ONU un projet de résolution ordonnant un cessez-le-feu et le retrait des troupes israéliennes du Sinaï, mais la France et la Grande-Bretagne y avaient opposé leur veto. De même Guy Mollet, Anthony Eden et Ben Gourion ignorèrent-ils la résolution votée le 4 novembre par l’Assemblée générale de l’ONU. 

    Le 5 novembre, au lendemain de la deuxième intervention des troupes « soviétiques » en Hongrie1, le maréchal Boulganine adressait à la France, à la Grande-Bretagne et à Israël un ultimatum dans lequel l’URSS menaçait d’intervenir contre leur agression « coloniale » de l’Egypte, avec toutes les armes dont elle disposait. Pour les dirigeants de la bureaucratie, l’affaire de Suez offrait une diversion, un écran de fumée qui leur permettait de masquer leur forfait contre la classe ouvrière hongroise en prenant la défense des peuples opprimés par le joug colonial. 

    Eisenhower, de son côté, était furieux que ses alliés soient intervenus sans aucune concertation avec le gouvernement américain. Le 6 novembre, les Etats-Unis vendirent massivement des livres sterling pour faire pression sur le gouvernement anglais. Celui-ci d’abord, puis le gouvernement français, acceptèrent le même jour le cessez-le-feu.

    L’Egypte accepta la présence le long du canal d’une force d’interposition de l’ONU à la place des forces françaises et anglaises, dont le retrait s’acheva le 12 décembre. Elle avait été défaite militairement, et même sévèrement, mais la victoire politique de Nasser était totale et fut un formidable encouragement  au nationalisme arabe. L’impérialisme anglais était supplanté au Moyen-Orient par l’impérialisme américain dont Israël devint le gendarme, le bras armé dans la région.

    Un nouvel équilibre mondial aujourd’hui révolu

    En ces mois d’octobre et de novembre 1956, c’est sur fond de la sale guerre d’Algérie que les vieilles puissances coloniales anglaise et française avaient lancé à l’assaut de l’Egypte leurs marines, avions de chasse et parachutistes. Les dirigeants de l’URSS, quoiqu’ils aient lancé un ultimatum pour exiger le retrait de ces troupes, n’étaient pas mécontents que l’attention soit détournée ailleurs que sur leur propre zone d’influence. Au même moment en effet, la bureaucratie « soviétique », toute déstalinisée qu’elle était, faisait intervenir contre la classe ouvrière hongroise son armée et ses  blindés pour écraser les insurgés qui se battaient pour un socialisme démocratique.

    A la guerre pour faire rentrer dans le rang les peuples qui se soulevaient contre le colonialisme correspondait dans leur zone, à l’Est de l’Europe, la répression des révoltes ouvrières.

    Ces dernières, comme les luttes de libération nationale, représentaient un danger pour l’ordre international et l’ordre social. Mais bien peu nombreux étaient ceux et celles qui dénonçaient les crimes des deux camps. Dans l’un et l’autre bloc, les crimes d’un camp servaient de justification à ceux de l’autre.

    Derrière la rivalité entre les deux blocs, derrière la « guerre froide » qu’avait déclenchée l’impérialisme américain pour tenter d’enlever à l’URSS sa mainmise sur les territoires qu’elle avait occupés à la fin de la guerre, il y avait en fait une alliance tacite contre les peuples. C’en était fini du partage officiel et déclaré du monde, que les craintes d’une révolution après la guerre avaient persuadé les dirigeants impérialistes et Staline de conclure à Yalta. Mais la convergence d’intérêts contre les peuples perdurait, en particulier face à la vague des révolutions anticoloniales.

    L’impérialisme bénéficiait d’un allié qui faisait la police contre les peuples et les travailleurs, en URSS même et dans son glacis, la bureaucratie stalinienne, un facteur réactionnaire indispensable au maintien de l’ordre international. Non seulement d’ailleurs par ses capacités d’intervention contre les travailleurs, mais également parce que le stalinisme, produit de la pression de la réaction contre la vague révolutionnaire qui avait suivi la Première Guerre mondiale, avait profondément perverti les partis et les idées qui se réclamaient du communisme.

    La guerre froide avait connu et connut encore des crises très chaudes où le monde se vit à deux doigts de la guerre mondiale – la guerre de Corée puis la crise des fusées à Cuba. Mais l’ordre international, le pouvoir des classes dirigeantes, se stabilisait et assura, sous cette forme, la perpétuation de l’exploitation des travailleurs et des peuples pendant plusieurs décennies.

    Aujourd’hui, 25 ans après la disparition de l’URSS, sous la pression de l’offensive de la mondialisation libérale et financière, ce monde a définitivement disparu, la page est tournée.

    Mis à l’épreuve de la nécessité de maintenir l’ordre mondial à lui seul, l’impérialisme américain apparaît fragilisé, son hégémonie menacée à plus ou moins longue échéance  par les nouvelles puissances impérialistes que sont la Chine, l’Inde, la Russie. La situation en Syrie où le bourreau de son peuple, Bachar al-Assad, a reçu l’appui de la Russie de Poutine sous les yeux complices des Etats-Unis et de l’Europe, est un révélateur de ce nouvel ordre mondial, fait de chaos et de violences, en proie aux forces les plus réactionnaires. Le monde des Trump, Poutine, Erdogan ou Le Pen.

    Tel est le résultat de l’offensive des classes dirigeantes pour reprendre systématiquement ce qu’elles avaient dû concéder aux travailleurs et aux peuples, les acquis de leurs luttes et de leurs révolutions. Les organisations et partis – sociaux-démocrates, communistes, anticolonialistes – qui avaient conduit ces luttes ont épuisé leurs forces, fait faillite, domestiqués d’abord puis intégrés à l’ordre dominant.

