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Liban - Page 2

  • Liban: un état des lieux du salafisme (Cetri.be)

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    Caricature... chiite!

    D’abord implanté à Tripoli, le courant salafiste a progressivement pris de l’ampleur au Liban tout au long des années quatre-vingt-dix. A partir de 2005, toutes les expressions salafies ont voix au chapitre. Romain Caillet explique à Religioscope l’évolution et la situation du salafisme au Liban.

    Salafisme, ou Salafiyyah, désigne une idéologie et un ensemble de mouvements sunnites islamiques modernes, de tendance littéraliste et puritaine, apparus dans la deuxième moitié du 19ème siècle en réaction à la propagation des idées européennes. Ce courant de pensée, recouvrant des mouvements aussi divers que le wahhabisme saoudien, des groupes jihadistes ou encore des tendances « légitimistes » (madkhalisme), appelle à la restauration d’une authenticité islamique par l’adhésion stricte aux principes et pratiques des textes et enseignements originaux.

    Religioscope  Peut-on dresser une brève chronologie de l’implantation du salafisme au Liban ? Quelles ont été ses figures clefs ? Quel est la trajectoire historique du salafisme dans ce pays ?

    Romain Caillet - Au Liban, le salafisme est d’abord apparu à Tripoli, ville où a grandi le théologien réformiste Muhammad Rashîd Ridâ (1865-1935), dont la revue al-Manâr, publiée au Caire, influencera le shaykh Muhammad Nâsir ad-Dîn al-Albânî (1914-1999), l’un des trois pères fondateurs du salafisme contemporain. Al-Albânî résidera lui-même plusieurs mois au Liban. Cependant, c’est un certain Sâlim Shahâl (1922-2008) qui fut le véritable fondateur du courant salafi au pays du Cèdre. Décédé à l’âge de 86 ans et formé par les oulémas de Médine, Salîm Shahâl fonde à son retour d’Arabie saoudite le groupe Shabâb Muhammad (« jeunes de Muhammad ») qui constitue la première formation salafie au Liban. Plusieurs personnalités de Tripoli, qui s’illustreront par la suite sur la scène islamique locale, notamment le shaykh Sa’îd Sha’bân (1930-1998), adhèrent alors à cette organisation, qui prendra par la suite le nom de « regroupement des musulmans » (Jamâ’at muslimûn), sans toutefois parvenir à incarner un véritable mouvement populaire.

    Au milieu des années quatre-vingt, dans le contexte de la guerre civile libanaise, le fils de Sâlim Shahâl, prénommé Da’î al-Islâm, revient diplômé de l’Université islamique de Médine et en 1992 succède à son père vieillissant à la tête du salafisme tripolitain, toujours balbutiant à cette époque.

    Tout au long des années quatre-vingt-dix, en fonction des aléas de la politique internationale et de l’état des relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite, qui finance une partie des instituts salafis de Tripoli, et le régime syrien de Hafez Al Assad, dont l’armée occupe la capitale du Nord-Liban depuis 1985, le courant salafi prend progressivement de l’ampleur dans tout le pays. A partir de mars 2005, le départ des troupes syriennes, qui marque la fin du « protectorat » syrien sur le Liban, annonce une nouvelle ère pour les tenants du salafisme au pays du Cèdre. Avec l’avènement de la liberté d’expression au Liban, ce n’est plus seulement le salafisme inclusif et pragmatique de Da’î al-Islâm Shahâl qui a droit au chapitre mais toutes les expressions salafies, y compris celle du courant jihadiste, dont les partisans libanais expatriés à l’étranger sont sur le chemin du retour.

    Durant l’été 2005, quelques mois après le départ du dernier soldat syrien présent au Liban, le très médiatique Omar Bakri [1] , lassé du harcèlement policier dont il fait l’objet en Grande-Bretagne, décide de s’installer définitivement au Liban, dont il est d’ailleurs originaire.

    Un an plus tard, en 2006, c’est le shaykh Sâlim ar-Râfi’î, considéré comme le chef de file du salafisme en Allemagne, et auteur d’ouvrages recommandés par le plus prestigieux des oulémas saoudiens, l’ancien Grand Mufti ’Abd al-’Azîz b. Bâz (1912-1999), qui fait son retour à Tripoli, dont il deviendra l’une des personnalités les plus influentes.

    Comment se structure le salafisme au Liban ? Et peut-on parler d’un salafisme libanais ?

    Romain Caillet - Pour des raisons liées à l’histoire particulière de ce pays, qui a connu une longue guerre civile de 1975 à 1990 et conserve une certaine culture des armes, toutes les composantes de l’islamisme au Liban sont, peu ou prou, militarisées. Les salafis libanais, dans toute leur diversité, n’échappent pas à cette règle et ses principaux leaders disposent de services de sécurité solidement armés, à l’instar des principaux hommes politiques libanais. C’est peut-être ce contexte libanais particulier qui explique l’absence, ou la faiblesse, des principaux courants salafis quiétistes présents dans le monde arabe, et largement majoritaires en France, notamment les partisans de Rabî’ al-Madkhalî, qui prône la soumission politique aux pouvoirs autoritaires, pour peu qu’ils s’affilient vaguement à l’islam. Ce courant, opposé à la quasi-totalité des luttes armées menées actuellement dans le monde musulman, représente donc une offre identitaire peu attrayante pour la jeunesse sunnite, en concurrence directe avec les jeunes chiites libanais, dont l’appartenance au camp du Hezbollah, celui de la « résistance », légitime leur usage des armes dans l’espace public.

    Sans être majoritaire, le courant jihadiste est donc assez populaire dans les milieux salafis libanais, naturellement plus enclins à la rébellion qu’à la docilité. C’est toutefois un compromis entre ces deux lignes politiques, salafis quiétistes contre jihadistes, qui représente à mes yeux la spécificité du salafisme libanais. Son influence sur la population était toutefois restée restreinte, voire relativement marginale, jusqu’à l’émergence spectaculaire du shaykh Ahmad al-Asîr [2] à la faveur de la révolution syrienne et de la vacance du leadership sunnite au Liban. En l’espace d’un an et demi, cet imam de la mosquée Bilâl b. Rabbâh, située dans la commune de ’Abrâ, à l’est de Saïda, la capitale du Sud-Liban, est parvenu à fédérer autour de sa personne plusieurs milliers de militants déterminés.

    L’affrontement entre l’armée et Fatah al-islam (un groupe salafi jihadiste mené par Sheikh Shaker al-Abssi) à Nahr al Bared en 2007 a été un tournant : le salafisme au Liban est entré sur le devant de la scène et cela a été perçu comme une menace par de nombreux libanais. Comment les différents courants salafistes au Liban se sont-ils positionnés lors de ces affrontements ?

    Romain Caillet - Cet affrontement, qualifié dans les milieux jihadistes les plus radicaux de « bataille des 200 », en référence au nombre restreint de jihadistes, retranchés dans le camp de Nahr al-Bared, vidé de ses habitants, qui pendant plus de trois mois parvinrent à tenir tête à l’armée libanaise. A posteriori, ce déséquilibre des forces démontre avant tout l’isolement de Fath al-Islam, qui ne reçut aucun soutien de la part de la population sunnite du Liban, pas même des jihadistes.

    Comment expliquer cet isolement ? Si le refus de l’islamisme radical, par une part non négligeable des Libanais de confession sunnite, constitue une première piste de réflexion, celle-ci n’explique pas l’inaction de l’ensemble des courants salafis, y compris les milices jihadistes basées dans les autres camps de réfugiés palestiniens, durant les combats. Cette absence de réaction s’explique selon moi par les nombreuses suspicions entourant l’apparition de Fath al-Islam, composée en partie de militants jihadistes ayant été libérés « opportunément » des geôles syriennes avant de rejoindre le territoire libanais, où ils bénéficièrent du soutien logistique de Fath al-Intifada, une structure palestinienne inféodée aux services secrets syriens [3] .

    Conscients de la volonté du régime de Damas de se venger de ses adversaires politiques, qui deux ans plus tôt avaient mis un terme à son protectorat sur le Liban, nombre d’observateurs en conclurent que ces militants jihadistes étaient au mieux manipulés, au pire des agents infiltrés dans les rangs des sunnites, pour mieux les discréditer en perpétrant des attentats sur le sol libanais. Cette hypothèse s’est largement vérifiée après que des membres de Fath al-Islam aient assassiné plusieurs soldats libanais, en majorité de confession sunnite, avant de commettre un attentat à la voiture piégée dans le quartier sunnite de Verdun à Beyrouth, suivi d’une explosion dans le parking du centre commercial ABC, situé à Ashrafieh le bastion chrétien des Forces libanaises, adversaires résolus du régime des Assad au Liban.

    Enfin, sur le plan politico-théologique, de nombreux membres de Fath al-Islam furent accusés de dérives extrémistes (al-ghûluw fî takfîr), voire d’appartenir à la secte hétérodoxe des Kharijites (khawârij). Ces accusations furent non seulement prononcées par des salafis quiétistes, chose relativement banale, mais également par des jihadistes libanais, sympathisants d’al-Qaïda, ce qui en dit long sur la façon dont Fath al-Islam fut marginalisé au Liban.

    Quels sont les lieux où ce mouvement se développe ? Et qu’est-ce que cette géographie nous révèle ?

    Romain Caillet - Sans surprise, le salafisme libanais se développe avant tout dans les régions où la démographie sunnite est majoritaire.

    Au Nord du pays, la ville emblématique de Tripoli, berceau du salafisme au Liban, demeure toujours son principal bastion. C’est dans cette région du Nord-Liban, qui s’étend des faubourgs du sud de Tripoli jusqu’à la plaine du ’Akkar frontalière de la Syrie, que se concentrent les forces vives du sunnisme militant mais aussi le plus fort taux de pauvreté du Liban qui, contrairement à une idée reçue, est plus élevé que dans le sud du pays, à dominante chiite, ayant pourtant subi près de vingt ans d’occupation israélienne.

    Une photo de la place an-Nûr à Tripoli où l’on peut lire en arabe : « Tripoli, la citadelle des musulmans vous souhaite la bienvenue » avec deux drapeaux noirs qui encadrent le nom d’Allah écrit en arabe.

    A Beyrouth, l’absence de leader salafi charismatique avait laissé un vide qui est en train d’être comblé par le phénomène Ahmad al-Asîr, dont les portraits commencent à s’afficher dans les quartiers populaires de la capitale libanaise. Au-delà de l’axe Beyrouth-Saïda, Ahmad al-Asîr compte aujourd’hui de nombreux soutiens dans la Bekaa, à l’Est du Liban, capables d’organiser, en coordination avec ses partisans dans la capitale et à Tripoli, des manifestations musclées et d’importants blocages de la circulation, téléguidés depuis sa mosquée de Saïda, grâce à la puissance des réseaux sociaux. Afin de prendre la mesure de son influence sur les réseaux sociaux, rappelons que la page officielle d’Ahmad al-Asîr sur Facebook a désormais dépassé les 300.000 abonnés [4].

    L’Etat libanais est un label sous lequel le pouvoir se subdivise suivant des lignes politico-communautaires. Dans quelle mesure le système libanais influence les stratégies de prosélytisme des mouvements salafistes ? Se considèrent-ils comme les défenseurs du sunnisme au Liban ?

    Romain Caillet - Tout d’abord rappelons que l’appellation salafie est (ré)apparue à l’époque contemporaine, notamment sous l’influence du shaykh al-Albânî, qui insistait pour se désigner comme tel, afin de se distinguer des autres courants s’affiliant au sunnisme, qu’il s’agisse de mouvements islamistes tel que celui des Frères Musulmans ou des confréries soufies jugées déviantes. Dans leur représentation de l’islam, les salafis se voient comme l’élite du peuple sunnite, dont ils entendent être les guides mais aussi les garants de sa dignité et ses intérêts politiques. Si le prosélytisme strictement religieux des salafis s’exprime dans un cadre plus étroit au Liban qu’ailleurs dans le monde arabe, notamment en raison de la nature multiconfessionnelle du pays du Cèdre, leur prosélytisme politique vise un public beaucoup plus large.

    Contrairement au clivage politique traditionnel, opposant « islamistes » et « laïcs » dans la plupart des pays arabes, la vie politique libanaise s’organise autour du clivage sunnites/chiites, à tel point que même les formations politiques chrétiennes se positionnent implicitement par rapport à ce clivage. Un bourgeois occidentalisé de Beyrouth, de confession sunnite, se sentira paradoxalement plus proche d’un imam salafiste de Tripoli, sous réserve que celui-ci ne soit pas sur une ligne explicitement jihadiste, plutôt que d’un homme d’affaires chiite, non pratiquant, lié à la coalition du 8 mars, dominée par le Hezbollah et favorable au régime de Bachar Al Assad.

    Le salafisme est souvent perçu comme un mouvement largement apolitique. Cependant, du Yémen à la Hollande, les différentes réalités dans lesquelles ces mouvements évoluent les a souvent forcé à participer à la chose politique, de façon directe ou détournée. Quant est-il du salafisme libanais ? Se politisent-ils en suivant les lignes de partage libanaises traditionnelles ?

    Romain Caillet - Je ne suis pas convaincu que la majorité des salafis, toutes tendances confondues soient véritablement apolitiques. Hormis les tenants du courant madkhaliste qui, avant les révolutions du « printemps arabe », avaient systématiquement pris fait et cause en faveur de la plupart régimes autoritaires du monde arabe, ce qui in fine accuse un positionnement politique, la plupart des acteurs de la scène salafie évitèrent d’investir le champ politique par précaution plus que par conviction. A titre d’exemple, si les salafis égyptiens, plutôt sur une ligne inclusive, refusèrent de présenter des candidats lors des consultations électorales se déroulant sous l’ère du régime de Hosni Moubarak, ce fut davantage par pragmatisme, face à un système politique verrouillé, que pour de réelles raisons dogmatiques. Sur la base de ce constat, j’ai été l’un des premiers observateurs à prévoir [5], au lendemain de la chute du régime Moubarak, l’entrée en politique des salafis égyptiens. Très peu de gens croyaient à cette politisation du salafisme en Egypte.

    Pour revenir au Liban, une réforme électorale est en cours qui, si elle devait être adoptée, favoriserait les candidats d’obédience islamiste tels que les Frères Musulmans, voire les salafis s’ils venaient à former un parti politique, malgré l’opposition actuelle d’Ahmad al-Asîr à un tel projet. Auparavant, les salafis libanais avaient tendance à s’aligner sur les positions de la coalition du 14 mars, qui réclame notamment le démantèlement de l’arsenal du Hezbollah et soutient le mandat du Tribunal Spécial des Nations unies pour le Liban (TSL) chargé d’enquêter sur le meurtre de Rafiq Hariri, ancien premier ministre du Liban assassiné dans un attentat le 14 février 2005.

