Front populaire (Tunisie) - 10 février 2015
Communiqué du Front populaire sur les protestations dans le Sud-Est de la Tunisie
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Front populaire (Tunisie) - 10 février 2015
Communiqué du Front populaire sur les protestations dans le Sud-Est de la Tunisie
L’establishment français observe une sorte d’omerta quand il s’agit de dénoncer des biens mal acquis par des dirigeants algériens. Pourquoi ?
Je crois que c’est dû à un problème plus général qui est la France-Afrique et qui structure les rapports avec toutes les anciennes colonies. C’est ce qui fait que tous les dictateurs et les non-démocrates, qui se sont enrichis dans la période post-coloniale, ont tous placé, en partie, leur argent en France, dans l’ancien empire colonial, ont acheté des immeubles, parfois acquis des biens extraordinaires. Le tout exécuté dans un silence complice. La presse en a parlé un peu, mais les gouvernements se sont tus parce qu’il s’agit d’intérêts stratégiques. Et en France, il faudrait compter aussi sur ce sentiment de culpabilité.
C’est cette attitude qu’on retrouve dans le Parti socialiste, aujourd’hui au pouvoir, et qui a été corespon- sable de la guerre coloniale, des assassinats et tortures et qui a fait voter les pouvoirs spéciaux. Chez la droite, ce n’est même plus de la culpabilité mais de la connivence. Et quand on a une alternance droite-gauche, alors tout le monde se tait sur ces phénomènes scandaleux d’enrichissement illicite. C’est cette collusion qu’on retrouve ces jours-ci dans cette affaire d’exploitation de gaz de schiste autorisée en Algérie alors qu’elle est proscrite en France.
Levée de boucliers quand il s’agit d’anciennes colonies de l’Afrique subsaharienne ou centrale, omerta et impunité quand il s’agit d’Afrique du Nord : les liens sont-ils aussi forts ?
Les liens sont forts. Il y a un phénomène avec l’Algérie que les Américains par exemple n’ont pas connu avec le Vietnam. Je parlais de culpabilité. Il ne faut pas oublier que le contingent était parti en Algérie. Il y a des milliers, des millions de Françaises et Français qui étaient liés directement à la guerre d’Algérie. Les soldats ont assisté pour la plupart à des scènes de torture, à la différence des soldats américains, ils se sont tus, ont complètement culpabilisé d’y avoir participé… D’où cette vague de silence.
Le sentiment de culpabilité peut-il tout expliquer ? N’est-ce pas les appétits voraces, l’intéressement, la prédation qui motivent ces silences complices ?
Oui. C’est certain. C’est pour cela qu’on parle de néocolonialisme parce que justement les liens coloniaux persistent à ce jour sur le plan économique. S’il n’y a pas de cogestion, il une cosolidarité avec les dirigeants algériens qui date de l’Algérie française et qui se traduit sur le plan économique.
Qu’est-ce qui vous choque le plus dans ces rapports franco-algériens ?
C’est l’existence de rapports coloniaux avec la direction algérienne. Avec sa bourgeoisie, sa bureau- cratie et ses appareils pourris. Quand on voit ce qui se passe avec Bouteflika, c’est une caricature de démocratie ; quand on voit la répression qui s’abat sur les Algériens, les vrais démocrates, on se rend compte du degré de connivence avec les milieux politiques et dirigeants français. Et même si formel- lement l’Algérie française, c’est fini, ça continue quand même ! Il y a des bénéfices colossaux qui sont réalisés en Algérie par les entreprises françaises parce qu’entre autre la main-d’œuvre algérienne est bon marché, que les Algériens travaillent toujours pour nous.
Techniquement, comment cette France-Afrique s’organise, agit avec et envers l’Algérie ?
C’est un classique. Elle s’organise avec les milieux financiers, les banques… et puis après on met le vernis idéologique des droits de l’homme, des libertés, de la démocratie.
Alain Krivine est un ex-député européen, ancien porte-parole de la Ligue communiste révolutionnaire (actuellement Nouveau Parti anticapitaliste).
Propos recueillis par Mohand Aziri (journaliste à El Watan)
Entretien avec Gilbert Achcar
conduit par Ahmed Shawki
Ahmed Shawki: Face aux attentats contre Charlie Hebdo, quelle a été la réaction de la société française, en général, et celle de l’Etat français et de la classe dirigeante en particulier?
Gilbert Achcar: La réaction a été celle que quiconque aurait pu prévoir. La réaction initiale a été un état de choc massif – ce qui n’est pas très différent de la réaction initiale face aux attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, bien qu’il soit évidemment très exagéré de mettre les deux attentats sur un même pied comme beaucoup l’ont fait, surtout en France.
Naturellement, le choc a été immédiatement exploité par le gouvernement français, de la même manière que l’administration Bush avait exploité le 11 septembre, le but étant dans les deux cas de faire taire les critiques et d’obtenir un large soutien au nom de « l’unité nationale ». La popularité de François Hollande a soudain fortement augmenté, après avoir été à un très bas niveau. La même chose s’était produite avec George W. Bush, dont la popularité, très faible avant le 11 septembre, avait augmenté au-delà de tout ce qu’il aurait pu espérer.
Ce furent donc des réactions assez similaires de la part de sociétés horrifiées et terrifiées – et, certes, les crimes qui les ont provoquées étaient bel et bien horribles. Dans les deux cas, la classe dirigeante a tiré parti de l’état de choc afin d’attiser le nationalisme et le soutien à l’Etat : les forces de police ont été acclamées comme des héros en France pour avoir mobilisé plusieurs dizaines de milliers de leurs membres dans la traque de trois assassins cinglés. Les pompiers de New York ont certainement bien plus mérité d’être loués pour leur héroïsme.
Il n’y a rien de très original dans tout cela. Ce qui, par contre, est plutôt original, c’est la manière dont le débat a ensuite évolué.
Comme tout le monde sait maintenant, l’attentat contre Charlie Hebdo et l’attentat antisémite contre un supermarché cacher à Paris ont été perpétrées par deux jeunes hommes d’origine algérienne et un autre d’origine malienne, nés Français tous les trois. Ces derniers jours ont connu une évolution impor- tante dans le débat public autour des attentats : celui-ci est devenu plus nuancé, avec une reconnais- sance croissante du fait que quelque chose ne va pas dans la société française – dans la façon dont elle traite les personnes d’origine immigrée.
Ce tournant a atteint un pic avec l’admission publique du premier ministre français, Manuel Valls, deux semaines après les attentats, qu’il y a en France un « apartheid territorial, social, ethnique » envers les personnes d’origine immigrée [1]. C’est un diagnostic très sévère, en effet, et comme l’on pouvait s’y attendre, la formule a été massivement critiquée, y compris du sein même du gouvernement dont Valls est le chef.
Mais elle a donné raison en quelque sorte à celles et ceux qui ont affirmé depuis le début que ces terribles attentats devraient inciter à réfléchir en premier lieu aux conditions qui conduisent des jeunes gens à un degré de ressentiment tel qu’ils en viennent à être prêts à s’engager dans des opérations suicidaires dans le but de tuer. Non qu’une quelconque raison puisse constituer une excuse pour les meurtres qui ont été commis, mais parce qu’il est indispensable d’examiner l’origine d’une telle haine et d’un tel ressentiment au lieu de se satisfaire de l’explication inepte selon laquelle « ils nous haïssent à cause de nos libertés » comme l’avait déclaré George W. Bush après le 11 septembre.
Ceci nous amène à la question centrale, celle à laquelle le premier ministre français s’est référé et qui n’est autre que la condition des populations d’origine immigrée en France. Un indice évident et très révélateur en est le fait que la majorité des détenus dans les prisons françaises sont des personnes d’origine musulmane, alors que moins de 10% de la population sont d’origine musulmane. Il faut y ajouter le fait étroitement lié que la société et l’Etat en France n’ont jamais véritablement réglé leurs comptes avec leur héritage colonial.
Sur ce dernier sujet, il est frappant de constater que l’examen de conscience de la société états-unienne au sujet de la guerre du Vietnam a été bien plus radical et répandu – à la mesure de l’immense mobi- lisation antiguerre qui s’était développée à l’intérieur même des Etats-Unis – que tout ce que la France a pu connaître à propos de la guerre d’Algérie. Cette dernière n’a pourtant pas été moins brutale – on pourrait même soutenir le contraire – et elle est survenue après un siècle et quart d’occupation coloniale barbare de l’Algérie.