    Mais à travers les bouleversements entraînés par la mondialisation libérale et financière, la classe ouvrière a connu un développement considérable à l’échelle internationale. C’est elle qui détient les clés de l’avenir.

     
  • Tuer pour civiliser : au cœur du colonialisme (Anti-k)

     

     

    « Halte à la repentance ! » piaffent-ils en chœur de leurs perchoirs. « Les Français » n’auraient qu’une passion : « la haine de soi » pour mieux expier un passé dont ils ne sont plus fiers. Le siècle dernier fut celui des luttes d’indépendance ; l’affaire, puisqu’entendue, serait donc à classer — à l’heure où Eric Zemmour, jurant à qui veut l’entendre de l’évidence du « rôle positif » de la colonisation, caracole sur les étals des librairies ; à l’heure où Alain Finkielkraut, assurant que les autorités hexagonales ne firent « que du bien aux Africains », est sacré à l’Académie ; à l’heure où l’auteur de Vive l’Algérie française !, nous nommons Robert Ménard, a transformé la ville de Béziers en sujet d’actualité, les « vieilles lunes » n’ont-elles pas encore certaines choses à dire ? L’historien Alain Ruscio remonte le temps pour nous faire entendre ces voix qui, de gauche à droite, appelèrent à la guerre par souci, cela va de soi, de « pacification ». 

    Par Alain Ruscio


    « Quelle drôle façon de civiliser : pour apprendre
    aux gens à bien vivre, on commence par les tuer. »
    Hô Chi Minh, 1925

    Commençons en 1580. Un penseur français, des plus fameux, écrit ces lignes, devenues célèbres, que les plus intransigeants anticolonialistes du XXe siècle n’auraient sans nul doute pas désavouées : « Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l’épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ! […] Jamais l’ambition, jamais les inimitiés publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à si horribles hostilités et calamités si misérables. » On aura reconnu Michel de Montaigne, l’auteur des Essais. Combien, depuis cette époque et ces lignes, à l’ombre des drapeaux des puissances colonisatrices, d’autres « villes rasées », de « nations exterminées », de « peuples passés au fil de l’épée » ? On pourrait se contenter de cette question, sans crainte d’être contredit, et entrer dans les détails et les descriptions, pour le moins horrible, des fusillades, des razzias, des décapitations, des corvées de bois, des tortures, des viols, de l’utilisation de l’aviation, des armes chimiques, du napalm… On pourrait citer mille auteurs qui protestèrent, de Victor Hugo (« L’armée faite féroce par l’Algérie ») à Anatole France, en passant par Albert Londres, André Gide, Malraux, Aragon, Sartre ou encore François Mauriac… On pourrait, certes. Mais nous resterions dans le comment ; nous devons plutôt tenter de comprendre le pourquoi.

    « Cette matrice a un nom : l’idéologie coloniale. La violence n’est pas fortuite, mais nécessaire. Obligatoire. »

    Les violences coloniales sont le fruit de la rencontre conflictuelle entre, de la part des hommes « blancs », un esprit de conquête et de suffisance, porté par un racisme, alternativement agressif ou paternaliste (mais qui se voulait en tout état de cause constatation de l’évidence), et, de la part des hommes « de couleur », un refus de cette conquête, puis une résistance, basés sur un sentiment national ou, tout simplement, sur l’instinct de survie. Prenons, pour asseoir cette proposition, la première expédition coloniale de l’ère moderne : la campagne d’Égypte, lancée en mai 1798 et conduite par le général Bonaparte. Deux ans après, Jacques de Menou de Boussay, commandant en chef du Corps expéditionnaire en Égypte (il succédait à Bonaparte et à Kléber), proclama au peuple égyptien : « J’ai reçu l’ordre de la République Française et du consul Bonaparte, de vous rendre heureux : je ne cesserai d’y travailler. Mais je vous avertis aussi que si vous n’êtes fidèles aux Français, que s’il vous arrivait encore, pressés par de mauvais conseils, de vous élever contre nous, notre vengeance serait terrible, et j’en atteste ici Dieu et son Prophète, tous les maux retomberaient sur vos têtes. Rappelez-vous ce qui est arrivé au Caire, à Boulaq, à Mahalat-el-Kabira, et autres villes de l’Égypte ? Le sang de vos pères, de vos frères, de vos enfants, de vos femmes, de vos amis, a coulé comme les flots de la mer ; vos maisons ont été détruites ; vos propriétés ravagées et consumées par le feu. Quelle a été la cause de tout cela ? Les mauvais conseils que vous avez écoutés, les hommes qui vous avaient trompés. Que cette leçon vous serve pour toujours1 ! »

    Un demi-siècle plus tard, un médecin militaire séjournant en Algérie fit savoir : « La force a été employée, non point cruelle et barbare, mais tacticienne et protectrice. » Puis l’homme, Audouard de son patronyme, de poursuivre : « On est conduit bien souvent à corriger des inhumains en leur faisant éprouver les rigueurs de l’inhumanité même2. » Une formule qui pourrait figurer au fronton de toutes les expéditions coloniales. Mais que l’on ne s’y méprenne pas : nous ne sommes pas ici dans une absence de logique, dans un paradoxe qui pourrait presque prêter, a posteriori, à sourire, mais dans la matrice même de l’esprit de la conquête puis de la pacification. Cette matrice a un nom : l’idéologie coloniale. La violence n’est pas fortuite, mais nécessaire. Obligatoire. Les propos avancés par de Menou de Boussay sont emblématiques en ce qu’ils mettent en évidence le lien logique qui existe entre ledit esprit et la violence qu’il induit : 1/ Nous vous libérons (« J’ai reçu l’ordre […] de vous rendre heureux »), 2/ Mais si vous refusez, nous vous tuons (« S’il vous arrivait […] de vous élever contre nous, notre vengeance serait terrible »).