    Si le démantèlement de l’arsenal du Hezbollah fait quasiment l’unanimité dans les milieux salafis, c’est notamment l’une des principales revendications du shaykh Ahmad al-Asîr, le TSL, provisoirement oublié depuis l’arrivée au pouvoir du Hezbollah en janvier 2011, était toutefois loin de susciter une adhésion franche et entière des salafis libanais. Peu enclins à s’en remettre à un tribunal séculier, qui plus est formé par l’ONU, les salafis libanais se sont pourtant abstenus de le condamner ouvertement, afin de ne pas froisser leurs partenaires du Courant du Futur, ni leurs bailleurs de fonds saoudiens. Du côté des jihadistes, seul Omar Bakri dénonça explicitement le TSL comme un tribunal séculier contraire à la loi islamique, auquel chaque musulman devait s’opposer. Arrêté, vraisemblablement sur ordre de Saad Hariri, alors premier ministre du Liban, après avoir été condamné en novembre 2010 par un tribunal militaire à la prison à perpétuité, Omar Bakri fut libéré, moins de deux semaines plus tard, grâce à l’intervention du Hezbollah auprès des autorités judiciaires.

    Reconnaissant envers ceux qui l’avaient sorti de prison, Omar Bakri remercia Hassan Nasrallah d’avoir répondu à son appel lancé quelques jours avant son arrestation. Au cours des mois qui suivirent sa libération, Omar Bakri participa à plusieurs émissions télévisées, retransmises sur des chaînes proches du Hezbollah. Lors de ses interventions, Omar Bakri justifia religieusement son refus du TSL, dont le verdict, s’appuyant sur des lois impies, serait forcément contraires à la loi islamique. Il déclara enfin être opposé au désarmement de la « résistance », c’est-à-dire du Hezbollah, au nom de la solidarité contre « l’ennemi sioniste ». Devenu un compagnon de route inattendu du Hezbollah, Omar Bakri ira jusqu’à assister à un meeting retransmettant un discours de Hassan Nasrallah dans la banlieue sud de Beyrouth.

    Cette alliance, au premier abord contre-nature, entre le jihadiste Omar Bakri, ayant trouvé un « protecteur » capable de tenir tête à Saad Hariri, et le parti chiite pro-iranien, à la recherche de partenaires salafis crédibles, aurait pu se prolonger si elle n’avait pas été progressivement rompue par le soutien indéfectible du Hezbollah au régime alaouite de Bachar Al Assad. Aujourd’hui, plus de deux ans après les débuts de la révolution syrienne, Omar Bakri est revenu à une ligne plus agressive envers le Hezbollah, soutenant ouvertement le mouvement d’Ahmad al-Asîr au Liban et bien entendu le principal mouvement jihadiste en Syrie, Jabhat an-Nusra, dont il envisage l’émergence à Tripoli et dans sa région.


    Les envolées anti-Hezbollah du Sheikh Ahmed al-Assir, un salafiste de la ville de Sidon, lors du rassemblement du 4 mars sur la Place des Martyrs à Beyrouth, ont été interprétées comme le signe d’une réaction sunnite face à la déréliction politique du mouvement du 14 mars. Le salafisme devient-il un refuge pour les « dépossédés » (politiques) sunnites au Liban ?

    Romain Caillet - Le rassemblement du 4 mars 2013, organisé au centre-ville de Beyrouth, avait pour but de réclamer la libération des détenus islamistes, estimés à environ 480 individus, incarcérés depuis bientôt de sept ans à la prison de Roumieh, située au Nord-Est de Beyrouth, que certains observateurs surnomment le « Guantanamo du Liban ». La plupart de ces détenus ont été arrêtés dans le contexte de l’affaire « Fath al-Islam » et depuis n’ont toujours pas été jugés, ni donc condamnés, ce qui explique la comparaison faîte avec le symbole des dérives de la guerre contre le terrorisme menée par l’administration américaine.

    La prise de parole d’Ahmad al-Asîr à l’occasion de ce rassemblement marque selon moi un tournant dans sa stratégie politique. Jusqu’ici Ahmad al-Asîr s’était en effet montré très discret dans son soutien à une cause trouvant relativement peu d’échos au sein de la population libanaise, y compris dans la communauté sunnite, contrairement à la contestation de l’arsenal du Hezbollah ou au soutien à la révolution syrienne. Je pense donc que cette présence s’inscrit dans une stratégie d’établissement du leadership d’Ahmad al-Asîr sur l’ensemble de communauté sunnite du Liban. Après avoir gagné la sympathie des milieux populaires sunnites non-islamistes, traditionnellement lié au Courant du futur, la formation politique dirigée par Saad Hariri, il souhaite désormais obtenir la reconnaissance d’une partie des jihadistes libanais, premiers concernés par la cause des détenus islamistes de Roumieh.

    En dénonçant l’injustice du « deux poids deux mesures » pratiquée par l’Etat libanais, qui incarcère sans jugement les uns, jihadistes de confession sunnite, tandis qu’elle ferme les yeux sur les assassinats commis par les autres, membres du Hezbollah chiite, Ahmad al-Asîr a ainsi souligné la faillite politique de la communauté sunnite au Liban. Ce slogan de « la communauté vaincue » (at-tâ’ifa al-mahzûma) fait, comme vous le sous-entendez dans votre question, étrangement échos à celui des « dépossédés » (mahrûmîn) ou des « déshérités », popularisé quarante ans plus tôt par l’imam Moussa Sadr, qui émancipa et unifia politiquement les chiites du Liban. C’est dans cette perspective, qui mêle sentiment d’humiliation et volonté de revanche, qu’il faut comprendre le sens de « la révolution de la dignité » (thawrat al-karâma) prônée par Ahmad al-Asîr, dont l’objectif est de mettre fin aux injustices subies, selon lui, par la communauté sunnite au pays du Cèdre.

    Est-il légitime de penser que la montée du salafisme politisé au Liban, à l’exemple de Sheikh Ahmed al-Assir, est le résultat de la faiblesse politique du mouvement du Futur, mené par Hariri fils ? Quel est l’impact de l’affrontement régional entre acteurs sunnites et chiites sur la trajectoire du salafisme au Liban et de la révolution syrienne ?

    Romain Caillet - Au-delà de son absence physique du territoire libanais, l’affaiblissement politique de Saad Hariri, qui réside actuellement entre Paris et Riyad, se mesure notamment dans la ville de Beyrouth, où son portrait est de moins en moins affiché dans les quartiers qui lui était jadis totalement acquis. A contrario, les effigies d’Ahmad al-Asîr ont surgit dans plusieurs rues de Tarîq al-Jadîda, le principal bastion sunnite de la capitale libanaise, où les bannières noires commencent peu à peu à remplacer les drapeaux bleus du courant du futur de Saad Hariri. Cette expansion iconographique de l’imam de Saida a été concomitante à la confessionnalisation de la révolution syrienne, dont les revendications parfaitement universelles de « liberté » et de « dignité », étaient pourtant parfaitement acceptables pour les autres communautés.

    Contrairement à leurs coreligionnaires libanais, nombre de Syriens, qui se définissaient auparavant comme citoyens ou simples musulmans, sans appartenances particulières, se sont découverts « sunnites » au cours de la révolution. Ainsi, le fameux slogan « ash-Sha’b as-Sûrî wâhid » (le peuple syrien est uni) fut, devant la sauvagerie de la répression, remplacé par « ad-Dâm as-Sûrî wâhid » (le sang syrien est un) avant que les manifestants, outrés du soutien des minorités au régime, ne finissent par scander à Daraya en mai 2012 « ad-Dâm as-Sunnî wâhid » (le sang sunnite est un) .

    Ce dernier slogan est aujourd’hui repris par la chaîne satellite égyptienne Safâ TV, initialement spécialisée dans la réfutation exclusivement théologique du chiisme mais qui, depuis les débuts du printemps arabe, donne aujourd’hui une dimension géopolitique à la plupart de ses émissions, ce qui la différencie de sa principale concurrente saoudienne Wisâl TV, plus centrée sur la théologie. Outre les révolutions syrienne et désormais irakienne, l’actualité au Yémen et au Bahreïn, avec bien entendu une lecture sunnite des événements, y est analysée par des universitaires et des intellectuels islamistes, tels que le sociologue Akrâm al-Hijâzî. Une attention particulière est enfin accordée aux minorités sunnites d’Iran, au Baloutchistan et dans l’Ahwaz, dont les habitants sont présentés comme des populations opprimés par le régime des Ayatollah.

    Face à l’émergence de ce bloc sunnite, la crainte d’un retour à la marginalité politique pour les chiites de la région pousse le régime iranien ainsi que d’autres acteurs politico-religieux à intervenir directement dans le conflit syrien, aux côtés des forces du régime alaouite. Plus radicaux que les miliciens du Hezbollah, dont la présence sur le terrain n’est plus ignorée par personne, les volontaires irakiens viennent récemment de former à Damas la brigade Abû-l-Fadl al-’Abbâs, regroupant des combattants fondamentalistes chiites de diverses nationalités, dernier épisode de l’internationalisation du conflit.

    Le soulèvement en Syrie a amplifié l’effet de chambre d’écho dont a souffert le Liban au cours du 20ème siècle. Si la crise syrienne s’enferme dans un équilibre sanglant de longue durée, quels seront les conséquences sur l’évolution des mouvements salafistes libanais ?

    Romain Caillet - Il paraît aujourd’hui à peu près certain que le régime alaouite ne reprendra plus jamais ses territoires perdus et que la prise des grandes villes du Nord et de l’Est, notamment Idlib, Alep et Deir ez-Zor, désormais encerclées par la rébellion, est inévitable. Pour la suite des événements, on peut raisonnablement envisager deux scénarios possibles : une défaite totale du régime, avec une fin humiliante pour Bachar Al Assad et les siens, ou bien, effectivement, la mise en place d’un équilibre sanglant de longue durée. Ce scénario catastrophe pourrait alors se dérouler selon les séquences suivantes : destruction de Damas dans d’interminables combats de rues, qui serait suivie d’une guerre confessionnelle sur le littoral alaouite et dans la région de Homs, qui constituerait alors un objectif vital pour l’Iran et le Hezbollah, afin de conserver une continuité territoriale entre le réduit alaouite et les villages chiites de la Bekaa libanaise. Si cette guerre du littoral avait lieu, elle provoquerait sans doute les plus importants déplacements de population au Moyen-Orient depuis la création de l’Etat hébreu, tandis que des affrontements opposeraient Jabhat an-Nusra aux officiers laïcs, armés par l’Occident, sur le reste du territoire syrien.

    Dans les deux cas de figure, que le régime alaouite s’effondre dans les mois qui viennent ou bien que le conflit s’éternise, les sunnites libanais, et plus encore les salafis, pourraient voir leur rôle renforcé sur la scène libanaise. De même que l’installation, initialement provisoire, de réfugiés palestiniens inversa définitivement les rapports de force entre « chrétiens » et « musulmans » (sunnites, chiites et druzes) libanais, il est probable que l’afflux des réfugiés syriens, dont l’écrasante majorité est de confession sunnite, puisse provoquer des bouleversements démographiques irréversibles. Une poursuite de l’exode syrien, sur fond d’intensification des combats sur l’ensemble du territoire, particulièrement à Damas, pourrait à terme faire du Liban, un pays à majorité sunnite, les six millions d’habitants de l’agglomération damascène n’étant qu’à quelques dizaines de kilomètres de la frontière libanaise.

    • Olivier Moos, Romain Caillet
    • 28 mai 2013

    http://www.cetri.be/Un-etat-des-lieux-du-salafisme

  • Israélisation de la gouvernance de la France : le cas emblématique de Georges Ibrahim Abdallah (UJFP)

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    Nous n’allons pas dans ce texte reprendre l’ensemble du dossier de ce scandale d’État qu’est le maintien en détention de Georges I. Abdallah

    Georges vit sa 32° année de détention à Lannemezan, Hautes Pyrénées.

    Nous voudrions aujourd’hui insister sur le fait que le maintien en détention de ce militant communiste libanais solidaire du peuple palestinien est un cas emblématique d’israélisation de la gouvernance de la France.

    En effet :

    • Non seulement Georges n’a pas été condamné à une peine de prison à perpétuité sur des preuves de culpabilité dans l’assassinat d’un conseiller militaire étatsunien et d’un agent du Mossad en France, mais sur une suspicion de complicité,
    • Non seulement Georges n’a pas bénéficié de l’échange négocié par l’entremise de l’Algérie alors que les Forces Armées Révolutionnaires libanaises ont relâché leur otage Antoine Perraut,
    • Non seulement la Justice a refusé à plusieurs reprises sa libération une fois la peine de sureté de 19 ans accomplie,
    • Mais quand la Justice elle-même a décidé de sa libération à la condition (classique et prévue par la loi) de son expulsion,
    • Alors même que les autorités libanaises sous la pression d’un mouvement en faveur de Georges avait affirmé et confirmé qu’elles étaient prêtes à l’accueillir au Liban,
    • Le Ministre de l’Intérieur (Manuel Valls) a refusé de signer l’arrêté d’expulsion, empêchant ainsi sa libération.

    Ainsi, nous pouvons dire que Georges est devenu un détenu administratif. C’est le pouvoir exécutif qui a refusé d’appliquer la décision de Justice. Sa condamnation à la perpétuité est devenue une condamnation à la perpétuité réelle, traitement considéré comme inhumain.

    Le maintien en détention de Georges est un exemple de suppression de la séparation des pouvoirs. C’est ce que vivent des milliers de Palestiniens détenus administratifs en Israël, maintenus en détention pour des périodes de 6 mois indéfiniment renouvelables par la seule volonté gouvernementale, en dehors de toute procédure judiciaire, sans même de chef d’inculpation, au nom de la « sécurité ». Le fait que cela soit en application d’une loi britannique datant du mandat que le Royaume Uni avait sur la Palestine ne contredit pas qu’il s’agit en 2016 d’une pratique typiquement israélienne.

    Dans le débat sur l’état d’urgence, on a vu dans les discours s’opérer un glissement faisant de la « sécurité » le premier droit de l’homme, alors même que la déclaration des Droits de l’Homme invoque la « sureté », qui n’est pas un synonyme, mais au contraire la garantie d’être à l’abri de mesures arbitraires, telles les lettres de cachet de l’Ancien Régime (et du Régime Valls-Hollande).

    Si le CDI est menacé dans le droit du travail, on nous propose aujourd’hui la DDI, la détention à durée indéterminée de tout « suspect » dans des centres de rétention, à l’israélienne. On peut imaginer que ces centres seront entourés de barrières en fil de fer barbelé innovantes dont Israël est le champion, mais cela fera l’objet d’un autre article.

    Nous ne céderons pas à l’état d’urgence, nous manifesterons en octobre à Lannemezan pour le triste 32° anniversaire de la détention de Georges Ibrahim Abdallah, nous maintenons l’exigence de sa libération.

    Le Bureau national de l’UJFP, le 7 août 2016

    Le site http://liberonsgeorges.over-blog.com http://liberonsgeorges.over-blog.com donne tous les éléments et nous avons déjà fait état des visites que l’un d’entre nous a pu lui rendre et rencontrer ainsi un militant toujours debout. Georges Ibrahim Abdallah, ainsi qu’une dizaine de détenus politiques et sociaux, basques et arabes de la centrale de Lannemezan, en solidarité avec les prisonniers politiques palestiniens qui sont en grève de la faim pour dénoncer la politique israélienne de "détention administrative" et pour soutenir et exiger la libération inconditionnelle du militant palestinien Bilal Kayed, ont fait la grève du plateau pendant trois jours du 4 au 6 août.