La France est un pays où – on a du mal à le croire – le Parlement a voté en 2005 une loi portant sur l’héritage colonial qui rend hommage aux hommes et aux femmes, les militaires en particulier, ayant participé à l’entreprise coloniale. C’était il y a dix ans seulement, et non il y a un demi-siècle ! Cette loi requérait, entre autres choses, que l’on enseigne dans les écoles « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » [2]. Ce paragraphe particulier de la loi a été abrogé par décret présidentiel un an plus tard, après avoir suscité un vaste tollé de la part de la gauche et des organisations d’immigré·e·s, ainsi que d’historien·nes et d’enseignant·e·s. Mais le fait même qu’une telle loi ait pu être adoptée par une majorité parlementaire est tout simplement scandaleux.
Peux-tu nous en dire plus au sujet de la réaction à la déclaration du premier ministre au sujet de « l’apartheid » français? Car il s’agit d’une déclaration frappante.
Elle est très frappante, en effet. Il faut d’ailleurs savoir que Valls n’a rien d’un radical, ni même d’un progressiste. Il appartient à l’aile droite du Parti socialiste. Avant de devenir premier ministre, il était ministre de l’intérieur et a été critiqué à gauche pour avoir livré concurrence à l’extrême droite – à Marine Le Pen – dans une surenchère sur la question de l’immigration. Et voilà soudain qu’il fait sa forte déclaration.
Il n’est pas surprenant qu’il ait été largement critiqué, non seulement par l’opposition de droite, mais aussi au sein de son propre parti et même par certains membres de la gauche, tous affirmant qu’il avait dépassé les bornes et qu’il n’aurait pas dû utiliser le terme « apartheid ».
Les plus sobres de ses critiques ont souligné le fait qu’il n’y a pas d’apartheid légal en France, à la différence de ce qui existait en Afrique du Sud ou au Sud des Etats-Unis il y a encore quelques décennies. Mais personne n’a pu sérieusement nier l’existence d’une ségrégation « territoriale, sociale et ethnique » en France, similaire à ce qui continue à prévaloir aux Etats-Unis.
La condition des populations d’origine immigrée en France est, en effet, plus proche de celle des Noirs aux Etats-Unis que de l’apartheid au sens strict. Ces populations sont concentrées dans des zones séparées, à la périphérie des villes et vivent dans des conditions extrêmement frustrantes. S’ajoute à cela le racisme qui est largement répandu sous diverses formes dans la société française, y compris les discriminations à l’emploi, au logement, et autres.
Sur ce dernier point, la France est même pire que les Etats-Unis : ce n’est pas de sitôt que l’on verra une personne d’origine africaine être élue à la présidence de la France, autrement que dans le fantasme extravagant d’un romancier français islamophobe, tristement célèbre. En réalité – et malheureusement – il est bien plus probable qu’une candidate d’extrême droite soit élue à la présidence française. Après tout, en 2002, Jean-Marie Le Pen est parvenu au deuxième tour de l’élection présidentielle, battant au premier tour le candidat du Parti socialiste.
Cela nous amène à la question de l’extrême droite française, qui est très puissante électoralement, avec la fille de Le Pen, Marine, à la tête d’un Front national « réformé ». Si je ne me trompe pas, le FN qui tire historiquement son inspiration de l’extrême droite – jusqu’à et y compris la droite fasciste – accueille désormais dans sa direction des gays, des membres de minorités, des Juifs. Mais il prend pour cible la population immigrée, en particulier les musulmans, comme étant le « nouvel ennemi ». Est-ce bien, plus ou moins, sa trajectoire ?
D’une manière générale, l’extrême droite en Europe aujourd’hui, à l’exception d’une frange extrémiste, ne donne pas dans l’antisémitisme ou même dans l’homophobie. L’une des figures principales de l’extrême droite en Hollande était un homme ouvertement gay, qui justifiait son islamophobie en invoquant la soi-disant homophobie des immigrés d’origine musulmane.
Ce n’est donc plus la plate-forme de l’extrême droite européenne d’aujourd’hui. La cible préférée de leur discours de haine est l’islam. Les musulmans sont leurs boucs émissaires, bien plus que les Juifs ou toute autre des victimes du fascisme et du nazisme des années 1930 et 1940 – à l’exception des Roms qui font toujours l’objet d’une forte haine raciste. A présent, c’est l’islam qui est de loin la cible principale de la haine d’extrême droite.
Cette islamophobie est en fait servie le plus souvent sous le prétexte qu’il ne s’agit pas de racisme – qu’il s’agit uniquement d’un rejet de la religion, et non des musulmans eux-mêmes tant qu’ils ne sont pas musulmans pratiquants.
En d’autres termes, il y a de « mauvais musulmans » et de « bons musulmans », ces derniers étant ceux qui « boivent de l’alcool et mangent du porc », c’est-à-dire ceux qui sont irréligieux et s’adaptent pleinement à la culture chrétienne occidentale. Les plus bienvenus des musulman·e·s – dans le sens ethnique, s’entend – sont la petite minorité qui participe au chœur islamophobe, en quête de récompense pour leur collaboration à l’instar des indigènes des colonies qui travaillaient au service de leurs maîtres coloniaux.
C’est cette approche anti-islam qui est à l’œuvre dans les manifestations organisées en Allemagne par un mouvement qui affirme se battre contre « l’islamisation de l’occident ». Ce type d’idéologie est commun à l’extrême droite à travers toute l’Europe – moins peut-être dans le cas du parti UKIP en Grande-Bretagne qui vise tous les immigrants, y compris ceux qui proviennent de pays de l’Union européenne.
On a suggéré que la gauche française était assez faible sur la question du racisme institutionnel au sein de la société française. Penses-tu que cela soit vrai?
Absolument. La gauche française – et je veux dire ce que l’on appelle d’habitude la « gauche radicale », à la gauche du Parti socialiste, que je ne qualifierais pas vraiment de « gauche » – a un piètre bilan en ce qui concerne les rapports avec les milieux d’origine immigrée. C’est une carence majeure – bien que l’on puisse, bien sûr, trouver des situations semblables dans la plupart des pays impérialistes.
L’absence d’un lien important avec ces populations, et en particulier avec leurs jeunes, fait qu’il existe peu de résistance lorsque le ressentiment qui se développe en leur sein pour des raisons légitimes se fourvoie dans une mauvaise direction, conduisant dans des cas extrêmes au fanatisme meurtrier que nous avons vu à l’œuvre.
Le bilan historique du Parti communiste français en ce qui concerne l’anticolonialisme, en particulier dans le cas de l’Algérie, est loin d’être globalement impeccable. En France même, la lutte contre les discriminations ethniques et l’héritage colonial n’a pas été assez centrale dans les actions de la gauche, ce qui a conduit de nombreux jeunes d’origine immigrée, attirés un moment par la gauche, à la rejeter et à développer un sentiment d’amertume à son égard.
Cela est généralement lié à une tradition au sein de la gauche française que l’on peut appeler « laïcisme radical » ou « intégrisme laïque ».
Tu veux parler de l’attachement à la « laïcité » ?
Non, mais de quelque chose qui va au-delà. Disons que c’est une tradition « anticléricale » qui était très forte historiquement à gauche en France. Elle peut prendre la forme d’une arrogance laïciste à l’égard de la religion et des croyants dans leur ensemble.
Tant que la religion visée est la religion dominante, il n’y a pas de problème majeur, bien que, même dans ce cas, cela puisse être politiquement contre-productif. Comme le jeune Marx l’avait bien dit, la même religion qui est l’instrument idéologique des classes dominantes peut aussi être « le soupir de la créature accablée ».
Mais cela est beaucoup plus vrai lorsque la religion en question est la foi particulière d’une partie opprimée et exploitée de la société, la religion des dominés, comme – en Occident – le judaïsme hier et l’islam aujourd’hui. On ne peut pas avoir la même attitude envers le judaïsme dans l’Europe des années 1930 que dans l’Israël d’aujourd’hui, pour donner un exemple – ou la même attitude envers l’islam dans l’Europe d’aujourd’hui que dans les pays à majorité musulmane. De même, on ne peut pas avoir la même attitude envers le christianisme en Egypte, par exemple, où les chrétiens sont une minorité opprimée que dans les pays à majorité chrétienne.
C’est le problème avec Charlie Hebdo. Certaines personnes impliquées dans Charlie Hebdo se situaient tout à fait à gauche. Stéphane Charbonnier, connu sous le nom de Charb, le directeur de la publication qui était la cible principale des assassins, était à tous les égards quelqu’un qui se situait à gauche. Il avait des liens étroits avec le Parti communiste et les milieux de gauche. Ses funérailles se sont déroulées au son de l’Internationale et l’éloge funèbre que lui a rendu Luz, un survivant de l’équipe de Charlie Hebdo, comprenait une critique acerbe de la droite et de l’extrême droite françaises, et du pape comme de Benjamin Netanyahou.