    (DR)

    L’idéologie coloniale se structure sur une notion clé : la hiérarchie. Celle, plus précisément, des « races », des cultures, des civilisations et des hommes. Sans cela, l’expansion impériale n’eût pu être possible. Sans la certitude que la « race blanche » possédait, dans tous les domaines de l’existence, une supériorité absolue. L’ouvrage phare du comte de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, qui prétendait expliquer l’histoire des peuples et des civilisations, date de 1853 — soit quelques années après l’achèvement de la conquête de l’Algérie et à l’orée des autres grandes conquêtes. Cette idéologie est manichéenne, binaire : nous (= notre « race », notre culture, notre civilisation — d’ailleurs la seule qui soit) représentons le degré supérieur d’évolution de l’Humanité, tandis que les autres (en particulier les « races de couleur ») sont incapables de s’élever par elles-mêmes jusqu’à nos conceptions. Nous devons dès lors les « élever », autant que faire se pourra, jusqu’à un certain degré de civilisation.

    « Nous sommes chargés (soit par l’évolution, soit par la Providence) de porter nos valeurs bien au-delà de nos frontières. »

    Ce nous procède d’une généalogie double : nous sommes, d’une part, porteurs des valeurs de libération inhérentes à la République et aux Lumières, et, d’autre part, les représentants de la vraie religion, celle du Christ. Ces deux conceptions, a priori en opposition, s’avèrent souvent complémentaires aux colonies — on se souvient du mot de Léon Gambetta, président du Conseil sous la Troisième République : « L’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation. » Nous sommes chargés (soit par l’évolution, soit par la Providence) de porter nos valeurs bien au-delà de nos frontières. Nous avons une mission sur terre — un autre mot-clé. Il ne s’agit pas d’un choix ni d’une hypothèse à envisager parmi d’autres : l’homme blanc ne peut pas faire autrement qu’exporter ses valeurs, puis veiller, naturellement, à leur respect. C’est le fameux « fardeau de l’homme blanc » énoncé par Rudyard Kipling dans un poème publié en 1899. Si l’écrivain était britannique, ce caractère fut particulièrement marqué en France.

    Hommes politiques, intellectuels et hommes de terrain eurent la certitude sincère d’être les détenteurs de la Raison — majuscule ! — et possédaient de ce fait la tâche historique d’en faire profiter les autres nations, pays, « races », etc. Prenons quelques exemples. Un poète, aujourd’hui oublié, qui eut jadis son heure de gloire : « Toutesfois l’Immortel voulut que nostre race / De ce vaste Univers couvrist toute la face3 » (Du Bartas, « Les Colonies », 1584). Une chanson enthousiaste, signée Salle en pleine apogée révolutionnaire, dédiée au légendaire bonnet phrygien. Les couplets se suivent et, à chaque étape, dans le monde entier, ce dernier libère un à un les pays… Voyons celui qui est consacré aux pays musulmans : « L’esclave, enfant de Mahomet / Libre en recevant ce bonnet / Va frapper ses despotes / Déjà sous les yeux du Sultan / Il bénit le nouveau turban / Des Français sans-culottes4 » Près de quatre décennies plus tard, le lieutenant-général Louis de Bourmont proclamait à Toulon, à la veille d’appareiller pour Alger : « La cause de la France est celle de l’humanité. Montrez-vous digne de votre belle mission5. » Tout est dit en deux phrases et en trois mots : France = humanité, donc mission. On pourrait de toute évidence multiplier à l’envi ce type de citations.

    D’aucuns s’en étonnèrent : ces Français, qui pensaient arriver en libérateurs, furent le plus souvent accueillis à coups de fusils, de pierres ou de flèches ! La résistance fut obstinée : il fallut dix-sept années pour mettre au pas l’Algérie, jusqu’à la reddition d’Abd el-Kader en 1847 ; il fallut un demi-siècle pour s’emparer de l’Indochine, avec la mort, en 1913, du leader nationaliste De Tham. Quelle conclusion fallait-il en tirer ? L’ingratitude des populations conquises, sans doute… Puis, la conquête achevée, la pacification assurée, la France coloniale, imprégnée dans toutes ses fibres de sa mission, est persuadée qu’elle est en train de réussir. Elle roule des mécaniques, fière de son bilan. Les « masses indigènes » lui sont reconnaissantes : elles profitent de la « paix française », qu’elles peuvent comparer aux misères et aux injustices qu’elles enduraient par le passé. Si, malgré tout, mouvements de protestation il y a, ils sont provoqués par des « meneurs » manipulés par « l’étranger », trouvant quelque intérêt inavouable à menacer l’harmonie qui règne désormais dans les territoires pacifiés.