    Ci-dessous, une interpellation bien venue adressée à « nos » gouvernants

    Lettre ouverte du Secrétaire Général du Parti Communiste Libanais, Hanna Gharib, en commémoration de l’anniversaire de la prise de la Bastille et de la Fête nationale française, adressée aux gouvernements libanais et français.

    http://www.ujfp.org/

  • Le Hezbollah, une force contre-révolutionnaire (Contretemps)

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    Le Hezbollah a été et reste l’objet de débats vigoureux parmi les chercheurs et entre les différents courants de « gauche » au Moyen Orient et à travers le monde. Certains considèrent encore et toujours le mouvement fondamentaliste islamique libanais comme « anti-impérialiste », estimant qu'il représente une variante arabe de la « théologie de la libération » (qui s’est développée en Amérique latine), en visant une plus grande justice sociale et une réaffirmation de l’identité nationale libanaise face à « l'invasion des valeurs étrangères ».

    Cette vision, soutenue principalement au Moyen Orient par les mouvements de la gauche traditionnelle issues du stalinisme, et certains issus de courants maoistes ou du nationalisme arabe, a été de plus en plus remis en question au fil des années, et surtout après le début des soulèvements populaires dans la région du Moyen-Orient et Afrique du Nord (MOAN). Cet article de Joseph Daher vise à montrer que le Hezbollah est devenu une force contre-révolutionnaire en raison de son opposition à tout changement radical et progressiste au Liban mais aussi au-delà, en particulier en Syrie, en participant à la répression du mouvement populaire syrien aux côtés du régime d’Assad.

    Joseph Daher est l’auteur d’un livre qui s’intitule Hezbollah, The Political Economy of the Party of God, dont la parution est prévue à l’automne 2016 aux éditions Pluto Press.

    Le Hezbollah, une base sociale en mutation

    Malgré des racines dans les quartiers des populations chiites pauvres du Liban, le Hezbollah est devenu un parti dont les membres et les cadres reflètent de plus en plus la fraction chiite de la classe moyenne et la bourgeoisie grandissante - en particulier à Beyrouth1. Dans la banlieue sud de Beyrouth de nombreux membres des familles les plus riches et la plupart des commerçants ont été intégrés au sein de cette organisation2, tandis que les activités et les institutions du parti (en particulier ceux qui sont liés au tourisme et aux loisirs) répondent aux besoins et fournissent des services aux chiites de la classe moyenne.

    Cette transformation se reflète ainsi dans le profil des cadres du parti, qui ne sont plus composés de religieux (ou « clergé ») provenant généralement des milieux de la classe moyenne inférieure comme ils l'étaient au moment de sa fondation en 1985, mais sont maintenant largement issus d'une classe professionnelle qui détient des diplomes « séculaires » (non religieux) universitaires. Le poids croissant des militants dans les associations professionnelles illustre cette transition3. L'ordre des ingénieurs et des architectes, par exemple, a été dominé par le Hezbollah depuis 2008, lorsque le parti a remporté la plupart des votes lors des élections de la corporation4. Le Hezbollah estime qu'au moins 1300 ingénieurs étaient adhérents en 20065. Ce nombre élevé d'ingénieurs est notamment lié à la reconstruction du Sud et Dahyeh suite aux différents conflits armés, surtout après la fin de la guerre civile et la guerre de 2006 et le développement de projets immobiliers qui ont suivis.

    Au sein de l'association médicale des médecins, le Hezbollah était présent sur la liste victorieuse aux élections de 20136. De même, dans l'association libanaise des dentistes, le vice-président Muhammad Kataya est soutenu par le Hezbollah7. En ce qui concerne l’ordre des pharmaciens libanais, qui compte 7.000 membres inscrits8, un représentant du Hezbollah a manqué de peu de remporter le leadership au cours des élections de 2012 - perdant par seulement 131 voix face à un candidat soutenu par le « Courant du futur »9.  La seule exception à cette tendance est l'association des avocats, où, malgré un nombre grandissant d’affiliés et une remise en causecroissante de la direction contrôlée par le mouvement Amal, le Hezbollah n'a pas encore réussi à devenir dominant.

    De même, les dirigeants politiques du Hezbollah sont généralement issus de couches instruites et prospères de la communauté chiite. Ainsi, lors des élections nationales de 2009, cinq des dix députés élusavaient accompli un doctorat et au moins quatre autres étaint impliqués dans des entreprises libanaises proéminentes10. Le plus ancien député du parti au parlement, Ali Ammar, vient de l'une des familles les plus prospères de Burj Al-Barajneh11. Au niveau municipal, nous retrouvons ces caractéristiques, avec des candidats choisis parmi les familles chiites les plus puissantes telles que Al-Khansa, Kazma, Kanj, Kumati, Farhat, Rahhal et Slim12.

    Qu’en est-il des appuis et sympathisants de l’organisation ?

    Judith Palmer Harik, professeur à l'Université Américaine de Beyrouth (AUB), a examiné la diversité sociale de la base du Hezbollah13. Elle a constaté qu’à partir du milieu des années 1990, ses partisans pouvaient être trouvés dans toutes les classes sociales, et non plus largement limitées aux couches pieuses les plus pauvres de la population chiite. Cette tendance à la diversification a continué au cours des années 2000, comme indiqué par les résultats très élevés du parti aux élections législatives de 2009 dans les zones chiites qui ne sont pas traditionnellement les plus pauvres, tels Nabatieh et Jbeil14. Dans une interview réalisée pour cett article, Abd Al -Halim Fadlallah, directeur du Centre Consultatif des Etudes et de la Documentation, un centre de recherches affilié au Hezbollah, a également confirmé qu'un grand nombre des jeunes des classes moyennes et supérieures de la population chiite soutiennent (ou ont rejoint) le parti - y compris parmi les élites tribales de la vallée de la Bekaa, traditionnellement opposés à l’organisation15.

    Autre exemple, l'évolution de la base sociale du Hezbollah se traduit aussi par les frais de scolarité très élevés requis pour s’inscrire dans les écoles du réseau al-Mustapha, sous contrôle du dirigeant numéro 2 du parti, Naim Qassem. Selon Catherine Le Thomas, ces écoles visent les enfants des membres la direction, ainsi que les fractions supérieures et classe moyennes de la population chiite. L'école al-Bathoul, une école de filles qui fait partie du réseau al-Mustapha, a des frais annuels de l'ordre de 1 600 $, un montant inabordable pour la majorité des Libanais16. C. Le Thomas conclut que « le réseau des écoles Al-Mustapha, qui peut être considéré comme faisant partie de la catégorie supérieure de la classe moyenne des écoles du Hezbollah, fournit un service à la classe chiite riche et propage l'idéologie politique du parti sous la supervision de Naim Qassem »17. En outre, d'autres institutions affiliées s’orientent également vers ces couches les plus aisées de la population chiite. L'hôpital Rasul Al-Azam en est un exemple Le site de l'hôpital déclare: « Il est vrai que les soins médicaux est un service de base, mais la direction administrative n’oublie pas de fournir les meilleurs services hôteliers à leurs patients en ayant deux ailes VIP, et deux ailes Super Suite »18.

    Ces caractéristiques de l’évolution de la représentation politique et de la base sociale du Hezbollah indiquent que même si l'organisation continue d'attirer le soutien de personnes issues de toutes les couches de la société, ses priorités sont de plus en plus orientés vers les plus hautes strates de celle-ci. Le député Ali Fayyad a reconnu cette tendance en 2010, quand il a fait remarquer que « le Hezbollah n’est plus un petit parti, c’est une société entière. Il est le parti des pauvres, oui, mais en même temps il y a beaucoup d'hommes d'affaires en son sein, nous avons beaucoup de gens riches, certains issus de l’élite »19. Le chef de l’organisation, Hassan Nasrallah, a également confirmé - de manière indirecte - cette évolution dans un discours en septembre 2009, en exhortant ses membres à abandonner l’ « amour du luxe », les invitant à croire en Dieu simplement à cause de « la peur de la fin »20.

    D’autre part, une nouvelle fraction de la bourgeoisie liée au parti par le biais des capitaux et investissements iraniens s’est développée, tandis que le reste de la fraction chiite de la bourgeoisie, que ce soit au Liban ou dans la diaspora, est tombé de plus en plus sous son égide - ou du moins se montre plus proche du parti - en raison de ses pouvoirs politiques et financiers. En parralèle à son importance économique croissante et à une intégration dans le système politique, le Hezbollah a d’ailleurs également été lié à des affaires de corruption et diverses pratiques clientélistes.

    Son importance économique et politique au Liban en a fait un rival de plus en plus significatif pour la fraction de la bourgeoisie libanaise réunie autour de Hariri et de l’alliance politique du « 14 Mars » (liée, à son tour, aux capitaux des monarchies du Golfe)21, en particulier après le retrait de la Syrie du pays en 2005. L’opposition politique du Hezbollah aux forces du 14 Mars, forces soutenues par les Etats occidentaux et les monarchies du Golfe, doit être aussi comprise comme des rivalités inter-capitalistes à l'échelle nationale entre deux forces liées à différentes puissances régionales. En dépit de cette concurrence, ces deux blocs inter-capitalistes ont coopéré l’un avec l'autre à plusieurs reprises dans des moments de crises - comme le montrent leurs attitudes similaires envers divers mouvements sociaux et ouvriers, leur orientation favorables aux réformes néolibérales au Liban, et leur rapprochement mutuel au sein du gouvernement après le départ de l'armée syrienne du Liban en 2005.

    L'État confessionel et bourgeois

    L’opposition radicale initiale du Hezbollah au système politique confessionel et bourgeois libanais a de fait diminuée considérablement après son entrée au parlement et à sa participation au sein du système politique sur des lignes confessionnelles, même si sa critique rhétorique et populiste continue.

    D’un refus total de participer au système confessionel, l’organisation a progressivement été intégrée comme l'un de ses principaux acteurs, tout en continuant de déclarer que son objectif initial d'établir un Etat islamique restait son système politique préféré. Cette évolution est liée à divers facteurs : tout d’abord, au changement de leadership politique au sein la République Islamique d'Iran (RII) qui s’est orientée (à la suite du décès du Guide Suprême Khomeini) vers une politique plus pragmatique, cherchant à améliorer ses relations avec les pays occidentaux et les monarchies du Golfe ; ensuite au développement du Hezbollah comme un parti de masse qui n'était plus majoritairement composée de jeunes clercs radicaux ; et, enfin, à la nécessité de protéger son armement et ses intérêts politiques et économiques grandissants dans le pays.

    La base, qui comprend de plus en plus des fractions des classes moyennes et bourgeoises chiites, surtout à Beyrouth, n'aspirent pas nécessairement à vivre dans une République islamique suivant le modèle iranien et se trouve satisfaite par une perspective de retour à la paix accompagnée d’une amélioration en termes de représentation politique. Ces évolutions reflètent aussi la nouvelle importance politique et économique de la population chiite au Liban, notamment suite à l'accord de Taëf22. De plus, le retrait de l'armée syrienne du Liban en 2005, a contraint le parti à participer à tous les gouvernements libanais depuis lors, renforçant encore son intégration.

    À la lumière de ces développements, il est évident que le Hezbollah ne constitue pas et d’aucune manière, cela depuis un certain temps désormais, un défi pour le système confessionel et bourgeois libanais. Au contraire, cette organisation voit le système politique ainsi que tout autre parti politique du systême comme un moyen de protéger ses propres intérêts. Le parti a ainsi cherché à conclure des accords et à coopérer avec le reste des élites libanaises, en dépit de quelques différences politiques, en particulier pendant les périodes de mobilisation sociale accrue.

    Nous pouvons constater cela dans les mobilisations populaires de l’été 2015 autour de la campagne « tu pues », qui s’est radicalisée au cours des semaines pour remettre en question l'ensemble du système politique libanais confessionel et bourgeois. Comme à son habitude, le Hezbollah a vu avec suspicion cette nouvelle tentative de remettre en cause ce système de l’extérieur du parlement et, tout comme il n'avait pas participé aux manifestations du début de 2011 appelant à la fin du régime confessionel, il n’a pas mobilisé ses membres en 2015. En outre, le Hezbollah, bien qu’il ait rhétoriquement soutenu ces manifestations, après les avoir initialement accusées d'être contrôlées par des acteurs étrangers, a ensuite affirmé que la lutte contre les takfiristes et l'Etat sioniste étaient devenues les questions centrales. Hassan Nasrallah a fait valoir que le parti avait adopté une « position neutre à l'égard du mouvement parce que nous ne connaissons pas son leadership, son projet et ses objectifs »23. Le mouvement fondamentaliste islamique libanais a également soutenu, comme un moyen de résoudre la crise, le dialogue appelé par le Président du Parlement Nabih Berri et l'élection de Michel Aoun, chef du Courant Patriotique Libre (CPL), en tant que Président de la République, des propositions qui maintiennent complètement le cadre politique existant du pays. Le Hezbollah, tout comme les autres partis politiques confessionels et bourgeois du 8 et 14 Mars, voulait en fait coopter le mouvement pour son propre bénéfice politique, pour satisfaire ses intérêts spécifiques, et surtout pour mettre un terme aux mobilisations.

    Cette solution « participative » à l’égard de l'État, adoptée par le Hezbollah, reflète à la fois une tentative de modérer les contradictions structurelles du capitalisme libanais24, ainsi que les rivalités qui existent au sein de la bourgeoisie entre les fractions hégémoniques et non-hégémoniques. Les fractions non hégémoniques de la bourgeoisie libanaise, comme le marxiste libanais Mehdi Amel25 l’a noté, reflètent:

    « La conscience des couches non hégémoniques de la bourgeoisie dans leur aspiration légitime à occuper des positions hégémoniques occupées par d'autres fractions, ou d’atteindre leur niveau en s’identifiant si possible à elles dans le domaine politique et économique. Cette couche non hégémonique de la bourgeoisie veut la fin de la fraction hégémonique sans supprimer la domination de la classe bourgeoise »26.

    Cette évolution est également liée aux alliés régionaux du Hezbollah, la Syrie (ou du moins le régime d’Assad) et l'Iran, qui voulaient tous deux une intégration du parti au sein de la scène politique libanaise après la fin de la guerre civile libanaise. Dans le même temps, l'appareil militaire du Hezbollah a été subordonné à ses intérêts politiques, orientés en particulier vers le maintien de la stabilité au Liban. Cela a conduit à une collaboration accrue avec les services de sécurité et l'armée libanaises afin d’empêcher un conflit militaire dans le sud du Liban avec Israël, de collaborer dans la lutte contre les groupes salafistes et djihadistes, et finalement de garantir la sécurité de certaines regions et zones composées de populations chiites. Cela ne signifie pas que la composante militaire du Hezbollah n’a pas joué et ne joue pas un rôle contre les agressions et les menées guerrières d’Israël, mais que l'armement du Hezbollah a été de plus en plus utilisé à d'autres fins, en particulier après la guerre de 2006.