En ce sens, la comparaison que certains ont pu faire de Charlie Hebdo avec un magazine nazi publiant des dessins antisémites dans l’Allemagne nazie est complètement absurde. Charlie Hebdo n’est certainement pas une publication d’extrême droite, et la France d’aujourd’hui n’est certainement pas un Etat de type nazi.
Charlie Hebdo constitue plutôt une illustration éclatante du laïcisme arrogant de gauche que j’ai évoqué, qui est une attitude largement répandue à gauche en bonne conscience – c’est-à-dire dans la conviction que le laïcisme et l’anticléricalisme font partie des principes de base de la tradition de gauche. Ils sont vus comme formant partie d’une identité de gauche, avec le féminisme et autres causes émancipatoires.
Je sais que l’un des principaux débats au sein de la gauche française au cours de la dernière décennie ou plus a porté sur la question du voile et du droit des femmes musulmanes à porter le hijab en public. Peux-tu expliquer les termes de ce débat?
Il s’agit d’une autre illustration du même problème. Le débat a surgi en 1989 autour du cas de jeunes filles qui se rendaient à l’école en portant le foulard et se virent expulsées pour avoir insisté à le porter, avec le soutien de leurs familles. Ceci conduisit en 2004 à une loi qui interdit le port de signes religieux « ostentatoires » dans les écoles publiques.
Une partie de la gauche – en fait, la grande majorité de la gauche française, y compris le Parti communiste – a soutenu cette interdiction en arguant du fait qu’elle « aiderait » les filles à combattre l’imposition oppressive du foulard par leurs familles, la conviction étant que, dès lors que le foulard est un symbole de l’oppression des femmes, sa prohibition est une façon de s’opposer à cette oppression autant que de préserver le caractère laïc des écoles publiques.
Le problème central avec ce laïcisme arrogant – cette arrogance très orientaliste, on peut dire – est la conviction que la libération peut être « imposée » aux opprimé·e·s. L’argument est qu’en vous forçant à retirer votre foulard, je vous « libère », que vous l’approuviez ou non. Il va de soi que cela constitue une reproduction exacte de la mentalité coloniale.
Je crois que chez certains, cette critique de la gauche française pour son laïcisme arrogant se mêle à une hésitation à faire une analyse de gauche de l’islamisme politique, en particulier de la variante réactionnaire qui se trouve derrière l’attentat contre Charlie Hebdo ou les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Tu as traité de cette question dans ton livre Le choc des barbaries, n’est-ce pas ?
J’ai en effet écrit ce livre après le 11 septembre [3]. Lorsqu’on est confronté à une attaque comme celle du 11 septembre, il est évident que le terme « barbarie » sera inévitablement utilisé pour la décrire.
Quelle devrait être la réaction des anti-impérialistes ? Il y a deux choix possibles. Le premier est de dire: « Non, ce n’est pas barbare ». C’est une réaction ridicule, car ce l’est manifestement. Pourquoi devrait-on considérer comme barbare le massacre islamophobe perpétré par Anders Breivik, le fanatique norvégien d’extrême droite en 2012, et non les massacres du 11 septembre ou la tuerie de Paris? Ce serait un cas extrême d’« orientalisme à rebours », remplaçant le mépris de l’islam par une position très naïve et acritique envers tout ce qui est fait au nom de l’islam.
Ce qui est politiquement faux et dangereux, ce n’est pas le recours à des termes comme « barbare », « abominable » et autres, mais l’utilisation déplacée de la catégorie politique de « fascisme ». Beaucoup au sein de la gauche française – le Parti communiste, mais aussi des membres de l’extrême gauche et, récemment, le philosophe post-maoïste Alain Badiou [4] – ont qualifié les attentats de Paris et ceux qui les ont commis de « fascistes ».
C’est complètement dénué de sens du point de vue sociopolitique dans la mesure où le fascisme est un mouvement de masse ultranationaliste dont la vocation principale est de sauver le capitalisme en écrasant ce qui le menace, à commencer par le mouvement ouvrier, ainsi que de promouvoir un impérialisme agressif. Appliquer cette catégorie à des courants terroristes inspirés par l’intégrisme religieux dans des pays dominés par l’impérialisme est absurde.
Un tel usage de l’étiquette « fascisme » brouille tout ce qui en fait une catégorie sociopolitique distincte. Si l’on veut diluer cette catégorie sociopolitique de cette façon, des phénomènes comme le stalinisme ou, encore plus, les dictatures baasistes de l’Irak d’avant 2003 ou de l’actuelle Syrie ont bien plus de traits communs avec le fascisme historique qu’Al-Qaeda ou le soi-disant « Etat islamique en Irak et en Syrie ».
L’abus de cette étiquette a d’abord été le fait des néoconservateurs de l’administration Bush et d’autres qui ont appelé Al-Qaeda « islamo-fascisme », et il est fort malheureux que des personnes de gauche tombent dans ce piège. L’objectif politique manifeste de cet abus d’étiquette – du moment que le « fascisme » est considéré comme le mal absolu, le nazisme lui-même étant un avatar du fascisme – est de justifier toute action contre lui, y compris des guerres impérialistes.
Je me souviens très bien d’une discussion organisée à Paris par le Parti communiste immédiatement après le 11 septembre et à laquelle j’avais été invité à prendre part. L’un des intervenants, membre éminent de ce parti, a expliqué qu’Al-Qaeda et l’intégrisme islamique constituaient un nouveau fascisme, contre lequel il est légitime de soutenir la guerre menée par des Etats occidentaux, de la même manière qu’il était légitime pour l’URSS de s’allier avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne contre les puissances fascistes durant la Seconde Guerre mondiale. On trouve un écho direct de ce même argumentaire dans la description par les néoconservateurs de la « guerre contre le terrorisme » comme constituant une « Troisième Guerre mondiale » contre « l’islamo-fascisme ».
Pour revenir à l’étiquette « barbare », l’autre manière d’y réagir est, bien sûr, de dire : oui, ces massacres sont bel et bien barbares, mais ils sont en premier lieu une réaction à la barbarie capitaliste et impérialiste, qui est bien pire. C’est la réaction de beaucoup à gauche après le 11 septembre 2001. Noam Chomsky était probablement le plus éminent parmi celles et ceux qui ont expliqué que, aussi horribles que les attentats du 11 septembre aient été, ils étaient des massacres mineurs en comparaison des massacres commis par l’impérialisme américain.
Dans mon livre sur le « choc des barbaries », j’ai souligné que la barbarie du fort est la principale responsable, qu’elle est la cause première qui aboutit à l’émergence d’une contre-barbarie du côté opposé. Ce « choc des barbaries » est la vraie nature de ce qui a été décrit, et l’est encore, de façon trompeuse comme un « choc des civilisations ». Comme l’a affirmé Rosa Luxemburg il y a un siècle, la dynamique des crises du capitalisme et de l’impérialisme ne laisse sur le long terme que l’alternative « socialisme ou barbarie ».
Les attentats du 11 septembre 2001, ceux de Madrid en 2004, de Londres en 2005 et à Paris récemment ont tous été revendiqués par Al-Qaeda – une organisation extrêmement réactionnaire. Avec des organisations idéologiquement similaires, elles sont les ennemies jurées de la gauche dans les pays où elles sont basées. Par exemple, un membre éminent du soi-disant Etat islamique en Irak et en Syrie se vante d’avoir organisé l’assassinat de deux dirigeants clé de la gauche tunisienne en 2013.
Les jeunes hommes qui ont perpétré les tueries à Paris étaient embrigadés dans des organisations terroristes qui se situent à l’extrême pointe de l’extrême droite dans les pays à majorité musulmane. Al-Qaeda est une excroissance du Wahhabisme, l’interprétation la plus réactionnaire de l’islam et l’idéologie officielle du royaume saoudien – et nul n’ignore que le royaume saoudien est le meilleur ami des Etats-Unis au Moyen-Orient, en dehors d’Israël.
Les gens de gauche ne devraient pas donner l’impression qu’ils excusent ou soutiennent de quelque manière que ce soit des organisations de ce type. Nous devons les dénoncer pour ce qu’elles sont, mais nous devons aussi souligner, en même temps, que la responsabilité principale de leur émergence incombe à ceux qui ont donné le coup d’envoi du « choc des barbaries » et dont la barbarie est meurtrière sur une échelle incomparablement plus grande : les puissances impérialistes et, au premier chef, les Etats-Unis.
Il y a en réalité une relation directe et manifeste entre les deux. Les Etats-Unis, avec le royaume saoudien, ont favorisé depuis des décennies les courants intégristes islamiques radicaux dans la lutte contre la gauche dans les pays à majorité musulmane. Ces courants ont longtemps été associés aux Etats-Unis – une collaboration historique qui a culminé avec la guerre d’Afghanistan dans les années 1980, lorsqu’ils furent soutenus contre l’occupation soviétique par Washington, les Saoudiens et la dictature pakistanaise.
