Intervention lors du colloque organisé par le CVPR, « L’économie de la Palestine, asphyxiée et pourtant vivante » le 11 Avril 2015 au Sénat
Le dé-développement, c’est-à-dire le fait d’empêcher par la force une population de se développer économiquement, et de détruire les industries naissantes et les organisations commerciales qui, laissées à elles-mêmes, en aurait fait un concurrent pour les puissances occidentales, a des racines coloniales qui plongent très loin dans le passé.
En 1838, l’Egypte de Mohammed Ali avait investi 12 Millions de livres sterling (une somme énorme pour l’époque) dans l’industrie lourde, qui employait déjà trente à quarante mille personnes [1]. Situation intolérable pour les Européens, comme le soulignait un contemporain [2] « Tout cet excellent coton qui est gaspillé, au lieu de nous être vendu ! Et c’est d’autant plus exaspérant que les travailleurs qui sont ainsi attirés dans les usines sont ainsi retirés du travail de la terre. ». Aussi ne tardèrent-ils pas à y mettre bon ordre : une intervention militaire de la « communauté internationale » en 1839-41 contraignit Mohammed Ali à supprimer son armée (qui était le principal client de son industrie lourde) et supprima les barrières douanières qui protégeaient son industrie naissante. La fin de l’Empire Ottoman consacre la domination économique et militaire de l’Occident. Les grands investissements, comme le canal de Suez, et les ressources naturelles, notamment le pétrole, sont solidement entre des mains étrangères : c’est l’époque où est fondée la Anglo-Persian Oil Company, devenue depuis BP, une des sept soeurs qui se partagent encore aujourd’hui le pétrole mondial.
C’est dans ce contexte général d’exploitation coloniale que se déroule la colonisation de la Palestine, alors sous mandat britannique.
L’immigration juive, qui déplace la population autochtone, lui donne un caractère particulier, qui a été largement étudié par ailleurs [3] après la déclaration d’indépendance, l’état d’Israël continue à appliquer les règlements militaires et administratifs légués par les Britanniques pour contrôler la population autochtone et ses activités économiques. La guerre de 1967 ouvre de nouveaux territoires à la colonisation, en Cisjordanie et à Gaza. Le terme de dé-développement est inventé en 1987 par Sara Roy [4], économiste à Harvard, pour décrire ce qui se passe à Gaza.
Elle décrit une politique consciente et organisée, aménageant le territoire et la réglementation pour favoriser une population aux dépens de l’autre.
Sara Roy distingue trois éléments dans le dé-développement : l’expropriation des ressources naturelles (l’eau, et surtout l’espace, dans sa triple dimension de terre agricole, de moyen de communication, et d’habitat), l’externalisation de l’économie palestinienne, privée de ressources propres et fonctionnant comme un marché captif pour l’économie israélienne, et la dé-institutionalisation, c’est-à-dire l’élimination des institutions publiques ou privées qui seraient susceptibles de favoriser le développement économique, par exemple en orientant les investissements vers les secteurs productifs plutôt que le secteur immobilier. Le concept a été repris par d’autres, dont Olivia Elias au cours de ce colloque, et l’économie du dé-développement apparaît donc, aux côtés de l’économie du développement, comme une branche nouvelle de la macroéconomie. Tout ceci est maintenant bien compris, et il ne se passe pas d’année que le processus ne soit expliqué et dénoncé par les rapports des Nations Unies, de la Commission Européenne, ou d’organismes indépendants, le dernier en date étant le rapport 2015 des chefs de mission de l’UE à Jérusalem.
Mais je voudrais souligner ici un aspect de l’occupation qui est souvent passé sous silence : au-delà des bénéfices habituels de la colonisation, c’est une excellente affaire pour l’économie israélienne. Elle dure depuis bientôt un demi-siècle, et les besoins militaires ont fait naître des industries puissantes et prospères, qui sont aujourd’hui à la pointe des exportations israéliennes. Il faut contrôler une population nombreuse, qui ne s’est jamais résignée à son sort ? On la parque dans des enclaves fermées, comme Gaza, que l’on survole en permanence par des drones, capables de capter les mouvements, de les analyser en temps réel, et de tuer si nécessaire. Il faut contrôler les entrées et les sorties, avec le minimum de personnel ?