    Idéologie

    Le Hezbollah croit en l'unité de la communauté et la coopération entre les classes. Comme Khomeini avait l’habitude d’affirmer, les travailleurs ne devraient pas exiger plus que ce qui est accordé par la bourgeoisie et la bourgeoisie a l'obligation d'être charitable envers les pauvres. La lutte des classes est considérée négativement parce qu'elle fragmente la communauté (ou la Ummah). L'islamisation de large sections de la population chiite poursuivait cet objectif afin de fragmenter et affaiblir les solidarités entre les différentes communautés confessionelles au Liban, alors que les chiites avant la guerre civile libanaise étaient les plus nombreux dans les partis nationalistes et progressistes, qui étaient à la tête des luttes sociales. Le confessionnalisme a toujours été un outil utilisée par la bourgeoisie au Liban pour empêcher toute mobilisation sociale d’ensemble, et le Hezbollah ne fait pas exception à cela.

    Le piètre bilan du Hezbollah sur le terrain des questions sociales et des mobilisations de travailleurs reflète l’évolution des intérêts de classe défendus par le parti, et son opposition à une autonomisation et à un renforcement politique des classes populaires. La possibilité de mobilisations inter-confessionelle et le développement de mouvements sur des bases de classe représentent une menace potentielle pour tous les partis confessionels et bourgeois de la classe dirigeante au Liban, dont le Hezbollah fait maintenant partie. C’est la raison pour laquelle le Hezbollah n'a jamais mobilisé sa base populaire sur la base de revendications purement socio-économiques dans une perspective inter-confessionelle, bien que soutenant rhétoriquement la CGTL et/ou ses revendications sociales.

    La réticence du Hezbollah à intervenir et à participer aux luttes ouvrières s’est révélée de manière particulièrement frappante au cours des douze dernières années. Depuis 2004, un accroissement significatif des luttes syndicales et ouvrières a été observé, caractérisé notamment par les appels à la grève générale en 2004 et 2008, le débat tumultueux autour de l'initiative du Ministre Charbel Nahas en 2011 et les mobilisations organisées par le Comité de Coordination Syndicale (CCS). Ces luttes ont signalé les contradictons du Hezbollah, affirmant représenter les couches pauvres et marginalisées de la population chiite, tout en étant engagé dans un processus d’intégration au sein de l'élite politique, symbolisé par ses liens croissants avec la bourgeoisie émergente chiite.

    À chaque occasion importante, le Hezbollah a exprimé une préoccupation rhétorique sur des questions telles que la privatisation, les implications d’accords tels que Paris III, et la baisse des salaires réels. Cela alors qu’il resistait et s’opposait fortement à toute tentative de mobiliser sa propre base populaire d'une manière qui soutiendrait réellement des initiatives indépendantes dépassant les clivages confessionels. De manière générale, ces tensions ont été « résolues » par la mise en place de réformes néolibérales, en particulier dans les périodes au cours desquelles le Hezbollah a occupé des postes gouvernementaux.

    La lutte contre la détérioration des conditions d’existence du peuple libanais a toujours été subordonnée à la reconnaissance de la légitimité de la structure armée du Hezbollah, et c’est la raison pour laquelle le Hezbollah a appelé Saad Hariri – à plusieurs reprises – à rechercher des collaborations conjointes et une participation à un gouvernement fondé sur les accords que le parti avait conclus avec son père, Rafiq Hariri. Cela était compris de la manière suivante : le Hezbollah s’occupe de la « résistance » à Israël et Hariri prend en charge les politiques économiques et sociales du pays, chacun n’interférant pas dans les affaires de l'autre27.

    Le Hezbollah, comme nous l'avons vu, en dépit de ses critiques et et de sa rhétorique populiste visant ce qu'il a appelé le « capitalisme sauvage » dans son manifeste de 2009, n'a pas développé d'alternative. Au contraire, il continue de soutenir le capitalisme, le libre marché et les politiques néolibérales. La présence du Hezbollah au sein de tous les gouvernements depuis 2005 a confirmé les politiques antérieures des gouvernements libanais précédents. De cette manière, le Hezbollah est devenu partie intégrante de la bourgeoisie libanaise, où des rivalités existent mais sont surmontés lorsque des révoltes ou mobilisations populaires menacent le système politique établi, confessionel et bourgeois.

    En ce qui concerne les femmes, le Hezbollah promeut une vision conservatrice dans laquelle la domination des hommes sur les femmes est la règle et qui attribue des rôles spécifiques aux femmes dans la société, le premier et le plus important étant le rôle de la « maternité », dans le but d'éduquer les générations futures selon des principes islamiques. Les femmes dans le mouvement islamique libanais ne sont pas présentes dans les structures de prise de décision. En aucun cas les structures patriarcales de la société sont contestées par le parti, tandis que les vêtements et le corps des femmes doivent se conformer à des normes particulières afin, selon leurs explications, de préserver leur honneur et celui de leur famille.

    Le modèle islamique est le seul chemin juste pour les femmes, sous peine d’être considérées comme étrangères à leur propre société, sinon soupçonnées de relayer l'influence de l'impérialisme culturel occidental. Comme le chercheur Adam Hanieh l’a noté, « les structures conservatrices concernant le rôle des femmes font partie intégrante des objectifs contre-révolutionnaires plus larges »28.

    En dépit des critiques et des condamnations du confessionalisme politique, le Hezbollah est un mouvement qui use d’une propagande confessionelle fait la promotion d'une culture confessionelle « chiite » à travers ses institutions et médias. Le Hezbollah a également de plus en plus utilisé un discours chiite religieux parmi ses membres pour légitimer et justifier son intervention militaire en Syrie.

    Hassan Nasrallah, par exemple, a déclaré que le Hezbollah devait intervenir en Syrie, non seulement pour protéger la « résistance », mais aussi pour défendre les villages chiites en envoyant des soldats du Hezbollah à la frontière. Il a également souligné le rôle du Hezbollah dans la protection des symboles religieux chiites comme le mausolée de la petite-fille du prophète Mahomet, le sanctuaire d'al-Sayyida Zaynab à Damas qui « a déjà été ciblé à plusieurs reprises par des groupes terroristes »29.  Nasrallah a ajouté que cela est une question très sensible, compte tenu du fait que certains groupes extrémistes ont annoncé que si ils atteignaient ce sanctuaire, ils le détruiront. Le sanctuaire est situé dans le quartier al-Sayyida Zaynab à Damas30.

    Des rapports signalent aussi que les soldats du Hezbollah portaient des bandeaux autour de leur têtes avec écrit « O Husayn »31 (Blanford 2013b). Dans les célébrations de l'Achoura32 de 2013, des slogans tels que « Hal Min Nâsirîn Yansurunâ? Labbayki ya Zaynab! » (« Y a-t-il quelque’un pour nous défendre ? Nous sommes tous à tes ordres, Zeinab ! »), « Oh Zaynab! Nous sommes tous vos Abbas! »33, et « Nous jurons par Hassan et Hussein, Zaynab ne sera pas capturé deux fois ! »34, ont été scandés pour appeler à la défense du sanctuaire Zaynab qui est protégé par le Hezbollah et d'autres groupes confessionels chiites contre les attaques possibles des groupes armés de l'opposition syrienne à Damas35.

    Il faut également se souvenir que, suite à l'invasion de l'Irak en 2003 menée par l’armée américaine et britannique, le Hezbollah a envoyé des conseillers militaires pour appuyer la formation et les opérations de l'Armée du Mahdi et d'autres groupes islamiques politiques confessionels chiites, sous la direction de la Gardiens de la Révolutions iraniens, connus sous le nom de Pasdaran aussi36. Ces groupes ont été impliqués dans la lutte contre les forces d'occupation occidentales et des groupes confessionels sunnites irakiens, mais ont aussi attaqué des civils sunnites irakiens et ont été impliqués dans la guerre civile confessionelle entre 2005 et 2008 en Irak37.

    Le Hezbollah et les processus révolutionnaires au Moyen-Orient et Afrique du Nord (MOAN)

    Tout d'abord, nous devons nous rappeler que le Hezbollah n'avait pas une position radicale en ce qui concerne la région du MOAN avant le début des soulèvements populaires en 2010-2011. Sheikh Naim Qassem a d’ailleurs écrit dans son livre qu’il s’agirait d’une erreur et cela serait faux de lutter contre les régimes autocratiques et despotiques dans le monde arabe. Au contraire, les mouvements populaires devraient lutter pour la libération de la Palestine afin de libérer les régimes arabes et leur peuple38.

    Quelques mois après la guerre contre la bande de Gaza à la fin de l’année 2008 et au début de l’année 2009, lancée par l'armée israélienne, Nasrallah déclarait que le Hezbollah n’avait « pas de conflit ou un problème avec qui que ce soit, le système politique arabe dans tel ou tel pays arabe, qu'il soit démocratique, dictatorial, royal ou dynastique, religieux ou laïc, légal ou illégal... Indépendamment de la description, nous n’interférons pas dans ce genre d’affaires »39. En outre, le Hezbollah ne « veut de querelles avec aucun régime... Nous ne voulons de conflit avec aucun régime arabe, nous ne voulons de rivalité avec aucun régime arabe, nous ne voulons évidemment pas entrer en conflit avec aucun régime arabe, ni au niveau sécuritaire, politique ou militaire, ni même dans les médias »40.

    Néanmoins, initiallement, au début de l’année 2011, le Hezbollah a déclaré que les soulèvements populaires dans la région faisaient partie du « projet de résistance » et s’opposaient aux États-Unis et à ses alliés dans la région41, tandis que Hassan Nasrallah condamnait les accusations et les explications conspirationistes qui prétendaient que les États-Unis se trouvaient derrière ces révolutions.

    Le discours officiel du Hezbollah et de ses cadres, concernant les soulèvements régionaux, a ensuite radicalement changé. Les processus révolutionnaires étaient maintenant devenus une conspiration fomentée par les puissances étrangères contre le « projet de la résistance », ciblant l'Iran, la Syrie et le Hezbollah. Le discours de Mars 2011 de Hassan Nasrallah était alors complètement inversé. En 2013, le « Lebanese Communication Group » (LCG), (le bras médiatique du Hezbollah) présentait ses excuses officielles au régime du Bahreïn pour sa couverture médiatique du soulèvement populaire dans le pays depuis trois ans42, ce qui a néanmoins changé rapidement par la suite notamment avec la montée des tensions politiques entre, d’un côté, l’Arabie Saoudite et les autres monarchies du Golfe, et, de l’autre, l’Iran et le Hezbollah, sachant que le Hezbollah soutenait complètement et avec des moyens importants le régime d’Assad en Syrie.

    En outre, au début de l’année 2015, Hassan Nasrallah a salué le retour de l'Égypte dans les arènes arabes et régionales, sous la férule de l'ex-chef des forces armées de l'Egypte et l'actuel président Abdul Fattah Al-Sisi, affirmant l'importance de l'Égypte comme acteur essentiel de la stabilité régionale43.

    En ce qui concerne le Yémen, bien que s’opposant à l’intervention militaire dirigée par l'Arabie Saoudite depuis mars 2015 et aux autres interventions étrangères dans le pays, le Hezbollah est impliqué dans le soutien aux mouvements des Houtis, en dépit de l'alliance de ce dernier avec l'ancien dictateur et ennemi Ali Abdallah Saleh, qui avait déclaré en mars 2011 que les soulèvements arabes étaient seulement des révolutions dans le médias dirigés par les États-Unis à partir d'un bureau à Tel-Aviv44. Selon certaines sources, le commandant de l'unité 3800 du Hezbollah Khalil Harb a également été repéré au Yémen en 2012 entrainant des rebelles Houthis et a été accusé de faciliter la circulation de grandes quantités d’argents en leur faveur45.

    Le tournant majeur du Hezbollah, concernant les événements dans la région, fut sans aucun doute le début du soulèvement populaire en Syrie. Le mouvement islamique chiite libanais a été un acteur étranger déterminant, assistant le régime d'Assad aux côtés de la République islamique d’Iran et de la Russie. Le Hezbollah est intervenu militairement aux côtés des forces armées du régime syrien, a apporté un soutien technique et logistique à Damas, et a aidé une partie de la population chiite de la Syrie à développer ses propres milices d'auto-défense46.

    Le Hezbollah a également ouvert des camps d'entraînement dans les zones à l’extérieur de la ville de Baalbek dans la vallée de la Bekaa, près de la frontière syrienne, pour former les jeunes de diverses confessions religieuses, bien que l’essentiel des stagiaires dans ces camps sont chiites, afin de développer des milices d'auto-défense similaires à celles oeuvrant en Syrie47. Les combattants du Hezbollah en Syrie sont estimés entre 7 000 et 9 000, y compris les combattants d'élite, des experts et des réservistes, à des périodes données et en rotation dans et hors du pays, sur des déploiements de trente jours48.

    La prétention du Hezbollah à exprimer sa solidarité avec les opprimés du monde entier est en grande partie basée sur les intérêts politiques propres du Hezbollah, qui sont eux-mêmes étroitement liés à ceux de l'Iran et du régime d’Assad en Syrie. Voilà pourquoi la confrontation militaire entre le Hezbollah et Israël, qui a été au cœur de son identité, a été subordonné aux intérêts politiques du parti et de ses alliés régionaux. L'armement du Hezbollah a été de plus en plus orienté vers des objectifs autres que la lutte militaire contre Israël, selon les contextes et les périodes, y compris des attaques militaires contre d'autres partis politiques à l'intérieur du Liban ou la prévention de tout acteur de résistance autre que le Hezbollah au Sud-Liban.

    La défense de l' « axe de la résistance » et de l'appareil armé du parti a été utilisée par le Hezbollah comme un outil de propagande pour justifier la politique et les actions du parti, le dernier exemple étant son intervention militaire en Syrie sous le prétexte de défendre la « résistance » contre le « projet américano-israélien-Takfiri ».

    Conclusion : des voix alternatives

    Ces éléments nous conduisent à affirmer que le Hezbollah ne construit pas une contre-société ou un projet contre-hégémonique en soi, comme le suggèrent certains issus de courants de gauche et/ou académiques, mais tentent plus ou moins d’islamiser les couches les plus larges de la population chiite, tout en ne présentant pas une menace d’aucune sorte pour le système politique dominant dans sa propre société, ou même à un niveau plus large.

    Le projet du Hezbollah ne constitue pas une alternative fondamentale au système capitaliste et confessionel dominant au Liban et dans la région. Au contraire, il le soutient, comme l’illustre sa défense du système confessionel, des discriminations contre les femmes, mais aussi son absence d’intervention en faveur des travailleurs et des réfugiés palestiniens et syriens.

    En outre, la fourniture de services par ses réseaux d'organisations ne diffère pas des autres communautés politiques et confessionelles au Liban, sauf quant à son ampleur et à son efficacité, en favorisant et en promouvant le soutien ou la gestion privée, confessionelle et patronale des risques sociaux49. Sur le plan régional, il a participé à la répression, aux côtés du régime Assad, du mouvement populaire révolutionnaire en Syrie, tout en agissant en faveur d'une forme de statu quo de l'ordre impérial, dont les représentants souhaitent tous le maintien du régime d’Assad.

    Tout projet véritablement contre-hégémonique au Liban exige une rupture avec le système politique confessionel et bourgeois. Or, comme nous l’avons vu, une telle rupture n’est nullement promue par le Hezbollah, pas davantage qu’une rupture avec le système impérialiste, régional et international.