Ce qui est finalement arrivé, comme dans l’histoire de Frankenstein, c’est que certaines composantes de ces forces se sont retournées contre la monarchie saoudienne et contre les Etats-Unis. C’est l’histoire d’Al-Qaeda : ses fondateurs étaient alliés aux Etats-Unis et au royaume saoudien dans la lutte contre l’occupation soviétique en Afghanistan, mais ils se sont retournés contre ces deux à cause du déploiement direct de troupes états-uniennes dans le royaume saoudien en préparation de la première guerre menée par les Etats-Unis contre l’Irak, en 1991.
Ainsi, l’administration de Bush père a provoqué la volte-face d’Al-Qaeda contre les Etats-Unis par la première guerre contre l’Irak, et Bush fils a poursuivi la tâche avec l’invasion de l’Irak. Cette dernière a été entreprise en prenant pour prétexte de gros mensonges, dont l’un était qu’elle était nécessaire afin de détruire Al-Qaeda – bien qu’il n’y eût aucun lien entre Al-Qaeda et l’Irak. En fait, le résultat de l’occupation états-unienne de ce pays a donné une énorme impulsion à Al-Qaeda, lui permettant d’acquérir une base territoriale cruciale au Moyen-Orient, après avoir été restreinte auparavant à l’Afghanistan.
Ce qui aujourd’hui s’appelle « Etat islamique » en Irak et en Syrie n’est rien d’autre qu’un nouveau développement de ce qui était la branche d’Al-Qaeda en Irak, une organisation qui n’existait pas avant l’invasion de 2003 et qui est née grâce à l’occupation. Elle avait été défaite et marginalisée à partir de 2007, mais elle est parvenue à se reconstituer en Syrie, tirant avantage des conditions créées par la guerre civile dans ce pays et de la brutalité extrême du régime syrien. Et la voilà maintenant qui frappe une nouvelle fois au cœur de l’Occident. Aujourd’hui, comme hier, « qui sème le vent, récolte la tempête».
Traduction et notes A L’encontre. Entretien réalisé le 27 janvier 2015, publié le 2 février sur le site SocialistWorker.org.
« La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. » (article 1).
« Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit » (article 4, alinéa 2).
Ce dernier alinéa a été abrogé en 2006.
[3] Gilbert Achcar, Le choc des barbaries. Terrorismes et désordre mondial, Bruxelles, 2002, Éd. Complexes, 166 p., rééd. Paris, Éd. 10/18, 2004, 188 p.
[4] http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/27/le-rouge-et-le-tricolore_4564083_3232.html
MARTIAL Paul, SALINGUE Julien, LEMAITRE Yvan, RYON (du) Bertold - 29 janvier 2015
Une semaine après le 7 janvier, Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa), basée au Yémen, revendiquait l’odieux attentat.
« Cette bataille bénie a été conduite par deux héros de l’islam, les frères Saïd et Chérif Kouachi. Ça a été un bienfait d’Allah que cette opération coïncide avec celle du frère moudjahid Coulibaly » déclare Aqpa. « Vous attaquez le Califat, vous attaquez l’État islamique, on vous attaque. Vous ne pouvez pas attaquer et ne rien avoir en retour », déclarait Coulibaly dans sa vidéo posthume.
Le choc a été brutal, venant rappeler que la France est bien en guerre et qu’il n’est pas possible de répandre la terreur sans effet retour. Que les acteurs de ces meurtres terroristes soient nés et aient grandi en France n’en a rendu le choc que plus violent, incompréhensible pour beaucoup, devant cette conjonction des effets dévastateurs des guerres et de la désespérance sociale.
La réponse du Premier ministre, « Nous sommes en guerre contre l’islamisme radical », rentre dans la logique du « choc des civilisations ». Quel déni de réalité ! Le chaos sanglant du Moyen-Orient d’où surgit le djihadisme de certains jeunes musulmans d’Europe ne sort pas de rien. Il est la conséquence d’une histoire, la politique des grandes puissances depuis des décennies et de leurs alliés, dictateurs locaux, de leurs manœuvres pour diviser les peuples, opposer les communautés les unes aux autres et de leurs interventions militaires en Irak, en Libye, en Afrique et aussi en Afghanistan. Le drame palestinien est le cœur de cette guerre permanente contre les peuples pour le pétrole.
Cette politique, coloniale hier, impérialiste et libérale aujourd’hui, la décomposition sociale et politique qu’elle engendre, créent les conditions du développement des fondamentalismes religieux, des ennemis des travailleurs et des peuples.
Il n’y a de réponse que démocratique, en prenant le mal à la racine : la domination capitaliste sur les peuples. Contre l’offensive sécuritaire et la défense de l’ordre moral réactionnaire par le PS allié à toutes les forces réactionnaires, contre les expéditions militaires et leur justifications qui alimentent toutes les formes de racisme contre les musulmans et contre les juifs. On ne peut combattre l’un sans combattre l’autre, comme on ne peut lutter contre le terrorisme sans combattre les politiques sécuritaires et les guerres impérialistes.
Ce dossier revient sur les 14 ans de « guerre contre le terrorisme » qui n’ont fait qu’accentuer ce qu’elle prétendait combattre.
Yvan Lemaitre
Entretien. Les meurtres du 9 janvier dernier lors de la prise d’otage à l’Hyper Cacher nous incitent à faire le point sur l’antisémitisme en France. Michèle Sibony, vice-présidente de l’UJFP (Union juive française pour la paix) nous a accordé une interview.
Ross Harrold et Henri Wilno – Les meurtres commis par Amedy Coulibaly sont clairement antisémites. Peux-tu faire le point sur l’antisémitisme en France, ses ressorts et ses zones d’influence ?
Michèle Sibony – L’après-guerre a rendu l’antisémitisme de la vieille droite réactionnaire française illicite, mais latent. Cet antisémitisme n’a jamais cessé d’exister ou d’agir. Depuis le début des années 2000, nombre de cimetières juifs et de synagogues ont été attaqués en même temps que des mosquées et des cimetières musulmans, œuvre commune le plus souvent de groupes d’extrême droite.
Avec la deuxième Intifada s’est développée une forme plus populaire de ressentiment antisémite liée à l’adhésion forcée, j’y reviendrai, des juifs français à la cause sioniste. Cela s’est accompagné de la désignation de toute prise de position pour la Palestine comme antisémite et de l’installation dans les médias, dans les déclarations et les actions politiques officielles, d’un soutien unidimensionnel à la politique israélienne.
Cette émotion à deux vitesses devant les actes racistes, la solidarité systématique exprimée à la communauté juive, alors que rien de tel ne se produit devant les attentats racistes visant la population arabe, la présentation du conflit israélo-palestinien qui fait toujours l’impasse sur le rapport de domination d’un État contre un peuple occupé et colonisé, ont fini, associées à la crise sociale qui frappe les quartiers populaires où vivent une grande partie de ces descendants d’indigènes, par développer chez une partie d’entre eux rancœur et révolte. Ce sentiment en a rendu certains réceptifs aux thèses antisémites d’un Dieudonné, puis aux thèses du complot développées par des Soral et pire encore parfois.
Des journaux ont titré récemment sur des départs de juifs de France. Quelle en est la réalité ? Quel rôle joue la propagande d’Israël et des organisations sionistes ?
Il y a une réalité nuancée : d’une part dans les deux dernières décennies, une classe moyenne qui s’est installée progressivement dans un entre-deux entre Israël et la France, attirée par le soleil et la « bulle » de Tel Aviv, des professions libérales, ont acheté des appartements à Tel Aviv et y viennent plusieurs fois dans l’année. Il y a aussi une classe plus pauvre et fragile de juifs qui vivent dans les banlieues et les cités des quartiers populaires, prise en otage par l’embrigadement inconditionnel pour Israël indissociable de la peur de l’antisémitisme. Le premier est la conséquence de l’autre dans la logique sioniste (et l’antisémitisme fait peur aux juifs, n’est-ce pas normal ?). Cette catégorie fragile tente l’émigration sans filet, et eux, leurs enfants feront l’armée. Ils rencontrent là-bas des difficultés d’intégration, de travail, et un pourcentage important de cette « aliya » (montée ou immigration) revient en France, déçu par des conditions de vie pas plus faciles, au contraire.
Les chiffres de la « yerida » (descente ou retour) ne sont pas communiqués, mais un tout récent reportage télévisé en Israël indiquait comment les effets d’annonce concernant une « alyia » massive suite à la tuerie de la porte de Vincennes, devaient être relativisés, et que les chiffres de la « yerida » finissaient par rendre ceux de l’« aliya » française des dernières années, là encore, très relatifs.