Le mur qui fait le tour de la Cisjordanie, est hérissé de matériel de surveillance, et aux points de passage le soldat dans son mirador n’est plus en contact avec la foule et les voitures qui se pressent pour passer : tout se fait par voie électronique, hauts-parleurs, télévisions en circuit fermé, portes et couloirs commandés à distance. Le résultat est qu’Israël équipe en drones les armées du monde entier, et que les chercheurs israéliens ont obtenu un nombre impressionnant de contrats de recherche de l’UE sur la surveillance automatique.
Les universités sont parties prenantes de ce complexe militaro-industriel.
Les chercheurs du Technion, par exemple, ont beaucoup contribué au développement des drones, et cherchent actuellement à les miniaturiser pour qu’ils puissent pénétrer dans les maisons. C’est également au Technion qu’on a équipé un bulldozer géant, le Caterpillar D9, d’un système de pilotage à distance, en vue d’applications militaires : il a été utilisé lors des opérations contre Gaza pour détruire les infrastructures civiles, notamment les maisons, sans risquer la vie des soldats. La contribution des universités israéliennes à l’occupation ne se limite pas à la technologie. Les soldats sont gênés par ce qu’on leur fait faire ? Les opérateurs de drones se demandent de quel droit ils tuent à distance des gens qu’ils ne connaissent pas, et qui sont bien incapables de se défendre, simplement en appuyant sur un bouton ? Qu’à cela ne tienne. Le code d’éthique militaire [5], conçu à l’Université de Tel-Aviv , les soulagera de ces scrupules, en expliquant dans quelles circonstances la torture et les assassinats sont justifiés. On y trouvera même la définition du terrorisme : c’est une action armée qui n’est pas menée sous l’égide d’un état, et elle est toujours moralement répréhensible. La boucle est bouclée, l’éthique et la force sont enfin du même côté, la résistance armée est non seulement impossible mais immorale.
Ce rappel historique étant fait, quelle est la situation aujourd’hui ?
On a, d’une part, une économie palestinienne en régression, notamment dans son domaine traditionnel, l’agriculture, en raison de l’expropriation systématique de la zone C, avec une bulle immobilière, notamment à Ramallah où les immeubles vides poussent comme des champignons [6], soutenue par une aide internationale destinée à soutenir les forces de sécurité et la police plutôt que les investissements productifs, et qui entretient une caste dirigeante discréditée.
Et d’autre part, une économie israélienne basée sur la haute technologie, et qui exporte des armes et des équipements de surveillance et de sécurité, comme les drones.
Dans ces secteurs, elle est un des leaders modiaux, notamment parce qu’elle peut se vanter que ses matériels ont été testés en condition réelle, notamment à Gaza. Cette économie passe pour prospère, mais il faut noter qu’elle est très inégalitaire. Le coefficient de Gini, qui mesure le degré d’inégalité dans une société donnée, et qui va de 0 (égalité totale de tous les citoyens) à 1 (inégalité maximum, toutes les ressources entre les mains d’un seul), est à l’heure où j’écris de 0,38 pour Israël alors qu’il est de 0,365 pour les USA : les courbes se sont croisées en 2007.
En d’autres termes, Israël est la société la plus inégalitaire de tous les pays développés, devant même les USA !
C’est d’ailleurs cette inégalité galopante qui a inquiété Netanyahu pour sa réélection, et non sa politique vis-à-vis des palestiniens, qui n’a guère fait débat durant la campagne. On a donc toute une société militarisée, tournée vers l’Europe et les USA et non vers ses voisins, engagée dans une folle tentative d’effacer les contraintes géographiques, y compris sa population autochtone : tout le réseau de communication est conçu pour que les Israéliens et les Palestiniens ne se rencontrent pas, et les que les premiers puissent vivre en ignorant l’existence des autres. Dorénavant, l’apartheid n’est plus niable, et le mot se retrouve même dans la bouche des plus hauts responsables des USA, à commencer par le Secrétaire d’État John Kerry. Il l’est d’autant moins que Netanyahu a retiré le dernier prétexte qui empêchait encore de le prononcer, en annonçant durant sa campagne électorale que, tant qu’il serait premier ministre, il n’y aurait pas d’état palestinien. Déclaration remarquable de franchise, qui met un point final à des années d’hypocrisie, et qui laisse comme seule perspective aux palestiniens de vivre perpétuellement sous la domination israélienne, dans un état d’apartheid. Il va être extrêmement intéressant de voir si l’UE, et notamment la France, vont maintenir la fiction d’un processus de paix, maintenant qu’Israël a enfin annoncé la couleur.