    Le rôle du Hezbollah dans les différents processus en cours au Liban et dans la région confirme qu'il ne présente pas un défi fondamental pour le cadre de l'économie politique actuelle du Liban. Au contraire, l’organisation a été progressivement intégrée dans ce système comme une fraction politique liée à la bourgeoisie confessionelle. En ce sens, la première étude réalisée par Mehdi Amel sur le comportement de la bourgeoisie islamique dans les années 1980, peut être à bien des égards vu dans l'évolution du Hezbollah concernant le système politique libanais :

    « L'aspiration des fractions de la bourgeoisie islamique à renforcer leurs positions dans la structure du pouvoir, ou plutôt à modifier la place qu'ils occupent au sein du système politique confessionnel, afin de mieux partager l'hégémonie et de ne pas changer le système... Par sa participation, cela conduira à un renforcement et à une consolidation du système politique confessionnel et non à sa transformation ou à sa suppression. Cette solution ne constitue pas une solution, car elle ne peut conduire qu’à une aggravation de la crise du système »50.

    Voilà pourquoi tout mouvement populaire au Liban aspirant à un changement radical doit remettre en question tous les acteurs du régime libanais confessionel et bourgeois, du Hezbollah au Courant du Futur, ainsi que tous les acteurs régionaux, de la Syrie et de la République islamique d’Iran à l'Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie. En même temps, il est absolument nécessaire pour les mouvements progressistes de saisir la relation intime entre la libération des classes populaires de la région et de la Palestine, et de lutter pour rendre visible cette relation.

    La libération de la Palestine et de ses classes populaires est liée de manière étoite à la libération et à l'émancipation des classes populaires dans la région, contre leurs classes dirigeantes et les divers forces impérialistes et sous-impérialistes agissant dans le cadre régional. Une logique similaire peut être aussi adopté concernant la question de la libération du peuple Kurde dans la région. De même, il faut s’opposer à toutes les tentatives venant des régimes autoritaires et des forces réactionnaires religieuses, de diviser les classes populaires en fonction de leur sexe, de leurs dénominations religieuses, de leurs nationalités, etc., Ces opérations de division ne peuvent qu’empêcher leur libération mais aussi l'émancipation des classes populaires palestiniennes et kurdes.

    En termes plus positifs, il faut chercher à construire un grand mouvement liant les questions démocratiques et sociales, s’opposant à toutes les forces impérialistes et sous-impérialistes, tout en favorisant des politiques progressises, une transformation sociale par en bas par la construction de mouvements dans lesquels les individus sont les véritables acteurs de leur émancipation.

    Dans une région qui a vu des soulèvements populaires continus depuis 2011, des changements politiques intenses et rapides, il va sans doute être de plus en plus difficile à la direction du mouvement islamique libanais, notamment auprès de sa base populaire, de continuer à proclamer son soutien aux « opprimés du monde entier », tout en demeurant soumis au néolibéralisme libanais et à l’élite politique du pays.

    Avril 2016.

    http://www.contretemps.eu/hezbollah-force-contre-révolutionnaire

  • Liban : Les conséquences de la crise syrienne. La vie associative et syndicale (Essf)

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    Entretien. Nicolas Dot-Pouillard est chercheur principal au sein du programme européen Wafaw (When Authoritarianism fails in the Arab World, European Research Council). Pour nous, il revient sur la situation du Liban.

    Alain Pojolat – Quelles sont les implications de la crise syrienne sur le Liban ?

    Nicolas Dot-Pouillard – Il y a aujourd’hui plus de 1,5 million de réfugiés syriens au Liban, pour une population libanaise de 4,5 millions de personnes. Un chiffre qui croît depuis 2012. Le Liban fait face à une crise humanitaire, et à une crise politique. Officiellement, le gouvernement de Tammam Salam est partisan de la « dissociation » : le Liban ne devrait prendre parti ni pour le régime ni pour l’opposition syrienne, se contentant d’un rôle humanitaire. Concrètement, c’est la participation du Hezbollah aux combats en Syrie, auprès de l’armée de Bachar el-Assad, qui divise les Libanais. Le Hezbollah, sa base communautaire, chiite, ainsi que ses alliés chrétiens, estiment que la présence du Hezbollah en Syrie permet de sécuriser les frontières contre l’afflux de combattants djihadistes au Liban. Les adversaires du Hezbollah, traditionnellement hostiles au régime syrien, exigent que le Hezbollah se retire de Syrie, lui reprochant son alliance avec l’Iran.

    Cette division du pays autour de la présence militaire du Hezbollah en Syrie s’ajoute à une situation très précaire sur les plans institutionnel, communautaires et économique : le pays est sans président depuis mai 2014. Les tensions communautaires, notamment entre sunnites et chiites libanais, sont le reflet de la polarisation régionale entre l’Arabie saoudite et l’Iran. La dette extérieure est supérieure à 36,4 milliards de dollars, faisant du Liban un pays sous dépendance, tandis que plus d’un million de Libanais vivent sous le seuil de pauvreté.

    Le conflit avec Israël a t-il été relégué à l’arrière-plan ?

    Les tensions entre le Hezbollah et Israël sont continues. Le conflit syrien a donné une nouvelle dimension au conflit entre Israël et le Hezbollah : les affrontements se sont étendus, depuis 2012, au plateau syrien du Golan, où le Hezbollah est maintenant militairement présent. Il y a des pics réguliers de tension : Israël a mené plusieurs opérations contre des convois militaires du Hezbollah en Syrie, ou visé certains de ses dirigeants, comme Samir Qatar, tué dans un bombardement à Damas en décembre 2015.

    Et les réfugiés palestiniens ?

    Les camps sont soumis à une insécurité chronique, notamment en raison des combats entre le Fatah et des groupes djihadistes liés à Al-Qaïda ou à Daech, comme à Ayn al-Helweh qui regroupe près de 75 000 réfugiés palestiniens au Liban. Ensuite, les camps souffrent aujourd’hui d’une réduction drastique des crédits de l’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens au Liban. Et cela dans un contexte où les effets de la crise syrienne pèsent sur les camps : plus de 40 000 réfugiés palestiniens de Syrie se sont installés dans les camps de réfugiés du Liban. Il y a donc, depuis plus d’un an, des mobilisations et manifestations régulières de réfugiés palestiniens dans les camps pour protester contre la baisse des crédits de l’UNRWA. Des jeunes Palestiniens, enfin, s’engouffrent dans les vagues migratoires à destination de l’Europe : certains d’entre eux sont morts en mer, aux côtés de Syriens, et parfois de Libanais.

    Y-a-t-il néanmoins des mouvements sociaux au Liban ?

    Le Liban n’est pas un désert politique. La vie associative et syndicale y est très forte. Les conflits sociaux sont nombreux. Le Liban reste marqué par les manifestations de l’été 2015 contre la « crise des ordures ». Au mois de juillet 2015, la centrale de traitement des déchets de Naameh ferme : les ordures s’accumulent dans le pays. C’est un désastre écologique, qui révèle l’incapacité de l’État libanais à assurer une simple mission de service public. Des manifestations de plusieurs dizaines de milliers de personne ont eu lieu dans le pays et la capitale, Beyrouth. Des collectifs comme « Vous puez » ou « Nous voulons des comptes » se sont mis en place. Les revendications ont débordé vers le politique et le social : d’une crise écologique, les manifestants s’en sont progressivement pris au « régime confessionnel » et aux grands partis dirigeants, qu’ils soient sunnites, chiites ou chrétiens. Ils ont mis en cause l’absence d’un système de sécurité sociale au Liban, la cherté de la vie, l’inflation, les coupures récurrentes d’électricité, le manque d’accès à l’eau courante, ou potable, dans certaines régions.

    Le mouvement social contre la crise des ordures a été précédé en 2013 et 2014 par une grande vague de mobilisations interconfessionnelles pour la hausse des salaires des fonctionnaires : le Comité de coordination syndicale (CCS), la Ligue des professeurs et la Fédération nationale des syndicats des ouvriers et employés du Liban (FENASOL) demandaient alors une hausse de 125 % des salaires du public – un chiffre correspondant à l’inflation depuis 1996, date à laquelle les salaires du public ont été « bloqués ».

    Les mouvements pour les droits des femmes ou pour le droit au mariage civil se sont imposés dans l’espace public. Enfin, les travailleurs et travailleuses « migrants » (éthiopiens, pakistanais, sri-lankais, etc.), sans droit sociaux, très précarisés, se sont organisés ces dernières années. Ils disposent désormais d’un syndicat, qui n’est pas encore reconnu par l’État, mais qui travaille avec la FENASOL.

    Est-ce qu’il y a encore une gauche libanaise ?

    Le Parti communiste libanais demeure une des premières organisations à gauche. Il a rajeuni sa direction lors de son onzième congrès d’avril 2016. Il a un nouveau secrétaire général, Hannah Gharib, populaire au Liban : il était le porte-parole du mouvement de grève de 2013 et 2014 et du Comité de coordination syndicale. Le PCL est présent aux élections municipales, et confirme son implantation historique dans des zones rurales de l’est et du sud du Liban. Son organisation de jeunesse, l’Union des jeunesses démocratiques libanaises (UJDL), a été très active dans le mouvement social de 2015.

    Néanmoins, la gauche libanaise, puissante dans les années 1970, pilier du Mouvement national libanais (MNL), proche des Palestiniens, est sortie exsangue de la guerre civile. Elle est divisée sur de nombreux sujets, dont la crise syrienne. Le Forum socialiste libanais – actif dans certaines luttes comme le soutien aux droits des migrants, aux réfugiés syriens ou sur les droits des femmes – est très hostile à la participation du Hezbollah aux combats en Syrie. Une position inverse à celle du PCL, pour qui le principal danger vient de l’hégémonie saoudienne dans la région. En dépit de ces divisions, des revues indépendantes comme Bidayat (Commencements) tentent de renouveler le socle intellectuel de la gauche libanaise.

    Qu’en est-il alors des élections municipales qui se tiennent tout au long du mois de mai ?

    D’abord, ce sont les premières élections municipales depuis 2010, dans un contexte où le Parlement n’a pas été renouvelé depuis 2009. Des listes issues de la « société civile », dans la continuité du mouvement de l’été 2015, se sont mises en place : Beyrouth Medinati (Beyrouth est ma ville), ou Muwatinoun (Citoyennes et citoyens dans un État), qui est plus marqué à gauche. Le taux de participation est bas, mais ces listes ont d’ores et déjà fait leur effet, avec de bons scores, notamment à Beyrouth : elles contestent les grandes forces politiques communautaires, et avancent des thématiques écologiques et sociales. C’est un phénomène inédit. , par DOT-POUILLARD Nicolas, POJOLAT Alain

    Propos recueillis par Alain Pojolat

     

    Paru dans l’Hebdo L’Anticapitaliste - 337 (19/05/2016) :
    https://npa2009.org/idees/international/le-liban-nest-pas-un-desert-politique

    http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38013

  • Un plafond de verre confessionnel au Liban (Orient 21)

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    Les enjeux multiples des élections municipales

    Les élections municipales libanaises se tiennent le 8 mai à Beyrouth et dans la Bekaa, le 15 mai au Mont-Liban, le 22 mai au Sud-Liban. Le 29 mai, le scrutin se termine dans le nord. Les dernières élections municipales avaient eu lieu en 2010. Six ans après, les électeurs sont appelés aux urnes dans un contexte de crise institutionnelle — la présidence de la République est vacante depuis mai 2014, et le Parlement n’a pas été renouvelé depuis 2009.

    Les élections sont locales : les formations politiques doivent composer avec des «  familles  » et des notabilités non partisanes. Mais elles dessinent, en creux, des logiques nationales : relativisation du clivage entre les deux grandes coalitions du 8 et du 14-mars, recomposition de la scène chrétienne, crise du leadership sunnite et contestation timide des grandes forces politiques confessionnelles, dans le sillage du mouvement social de l’été 2015 contre la «  crise des ordures  ».

    Un clivage relativisé

    La division entre les deux grandes coalitions politiques du 8 et du 14-mars, l’une emmenée par le Hezbollah chiite, l’autre par le Courant du futur, sunnite, demeure structurante au Liban. Participation du Hezbollah à la guerre en Syrie, dossier non résolu du Tribunal spécial international sur le Liban (TSL) sur l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri le 14 février 2005, relations avec l’Iran ou avec l’Arabie saoudite : la bipolarisation est toujours à l’œuvre. Mais elle est atténuée. La scène politique libanaise s’est considérablement recomposée depuis 2010, et l’opposition 8 et 14-mars n’est plus suffisante pour comprendre l’ensemble des alliances actuelles.

    Le Hezbollah et le Courant du futur sont engagés dans un dialogue national et dans un gouvernement d’union dirigé depuis février 2014 par Tammam Salam. La division historique entre le 8 et le 14-mars est devenue de plus en plus relative en ce qui concerne le dossier présidentiel. En novembre 2015, Saad Hariri, pourtant opposé à Bachar Al-Assad, décide de soutenir la candidature à la présidence de la République de Sleimane Frangié : dirigeant maronite des Maradas, au Nord-Liban, il n’a jamais caché son soutien au Hezbollah et au régime syrien. Ennemis de toujours, les Forces libanaises (FL) de Samir Geagea et le Courant patriotique libre (CPL) du général Michel Aoun, principales formations chrétiennes au Liban, sont aujourd’hui alliées  ; en janvier 2016, Samir Geagea annonce son soutien à la candidature de Michel Aoun à la présidentielle. Le paysage politique est bouleversé, deux ténors du 14-mars soutiennent désormais deux figures maronites du 8-mars pour prendre la tête de l’État.

    Les élections municipales constituent donc un véritable test politique. Le clivage entre le 8-mars et le 14-mars est relativisé, sans être annulé : comment un scrutin local traduit-il alors les nouvelles dynamiques en cours  ? Il y a d’abord les batailles électorales qui s’inscrivent dans la traditionnelle bipolarisation entre les deux grandes coalitions. Ainsi de la mairie de Saïda, porte d’entrée du Sud-Liban. Dirigeant de l’Organisation populaire nassérienne, fervent soutien du Hezbollah, Oussama Saad a composé une liste municipale réunissant nationalistes arabes et forces de gauche. En face, c’est une liste uniformément 14-mars qui s’annonce : l’actuel maire de Saïda, Muhammad Saudi, est membre du Courant du futur. Les Frères musulmans libanais — la Jamaa islamiya — le soutiennent.

    Dans la ville de Baalbek, le Hezbollah a réuni ses traditionnels alliés du 8-mars, le mouvement chiite Amal, le Parti syrien national social (PSNS) et le parti Baas, proche de Damas. Le Hezbollah ne devrait pas voir son leadership local contesté, son partenariat traditionnel avec le mouvement Amal de Nabih Berri, le président du Parlement, en constitue le pivot. Cependant, dans la localité de Brital, à l’est du pays, le Hezbollah doit affronter les partisans du cheikh Sobhi Al-Toufayli, son ancien secrétaire général, dissident depuis le début des années 1990. Dans la banlieue sud de Beyrouth, le 8-mars est uni, au sein de listes composées du Hezbollah, du mouvement Amal et des aounistes.