Peux-tu nous expliquer ce qu’est le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) et son influence ? Cet organisme se targue de représenter les juifs français. Est-ce vrai ?
Le CRIF est un collectif issu de la Résistance. Il comprend aujourd’hui 60 associations, certaines importantes et d’autres très faibles numériquement. Il a longtemps été un organisme peu politisé, peu ou pas sioniste, peu utilisé par les gouvernements français, et parfois à gauche. Son corps électoral, évalué dans le meilleur des cas à 6 000 membres, ne peut en aucun cas l’autoriser à prétendre représenter une communauté que l’on évalue à 500 000 ou 600 000 personnes. Son virage vers un sionisme agressif a été catastrophique pour les juifs en France, surtout par l’audience que lui ont accordée les gouvernements successifs depuis 2000.
C’est la rencontre des intérêts politiques français alliés d’Israël, dans le cadre de la vision néolibérale du monde et de sa nouvelle stratégie, d’une ambassade israélienne très active et de son bras armé, le CRIF, qui a produit la prise en otage de la communauté juive : tous comme un seul homme derrière Israël, et cela parce qu’il y a antisémitisme en France puisqu’il y a expression de solidarité avec la Palestine... L’équivalence imposée des termes juif, sioniste, israélien, a encore fragilisé les juifs, les rendant comptables aux yeux de certains des exactions israéliennes.
Quels sont le poids et l’évolution des organisations comme la LDJ, Ligue de défense juive?
Au lendemain de l’attentat de Copernic, le CRIF et les consistoires ont passé un accord avec le gouvernement, les autorisant à développer leurs propres systèmes de sécurité devant les synagogues et lieux sensibles juifs : le Service de protection de la communauté juive, qui travaille en étroite collaboration avec le ministère de l’Intérieur. C’est ce qui a favorisé le développement de petites milices juives violentes issues de groupes d’extrême droite, comme le Betar puis la LDJ, Ligue de défense juive, fondée par le rabbin américain d’extrême droite Meïr Kahana, un adepte du transfert de tous les Palestiniens hors du « Grand Israël ». Interdite aux États-Unis puis en Israël en raison de son extrême violence et de son racisme, elle bénéficie en France d’une incroyable protection gouvernementale. Pour la première fois l’été dernier, pendant les événements de Gaza, le ministre de l’Intérieur a évoqué la possibilité d’étudier sa dissolution... Mais plus rien depuis, et l’affaire semble avoir été classée... jusqu’à la prochaine agression.
En 2013, Enzo Traverso a publié un livre, la Fin de la modernité juive, sous-titré Histoire d’un tournant conservateur. Les courants progressistes et communistes étaient importants chez les juifs français. Qu’en est-il maintenant ? Quel est le rôle d’une organisation comme l’UJFP ?
Nous avons trouvé remarquable l’étude d’Enzo Traverso, et tristement juste son analyse sur le tournant conservateur juif. Les courants progressistes juifs, héritiers des lumières ou du Yiddishland révolutionnaire d’Europe centrale, étaient le fait des juifs européens, mais les juifs français sont dans leur majorité actuelle le produit de la décolonisation nord-africaine. Ils sont arrivés en France au début des années 60 (et non au début du siècle dernier ou bien avant) et n’avaient pas ou peu « bénéficié » des lumières ou des vertus républicaines dans les colonies. Cela dit, la chute du communisme, la perte de vitesse de la gauche en général, et le tournant conservateur, ne concernent pas, loin de là, que les juifs en France...
L’UJFP est une association juive laïque qui porte une parole juive progressiste. Nous refusons les instrumentalisations politiques des juifs d’où qu’elles viennent, du CRIF, d’Israël, ou des gouvernements français, qui semblent vouloir jouer les juifs et Israël contre les Arabes, et les musulmans, sacrifiant de fait les droits nationaux du peuple palestinien. Nous refusons aussi l’instrumentalisation de l’histoire et de la mémoire juives au service d’une cause que nous jugeons aujourd’hui tragiquement indéfendable et dangereuse pour les Palestiniens comme pour le collectif juif israélien. Au Moyen-Orient comme ici en France et en Europe, une paix véritable ne peut s’instaurer que dans la reconnaissance des droits de tous et de chacun, et dans l’égalité de traitement des citoyens. Il n’y a pas de paix sans justice.
Propos recueillis par Ross Harrold et Henri Wilno
* « Nous refusons l’instrumentalisation de l’histoire et de la mémoire juives au service d’une cause indéfendable et dangereuse ». Paru dans l’Hebdo L’Anticapitaliste - 274 (29/01/2015). http://www.npa2009.org/
Depuis les évènements tragiques de Paris en Janvier, les médias et politiques n’ont cessé de concentrer les discussions sur la religion islamique pour tenter d’expliquer les crimes et violences par les assassins de Paris, par Boko Haram et l’Etat Islamique (EI). Le débat se fait dès lors sur quelle interprétation ou tradition, progressiste ou réactionnaire, du Coran avons nous pour tenter d’expliquer les violences commises au nom de la religion.
Le problème de toutes ces discussions, c’est qu’elles axent l’explication de toutes violences commises au nom de l’Islam (y compris par Boko Haram et l’EI) dans la religion islamique et plus précisément le Coran. Il faut relever que dans ces nombreux débats dit « démocratiques », les islamophobes de tous poils tel que les Onfray, Zemmour, Finkelkraut et autres restent au devant de la scène sur les plateaux de télévision et journaux. L’islamophobie n’est en effet pas un phénomène nouveau et s’intensifie depuis les événements du 7 janvier.
Le Journal Libération a ainsi publié une interview du juriste d’origine palestinienne Sami Al-Deeb, islamophobe notoire et qui est très souvent republié dans des sites d’extrême droite racistes en France, qui nous explique qu’il faut interdire le Coran en France dans sa publication actuelle et soumettre les populations musulmanes à un test de citoyenneté comme les personnes de confession juive l’étaient à l’époque de Napoléon avant d’obtenir la nationalité française.
Les explications qui veulent trouver dans le Coran et dans la religion islamique les raisons des phénomènes de violence des attentats de Paris, de Daech, Boko Haram, etc… font fausse route, mais surtout renforcent les amalgames racistes et islamophobes tout en voulant octroyer une nature intrinsèquement violente à l’Islam et plus généralement aux populations musulmanes.
Les phénomènes cités doivent être analysés dans leurs contextes politiques sociaux et économiques et ne trouvent pas leur raison dans le Coran.
Prenons par exemple l’EI : ce dernier est le résultat principalement de l’impérialisme occidental, des interventions des différents régimes autoritaires de la région du Moyen Orient en Iraq (Iran, Qatar, Arabie Saoudite, etc…), et du régime autoritaire et sectaire actuel de l’Iraq hérité de l’invasion de 2003, sans oublier dans le passé le régime de Saddam Hussein.[1]
De même, certains tentent d’expliquer les tensions religieuses actuelles entre Chiites et Sunnites au Moyen Orient dans le Coran ou comme une conséquence du conflit qui est pparu à la mort du prophète et sur sa succession il y a 1400 ans. Cela nie le contexte politique et sociale actuel hérité de l’invasion américaine et britannique en 2003 et du rôle de ces deux derniers dans la destruction du tissu social irakien et qui ont privilégié l’arrivée au pouvoir de forces politiques sectaires et réactionnaires.
Même si l’EI, Boko Haram et les assassins de Charlie Hebdo se réclament de l’Islam, la religion n’explique pas leurs comportements et leurs agissements. Ces groupes ou personnes ont des raisons qui s’inscrivent dans l’époque actuelle et non il y a 1400 ans.
Analyse t-on l’invasion américaine de l’Iraq par les paroles et les croyances religieuses de Bush (qui avait déclaré avoir entendu en rêve Dieu lui dire qu’il avait une mission et qu’il fallait envahir l’Iraq) ou bien selon des motivations impérialistes (politiques et économiques)? Allons-nous trouver les raisons de l’invasion américaine dans la Bible? Allons-nous analyser l’invasion américaine sur la base du comportement des chrétiens il y a 2000 ans? De même, lors de la tuerie perpétrée en Norvège le 22 juillet 2011 par Anders Breivik, qui affirmait agir pour préserver la chrétienté face au multiculturalisme, a-t-on cherché les raisons de son acte dans le christianisme ou la Bible ?
L’écrivain arabe, Aziz Al-Azmeh, affirmait que «la compréhension des phénomènes politiques islamiques nécessite l’équipement normal des sciences sociales et humaines, et non leur déni”. Ne pas s’atteler à cette tâche, c’est nous mener vers une essentialisation de « l’Autre », en l’occurrence aujourd’hui « du musulman ».