En quoi cela nous concerne-t-il ?
Pourquoi avons-nous passé cette journée de samedi dans un sous-sol du Sénat au lieu d’aller nous promener ? Le beau temps est revenu, l’hiver a été long, pourquoi nous préoccuper de ce qui se passe à des milliers de kilomètres de nous ? Pourquoi certains d’entre nous ont-ils pris le risque de rejoindre Gaza par les tunnels pour opérer dans les hôpitaux non encore détruits ? Je mets de côté ici toute la dimension morale et personnelle. Pour ceux d’entre nous qui ont été sur place, et qui ont vu de leurs yeux avec quel mépris et quelle brutalité on traitait les palestiniens, la réponse est évidente : parce qu’on ne peut pas supporter cela, on ne peut pas accepter le racisme et la discrimination. Mais bien des militants n’ont jamais été dans les territoires occupés, et ils ne sont pas moins actifs que les autres. Qu’est-ce qui les mobilise ?
Voici ma réponse. Après la première guerre mondiale, et encore plus après la seconde, l’humanité, dans un mouvement collectif, s’est dit : plus jamais cela.
Elle a donc cherché à construire un nouvel ordre mondial, basé sur le droit et non plus sur la force. Hobbes avait écrit qu’en l’absence d’état, détenant le monopole de la violence légitime, la vie sociale se résumerait à la lutte de tous contre tous, et la vie individuelle serait « nasty, brutish and short », brutale, bestiale et brève. La même chose est vraie de la vie internationale. C’est pourquoi les puissances dominantes, au sortir des deux guerres, ont voulu créer des institutions internationales qui pourraient faire régner le droit, la SDN d’abord, qui a péri de ne pas avoir de moyen de contrainte, puis l’ONU, qui en a davantage, grâce au Conseil de Sécurité.
C’est cette timide tentative de sortir du cycle infernal des guerres à répétition, de plus en plus meurtrières (le 20ème siècle a été le premier où les victimes des guerres se sont comptées par millions, voire par dizaines de millions, et l’on frémit de penser à ce que serait une guerre nucléaire au 21ème siècle) que le non-règlement de la question palestinienne met en péril. D’une part, il est avéré que l’occupation militaire israélienne, les colonies et le mur de séparation construits sur les terres palestiniennes, le régime d’exception qui prévaut en Cisjordanie, les invasions meurtrières de Gaza et le blocus de la population, sont autant de violations flagrantes du droit international. Elles ont été dénoncées et condamnées à de multiples reprises, les résolutions de l’ONU sur le sujet se comptent par centaines. D’autre part, les moyens de faire respecter ces résolutions existent : ils sont entre les mains des états. Dans d’autres circonstances, ces états n’ont pas hésité à appliquer les résolutions de l’ONU, soit par le biais de sanctions économiques (dans le cas de l’Irak, par exemple), soit par une intervention militaire directe (dans le cas de la première guerre d’Irak). La Cour de Justice Internationale, dans un verdict historique prononcé en 2004 et acquis par quatorze voix contre une, non seulement condamne Israël à démanteler la partie du mur construite sur les terres palestiniennes et à dédommager les palestiniens, mais fait obligation aux parties contractantes, notamment aux USA et aux pays européens, de contraindre Israël à faire respecter le jugement.
Tout cela est resté lettre morte : le gendarme est là, le juge lui demande d’agir, et il ne fait rien.