    Cependant, dans bien des localités, la composition des listes dépasse désormais les traditionnels clivages partisans, relativisant l’opposition historique entre les blocs du 8 et du 14-mars. Déjà, les municipales de 2010 transcendaient parfois les camps en présence : à Rachaya, le CPL du général Michel Aoun était opposé au Parti syrien national social, alors que tous deux soutenaient le Hezbollah à l’échelon national. En 2016, les listes d’union se sont multipliées, Beyrouth1, centre politique et administratif du pays, est le symbole de ces nouvelles alliances consensuelles. La «  liste des Beyrouthins  » (Laiha Al-Biyarita), parrainée par l’ancien premier ministre Saad Hariri est unitaire, joignant les forces du Courant du futur à celle du 8-mars, en une liste «  bulldozer  ». Le CPL et le Tachnag (arménien), qui s’étaient en 2010 opposés aux forces du 14-mars, sont aujourd’hui aux côtés de leurs adversaires d’hier.

    Recompositions chrétiennes et sunnites

    C’est sur le terrain chrétien, et plus particulièrement maronite, que les élections municipales posent le plus de questions. Les Forces libanaises de Geagea et le CPL d’Aoun ont promis de faire de cette bataille électorale la preuve de leur alliance sur le long terme. Le 4 mai 2016, à l’issue de la réunion de son conseil politique, le CPL a réaffirmé sa volonté de faire de l’union avec les FL l’un des piliers de sa politique municipale.

    Sur le terrain, l’entente entre Samir Geagea et Michel Aoun n’est pas si évidente que cela. Le passif entre les deux hommes est lourd : à la fin des années 1980, leurs partisans respectifs se combattent par les armes. À partir de février 2006, date à laquelle le CPL signe un document d’entente avec le Hezbollah, leurs positions divergent du tout au tout. L’accord conclu entre les FL et le CPL est censé mettre fin à plus de vingt-cinq ans d’inimitié politique, qui divisait jusqu’alors les chrétiens, mais il est récent. Il fonctionne à Sinn al-Fil et dans la région majoritairement chrétienne du Metn-Nord, à Jounieh comme à Zahlé, au centre du pays, où la coalition FL-CPL affrontera une liste conduite par une figure locale, Myriam Skaff, veuve de l’ancien ministre Elias Skaff. Dans d’autres régions, l’entente peine à se concrétiser. Qui plus est, les Forces libanaises tentent de ne pas s’aliéner totalement leurs anciens partenaires chrétiens du 14-mars : dans plusieurs municipalités (Dekweneh, Antelias, Mansouriyeh), les FL essayent encore de préserver des listes d’alliances avec les Phalanges libanaises (Kataeb).

    Seconde grande question posée par les municipales : celle du devenir du leadership sunnite de Saad Hariri et du Courant du futur. Il est écorné. L’ancien premier ministre libanais a été longtemps absent du Liban. Il prône un dialogue national avec le Hezbollah tout en lui demandant de se retirer de Syrie. Il est appuyé en cela par l’actuel ministre de l’intérieur, Nohad Machnouk, une des figures du parti. Cette stratégie consensuelle a été en partie contestée ces derniers mois par plusieurs personnalités sunnites : l’ancien ministre de la justice Ashraf Rifi notamment qui, à Tripoli, appelle désormais ses partisans à ne pas soutenir la liste du Courant du futur, et à voter pour une liste issue de la «  société civile  ». Dans cette ville du Nord-Liban, les partisans de Saad Hariri alliés à deux figures locales, Najib Mikati et Mohamed Safadi doivent en plus affronter une autre dissidence, celle des Frères musulmans, qui ont décidé de s’engager seuls dans la bataille électorale tripolitaine.

    Enfin, à Beyrouth, le Courant du futur a certes réussi le tour de force de composer une liste d’union comprenant l’ensemble des forces du 8-mars et du 14-mars  ; seulement, c’est sur le terrain de la représentation des sunnites de Beyrouth que Hariri est contesté. Alors que sa «  liste des Beyrouthins  », emmenée par Jamal Itani est confessionnellement paritaire, entre chrétiens et musulmans, un avocat, Imad Wazzan, a quant à lui décidé de lancer une liste concurrente, comprenant 60 % de candidats sunnites et 40 % de candidats issus des autres confessions.

    Des listes de la «  société civile  »

    Les élections municipales ne reproduisent pas à la lettre près le clivage entre le 8-mars et le 14-mars  ; elles sont un enjeu pour les chrétiens. Les FL et le CPL testeront la fiabilité de leur alliance nouvelle  ; l’enjeu demeure réduit pour un Hezbollah préservant ses alliances traditionnelles avec le mouvement Amal. Le Courant du futur doit faire ses preuves, et montrer qu’il reste le premier parti représentatif de la communauté sunnite. Mais il y a aussi des invités inédits, sous la forme de listes locales, se réclamant de «  la société civile  » et du refus du système confessionnel.

    En septembre dans les rues, en mai dans les urnes : le mouvement social de l’été 2015 est passé par là. Les problématiques écologiques, la question de l’appropriation de l’espace public, la défiance à l’égard de pratiques corrompues, le refus des traditionnelles «  élites politiques  » : de Beyrouth Medinati (Beyrouth est ma ville) à «  Muwatinat wa muwatinoun fi-dawla  »(Citoyennes et citoyens dans un État), ces nouvelles listes municipales constituent, en un sens, la traduction politique du cycle de contestation qui a agité le Liban en août et septembre 2015.

    Traditionnellement, aux élections législatives comme aux élections municipales, les candidats qui se distanciaient tant du 8-mars que du 14-mars se situaient à la gauche du spectre politique. Ainsi du Mouvement du peuple de l’ancien député Najah Wakim, qui vient de renoncer à présenter des listes à Beyrouth, ou du Parti communiste libanais. Ce dernier n’est pas absent de l’actuelle course électorale : il a ses partisans dans quelques mairies. À Berja, au Mont-Liban, il présente ainsi sa propre liste, contre le Courant du futur et contre le Parti socialiste progressiste (PSP) de Walid Joumblatt. Le PCL a par ailleurs appelé à voter pour les listes conduites par Charbel Nahas2.

    Ce dernier a lancé le mouvement Citoyennes et citoyens dans un État en mars 2016. Proche un temps de la mouvance aouniste, ancien ministre du travail dans le gouvernement de Najib Mikati, dont il démissionne en février 2011, Nahas se veut un défenseur du monde du travail autant qu’un partisan de la déconfessionnalisation du système libanais : il a soutenu les revendications sociales et salariales des travailleurs des supermarchés Spineys en 2012, et s’est fait compagnon de route du Comité de coordination syndicale (CCS) et d’un mouvement syndical libanais en mutation. Le 1er mai 2016, en pleine campagne électorale, il a défilé aux côtés du PCL, de la Fédération nationale des syndicats et des ouvriers du Liban (Fenasol) et des travailleurs migrants. À la gauche de l’échiquier politique, il est fédérateur. La vocation de Citoyennes et citoyens dans un État n’est pas qu’électorale, le mouvement veut s’inscrire dans le temps long du politique et prête une attention soutenue aux questions économiques et de justice sociale. Il se présente aux élections municipales dans plusieurs localités : à Beyrouth, avec quatre candidats, dont Charbel Nahas, mais aussi à Zahlé, Saghbine, Machghara et Baalbek.

    La liste «  Beyrouth Medinati  » est la seconde surprise de ces élections : elle n’a pas une vocation nationale, et se cantonne à la capitale. Elle est moins marquée à gauche que Citoyennes et citoyens dans un État, et s’inscrit peut-être plus dans une tradition «  ongéiste  » du politique née dans les années 1990, se veut représentative d’une nouvelle «  société civile  » dépolitisée, met en avant la figure de «  l’expert  » — souvent issu des classes moyennes supérieures — et le principe de la «  bonne gouvernance  » au centre de son programme municipal. Beyrouth Medinati a mené une campagne particulièrement dynamique en un temps record, paritaire entre les hommes et les femmes, en faisant valoir un droit à la ville et à l’espace public, dénonçant l’incurie des anciens pouvoirs publics municipaux. La très forte tonalité écologique de son programme s’inscrit dans la droite continuation des manifestations contre la «  crise des ordures  » de l’été 2015.

    Beyrouth Medinati et Citoyennes et citoyens dans un État reflètent deux cultures politiques différentes. La première se veut sans doute plus dépolitisée et «  technicienne  », la seconde s’inscrit dans l’héritage plus traditionnel des gauches libanaises. Ces différences étaient déjà perceptibles dans le mouvement social de l’été 2015, avec des collectifs comme «  Vous puez  » d’un côté, «  Nous voulons des comptes  » de l’autre — les seconds étaient sans doute plus liés à l’histoire des mouvements progressistes libanais, à l’instar de Naamet Badredine, sa porte-parole, un temps proche des communistes.

    Ces deux cultures politiques sont présentes dans la bataille municipale, cependant ces listes alternatives se présentent de manière divisée. Leurs slogans sont porteurs, toutefois elles ne sont pas assurées du succès : la participation électorale aux élections municipales est en général très basse (moins de 30 %), le poids des notabilités locales et des «  familles  » joue, les partis confessionnels ont maintes fois prouvé leur capacité de mobilisation et de résilience. Qui plus est, le système électoral n’encourage pas les votants à s’approprier leur propre espace public. Les électeurs sont en effet appelés à voter dans leur localité d’origine, non pas celle où ils vivent et travaillent, même pas celle où ils sont nés, mais celle d’où leurs familles sont originaires. Le plafond de verre du communautarisme libanais est difficile à percer. Mais quelques brèches ne sont pas inutiles.

    1Jeanine Jalkh, «  Municipales : Beyrouth, la mère des batailles  », L’Orient le jour, 25 avril 2016.

    2Maha Zaraket, «  Profile : Charbel Nahas, 60 years of dissent  », alakhbar.com, 18 août 2014.

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  • Réflexions sur le nationalisme arabe, la gauche et l’islam(Orient 21)

    Itinéraire de Joseph Samaha

    Dans le Liban des années 1990 et 2000, Joseph Samaha était une figure intellectuelle influente. À l’occasion du neuvième anniversaire de son décès, As-Safir vient de publier un entretien avec Nicolas Dot-Pouillard, effectué en 2006, dont voici la traduction. Si le contexte politique a changé depuis cette époque, il n’est pas inutile de relire les propos d’un intellectuel de gauche libanais préoccupé par la « question nationale » et attentif au devenir de l’islam politique.

    Joseph Samaha est décédé d’une crise cardiaque le 25 février 2007 à Londres. Intellectuel de gauche, ancien militant de l’Organisation d’action communiste au Liban (OACL), se réclamant également de l’héritage du président égyptien Gamal Abdel Nasser, il dialoguait avec l’islam politique. Dans le Liban des années 1990 et 2000, Joseph Samaha était une figure intellectuelle influente, et sa plume était connue dans l’ensemble du monde arabe. Ancien rédacteur en chef du quotidien As-Safir, il fondait, à l’été 2006, en pleine guerre israélienne contre le Liban, le journal Al-Akhbar.

    Le quotidien As-Safir vient de publier un entretien que nous avions eu avec lui le 17 février 2006. Le contexte politique a changé depuis l’époque de cet interview : la guerre israélienne sur le Liban est passée par là, Joseph Samaha n’avait pas encore fondé le quotidien Al-Akhbar. Bien plus, ses propos résonnent étrangement, si ce n’est avec un certain décalage : les soulèvements arabes de 2011 étaient à venir, la crise syrienne n’avait pas encore séparé les Frères musulmans et le Hezbollah — auxquels Joseph Samaha fait souvent référence. La confessionnalisation du politique n’avait pas atteint le degré actuel. Mais il n’est pas inutile d’offrir aux lecteurs la parole d’un intellectuel de gauche libanais d’abord préoccupé par la «  question nationale  » et la «  question sociale  », et attentif, à l’époque, au devenir d’un islam politique qu’il perçoit comme tout à la fois pluriel et hégémonique.

    Nicolas Dot-Pouillard.

    ******************************************************************

    1967-1995, parcours politique

    J’ai d’abord été très influencé par le courant nassérien, mais j’ai eu comme un passage à vide entre 1968 et 1969, en raison de la défaite arabe de juin 1967 face à Israël. Nous avons tous été sous le choc  ; c’est une période que je préfère oublier. J’étais jeune, dans la vingtaine. À partir de 1969, j’étais surtout en relation avec un courant de pensée qui n’a malheureusement pas eu beaucoup d’influence dans la gauche arabe, qui était représenté par deux penseurs syriens, Yassin Hafez et Elias Morqos1. Ces deux penseurs ont essayé d’élaborer une lecture marxiste de Nasser, ou une lecture marxisante du nationalisme arabe. Cela s’inscrivait dans un débat plus large, avec trois autres grands courants, à l’époque. Premièrement, le courant des partis communistes traditionnels dans le monde arabe, les prosoviétiques. Deuxièmement, avec les courants nationalistes arabes du parti Baas. Troisièmement, avec les mouvements d’extrême gauche, ce que l’on nommait les «  nouvelles gauches  », particulièrement celles qui s’appuyaient sur la résistance palestinienne, avec toutes les transformations du Mouvement des nationalistes arabes (MNA)2, la naissance du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) et du Front démocratique (FDLP) en 1967 et 1969, mais aussi celle de l’Organisation d’action communiste au Liban (OACL).

    Ce sont Yassin Hafez et Elias Morqos qui m’ont le plus influencé. Il y avait de petits groupuscules autour d’eux, au Liban, en Irak, en Syrie, avec un courant politique qui n’a malheureusement pas réussi à s’élargir : le Parti révolutionnaire arabe des travailleurs. J’étais dans cette mouvance jusqu’en 1972. Nous étions jeunes, le Liban était en pleine ébullition, il y avait le mouvement ouvrier, le mouvement des paysans, le mouvement étudiant, les universités bougeaient beaucoup.

    Puis, en 1972, je suis devenu membre de l’OACL qui était à la lisière des nouvelles gauches radicales et du nationalisme arabe. J’ai intégré la direction de cette organisation jusqu’en 1980, comme membre de son bureau politique. Mais j’avais une position critique sur la stratégie, la tactique, la manière de diriger. J’ai plusieurs fois été menacé d’exclusion par la direction. Et en 1980, j’ai été effectivement expulsé de l’OACL, notamment après une série d’articles critiquant non seulement l’organisation, mais aussi Walid Joumblatt3 et la stratégie générale du mouvement national libanais. Je me sentais toujours de gauche, mais j’essayais d’élaborer une certaine critique de la pratique de la gauche libanaise. À un certain moment, Walid Joumblatt a suggéré qu’on écrive un programme pour un nouveau Parti socialiste qui ne soit pas le Parti socialiste progressiste (PSP), un parti plus large, mais cela a échoué.

    Mes désaccords politiques avec les uns et les autres n’ont jamais affecté mes relations personnelles : j’ai continué à travailler avec Fawaz Traboulsi4, j’ai toujours discuté avec Walid Joumblatt.

    Puis il y a eu l’invasion israélienne de 1982. Je suis resté deux ans après 1982 à Beyrouth, ensuite j’ai quitté pour un temps le Liban pour la France. Cela a été une expérience profonde, sur le plan intellectuel et politique : j’ai lancé, avec d’autres, un hebdomadaire qui était en un sens proche de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Nous l’avions nommé «  le Septième jour  » (al-Yom al-sabi’)5. Cette période du milieu des années 1980 était difficile, il y avait l’occupation israélienne du Sud-Liban, mais aussi la guerre des camps entre les Palestiniens et le mouvement chiite Amal. De fait, notre journal était assez critique envers la politique syrienne au Liban, et pour cette raison, je ne pouvais pas revenir à Beyrouth.