Toute religion n’existe en effet pas indépendamment des personnes, de la même manière que Dieu n’existe pas en dehors du domaine de l’action intellectuelle de l’homme. Bien au contraire la religion, comme le pouvoir surnaturel de Dieu, sont une expression mystique populaire des contradictions et des réalités matérielles dont les gens vivent.
C’est pourquoi il faut tenter de trouver les raisons de ces crimes, sans vouloir les excuser ou les justifier, perpétrés par ces groupes ou personnes et comprendre les motivations qui les ont poussé ou les poussent à agir dans ce sens. Ces raisons ne se trouvent pas en lisant le Coran ou la Bible, mais bien d’abord dans le contexte politique et socio-économique dans lequel se trouvent ces groupes et personnes et aussi dans les dynamiques internationales.
Les crimes et le parcours des djihadistes sont en effet à bien des égards un reflet des contradictions des politiques interne et externes de l’Etat Français.
Comment ne pas parler de la violence étatique et policière toujours croissante, particulièrement contre les populations d’origines étrangères et musulmanes. L’Etat français contemporain est un Etat colonial et structurellement raciste qui traite encore très souvent de la même manière et avec les mêmes techniques les populations originaires des anciennes colonies. Dans les prisons, souvent très surchargées et sans réelle stratégie de réhabilitation des détenu-es, presque 70 % des prisonniers sont issus de populations d’ex colonies alors qu’au niveau national elles représentent moins de 10% de la population.
Au niveau social, les gouvernements successifs n’ont cessé de diminuer les services sociaux de l’Etat et ont appliqué des politiques de libéralisations économiques.
Cela a encore renforcé la ghettoïsation des quartiers où vivent les classes populaires en les appauvrissant toujours plus. Ce constat fut même tiré par le très droitier Premier Ministre Manuel Valls qui déclarait que certaines régions avaient été abandonnées par l’Etat et constituaient des Apartheids sociaux, ethniques et territoriaux.
Enfin il ne faut pas oublier les politiques impérialistes de la France et les nombreuses interventions militaires à l’étranger, particulièrement dans le monde Arabe et la dite « France-Afrique », sans oublier son soutien aux dictatures du Moyen Orient tel que l’Arabie Saoudite ou l’Algérie.
Au delà de se revendiquer de l’Islam, les assassins de Charlie Hebdo ont en effet dans leurs interviews, vidéos et autres parlé de la souffrance du peuple syrien, iraqien, de l’intervention française au Mali des offenses faites aux populations musulmanes en France et dans le monde, etc…
Il est nécessaire pour nous, à gauche, de comprendre ce genre d’évènements et/ou groupes et d’analyser de manière matérielle les dynamiques qui les sous-tendent, pour s’attaquer aux réels problèmes des sociétés en général. Lenine dans le texte « L’attitude du Parti des travailleurs à la religion » de mai 1909 écrit que nous, en tant que marxistes, « devons expliquer la source de la foi et de la religion des masses d’une façon matérialiste ». Il poursuivait en affirmant que si l’on ne s’attelait pas à cette tâche, nous n’aurions pas une vision différente des classes bourgeoises, qui accusent les masses d’ignorance pour expliquer le phénomène de la croyance religieuse. Le fondamentalisme religieux n’est en fait que l’expression de cette frustration et non sa source.
Et c’est pourquoi qu’il faut comprendre les fondamentalismes religieux, quel qu’ils soient, comme des facteurs et raisons modernes et qui trouvent leurs sources dans des phénomènes actuels et non du passé, même si leur propagande fait référence à un passé mystifié.
La barbarie des assassins de Paris et des groupes comme l’EI et Boko Haram se nourrit en premier lieu des contradictions et les différentes formes d’oppressions de leurs sociétés, mais aussi de la barbarie des Etats occidentaux capitalistes et impérialistes qui ont commis beaucoup plus de victimes que le djihadisme islamique. D’ailleurs, aucune égalité au niveau absolu ne peut égaler la barbarie des Etats occidentaux dans le nombre de victimes qu’ils ont causé à travers le monde. Ce sont des Etats occidentaux qui ont mené des interventions militaires destructives ces dernières décennies par exemple comme en Iraq en 2003, intervention qui a suivi l’embargo meurtrier contre le peuple irakien pendant plus de 10 ans. Ce sont des Etats occidentaux qui apportent leur soutien sans faille aux dictatures sanglantes au Moyen Orient, sans oublier un soutien total à l’Etat colonial et d’Apartheid d’Israel qui opprime depuis plus de 60 ans le peuple palestinien. Que dire des politiques néo-libérales imposées par les Etats occidentaux et les institutions monétaires internationales qui on causé l’appauvrissement de sociétés entières, des déplacements de populations, des famines, etc…
Nous devons mener une opposition sans merci aux politiques impérialistes des Etats occidentaux qui assassinent et appauvrissent les peuples de nombreuses régions du monde. Nous devons également opposer toutes les formes d’impérialismes internationales et d’impérialisme régionales qui ont tous pour objectifs d’écraser d’autres peuples pour les intérêts politiques de leurs bourgeoisies.
En même temps, aucune illusion ne doit exister sur les mouvements islamiques réactionnaires et djihadistes, qui dans le passé (entre les années 50 et fin des années 1970) ont reçu le soutien des Etats Occidentaux et des dictatures de la région du Moyen Orient pour affaiblir les mouvements progressistes et nationalistes de la région. Les mouvements islamiques réactionnaires et djihadistes ont suite à la répression et aux échecs des mouvements progressistes et nationalistes du Moyen Orient pu capter les frustrations de certaines tranches des classes populaires, mais ils ne représentent en aucun cas une alternative progressiste ou anti impérialiste, bien au contraire, ce sont des organisations ultra-réactionnaires, anti-démocratiques et anti sociales, certaines comme l’EI sont sans aucun doute des entités totalitaires et meurtrières. Leurs comportements et attaques sur les forces démocratiques et progressistes durant les processus révolutionnaires témoignent de cette réalité. Ils sont dans une optique de guerre de civilisation et d’imposition autoritaire de leur hégémonie culturelle et religieuse contre une autre et non une perspective d’émancipation et de libération des classes populaires.
En conclusion et en plus de s’opposer aux politiques impérialistes des Etats occidentaux, la tâche de la gauche où qu’elle soit est de reconstruire un mouvement progressiste et démocratique large, qui permet l’unité et l’indépendance des classes populaires et travailleuses sans distinction ethnique, communautaires et autres qui est la seule voie pour la libération et l’émancipation des classes populaires. Cela ne signifie pas qu’il faut simplement avoir une approche « économiste », les luttes ouvrières ne seront pas suffisantes pour unir les classes populaires. Bien sûr que la gauche radicale doit être à la tête de la lutte contre les politiques d’austérité et néolibérales, mais la gauche radicale doit être le champion de la défense des droits démocratiques dans leur ensemble que ce soit dans la liberté d’expression ou la lutte contre le racisme. L’islamophobie, comme les autres formes du racisme, est un instrument des classes dirigeantes pour diviser les classes populaires et les détourner de leur réel ennemi: la classe bourgeoise.
Pour construire un mouvement progressiste, nous devons comprendre comment, au-delà des dynamiques capitalistes, les questions de genre, de discrimination basée sur la religion et/ou sur la « race » influencent à la fois la structure et les dynamiques de nos sociétés et de nos lieux de travail et les processus de développement de la conscience. Il ne s’agit pas de savoir si les classes passent avant le genre/ race/ religion ou l’inverse, mais comment ces éléments interviennent ensemble dans la production et les relations de pouvoir capitalistes, qui se traduisent par une réalité complexe.
Les discriminations basées sur la race, le genre, les conditions économiques, les oppressions culturelles et idéologiques ne doivent pas être sous-estimées, au risque de perdre de vue la complexité de la tâche, au moment de construire un mouvement progressiste comprenant des travailleurs et travailleuses de tous les horizons. L’absence de prise en compte de ces intersections dessert la volonté d’unir les classes populaires et le projet politique visant la transformation radicale de la société.
A nous de nous attaquer aux sources des problèmes (le capitalisme, l’impérialisme et le racisme, etc…) et donc des politiques des Etats capitalistes occidentaux et autres, pour réellement couper l’herbe sous les pieds des forces ultra réactionnaires et les faire disparaître.
Joseph Daher
[1] pour plus d’information voir: http://www.npa2009.org/idees/lirak-une-souffrance-continue-aux-causes-multiples
https://syriafreedomforever.wordpress.com/2015/02/03/limpasse-essentialiste/
Un changement de la situation sur le territoire actuel d’Israël et globalement en Palestine viendra des luttes des Palestiniens. Mais il est justement indispensable de comprendre ce qu’est devenue la société israélienne, et comment elle a été forgée par des décennies d’un implacable colonialisme. C’est l’objet de ce dossier.
« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » ? Les fondateurs du sionisme ne furent jamais dupes de leur propre slogan. Loin d’ignorer l’existence des Palestiniens, ils n’y voyaient qu’une main-d’oeuvre à exploiter ou un obstacle à supprimer. Le sionisme, expression d’une révolte contre l’oppression des Juifs d’Europe, fut pourtant d’emblée un projet colonial.
Avant la Première Guerre mondiale, ce ne fut pas le sionisme mais le Bund qui parvint à organiser des dizaines de milliers de Juifs opprimés dans l’Empire russe…
T
Mardi 27 Janvier 2015 -- tonio
Selon Michel Camau [1], l’autoritarisme consolidé «réunit deux caractéristiques apparemment contradictoires». Premièrement, «il affiche une capacité et un niveau de répression sans commune mesure avec leur état antérieur». Deuxièmement, le régime marque simultanément «la distance avec le passé en se prévalant de l’Etat de droit, du pluralisme et de la démocratie». Michel Camau explique que «la logique de justification de cette ambivalence est bien connue. C’est celle de l’état d’exception: prétendre à la sauvegarde d’un dispositif normatif de liberté en restreignant le champ d’application de ses procédures, au nom de la lutte contre ses ennemis putatifs».
Il me semble que cette définition de l’autoritarisme consolidé correspond extrêmement bien au cas égyptien actuel: le régime se prévaut de la réforme démocratique et de la poursuite des objectifs de la révolution du 25 janvier 2011, mais la répression est à son plus haut niveau depuis longtemps. Le tout sous le thème de la guerre contre le terrorisme et l’islamisme, qui permet au passage de mettre au pas les récalcitrants de tout acabit.
Je tiens dans cet article à faire le point sur cette répression multi-facettes, tout en insistant sur la manière dont différents individus et groupes sociaux se font les relais de cette répression et de cette consolidation autoritaire, en actes et en paroles, et donc en dehors du schéma classique (et caricatural bien entendu) qui voudrait que l’autoritarisme se caractérise par un Etat et une société strictement opposés l’un à l’autre.
Les Frères musulmans
Depuis le renversement du Président Morsi le 3 juillet 2013, les actes de répression contre les Frères musulmans se sont multipliés. La liste est longue et je n’en proposerai ici qu’un survol. Les estimations des conséquences de la répression à ce stade tournent autour de 2500 morts et 17’000 blessés, quelque 16’000 arrestations, et plus de 1000 condamnations à mort au terme de procès expéditifs. Le 26 juillet 2013, le général Sissi a appelé les Egyptiens à manifester en masse pour lui donner un mandat afin d’en finir avec le terrorisme. Cette rhétorique de la guerre contre le terrorisme est devenue depuis le principal argument du régime actuel et le prétexte à des appels réguliers à l’union nationale et à la multiplication de lois répressives.
Le 14 août 2013, les forces de sécurité ont dispersé le sit-in des partisans du président Morsi déchu dans le sang. Human Rights Watch, au terme d’une longue enquête ayant conduit à l’écriture d’un rapport sur le sujet, a qualifié cette dispersion d’«attaque préméditée», de «massacre» et de «crime contre l’humanité», estimant le nombre de morts à 817. Les autorités ont d’ailleurs empêché l’organisation de venir présenter les conclusions du rapport sur le territoire égyptien. En septembre 2013, l’organisation des Frères musulmans a été déclarée organisation terroriste par les autorités. La chasse aux sorcières entamée immédiatement après la destitution de Morsi se poursuit encore aujourd’hui. Des condamnations à mort collectives ont été prononcées à plusieurs reprises contre des membres ou des partisans de la Confrérie (1212 personnes d’un coup à Minya en mars et avril 2014, 183 dont l’ancien guide suprême des Frères Mohammed Badie en juin, ou encore 188 en décembre).
Le discours dominant, relayé par les autorités, les intellectuels et une partie de la population continue à dénoncer pêle-mêle le projet totalitaire des frères, leur volonté d’établir un nouveau califat islamique en Egypte et de transformer la société en imposant des lois réactionnaires, la nature intrinsèquement violente et terroriste de la Confrérie, l’intransigeance des leaders poussant leur base militante à se sacrifier comme des «moutons». Ce discours favorise la polarisation de la société et une forme d’irrationalité et de paranoïa qui atteint des degrés très élevés. Ainsi en octobre dernier, un étudiant (Abdel Rahman Zaidan) racontait sur sa page Facebook [2] la scène à laquelle il avait assisté dans un minibus: une femme critiquait le gouvernement en prenant à parti les autres passagers. Lorsque l’un d’entre eux s’est décidé à prendre part à la conversation et à émettre également des critiques, la femme a fait arrêter le minibus et a dénoncé l’homme à deux policiers qui gardaient une église en criant «Au secours ! Il y a un frère musulman terroriste dans le bus».
Les ONG et les activistes
La répression s’exerce également contre les activistes et les représentants de la société civile, en tête desquels se trouvent les ONG.
Peu de temps après l’élection de Sissi, le 18 juillet, le ministère égyptien des Affaires sociales a publié une annonce dans le journal Al-Ahram demandant à toutes les entités civiles concernées de s’enregistrer comme ONG dans un délai de 45 jours, en vertu de la loi 84 de 2002. Cette loi oblige toutes les ONG à s’enregistrer auprès des autorités. Elle permet au gouvernement de surveiller de très près les activités des ONG, et d’imposer leur fermeture, de geler leurs avoirs et de confisquer leurs financements s’il estime que ces activités nuisent aux intérêts du pays [3]. Cette annonce, et les pressions répétées du gouvernement sur les ONG, en particulier celles travaillant pour les droits de l’homme, ont conduit plusieurs d’entre elles à fermer leurs portes ou à délocaliser, à l’image par exemple du Cairo Institute for Human Rights Studies, qui a annoncé son installation en Tunisie du fait des «menaces actuelles contre les organisations de droits de l’homme».
Les activistes, au départ noyés dans la masse de la grande «union nationale» anti-Morsi et anti-Frères du 30 juin 2013, ont également commencé à faire les frais de la répression à partir du moment où ils ont tenté de reprendre leur indépendance et de poursuivre les revendications de la révolution. Un des principaux instruments de cette répression est la loi sur les manifestations de novembre 2013, qui accorde au ministère de l’Intérieur de larges pouvoirs discrétionnaires sur les manifestations (notamment en matière d’interdiction et de dispersion) et expose de manière vague les circonstances dans lesquelles des manifestants peuvent être considérés comme enfreignant la loi.
Le ton est donné dès novembre 2013: après une manifestation devant le Parlement contre la nouvelle Constitution, les activistes révolutionnaires Ahmed Maher (fondateur du Mouvement du 6 avril), Mohammed Adel, Ahmed Douma et Alaa Abd El Fattah sont arrêtés. Les trois premiers sont condamnés à trois ans de prison en décembre 2013, le dernier à 15 ans en juin 2014, de même que 25 autres accusés. La manifestation de soutien aux prisonniers politiques du 21 juin 2014 pour protester contre ces peines conduit à une nouvelle vague d’arrestations de militants, dont Sanaa Seif, la sœur de Alaa Abd El Fattah, et Yara Sallam, activiste féministe. L’activiste et avocate des droits de l’homme Mahienour el Masry a également passé six moix en prison pour avoir participé à une manifestation interdite jusqu’à ce que sa peine soit suspendue en septembre dernier.
Actuellement, Sanaa Seif, Yara Sallam et les autres activistes condamnés en même temps qu’elles sont toujours en prison. Leur peine a été réduite de trois à deux ans en décembre. Alaa Abd El Fattah a été libéré sous caution en septembre puis emprisonné à nouveau. Un nouveau procès est en cours. Ahmed Douma a lui été condamné à trois ans supplémentaires en décembre dernier pour outrage au tribunal après un vif échange de mots avec le juge en charge de son procès.
Il ne s’agit là que de quelques exemples d’activistes emprisonnés, mais qui soulignent les méthodes et les objectifs du régime actuel. Il s’agit surtout d’empêcher que les voix des révolutionnaires soient entendues, de faire taire la dissidence et d’empêcher tout mouvement alternatif de se structurer, ainsi que d’établir un monopole d’Etat sur les revendications de la révolution du 25 janvier 2011 et du 30 juin 2013.