Cela fait un demi-siècle que cela dure, et le plus terrible, dans cette histoire, c’est qu’on en prend l’habitude. Il se produit un glissement des normes : chaque nouvelle génération considère comme normale la situation qu’elle a connu en arrivant à l’âge adulte, et la prend comme point de référence. Ainsi, quand j’étais beaucoup plus jeune, et que je naviguais en Méditerrannée, on rencontrait fréquemment des bancs de dauphins qui accompagnaient les bateaux. Je n’en vois plus, et je comprends que les dauphins de Méditerrannée sont en train de disaparaître, victimes du réchauffement climatique et de la surpêche, qui les prive de nourriture. Mais les jeunes générations, celles qui commencent à naviguer aujourd’hui, n’en ont jamais vus, et considèrent donc une Méditerrannée sans dauphins comme parfaitement normale. C’est ainsi que les dauphins (et les poissons) disparaissent dans l’indifférence générale. De même, les jeunes générations considèrent la situation actuelle en Palestine comme normale. Il est normal de ne pas pouvoir se rendre en Palestine ou la quitter sans passer par Israël. Il est normal de devoir répondre aux interrogatoires, de se laisser fouiller à corps, et de donner ses mots de passe à l’aéroport de Lod. Il est normal de ne pas pouvoir se rendre à Gaza. Il est normal que les colons circulent en armes, roulent sans encombre sur des routes interdites aux Palestiniens, tandis que ceux-ci s’entassent devant les checkpoints. Il est normal que les colonies coupent la Cisjordanie en deux et isolent Jérusalem-Est. Nous sommes anesthésiés par l’habitude. Gaza est devenu un endroit privilégié pour faire des photos et des reportages. Enfants tués portés en terre par leurs parents, familles ramassant leurs biens dans les décombres de leur maison détruite, officiels pleurant devant les caméras, ces images font le tour du monde, gagnent des prix, et disparaissent de l’actualité. La mort et la souffrance sont devenues une distraction.
Il s’établit ainsi une nouvelle normalité, qui malheureusement ne se limite pas à la Palestine.
Partout, la force prime le droit, partout les libertés individuelles sont suspendues sous prétexte de lutte contre le terrorisme. Les USA, la plus ancienne et la plus puissante démocratie du monde, se sont abaissés à faire de la torture et de la détention indéfinie sans jugement un moyen normal d’exercer leur pouvoir, et s’arrogent le droit de tuer, loin de leurs frontières, sans autre forme de procès, en leur envoyant des missiles ou des commandos, des citoyens étrangers qui ne leur plaisent pas. Le résultat, comme l’avait prédit Hobbes, est une situation internationale désormais hors de contrôle. Dans cette région du monde, où ils étaient intervenus si souvent depuis deux siècles, les Occidentaux n’osent plus envoyer de troupes au sol, et en Syrie, on ne sait même plus contre qui ou avec qui on se bat ! C’est la fin de l’ordre international construit péniblement après la deuxième guerre mondiale, les modes pacifiques de résolution des conflits qui avaient été mis en place sont discrédités les uns après les autres, et il ne reste plus que l’action militaire. La guerre apparaît désormais comme l’alpha et l’omega des relations internationales. Au moment où la planète affronte une crise très grave, le réchauffement climatique, cette crise totale de la coopération internationale est une catastrophe.
Tout cela va se retourner contre nous, citoyens français, que dis-je, cela se retourne déjà contre nous.
La nouvelle normalité s’impose déjà, les libertés individuelles disparaissent au profit de mesures dites sécuritaires. On n’apprend plus aux gens à vivre ensemble, on leur apprend à se méfier les uns des autres. La république n’est plus égalitaire ni fraternelle : elle est décomposée en communautés que l’état doit protéger les unes des autres, ce qui lui permet d’asseoir son pouvoir, non sur le consentement des citoyens, mais sur la peur qu’ils éprouvent les uns pour les autres. C’est ainsi que la liberté d’expression, par exemple, disparaît.
Depuis la création de l’AURDIP, voici six ans, nous n’avons jamais pu organiser un débat sur la Palestine dans une université française : l’autorisation a toujours été refusée, quelquefois au dernier moment. Le cas le plus célèbre s’est produit en 2011 à l’Ecole Normale Supérieure, où le directeur de l’époque, Monique Canto-Sperber, est allée jusqu’au Conseil d’État pour refuser une salle à ses propres élèves, coupables d’avoir voulu organiser une réunion sur la Palestine avec Stéphane Hessel, lui-même ancien élève de l’Ecole, ancien déporté, grand résistant, couvert de gloire et d’honneurs, âgé alors de 94 ans. Je profite de l’occasion pour faire une page de publicité. Pour ceux d’entre vous qui seraient à New-York le 24 Avril, ne manquez pas de vous rendre au service culturel français : vous aurez le plaisir d’y entendre Monique Canto-Sperber faire une conférence publique sur, mais oui, la liberté d’expression !