    Je suis donc resté onze ans à Paris jusqu’à mon retour au Liban en1995. Si j’ai pu le faire, c’est que les Syriens n’avaient plus de veto sur ma personne. Il y avait un contexte nouveau : les accords d’Oslo. J’étais très critique envers les accords, cela a aidé. J’ai écrit plusieurs pamphlets : sur le conflit israélo-arabe, sur le «  système Rafiq Hariri  »6 et la reconstruction «  post-Taëf  »7, envers lesquels j’ai toujours été critique.

    L’islam politique et le sens de l’histoire

    Je ne suis plus membre d’un parti politique : la position que j’ai choisie est celle d’un homme de gauche indépendant qui essaie, par le biais du journalisme, de l’éditorial, de la prise de position publique, d’élaborer des idées et des pistes qui à mon avis sont de gauche, mais très liées à la question nationale dans le sens où il ne suffit pas de se dire de gauche, où la gauche doit considérer que ce qui prime dans cette région, c’est l’ingérence étrangère et le devoir de s’y opposer. Et donc, plus la gauche quitte ce champ de bataille, plus elle abandonne la question nationale, plus d’autres, notamment les islamistes, viennent occuper ce terrain et gagner en influence.

    Prenons deux organisations islamistes qui sont devenues, au fur et à mesure des années, emblématiques non seulement de l’islam politique, mais aussi de la résistance à Israël. En tant qu’homme de gauche attaché à la question nationale, je pense qu’ils vont, politiquement, dans le bon sens. Le Hezbollah plus que le Hamas  ; mais le Hezbollah et le Hamas quand même. Nous pouvons ne pas être d’accord avec leur idéologie religieuse, désapprouver certains aspects de leur stratégie, de leur tactique, et même les slogans qu’ils portent. Mais si on regarde honnêtement la situation, si on fait un véritable état des lieux dans le monde arabe, on voit que les Arabes ont une grande attente d’un courant national, ou patriotique. Et après la défaite du courant nationaliste arabe, nous sommes nombreux à avoir cru, à un certain moment, que la gauche pouvait remplir ce vide. Mais elle ne l’a pas fait. Ce sont graduellement les islamistes qui ont rempli ce vide, avec toutes les transformations qu’ils ont connues, notamment dans les années 1990, et ce dans une conjoncture complètement transformée : fin de l’Union soviétique, fin de la guerre d’Afghanistan, politique américaine conquérante.

    Les islamistes ont parfois hérité des anciens cadres qui venaient du mouvement de gauche et du mouvement nationaliste arabe  ; je pense par exemple à Mounir Chafiq8, un intellectuel palestinien de la gauche du Fatah passé à l’islam politique, et je me demande : est- ce qu’il fait de l’entrisme ou est-ce qu’il est réellement convaincu de ce que qu’il dit  ? Mais qu’importe, il a réussi, avec d’autres, à assurer la continuation d’un certain discours national, en Palestine, avec tous les changements qu’a connus le Hamas, au cours des années 1990, et au Liban avec le Hezbollah.

    Il me semble que c’est ce courant islamiste qui a repris le discours de la libération nationale, le seul qui puisse véritablement faire bouger les masses arabes. Pour le moment, aucun autre courant n’a réussi à le faire, ni la gauche, ni les démocrates, ni les libéraux, malheureusement. Les islamistes, au Liban et en Palestine, ont enfin bénéficié d’un certain cadre démocratique, pluraliste, en négociant avec d’autres courants politiques  ; je pense que cela leur a profité, et a participé aussi de leurs évolutions respectives. La démocratie doit profiter à ces courants. Chaque fois que l’occasion s’est présentée, de Nasser à un autocrate comme Saddam Hussein, les Arabes ont dit ce qu’ils voulaient vraiment : une politique qui réponde aux menaces qu’ils sentent, à cette hégémonie américaine et à cette politique de plus en plus expansionniste. En Palestine par exemple.

    Nationalisme arabe, gauche et islam politique

    J’ai eu des sentiments ambivalents en janvier 2006, lorsque le Hamas a gagné les élections législatives en Palestine. J’ai ressenti une certaine peur, mais au fond, j’étais satisfait que le Hamas ait gagné. Car il suffit de regarder ce que Mahmoud Abbas et la direction du Fatah ont fait du mouvement, du Fatah, de l’Autorité nationale palestinienne (ANP) : historiquement, c’est une catastrophe. Or, du simple point de vue de la question nationale, le Hamas a réussi à battre le Fatah et à porter un message nationaliste contre les renoncements de l’Autorité.

    Au Liban, le cadre est différent : le discours de la gauche a été complètement éliminé par l’hégémonie du Hezbollah. Mais le Hezbollah a su lui aussi s’ouvrir et intégrer des idées qui venaient d’autres courants. C’est sa grande force. Je connais bien le Hezbollah, je connais bien ses cadres et ses dirigeants. Chaque fois que je discute avec eux, j’ai l’impression que ce sont de vrais nationalistes. Et paradoxalement, si je compare avec le passé, je me dis aussi parfois que la matière première de ce mouvement, de ses cadres, de sa direction, aurait pu être, à une autre époque, celle d’un grand mouvement patriotique et progressiste.

    Il faut enfin comprendre les césures au sein du mouvement islamique. Les Frères musulmans au Koweït n’ont rien à voir avec les Frères musulmans en Irak, en Égypte, au Soudan ou en Algérie. Il n’y a pas un seul islam politique. Mais l’islam politique qui m’intéresse, c’est celui qui porte le message nationaliste autrefois porté par les nationalistes arabes et la gauche. Au fond, c’est le nationalisme arabe qui s’exprime par le biais de l’islam, idéologie désormais dominante, hégémonique. Il faut voir les contradictions : peut être qu’il y a un discours assez rétrograde, qui peut être considéré comme réactionnaire, mais le fond est progressiste et va dans une direction que je ne peux pas désapprouver.

    Ceci dit, je n’aime pas les compromis idéologiques. Il faut bien comprendre ce que je dis : je considère que certains courants politiques islamistes portent le discours de libération nationale. Mais je ne crois pas non plus qu’on puisse fabriquer, comme cela, un mélange entre le nationalisme arabe, la gauche et l’islam politique. Je n’aime pas ces compromis idéologiques. Je peux être, moi, nationaliste arabe et de gauche, et parler d’un parti politique comme le Hamas : je dis dans ce cas ce que je retiens de positif et de négatif dans leur expérience. Mais pas jusqu’à prôner un mélange idéologique qui peut aussi donner n’importe quoi. Ma préoccupation est double : arabe et anti-impérialiste. Dans ce cadre, j’ai toujours un peu peur du référent purement islamique, qui ne mène à rien. La solidarité islamique, je n’y crois pas.

    Prenons la période de Nasser, par exemple : le critère d’alliance était anti-impérialiste, pas culturel ou religieux. On était avec l’Inde contre le Pakistan, avec la Grèce contre la Turquie. Tout simplement parce que la Turquie et le Pakistan étaient clairement dans le camp impérialiste. L’approche qui consiste à dire : «  nous, les Arabes, quels sont nos intérêts nationaux  ?  » est différente de : «  nous, les musulmans…  ». De nombreux pays arabes ont été alliés de l’Union soviétique en tant qu’Arabes, même si l’URSS représentait un modèle de société éloigné de nos aspirations. Mais, de fait, c’était l’allié des Arabes, dans un certain rapport de force mondial et international. Je ne comprend pas ces Arabes qui sont allés en Afghanistan se battre contre les Soviétiques : ils n’avaient rien à faire là-bas. Le cheikh Abdallah Al-Azzam9 était à deux pas d’Israël, et il est parti se battre au Pakistan et en Afghanistan. Une chose est de dire : «  je défends les partis islamistes qui portent la cause nationale arabe  », une autre est d’affirmer : «  je soutiens les partis islamistes parce qu’ils sont musulmans.  »

    Je vois donc les choses de manière très pragmatique et réaliste. Dans la conjoncture actuelle, nous sommes dans une phase historique ou l’islam domine et va dominer la vie politique et culturelle. C’est un fait, et cela va durer des années et des années. L’islam politique est encore dans sa phase montante. Nous n’en sommes peut-être qu’au début. Yassin Hafez disait : «  vous ne pourrez jamais faire l’économie de l’islam, les Arabes ne pourront jamais faire l’économie de l’islam.  » Il avait raison.

    La crise intellectuelle du monde arabe

    Je ne crois pas à une révolution intellectuelle profonde dans l’islam, tout simplement parce que je crois pas à une révolution intellectuelle profonde, actuellement, dans le monde arabe. La crise intellectuelle frappe tout le monde. Du point de vue intellectuel, je suis pessimiste. Tout est allé déclinant. Cela vaut pour l’islam politique : je pense sincèrement que Djamal Al-Din Al-Afghani était bien meilleur que Mohammed Abdouh10, que Mohammed Abdouh était bien meilleur que Rachid Rida et que Hassan Al-Banna11, qui étaient meilleurs que Sayyid Qutb. À la fin, nous arrivons à Ayman Al-Zawahiri et à Abou Moussab Al-Zarkaoui12  ! La crise que vit l’islam est la crise de la pensée à un niveau plus général. Elle n’est pas réservée aux islamistes et elle est structurelle. Par exemple, les libéraux arabes n’ont rien à faire avec les libéraux égyptiens d’hier : pour le courant libéral, on descend historiquement de Taha Hussein à Ayman Nour13, chez les islamistes, de Al-Afghani à Al-Zawahiri. Cela vaut aussi pour la gauche et les nationalistes arabes : il y a une crise profonde dans ces courants.

    Je ne dis pas que le paysage est complètement négatif. Quelque chose se passe dans certains milieux des Frères musulmans. Ils font un travail sur eux- mêmes. Dans le Hezbollah, clairement, ce travail est à l’œuvre. Dans la pensée chiite en général, il y a les écrits de Mohammed Hussein Fadlallah14, qui sont intéressants. Il y a peut-être, dans la mouvance proche des Frères musulmans, une personne comme le cheikh égyptien Youssef Al-Qardawi. On peut voir en lui un cheikh intégriste, profondément rétrograde  ; mais, d’un autre point de vue, il est avancé, car il se situe à des années-lumières de certains religieux.

    Parmi les Frères musulmans syriens, les choses ont un peu bougé ces dernières années : les deux ou trois derniers documents qu’ils ont rédigés étaient assez modernes. Le cheikh Rachid Ghannouchi15, le leader du mouvement Ennahda en Tunisie essaie de faire quelque chose d’intéressant, en termes de renouvellement intellectuel, de dialogue avec les laïcs. Rachid Ghannouchi était baasiste dans le passé. Il connaît la Syrie, il a une certaine sensibilité à la question arabe, une vision islamiste qui n’est pas étriquée. Mounir Chafiq essaye de développer un point de vue intéressant, Fahmi Howeidi16 également.

    Mais tout cela est très épars. La région est si crispée. Je ne sais pas si on pourra opérer cette révolution culturelle nécessaire à l’intérieur de l’islam, si on reste dans l’état actuel des choses. Parce qu’il n’y a pas de classe sociale qui porte un projet historique. En cela, je reste assez marxiste.

    Quelle «  collectivité politique  »  ?

    Si je choisis une étiquette, je suis à ma manière nassérien. Et de gauche. J’ai écrit plusieurs articles sur ma vision de l’expérience de Nasser, et j’ai toujours dit que, au moins, dans les grands courants de pensée, dans le monde arabe, parmi les islamistes, les libéraux, les marxistes et le courant nationaliste — le Baas notamment —, Nasser est le seul, de par son pragmatisme et son expérience, qui a pu au moins poser les bonnes questions. Le nassérisme n’est pas forcément une pensée, comme le baasisme ou le marxisme, mais c’est une expérience pratique, affective même, qui a profondément modifié le monde arabe à l’époque. Il a modifié la manière dont les Arabes se percevaient face à l’Occident. Il a obtenu des réponses plus ou moins bonnes, d’ailleurs — nous avons vu ce qui s’est passé ultérieurement en Égypte —, mais au moins, si on discute de ces grands courants dans l’histoire contemporaine du monde arabe, il est le plus proche de ce qu’il faut faire en termes d’indépendance et de contenu social. Quand je dis que je suis nassérien, c’est une manière de dire que je ne suis pas baasiste : car si nous n’arrivons pas à faire la différence entre Nasser et le Baas, nous n’arriverons jamais à comprendre ce qu’était l’expérience de Nasser dans le monde arabe.

    Comment, à partir de ces questions qui ont été posées sous Nasser, penser certaines questions contemporaines qui se posent à nous  ? Que voudrait dire aujourd’hui un grand mouvement de libération nationale dans le monde arabe  ? Chez Nasser, c’était, dans une certaine mesure, la combinaison de trois choses : l’achat d’armes à la Tchécoslovaquie (1955), la nationalisation de la compagnie du canal de Suez (1956), et la construction du haut-barrage d’Assouan entré en service dans les années 1960. Ce fut une expérience possible au sein d’un certain ordre du monde, d’un rapport de force mondial différent que celui que nous vivons actuellement. L’idée d’un rôle important de l’État dans l’économie, celle d’un développement attentif aux intérêts des classes populaires, tout cela est complètement sorti du viseur de tout le monde, des islamistes, des libéraux, des démocrates, et même de la gauche arabe. Cette gauche parle de démocratie, de droits humains, mais la problématique du développement, la question de l’État, est sortie de son viseur. Tous ces courants, quels qu’ils soient, s’inscrivent quelque part dans la reconnaissance d’un monde unipolaire, homogène, et d’une mondialisation uniquement conçue comme libérale, économiquement parlant. Quel pourrait être le contenu social d’un mouvement de libération nationale arabe actuellement  ? Je ne sais pas, car le rapport de force est très dégradé.

    Ce n’est pas un hasard s’il y a une dérive, dans le monde arabe, vers un contenu culturel. Lorsque je parle des Arabes, j’aimerais en parler en termes politiques, de collectivité politique. Mais désormais c’est juste une marque culturelle, comme l’islam. Parce que l’ensemble des courants politiques dans le monde arabe sont incapables de donner un contenu politique, économique et social à leur programme. Donc, nous vivons une période de repli identitaire, en tant qu’Arabes et en tant que musulmans. Nous sommes Arabes ou nous sommes musulmans, mais jamais dans un sens politique, stratégique et économique. Juste en termes de culture. Dans le monde arabe, de la Tunisie jusqu’au Liban, il n’y a de commun que la culture. Nous avons effectivement les mêmes écrivains, les mêmes films, les mêmes sensibilités culturelles, avec les nouveaux médias, notamment télévisés. Mais ça s’arrête là. La culture, l’identité, la religion, sont les thématiques qui priment à présent. 4 mars 2016

    http://orientxxi.info/magazine/reflexions-sur-le-nationalisme-arabe-la-gauche-et-l-islam,1226

  • Business de la mort: Riyad va récupérer l’armement français initialement destiné au Liban ! (Anti-k)

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    L’Arabie Saoudite, qui a interrompu le mois dernier un programme d’aide de trois milliards de dollars à l’armée libanaise impliquant des armes françaises, récupèrera les équipements prévus par le contrat, a annoncé samedi 5 mars le chef de la diplomatie saoudienne Adel al-Jubeir.