    « Le colonisateur est le chirurgien qui va se charger d’extirper la gangrène. Quitte à, en chemin, couper çà et là quelques membres… »

    Ces fauteurs de troubles ne représentent, par définition, qu’une infime minorité. Pour les tenants du système colonial, le doute n’est pas permis : les populations nous sont fidèles, il ne peut y avoir, pour récuser notre présence, que des minorités qui ne représentent qu’elles-mêmes. Ainsi, lors des grandes révoltes paysannes du centre Viêtnam de 1931, le ministre Paul Reynaud évoqua « quelques centaines ou quelques milliers de révoltés6 ». Au début de la guerre d’Indochine, le député Marius Moutet glosa, dans la Revue de l’Union française : « Une minorité entreprenante, audacieuse, téméraire, fanatique, s’est donné figure de représenter l’unanimité du peuple annamite7 ». Même son de cloche au Nord de l’Afrique : lors de la déposition du Sultan du Maroc, Eugène Guernier — porte-parole du Parti colonial, historien, professeur à Sciences-Po et membre de l’Académie des sciences d’Outre-mer — affirma pour sa part : « Plus de 85 % de la population du Maroc sont à nos côtés contre un sultan qui a failli à sa parole. » Et François Mitterrand de renchérir, à l’Assemblé nationale, lorsqu’éclate en Algérie une guerre qui ne dit pas son nom : « Tandis que quelques fanatiques multipliaient les attentats, un immense peuple de huit à neuf millions d’hommes se refuse à s’y associer et parfois, au contraire, s’élève contre eux. » Le maire d’Alger, par ailleurs secrétaire d’État à la Guerre, entérina, sûr de ses chiffres : « 99 % de la population algérienne réprouvent les récents troubles8. »

    Ce « 99 % » est en tout point éloquent. Les organismes sont fondamentalement sains (autrement dit : fidèles à la métropole) mais ils sont attaqués par une maladie qui risque de les emporter. On songe à la conférence qui inaugure le film Z, réalisé par Costa-Gavras : le général, interprété par Pierre Dux, assimile la gauche grecque à un « mildiou idéologique » — c’est-à-dire une maladie fongique, causée par un parasite, qui provoque flétrissure et moisissure. Le colonisateur est le chirurgien qui va se charger d’extirper la gangrène. Quitte à, en chemin, couper çà et là quelques membres…

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    Mais qui sont donc, aux yeux des autorités, ces minoritaires enragés et mus par le seul désir de provoquer le chaos ? La lie de la population, les anciennes couches dirigeantes, les « races » ou les « ethnies » malsaines ou encore les éléments révolutionnaires, ennemis par nature de la « paix française » (et parfois d’ailleurs tout cela à la fois…). La lie ? Les expressions fusent pour désigner les prétendus délinquants, les bandes de pavillons noirs du Tonkin et autres coupeurs de route (les fameux fellaghas) d’Algérie… Les anciennes couches dirigeantes ? Les caïds d’Algérie, les mandarins d’Indochine, les rois nègres d’Afrique subsaharienne… Les « races » et les ethnies « mauvaises » ? Les Hovas de Madagascar, les Khroumirs de Tunisie, les « Tonkinois » d’Indochine, les Arabes du Maghreb, toutes opposées aux « bonnes races » : les Berbères du Maghreb, les Cambodgiens d’Indochine, etc. Une certaine ethnographie coloniale a toujours été utilisée, parfois — mais pas toujours — au corps défendant des spécialistes, comme une arme de division massive… Les éléments révolutionnaires ? Il n’est guère besoin d’insister : tous les mouvements insurrectionnels du xxe siècle, sans exception, ont été taxés de « communistes » — même lorsqu’ils étaient déclenchés au nom de la fidélité à un sultan présenté, par ailleurs, comme moyenâgeux (au Maroc : Mohammed ben Youssef), à un leader charismatique plutôt pro-occidental (en Tunisie : Bourguiba), même lorsqu’il se réclamait d’une nation arabe et musulmane (en Algérie, le FLN), même lorsqu’il s’agissait de rivaux des communistes (au Viêt Nam, le VNQDD)…

    « Le colon met sur la réalité (une nation rebelle) un masque opaque (le grand mythe de la minorité agissante). »

    La répression n’est donc pas une manifestation de brutalité à l’encontre d’un peuple mais un acte d’autodéfense contre des éléments malsains, le rebut (politique et social) de la population. Tout — c’est-à-dire la violence — est permis pour isoler les germes menaçants. Parlant ainsi, le colonisateur construit lui-même le piège dans lequel il va s’enfermer : il met sur la réalité (une nation rebelle) un masque opaque (le grand mythe de la minorité agissante). Pourtant, la réalité se montra rétive : les organismes gangrenés que le chirurgien venu d’Occident voulait amputer semblaient aimer leur maladie et préférer leur gangrène indigène à la santé étrangère.

    Un des grands intellectuels des années 1920, Lucien Lévy-Bruhl, se fendit d’un ouvrage qui va quintessencier cet esprit (son titre, La mentalité primitive, est déjà un programme). Lévy-Bruhl partait d’un constat : « Les sociétés primitives, en général, se montrent hostiles à tout ce qui vient du dehors. » Si les peuples conquis ont l’inconscience ou le culot de ne pas apprécier notre bienfaitrice présence, voire s’ils se révoltent au nom de fumeux et incertains principes nationalistes, ne font-ils pas la preuve qu’ils sont barbares ? Donc : « Il faut que les changements, même si ce sont incontestablement des progrès, leur soient imposés. » Mais les indigènes résistent… « De là, chez les primitifs, des signes de crainte et de défiance que les Blancs interprètent souvent comme de l’hostilité, puis du sang versé, des représailles, et parfois l’extermination du groupe. » Rappelons-nous le général Menou, en 1800 : « J’ai reçu l’ordre […] de vous rendre heureux » mais si vous refusez « notre vengeance serait terrible ». Un siècle plus plus tard, Lévy Bruhl, qui n’était ni un militaire ivre de sang, ni un pré-fasciste (l’homme, membre de la Ligue des droits de l’homme et partisan de la SFIO, écrivit un temps dans L’Humanité, avant 1914), ne dit rien d’autre : « sang versé », « représailles », avant d’employer le mot suprême : « extermination » !