La question palestinienne s’insère dans une crise plus vaste, celle de la démocratie représentative.
Comment faire savoir qu’on n’est pas d’accord, et changer l’avenir qu’on nous prépare ? Le grand poète israélien Aaron Shabtai explique que les Grecs distinguaient les idiotai, ceux qui s’occupent de leurs affaires et ne se mêlent pas de politique, des politai, ceux qui s’impliquent dans la vie de la cité, et qui considèrent les affaires publiques comme les leurs. On peut rester le dos courbé, ou se lever pour sauver la collectivité. Comment devenir un polites ? Que peut faire le citoyen quand la démocratie représentative ne fonctionne plus ? Nous vivons dans une société du spectacle, les informations se bousculent, les pétitions, les photos, les tribunes sont éphémères, on vit dans l’instantané, nos émotions ne durent pas plus qu’un tweet. Comment construire une action durable ?
La réponse, c’est le boycott. Le boycott est un moyen d’action
- démocratique : pour que le boycott soit efficace, il faut être plusieurs, et plus on est nombreux, plus il est efficace
- non-violent : le boycott se place délibérément sur le terrain de l’exercice des libertés individuelles (acheter ou ne pas acheter, accepter ou non une invitation) et non sur celui de la contrainte. L’affrontement a lieu dans les consciences.
- pédagogique : on ne boycotte pas de gaîté de coeur, on le fait parce qu’il y a une raison, à savoir la situation en Palestine, et si on veut que le geste soit compris, il faut expliquer celle-ci, de préférence par des exemples précis et ciblés.
- démocratique derechef : car ces explications donneront lieu à des débats contradictoires, et c’est de la discussion publique que naît la démocratie.
Le boycott est aussi un cri d’alarme, un geste a-normal dans une situation où les normes sont perverties, une manière de réveiller les gens de leur anesthésie, de leur faire prendre conscience que le monde qu’on leur présente n’est pas le vrai, d’ouvrir un débat sur la situation en Palestine en dépit des interdits. Mais peut-être est-il utile maintenant de faire un rappel historique sur les boycotts.
La première chose à remarquer, c’est que les états ne s’en privent pas, et boycottent sans aucun scrupule. À cette échelle, cela s’appelle autrement : ce sont les fameuses sanctions économiques, qui ont fait des centaines de milliers de morts en Irak, et qui sont en train de mettre à genoux l’Iran. Citons aussi le blocus de Gaza, mené par Israël et l’Égypte, sans que le gouvernement français, par exemple, ne s’en émeuve le moins du monde. C’’est le même gouvernement qui déclarera immoral un boycott citoyen d’Israël et mobilisera pour le réprimer tout un arsenal législatif.
Je range dans la même catégorie, celle des boycotts d’état, le boycott des commerces juifs en 1933 en Allemagne : il était organisé par le gouvernement nazi, et la force publique était chargée, dans tout le pays, de le faire respecter, avec le concours musclé des SA. Les boycotts citoyens, issus de mouvements populaires, sont de nature bien différente. Dans ma vie, j’en ai connu deux :
- le boycott des bus de Montgomery en 1955, à l’appel de Martin Luther King, pour obtenir la fin de la discrimination raciale pratiquée par la compagnie, étape importante dans le mouvement des droits civiques.
- le boycott international de l’Afrique du Sud, qui a commencé vers 1960, avant d’aboutir en 1994 à l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela. Les états se sont progressivement joints au mouvement, et ont adopté des sanctions économiques, à l’exception d’Israël qui a maintenu jusqu’au bout une coopération suivie avec le gouvernement sud-africain.