    « Nous n’avons pas interrompu le contrat. Il sera mis en oeuvre mais le client sera l’armée saoudienne », a déclaré M. al-Jubeir au cours d’une conférence de presse à Paris. « Nous avons décidé que les trois milliards de dollars (d’équipements) cesseraient d’être livrés à l’armée libanaise et seraient redirigés vers l’armée saoudienne », a-t-il dit.

    « Nous sommes face à une situation où les décisions du Liban sont captées par le Hezbollah. (Les armes) iront à l’Arabie saoudite, pas au Hezbollah. »

    Détérioration des relations

    Riyad a interrompu le mois dernier son programme d’aide de trois milliards de dollars à l’armée libanaise pour protester contre les prises de position jugées hostiles à son égard inspirées par le Hezbollah libanais, le mouvement chiite favorable à l’Iran. Une mesure inédite et qui illustre la détérioration des relations entre les deux pays.

    Le programme de trois milliards de dollars avait fait l’objet d’un accord avec la France pour la fourniture d’équipements militaires à l’armée libanaise. Une première livraison de missiles antichars de type Milan a été effectuée en avril 2015 et une autre est prévue pour le printemps prochain. Mais le gros du contrat n’a pas été exécuté.

    http://www.lemonde.fr/international/article/2016/03/05/l-arabie-saoudite-va-recuperer-l-equipement-militaire-francais-initialement-destine-au-liban_4877296_3210.html#cMolYWiD6zmIgHss.99

    http://www.anti-k.org/2016/03/06/business-de-la-mort-riyad-va-recuperer-larmement-francais-initialement-destine-au-liban/

    Une nouvelle guerre au Liban? (Pùblico, Espagne)

    http://www.publico.es/internacional/arabia-saudi-e-israel-buscan.html

     

  • Liban. Les femmes réfugiées en provenance de Syrie sont exposées à l'exploitation et au harcèlement sexuel (Amnesty)

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    Le manque d'aide internationale et les politiques discriminatoires mises en œuvre par les autorités libanaises créent des conditions propices aux atteintes aux droits humains et à l'exploitation des femmes réfugiées au Liban, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport rendu public à la veille de la Conférence des donateurs pour la Syrie, prévue à Londres le 4 février.

    Intitulé «Je veux un endroit sûr». Les réfugiées de Syrie déracinées et sans protection au Liban ce rapport dénonce le fait que le refus du gouvernement libanais de renouveler les permis de séjour des réfugiés et la pénurie de fonds internationaux aggravent la situation précaire des femmes réfugiées et les exposent à l'exploitation aux mains de personnes en position de pouvoir, notamment des propriétaires, des employeurs et même des policiers.

    « La pénurie de fonds internationaux alloués à la crise des réfugiés, alliée aux restrictions imposées aux réfugiés par les autorités libanaises, sont synonymes pour les femmes réfugiées en provenance de Syrie de risque de harcèlement et d'exploitation, et d’incapacité à demander la protection des autorités », a déclaré Kathryn Ramsay, chercheuse sur les questions de genre à Amnesty International.

    En 2015, le Liban a interdit au Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) d'enregistrer de nouveaux réfugiés syriens et a promulgué des réglementations qui durcissent les conditions de renouvellement de leur statut de résident. Sans véritable statut légal, ils risquent l'arrestation arbitraire, la détention et même l'expulsion, et beaucoup ont peur de dénoncer des abus à la police.

    Vingt pour cent des foyers de réfugiés syriens au Liban sont dirigés par des femmes. Dans certains cas, elles sont la première source de revenus de la famille, leurs époux ayant été tués, détenus, enlevés ou ayant disparu de force en Syrie.

    « La majorité des réfugiés syriens au Liban luttent pour survivre dans des conditions désespérées. Ils se heurtent à une discrimination généralisée et à de grandes difficultés pour se nourrir, se loger et obtenir un travail. C’est d’autant plus vrai pour les femmes réfugiées. Beaucoup – notamment celles qui dirigent leur foyer – se retrouvent exposées au harcèlement, à l'exploitation et aux violations des droits humains, au travail et dans la rue », a déclaré Kathryn Ramsay.

    Pauvreté et exploitation aux mains des employeurs et des propriétaires

    Environ 70 % des familles réfugiées syriennes vivent très en-dessous du seuil de pauvreté au Liban.La réponse humanitaire de l'ONU à la crise des réfugiés syriens est systématiquement sous-financée. En 2015, l'ONU n'a reçu que 57 % des fonds requis pour son action au Liban. Cette grave pénurie a contraint le Programme alimentaire mondial (PAM) à réduire l'allocation alimentaire mensuelle fournie aux réfugiés les plus vulnérables – elle est passée de 27 euros à 12,50 euros à la mi-2015. Après une injection de fonds fin 2015, cette allocation a été augmentée à 20 euros – soit 0,66 euros par jour. Un quart des femmes avec lesquelles Amnesty International s'est entretenue avaient cessé de recevoir des versements pour l'alimentation au cours de l'année 2015.

    De nombreuses réfugiées ont déclaré lutter pour faire face au coût élevé de la vie au Liban et se procurer des vivres ou payer le loyer, ce qui les rend plus vulnérables à l'exploitation. Selon le témoignage de certaines femmes, des hommes leur ont fait des avances sexuelles déplacées ou leur ont proposé de l'aide ou de l'argent en échange de sexe.

    Dans un contexte de discrimination généralisée à l'égard des réfugiés au Liban, les réfugiées qui ont réussi à trouver un emploi pour subvenir à leurs besoins sont exploitées par leurs employeurs, qui leur versent des salaires excessivement bas. « Ils savent que nous accepterons même le plus bas salaire parce que nous en avons besoin », a déclaré « Hanan », une réfugiée palestinienne venue de Syrie dont le nom a été modifié pour protéger son identité.

    « Asmaa », 56 ans, réfugiée palestinienne venue de Syrie qui vit à Chatila, un camp de réfugiés situé dans la banlieue sud de Beyrouth, a déclaré qu'elle interdisait à ses filles de travailler, de peur qu'elles ne soient harcelées : « Ma fille a travaillé dans un magasin. Le responsable l'a harcelée et l'a pelotée. C'est pour cette raison que je ne laisse plus mes filles travailler. »

    Plusieurs femmes ont raconté qu'elles avaient quitté un travail ou renoncé à en prendre un parce que le comportement de l'employeur était indécent.

    Trouver assez d'argent pour se loger est un autre défi de taille. Au moins 58 % des réfugiés syriens vivent dans des appartements ou des maisons de location, d'autres dans des bâtiments délabrés et des quartiers informels. De nombreuses femmes ne sont pas en mesure de régler les loyers exorbitants et se retrouvent dans des logements sordides.

    « Qu'elles soient sous-payées au travail ou qu'elles vivent dans des logements sales, infestés de rats et délabrés, elles n'ont pas de stabilité financière, ce qui est source d'énormes difficultés et incite les personnes en position de pouvoir à profiter d'elles », a déclaré Kathryn Ramsay. 

    L'absence de statut juridique accroît les risques

    En raison des procédures bureaucratiques pesantes et des coûts élevés de renouvellement de leurs permis de séjour mis en place par le gouvernement libanais en janvier 2015, de nombreux réfugiés ne peuvent pas renouveler ces documents. Sans permis valide, les réfugiés syriens craignent d'être arrêtés et ne signalent pas les violences à la police.

    La majorité des réfugiées avec lesquelles s'est entretenue Amnesty International ont expliqué que l'absence de permis de résidence les empêche de dénoncer les abus aux autorités libanaises. « Hanan », réfugiée palestinienne de Syrie qui vit dans un camp de réfugiés près de Beyrouth avec ses trois filles, s'est rendue au poste de police pour porter plainte contre un chauffeur de bus qui la harcelait. Les policiers l'ont renvoyée sans enregistrer sa plainte, au motif qu'elle n'avait pas de « statut juridique ».

    « Ces femmes ont bien conscience que le harcèlement et l'exploitation qu'elles subissent sont aggravés par le fait que, n'ayant pas de permis de résidence valides, elles n'ont nulle part où demander aide et protection », a déclaré Kathryn Ramsay.

    Une autre femme syrienne a raconté qu'elle était devenue la cible de harcèlement après s'être rendue à la police :

    « Au bout d'un certain temps, les policiers passaient devant notre maison ou nous appelaient, et nous demandaient de sortir les rejoindre. Il s'agissait des trois policiers qui avaient pris notre déposition. Parce que nous n'avons pas de permis [de résidence], ils nous ont menacées. Ils ont dit qu'ils nous mettraient en prison si nous ne sortions pas avec eux. »         

    Le Liban accueille un plus grand nombre de réfugiés par habitant que tout autre pays au monde, et il n'est guère soutenu par la communauté internationale. Toutefois, cela ne saurait justifier le fait de ne pas protéger les réfugiées contre l'exploitation et les violences.

    « L'afflux de réfugiés exerce une pression considérable sur le Liban, mais ce n'est pas une excuse pour leur imposer des restrictions aussi sévères et les mettre en danger, a déclaré Kathryn Ramsay.

    « Au lieu de favoriser un climat de peur et d'intimidation, les autorités libanaises doivent modifier leur politique en vue de protéger les femmes réfugiées et de faciliter le renouvellement des permis de résidence, sans restriction, de tous les réfugiés. »

    Un soutien international crucial

     Le manque d'aide et de fonds internationaux destinés aux réfugiés au Liban contribue directement à la pauvreté et à la précarité des réfugiées, les exposant à des risques accrus.

    Selon le HCR, au moins 10 % des réfugiés syriens dans les pays d'accueil, soit 450 000 personnes, sont vulnérables et ont besoin d'être réinstallés de toute urgence dans un autre pays en dehors de la région. Le HCR considère que les femmes et les jeunes filles qui sont en danger entrent dans la catégorie des réfugiés « les plus vulnérables ».

    Amnesty International demande à la communauté internationale d'augmenter le nombre de places de réinstallation et le nombre d'itinéraires sûrs permettant aux réfugiés venus de Syrie de quitter la région.

    En outre, elle doit accroître nettement l'aide financière et mettre à profit la conférence des donateurs du 4 février pour s'engager à satisfaire les demandes de financement de l'ONU destinés à faire face à la crise en Syrie pour 2016-2017.

    « Les pays les plus riches du monde – l'Union européenne dont le Royaume-Uni, les États du Golfe et les États-Unis notamment – doivent se mobiliser davantage en vue de remédier à cette crise. Ils doivent accroître l'aide humanitaire pour les personnes en Syrie et les réfugiés dans la région, et partager la responsabilité de la crise en réinstallant un plus grand nombre de réfugiés, a déclaré Kathryn Ramsay.

    « Enfin, ils doivent collaborer avec les pays d'accueil comme le Liban pour lever les obstacles à l'enregistrement légal des réfugiés et faciliter l'accès à des services vitaux, afin de protéger tous les réfugiés, et notamment les femmes, contre les violations des droits humains. »

    2 février 2016

    https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2016/02/lebanon-refugee-women-from-syria-face-heightened-risk-of-exploitation-and-sexual-harassment/

  • Syrie Liban : La déclaration de Madaya (Essf)

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    « L’horreur de la politique du meurtre et du siège imposée par le régime et ses acolytes »

    Face à l’ampleur de la crise en Syrie, au danger qui menace son devenir et ses habitants, à l’horreur de la politique du meurtre et du siège imposée par le régime et ses acolytes, et partant d’un sentiment humanitaire, de la responsabilité arabe, de la fraternité islamique et historique, nous élevons notre voix, soutenons les habitants de Madaya et refusons le fait d’affamer, de tuer et d’assiéger.

    1. Nous condamnons le siège de Madaya qui a pris des proportions dramatiques avec un embargo sur la nourriture, l’eau et les médicaments. Nous considérons que ceci est une violation de toutes les valeurs humanitaires et des droits de l’homme.

    2. Nous refusons que des Libanais prennent part au meurtre et au siège de nos parents en Syrie sous prétexte de « combattre les terroristes ». Il s’agit de la même logique appliquée par Israël aux militants libanais et palestiniens.

    3. Nous considérons que l’approbation puis le refus par le régime syrien de faire entrer des denrées alimentaires à Madaya sont la preuve que les gens meurent de faim dans la ville, conformément à ce que les médias et réseaux sociaux ont montré. Le Hezbollah avait également indiqué dans un communiqué son implication dans le siège de Madaya.

    4. Nous refusons que l’ensemble de la communauté chiite soit considérée comme responsable de ce qui se passe à Madaya et faisons porter la responsabilité exclusivement à ceux qui sont en train de perpétrer ces crimes. Nous proclamons l’innocence des chiites face à l’« holocauste » syrien et ses résultats.

    5. Nous demandons le retrait immédiat des éléments armés libanais en Syrie qui combattent aux côtés du régime, et surtout dans les régions proches du Liban telles que Zabadani ou Qalamoun. Nous considérons que les habitants de ces régions sont soumis à des changements démographiques qui brisent le tissu social et historique commun aux peuples libanais et syrien et qui marqueront le vivre-ensemble pour les dix prochaines années.

    6. Nous demandons la mise en place d’une solution politique qui garantirait l’union du peuple syrien et le retrait de toutes les forces impliquées dans le conflit. Nous demandons de laisser le peuple syrien décider de son sort.

    lundi 11 janvier 2016

    Voici la liste des signataires de la « déclaration de Madaya » :

    Malek Mroué, Ali el-Amine, Moustapha Fahs, Harès Sleiman, Hanine Ghaddar, Hussein Choubassi, Badia Fahs, Souhair Khalifé, Roulana Achraf, Waël Wehbé, Ali Noun, Marwan el-Amine, Khalil Jaber, Ahmad Hariri, Ali Ezzeddine, Abbas Jawhari, Jad el-Akhaoui, Salwa Oneissi, Tarek Malaëb, Shirine Abdallah, Rifaat Halabi, Mouna Tibi, Abbas Mtairik, Ali Mrad, Ali Haïdar Cheaïb, Tony Abi Najm, Hassane Abou Nayef, Abdel Mouttaleb Bakri, Adel Taher, Hatem Darak el-Sibaï, Nada Mhanna, Rachad Rifi, Samia Aoun, Fadia Choucair, Saad Faour, Talal Tohmé, Nafeh Saad, Eddie Salamé, Rima Masri, Hassan Mrad, Michel Hajji Georgiou, Hassan Jaber el-Chamri, Marcelle Noujeim, Roula Hussein, Ghandi el-Mohtar, Sakhr Arab, Tammam el-Ali, Thouria Bakour, Leila Salamé, Fayad Makki, Joumana Merhi, Paul Jeïtani, Walid Fakhreddine, Mohammad Moqdad, Antoine Courban, Carole Faddoul, Amer Abazid et Rayan Daher.

    http://www.lorientlejour.com/article/964159/le-texte-de-la-declaration-de-madaya.html

    http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37076