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    Or rien ne s’est passé comme le voulaient les théoriciens de l’expansion coloniale. Il y eut des oppositions, des résistances. Nul besoin, pour les expliquer, de « meneurs » venus « de l’étranger ». Car, contrairement aux tableaux idylliques de l’époque sur la mise en valeur (que l’on se reporte aux travaux d’Albert Sarraut) de l’Empire au bénéfice de tous, qu’a signifié l’arrivée des Européens pour les colonisés ? D’abord, la perte de leurs terres. Pour ces sociétés alors rurales, partout, à plus de 90 %, c’était évidemment là l’essentiel. Puis le travail, plus ou moins forcé, sur ces mêmes terres. Une mise en valeur faite certes selon des schémas imaginés à Paris, par des cerveaux français, mais appliquée par des bras — et, souvent de la sueur et du sang — des « indigènes », au profit, finalement, des colons et de la métropole. Une fiscalité galopante : il fallait bien que ces travaux fussent financés. Il ne le furent, dans leur masse, ni par les impôts des métropolitains, ni par ceux des colons. Enfin, la subordination au quotidien aux nouveaux maîtres, avec le lot de vexations (le vocabulaire de l’époque est d’une violence raciste que l’on a du mal à imaginer aujourd’hui) et de « petites » brutalités que mille témoignages rapportent.

    « Rien ne s’est passé comme le voulaient les théoriciens de l’expansion coloniale. Il y eut des oppositions, des résistances. »

    Dans ces conditions, nul besoin d’imaginer des meneurs greffés artificiellement sur des sociétés calmes et sereines pour comprendre l’agitation. Meneurs, certes, il y eut, du De Tham à Hô Chi Minh en Indochine, d’Abd el-Kader à Messali Hadj en Algérie, d’Abd el Krim à Ben Barka au Maroc, mais ils furent des révélateurs. Car le pire était que ces soit-disant minoritaires, malgré les ablations successives, réapparaissaient et… devenaient de plus en plus nombreux. Tout le mécanisme qui allait entraîner la violence de masse était en place : si, comme l’affirmait Jacques Chevallier, 99 % des Algériens étaient avec nous, il suffisait d’éliminer 1 %… mais ces 99 % se transformaient, avec l’emprise croissante du FLN sur les populations, en 90 %… Éliminons donc 10 %… etc., etc. Et, s’il s’avérait qu’ils étaient plus nombreux encore, l’extermination de pans entiers de la société colonisée fut, sinon une réalité toujours et partout, du moins une réalité bornée dans l’espace et située dans le temps. Autrement dit : la colonisation ne fut pas une extermination par nature, mais il y eut bel et bien des exterminations.

    Cette période, on l’a vu, avait théorisé l’inégalité des races. De la proclamation de cette inégalité à la négation de l’humanité des Noirs, des Jaunes ou des « basanés », il n’y avait qu’un pas. De cette négation à leur suppression, ensuite, un autre pas, vite franchi. Les récits de l’ère des conquêtes, de celle des diverses pacifications, puis des guerres de décolonisation, d’Indochine au Cameroun en passant par l’Algérie, fourmillent de terribles anecdotes sur des exactions commises par des braves petits soldats de France qui, certes, en d’autres circonstances, n’auraient pas fait de mal à une mouche… Pas à une mouche, non ; mais à un bicot, un nègre, un canaque ou un niaquoué… Ils étaient couverts, encouragés, justifiés, par leurs gouvernants et par leurs chefs militaires. François Guizot ne déclarait-il pas, à la Chambre des députés, le 10 juin 1846 : « N’oubliez jamais que quand on a affaire avec des peuples à demi sauvages, avec des populations accoutumées à la dévastation, au meurtre, à se faire la guerre entre elles d’une manière cruelle, n’oubliez jamais qu’on est obligé, pour se défendre, d’employer des moyens plus vicieux, et quelquefois plus durs que ne le voudrait le sentiment naturel des hommes qui commandent nos soldats » ?

    algerie

    (DR)

    L’inhumanité, de l’aveu même de ceux qui décidèrent, entreprirent ou justifièrent les conquêtes coloniales, était donc consubstantielle au système. S’il fallait une vérification expérimentale de cette affirmation, on la trouverait dans la décolonisation tragique, à la française : de 1945 à 1962, et même aux années 1970, si l’on prend en compte l’extermination des derniers maquis de l’UPC au Cameroun, l’oligarchie française a guerroyé contre des mouvements de libération nationale qu’elle s’obstinait à prétendre minoritaires.

    « Le colonialisme était-il réformable ? »

    Le colonialisme était-il réformable ? Né dans la violence, pouvait-il s’amender et s’autodétruire pacifiquement ? C’est une question spécieuse pour un historien : il lui suffit de constater que cela ne s’est pas passé ainsi. Pourtant il y eut, du temps même des guerres de décolonisation, des hommes qui répondirent à cette question : nous emprunterons sa conclusion à Sartre, lors de sa célèbre conférence de 1956 : « Le colonialisme est un système9 ». Répondant à une question posée par un interlocuteur fictif, qu’il nomme un « réaliste au cœur tendre qui proposait des réformes » (et on ne peut que penser que Sartre visait Albert Camus), réformes qualifiées de « mystification néo-colonialiste », il ironisait : « Les néo-colonialistes pensent qu’il y a de bons colons et des colons très méchants. C’est par la faute de ceux-ci que la situation des colonies s’est dégradée ». Non, disait Sartre, il n’y a pas de « bons colons » qui pourraient racheter les fautes et les crimes des « méchants », il y a des colons tout court qui, tels les bourgeois de Marx, ont créé leurs propres fossoyeurs : « Les colons ont formé eux-mêmes leurs adversaires ; ils ont montré aux hésitants qu’aucune solution n’était possible en dehors d’une solution de force. L’unique bienfait du colonialisme, c’est qu’il doit se montrer intransigeant pour durer et qu’il prépare sa perte par son intransigeance ». Même si ce n’est plus à la mode, je me range pour ma part à cette conclusion de Sartre.