De ces précédents historiques on peut tirer quelques leçons. La première est que le boycott est efficace, mais que son efficacité se fait attendre : le boycott des bus de Montgomery a duré 381 jours, plus d’un an, et le boycott de l’Afrique du Sud près de trente ans. La deuxième est que ses adversaires répondent par la violence, et notamment la violence légitime, celle de l’état : la maison de Martin Luther King a été incendiée, lui-même a été traîné devant les tribunaux et condamné pour entrave au commerce, tout comme un vulgaire militant BDS dans la France de 2015. Il fit de la prison, et il devait en faire encore : c’est du fond d’une prison de Birmingham qu’il devait écrire en 1963 une lettre admirable, que je n’ai pas le temps de commenter ici, mais dont je voudrais extraire cette phrase : "j’en suis presque arrivé à la regrettable conclusion que le principal obstacle que rencontre le noir dans sa quête de la liberté n’est pas le membre du Ku Klux Klan, mais le blanc modéré, qui est plus attaché à « l’ordre » qu’à la justice, qui préfère une paix négative qui est l’absence de tension à une paix positive, qui est la présence de la justice"
La société civile palestinienne a lancé en 2004 un appel au boycott académique et culturel (PACBI) suivi en 2005 d’un appel au boycott économique, au désinvestissement dans les compagnies qui soutiennent la colonisation et l’occupation, et à l’application des sanctions internationales prévues par les traités en vigueur (BDS). Le boycott académique et culturel est un boycott non des personnes, mais des institutions : il ne s’agit pas, pour nous universitaires, de juger nos collègues israéliens ou de ne pas leur parler, il s’agit de refuser de participer à des programmes de recherche ou de coopération organisés ou financés par les institutions israéliennes. La raison en est l’implication constante et avérée de celles-ci dans la colonisation et l’occupation. Dans la droite ligne de ce que j’ai dit sur le boycott, lorsque nous écrivons à des établissements d’enseignement supérieur ou de recherche français pour dénoncer les accords qu’ils pourraient avoir des homologues israéliens, nous prenons soin de détailler ce que nous reprochons à ceux-ci (voir par exemple la lettre de l’AURDIP au directeur de l’École Polytechnique à propos du Technion).
Le boycott a maintenant dix ans. En comparaison des trente ans que cela a duré pour l’Afrique du Sud, nous ne sommes encore qu’au tiers du chemin, et nous sommes bien partis. En 2013, le scientifique le plus célèbre du monde, Stephen Hawking, l’auteur d’ « Une brève histoire du temps », refusait de se rendre au 90ème anniversaire de Shimon Peres, et déclarait se joindre au boycott. La même année, l’UE publiait des lignes directrices, demandant aux bénéficiaires israéliens de contrats de recherche de certifier qu’aucune activité n’aurait lieu dans les territoires occupés. Cette année, Veolia Environnement, célèbre dans le monde entier pour avoir construit le tramway qui relie commodément les colonies israéliennes à Jérusalem-Ouest, en passant sur les territoires occupés de Jérusalem-Est, a déclaré avoir vendu toutes ses activités en Israël (eau, déchets, énergie), à l’exception justement de sa participation au tramway, dont elle n’a pas encore pu se débarasser. Le ministère des affaires étrangères met dorénavant en garde les entreprises françaises sur les risques juridiques qu’elles courent à investir dans les colonies.
On peut aussi mesurer le succès de la campagne à la férocité de la répression.
Partout dans le monde on se heurte aux organisations pro-israéliennes, promptes à brandir l’accusation d’antisémitisme, mais La France est le seul pays où le gouvernement réprime le BDS : la droite, avec Michèle Alliot-Marie, puis la gauche, avec Christiane Taubira, ont donné aux procureurs l’instruction de poursuivre systématiquement les militants, suivant en cela un argumentaire juridique qui a été rejeté à plusieurs reprises par les tribunaux. On revit ainsi en France la situation des militants des droits civiques aux États-Unis, condamnés eux aussi pour entrave au commerce ! Pourquoi cette répression ? Parce qu’au final, notre gouvernement a compris que le boycott est dirigé contre lui : c’est son inertie que le mouvement dénonce, son refus d’appliquer le droit international et de respecter sa propre parole. Si les sanctions économiques prévues au traité d’association entre l’UE et Israël étaient appliquées, ou si le Conseil de Sécurté de l’ONU faisait respecter les résolutions, il n’y aurait pas de boycott citoyen.
Le regretté Yeshayahu Leibowitz [7] avait coutume de dire que le véritable courage ne consiste pas à charger l’ennemi, côte à côte avec ses camarades dans l’exaltation du combat, mais à être celui ou celle qui dit non aux siens, seul contre tous, jour après jour dans la réprobation générale. C’est lui, c’est elle, qui change le cours de l’histoire. Je rends hommage aux militants du boycott, en Israël comme en France et ailleurs, qui essaient, non sans risque pour eux-mêmes, de faire régner la paix, la paix positive dont parlait Martin Luther King, dans cette région du monde qui a tant souffert.