    Texte inédit pour le site de Ballast – Publié le 11 novembre 2014  

    NOTES

    1.  Dans Kléber et Menou en Egypte depuis le départ de Bonaparte (août 1799-septembre 1801), Paris, Société d’histoire contemporaine, F. Rousseau, Ed. Picard & fils, 1900 (Gallica).
    2.  Un moyen d’assurer la conquête de l’Algérie auquel on n’a pas encore pensé, Brochure, Paris, Imprimerie d’Édouard Bautruche (Gallica).
    3.  Dans La Seconde Semaine, cité par Yvonne Bellenger, « Sur “Les Colonies“ de Du Bartas », dans Michel Balard (dir.), État et colonisation au Moyen-Age, Lyon, Ed. La Manufacture, 1989.
    4.  Cité par Ginette & Georges Marty, Dictionnaire des chansons de la Révolution, Paris, Tallandier, 1988.
    5.  Cité par le colonel-marquis de Bartillat, Coup d’œil sur la campagne d’Afrique en 1830 et sur les négociations qui l’ont précédée, avec les pièces officielles dont la moitié était inédite, Paris, chez Delaunay & Dentu, Libraires au Palais-Royal, juin 1831 (ouvrage paru sans nom d’auteur. Le même Bartillat publiera en 1832, sous son nom, une Relation de la campagne d’Afrique).
    6.   Le Temps, 18 novembre 1931.
    7.  « Résister, et aussi retrouver la voie qui, par l’accord, mène à la paix », Revue de l’Union française, mai 19471.
    8.  Cité par Zahir Ihaddaden, « La désinformation pendant la guerre d’Algérie », dans Jean-Charles Jauffret & Maurice Vaïsse (dir.), Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Ed. Complexe, 2001.
    9.  Discours, Paris, Salle Wagram, 27 janvier 1956, repris sous le titre « Le colonialisme est un système », Les Temps Modernes, mars-avril, in Situations, Vol. V, Colonialisme et néo-colonialisme, Paris, Gallimard, NRF, 1964.

    Alain Ruscio Historien et chercheur indépendant né en 1947. Spécialisé sur les questions coloniales, il est notamment l’auteur des ouvrages « Le Credo de l’homme blanc » et « Nous et moi, grandeurs et servitudes communistes ».

  • J’aime la révolution mais je n’aime pas les révolutionnaires (Anti-k)

    Hier, le 17 décembre, 6 ans après l’immolation de Bouazizi, nous fêtions le sixième anniversaire du déclenchement de la révolution en Tunisie.

    C’est monstrueux, mais beaucoup de ceux qui célébraient ce moment historique se félicitaient le même jour de la chute sanglante d’Alep, éreinté de l’intérieur comme de l’extérieur par les fractions concurrentes de la contre-révolution, toutes liguées d’une manière ou d’une autre pour anéantir les derniers éclats de la révolution.

    Il devrait être interdit à tout militant révolutionnaire de prononcer les paroles, célèbres dans tout le monde arabe, du merveilleux chant de Julia Boutros, Win el malayine [Où sont les millions, où est le peuple arabe].

    Un chant d’espoir, un chant d’attente, de désespoir sans renoncement, un chant qui lie la libération de la Palestine à la révolution arabe et à la mobilisation populaire. Ce chant était prophétique. Non pas en ce qu’il annonçait une réalité qui serait effectivement advenue mais en ce qu’il annonçait une possibilité qui prenait forme dans la réalité avant d’être violemment étouffée par ceux-là mêmes en partie qui vibraient lorsqu’ils entendaient l’appel de la grande chanteuse libanaise. Pas tous, je vous le concède, mais beaucoup, beaucoup trop.

    Pendant des années, des militants, les yeux humides d’émotion, ont chanté Win win win, win el malayine…Un antidote à l’abandon qui menace. Un remède contre le sentiment d’impuissance. Une arme contre la fatalité de la défaite permanente. Ils – je devrais dire « nous » – ressentaient alors une sorte de déception, presque de rancœur, contre ce peuple arabe – ou arabo-berbère dans notre Maghreb – qui semblait soumis, incapable de reprendre le flambeau des luttes révolutionnaires anticoloniales dont, un temps, Jamel Abdenasser a été le symbole à l’échelle arabe. Mais les  malayine n’avaient pas disparu, ils ne dormaient pas, ils étaient dans les prisons à ciel ouvert des Etats issus des combats pour l’indépendance.

    Pendant des années, des militants, les yeux humides d’émotion, ont chanté Win win win, win el malayine…

    Un antidote à l’abandon qui menace. Un remède contre le sentiment d’impuissance. Une arme contre la fatalité de la défaite permanente. Ils – je devrais dire « nous » – ressentaient alors une sorte de déception, presque de rancœur, contre ce peuple arabe – ou arabo-berbère dans notre Maghreb – qui semblait soumis, incapable de reprendre le flambeau des luttes révolutionnaires anticoloniales dont, un temps, Jamel Abdenasser a été le symbole à l’échelle arabe. Mais les  malayine n’avaient pas disparu, ils ne dormaient pas, ils étaient dans les prisons à ciel ouvert des Etats issus des combats pour l’indépendance.

    Il y a six ans, pourtant, l’hymne de Julia Boutros est devenu obsolète.

    Les malayine étaient là ! Dans la rue ! Excédés par les défaites successives, épuisés par la misère, affamés de dignité, avides de libertés, les malayine étaient sortis de leur torpeur. Au lendemain du 17 décembre 2010, nous n’avons pas assisté à l’éruption d’un volcan mais à l’explosion d’une chaine volcanique qui n’a pas d’autre nom que la Révolution arabe. Il était évident que dans son déferlement elle mélangerait le pire et le meilleur, qu’elle emporterait tout sur son passage, qu’aucun État de la région n’en sortirait indemne, qu’elle n’épargnerait rien et que rien, hélas, ne lui serait épargné. On ne pouvait douter qu’elle subirait le choc d’une contre-révolution mondiale, que les puissances impériales déploieraient toutes leurs forces pour en briser l’énergie et en détourner le cours, que l’État colonial d’Israël essayerait de tirer les marrons du feu, que les classes dominantes et les bureaucraties locales useraient de tous les moyens pour reprendre l’initiative, le feu, la manœuvre, le mensonge. On ne pouvait bien sûr deviner les stratégies qui seraient mises en œuvre pas plus qu’on ne pouvait anticiper Daech. Tout cela, si j’ose dire, est normal.

    Mais tout ne l’est pas. Une fois passés les premiers moments d’euphorie et les victoires initiales, ces mêmes militants qui ont tant de fois acclamé Julia Boutros, ou du moins une majorité d’entre eux, ne se sont plus reconnus dans ce peuple révolutionnaire qui n’était ni de gauche ni moderne, qui voulait « juste » sa dignité par n’importe quel moyen, sans suivre forcément les chemins qu’on lui indiquait, sans s’arrêter là où les politiciens jugeaient bon de s’arrêter, sans se soucier des « impératifs du marché » ni de la « complexité des enjeux géopolitiques ».

    Dans l’esprit de ces militants, de révolutionnaires, les malayine  sont devenus alors une masse manipulable, manipulée par les islamistes, manipulée par l’impérialisme, manipulée par l’État sioniste, manipulée par les médias, manipulée par des tas d’ennemis vrais ou fantasmatiques. Ce sont ces militants qui ont servi de tremplin à la prise du pouvoir par le Maréchal Sisi en Égypte, à celle de Béji Caïd Essebsi en Tunisie comme ils ont soutenu l’État bureaucratico-militaire syrien, laïc pour les uns, anti-sioniste pour les autres.

    Une illusion d’autant plus dramatique que la révolution des peuples de la région arabe redonnait une nouvelle perspective stratégique à la lutte palestinienne, libérée enfin, ou en voie de l’être, des enjeux et des calculs immondes des dictatures, dites progressistes ou réactionnaires, pour lesquelles la Palestine n’étaient qu’un pion, otage des rapports de puissances. A la veille de la révolution, la résistance palestinienne, détachée de sa « profondeur stratégique », c’est-à-dire des masses populaires des autres pays de la région, en avait été réduite à négocier sa survie. Elle n’avait guère d’autre choix, y compris en ce qui concerne ses composantes armées, que de s’inscrire dans des jeux diplomatiques qu’elles ne pouvaient maîtriser, de monnayer quelques ressources politiques, militaires ou financières auprès de tel ou tel État, alliés de circonstances, alliés par contrainte dont elle n’ignorait pas, malgré ses affirmations contraires, les trahisons passées et à venir. Ouvert par la révolution arabe, l’horizon palestinien s’est à nouveau fermé. Non pas à cause de la révolution mais en raison de la contre-révolution dans toutes ses expressions.

    Hier, le 17 décembre, 6 ans après l’immolation de Bouazizi, nous fêtions le sixième anniversaire du déclenchement de la révolution en Tunisie.

    C’est monstrueux mais beaucoup de ceux qui célébraient ce moment historique se félicitaient le même jour de la chute sanglante d’Alep, éreinté de l’intérieur comme de l’extérieur par les fractions concurrentes de la contre-révolution, toutes liguées d’une manière ou d’une autre pour anéantir les derniers éclats de la révolution. Je ne sais pas comment dans un cœur de militant on peut fêter à la fois la naissance d’une révolution et son agonie.

    La fin, en tout état de cause, du premier cycle de la révolution arabe.

    Je n’écris pas ces derniers mots parce que je m’obstine dans un optimisme romantique, mon humeur est plutôt au défaitisme le plus noir, mais parce que la crise politique du monde arabe, révélée par la révolution et non suscitée par elle, a atteint de telles profondeurs que les mêmes facteurs qui engendrent des tragédies sont aussi susceptibles d’engendrer leur contraire. Ce n’est pas l’histoire qui nous jugera, ce sont nos morts.

    Cet article a été publié initialement sur le blog tenu par Sadri Khiari sur le site Nawaat.

  • Nouveautés sur Europe Solidaire Sans frontières

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  • Enseignement du tamazight : Généralisation «graduelle» jusqu’en 2018 (Algeria Watch)

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    Ilots berbères en Algérie de l'Ouest

    Le plan de généralisation «graduelle» de l’enseignement de tamazight s’étalera jusqu’en 2018, a souligné, hier, le secrétaire général du Haut-Commissariat à l’amazighité (HCA), Si El Hachemi Assad.

    Plusieurs facteurs concourent à la réussite de ce plan, notamment le renforcement des effectifs des enseignants, a affirmé M. Assad, dans une déclaration à l’APS. «Nous avons un plan pour une généralisation graduelle de l’enseignement à travers le territoire national, à travers une approche basée notamment sur le renforcement des effectifs des enseignants en ouvrant des postes budgétaires», a-t-il expliqué, précisant qu’«il y a déjà, en Algérie, 711 postes budgétaires affectés en deux ans à cet enseignement et qu’il existe même une instruction du ministère de tutelle pour qu’un poste budgétaire soit affecté dès la constitution de groupes d’enfants scolarisés». Dans son plan, le HCA préconise aussi «l’amélioration de la qualité de l’encadrement, notamment pour les classes-pilotes». Il préconise aussi «de définir les contours d’une stratégie visant à élargir l’enseignement de tamazight en Algérie de manière progressive et planifiée», à côté d’un traitement adéquat de «la question de l’optionalité de la matière de tamazight».

    En expliquant les fondements du plan s’étalant jusqu’en 2018, M. Assad a souligné qu’il a enregistré, à travers ses sorties sur le terrain dans les différentes wilayas du pays, «une demande sociale d’associations de parents d’élèves et de la société civile pour l’introduction de l’enseignement de tamazight». Le HCA recommande ainsi de passer de 17 à 24 wilayas avant de toucher le reste du pays, sous condition de «l’optionalité de son enseignement et sa soumission à la demande».
    Alger, où l’enseignement de tamazight a peiné à s’implanter dans le secteur public, fait désormais partie des 32 wilayas qui l’enseignent, notamment au niveau des chefs-lieux de wilaya.


    R. S. El Watan, 11 décembre 2016

    http://www.algeria-watch.org/

    .

    Lire aussi:

    Langues berbères (Wilipedia)

  • Les manifestations du 11 Décembre 1960 méritent d’être “mieux” connues dans le monde (Liberté)

    MANIF 11 DC 60

     

    Le chercheur français Mathieu Rigouste a affirmé, hier, que les manifestations du 11 Décembre 1960, “un épisode fascinant de la lutte d’un peuple”, méritent d’être “mieux” connues dans le monde entier.


    “Cet épisode fascinant de la lutte d'un peuple opprimé pour sa libération mérite d'être mieux connu dans le monde entier. Je voudrais mettre à disposition des archives et des sources, un travail d'enquête, d'analyse et de synthèse dans l'idée de nourrir nos mémoires collectives, mais aussi de fournir des outils à toutes les luttes pour l'émancipation”, a expliqué, dans un entretien, à l’APS, le chercheur qui vient de lancer un projet “Un site, un film et un livre” sur ces événements.

    Pour lui, ces événements historiques ne marquent pas la fin de la guerre de Libération ni du colonialisme, “mais une séquence décisive” (...) où “des soulèvements populaires, auto-organisés dans la spontanéité, ont permis de faire tomber le premier projet néocolonial gaulliste ainsi que les plans de putsch et d'apartheid militaire des colons ultras”.


    “Ils ont aussi démontré à l'ensemble des observateurs étrangers qu'un peuple algérien s'était reconnu et qu'il était prêt à tout pour obtenir son indépendance”, a souligné ce chercheur indépendant en sciences sociales et militant anti-sécuritaire.


    Établissant le lien avec les massacres du 17 Octobre 1961 à Paris, Mathieu Rigouste a indiqué que Maurice Papon (préfet), la préfecture, la police et les administrations parisiennes ont importé des théories, des personnels et des méthodes formées par et pour la “guerre antisubversive”. Ils les ont réagencées pour les appliquer aux Algériens à Paris. Ils leur ont ainsi mené une forme de guerre policière dérivée de la “doctrine de guerre (contre) révolutionnaire mise en œuvre industriellement en Algérie”.

    “Papon, expert en contre-insurrection et en crime d'État en général, a fait déployer le 17 Octobre 1961 un système de dispositifs policiers inspiré des plans de Défense intérieure du territoire (DIT) et dérivé des féroces répressions militaro-policières des manifestations de Décembre 1960”, a affirmé ce chercheur qui qualifie les manifestations du 11 Décembre 1960 de “Dien-Bien-Phu politique” de la guerre de Libération nationale. Sur la question mémorielle entre la France et l’Algérie qui reste non encore assumée par la France, Mathieu Rigouste a considéré que l'État français “reste l'appareil d'une puissance impérialiste qui conserve des territoires coloniaux à l'extérieur et à l'intérieur de ses frontières nationales, dont l'armée est engagée dans des opérations néocoloniales en Afrique et en Orient et qui continue de prendre part au pillage du Sud global”.

    “Il n'a aucune raison de fissurer lui-même l'édifice de silence et de mystifications qu'il s'évertue à bâtir depuis si longtemps pour masquer ses crimes”, a-t-il soutenu, soulignant en substance que qu'“un État impérialiste reconnaît, souvent à demi-mots, la partie émergée des carnages dont il a pu se rendre responsable”.

    APS Liberté, 11 décembre 2016

    http://www.algeria-watch.org/

    Lire aussi:

    Manifestations de décembre 1960 (Wikipedia)

    Le 11 décembre 1960, de gigantesques manifestations éclatent pour l'indépendance de l'Algérie (Al Huffington)

    Décembre 1960 : Alger manifeste pour l’indépendance (LDH)