Les journalistes et la liberté d’expression
En 2014, le Comité de Protection des Journalistes a classé l’Egypte parmi les 10 pays ayant emprisonné le plus de journalistes, dénombrant 12 d’entre eux détenus dans les prisons du pays [4]. L’Association pour la Liberté de Pensée et d’Expression se demandait en décembre dans son dernier rapport sur les journalistes emprisonnés si le journalisme était devenu un crime en Egypte [5].
Le but de la répression contre les journalistes et les médias est simple: imposer le discours du pouvoir en place comme discours dominant et éliminer tout discours alternatif. Cette répression commence dès la destitution de Morsi, avec l’ordre donné par le gouvernement intérimaire de faire fermer les locaux de 6 chaînes de télévision pro-Frères. L’après juin 2013 voit aussi la fin du programme satirique de l’humoriste Bassem Youssef, symbole de la liberté d’expression et de la critique depuis le 25 janvier 2011. Plus tard, en juin 2014, c’est au tour de trois journalistes d’Al-Jazeera arrêtés 6 mois plus tôt d’être condamnés à des peines de 7 à 10 ans de prison, accusés d’avoir diffusé de fausses informations (un nouveau procès leur a été accordé le 1er janvier 2015).
Début novembre, le département législatif du Conseil d’Etat a reçu un projet de loi visant à interdire la publication d’information concernant l’armée, dont l’un des articles stipule la nécessité de demander l’autorisation préalable des forces armées avant de diffuser des nouvelles concernant ses troupes, ses mouvements et ses équipements, et impose des sanctions de 6 mois à 5 ans de prison et 100 à 500 livres égyptiennes d’amende en cas de non-respect. Il semble cependant que la loi n’ait toujours pas été promulguée à ce stade.
D’une manière générale, les journalistes dénoncent les difficultés qu’ils ont à travailler dans un contexte de peur, de paranoïa et de surveillance accrue. Témoignent par exemple de cette atmosphère les mésaventures du journaliste français Alain Gresh le 11 novembre 2014 au Caire, dénoncé aux renseignements puis à la police par une cliente du café dans lequel il parlait politique avec des journalistes égyptiennes. Ces phénomènes de délation et d’entraves à la liberté d’expression ne touchent pas seulement les journalistes cela dit: deux hommes égypto-britanniques et leur cousin égyptien ont été dénoncés et arrêtés dans le métro alors qu’ils parlaient d’un risque de manifestations importantes lors de l’anniversaire à venir de la révolution du 25 janvier.
L’autocensure, elle aussi, s’est renforcée. La presse se ferme progressivement aux voix dissidentes et même la presse privée tend à renoncer à la critique, comme en témoigne par exemple l’évolution du quotidien Al Masry Al Youm, quotidien de référence de beaucoup d’intellectuels libéraux avant et après la chute de Moubarak pour ses positions distantes du régime et critiques, devenus après 2013 bien plus proche de la presse officielle symbolisée par le quotidien Al-Ahram. Autre manifestation importante de cette auto-censure, à la fin du mois d’octobre 2014, les rédacteurs en chef des plus importants quotidiens du pays se sont ainsi réunis, sous la présidence de Diaa Rashwan, le patron du syndicat des journalistes, pour rédiger une déclaration rappelant leur volonté commune d’«affronter les éléments terroristes et de protéger l’équilibre des forces dans le pays dans le cadre de la Constitution et de la loi». Concrètement, cela signifie qu’en soutien à la révolution du 25 janvier 2011 et du 30 juin 2013, ces rédacteurs en chef se sont engagés à ne plus rien publier qui puisse aider les terroristes et saper les institutions de l’Etat.
Les étudiants
Depuis la rentrée universitaire le 12 octobre 2014, étudiants et universités sont une cible privilégiée de la répression et de la violence. Dès cette rentrée, du fait de la crainte de la reprise des manifestations qui avaient marqué l’année universitaire 2013-2014, en particulier après la destitution de Morsi, l’accès aux campus était largement régulé par les forces de sécurité et des compagnies de sécurité privées (dont la compagnie Falcon) obligeant les étudiants à faire la queue pour passer des portiques de sécurité et pénétrer dans le campus. Les étudiants participant alors à des manifestations sont immédiatement réprimés dans plusieurs universités du pays. Le 21 octobre, un étudiant d’Alexandrie meurt des suites de blessure aux tirs de grenaille. Plusieurs centaines d’étudiants ont été arrêtés.
Autre mesure de renforcement du contrôle des universités, le nouveau système électoral qui devait permettre la désignation des présidents d’université a été abandonné (en juin 2013): c’est donc le président de la république qui continue à nommer les présidents. Par ailleurs, un amendement du règlement disciplinaire des universités datant de février dernier permet aux présidents d’université de décider d’expulser des étudiants sans réunir de conseil de discipline. A l’Université du Caire, toute activité politique est interdite sur le campus depuis la rentrée. En octobre 2014, une nouvelle loi a confié à l’armée la protection des installations et institutions publiques incluant les universités. La loi prévoit aussi que toute atteinte à la sécurité et au fonctionnement de ces installations publiques peut être jugée devant un tribunal militaire, rouvrant allègrement la porte au jugement de civils par les tribunaux militaires, en dépit des dispositions de la Constitution.
D’une manière générale, le positionnement de Sissi et du régime actuel vis-à-vis de la jeunesse est ambivalent: il alterne entre des excuses (pour le manque de prise en compte des revendications de la jeunesse), crainte des mouvements de jeune organisés et autonomes, exclusion politique et encouragements à participer à la vie sociale et économique égyptienne pour assurer le futur du pays.
Les homosexuels
La persécution des homosexuels n’est pas nouvelle en Egypte. Elle est cependant nettement renforcée ces derniers temps. Ce renforcement est à interpréter comme relevant d’une volonté du gouvernement de se présenter comme gardien de l’ordre moral pour satisfaire aux exigences d’une population largement conservatrice, qui condamne l’homosexualité au nom des principes de l’islam. Dans le contexte de l’après Frères musulmans, l’Etat tente de se montrer plus islamique que les islamistes. Par ailleurs, se concentrer sur la lutte contre les minorités sexuelles est un excellent moyen de détourner l’attention d’une série d’autres domaines dans lesquels l’Etat échoue ou avance avec difficultés. L’homosexualité n’est pas condamnée en tant que telle en Egypte, mais les autorités se servent allègrement de l’article 9 (c) de la loi n° 10/1961 sur la lutte contre la prostitution qui fait de la «pratique de la débauche», expression on ne peut plus vague, un délit.
La dernière opération de grande envergure anti-homosexuels s’est déroulée le 7 décembre dernier: Mona Iraqi, une présentatrice de télévision sur la chaîne Al-Qahira wa al-nas s’en est prise à un hammam (établissement de bain traditionnel) qu’elle a qualifié de «plus grand repaire de perversion homosexuelle» dans la capitale égyptienne. Elle a ainsi suivi la police dans l’opération qui a conduit à l’arrestation de 26 hommes, que Mona Iraqi ne s’est pas privée de photographier avec son téléphone portable alors que les policiers les faisaient rentrer à demi-nus et humiliés dans leurs camions, accompagnant le tout de commentaires sarcastiques et sensationnalistes. Dans le cadre de l’enquête, ces hommes ont eu à subir des examens rectaux, pratique exécrable largement répandue dans le pays et utilisée afin de déterminer si une personne a eu ou non des rapports anaux récents. Les experts médico-légaux ont conclu qu’aucun des hommes interpellés n’avait eu de rapports homosexuels et que trois d’entre eux présentaient des stigmates de viol. Le procès a eu lieu et les 26 hommes ont finalement été acquittés, ce qui n’efface malgré tout en rien les humiliations qu’ils ont eu à subir.
Ce procès n’est pas un cas isolé: à la fin du mois de décembre, huit hommes ont été condamnés à trois ans de prison (peine réduite à un an récemment) à la suite d’accusations de débauche après avoir organisé un simulacre de mariage gay et posté la vidéo sur Youtube. Certains chiffres évoquent jusqu’à plus de 150 arrestations de personnes soupçonnées d’être homosexuelles, sous couvert de la loi sur la débauche.
Les athées
Toujours dans l’optique de se présenter comme les gardiennes de l’ordre moral, les autorités s’en prennent également aux athées. Selon un rapport publié par Dar Al-Ifta (centre de recherche islamique et principale autorité en charge de l’émission de fatwas), il y aurait 866 athées en Egypte. Un chiffre étonnamment précis et fortement débattu, qui place l’Egypte en tête des pays arabes en matière d’athéisme. Etant donné le conservatisme de la société, les athées font généralement profil bas et évitent la publicité quant à leur athéisme. Il semble donc très difficile d’estimer leur nombre. Mais l’enquête a pourtant tiré une sonnette d’alarme et fait réagir les autorités religieuses et politiques.
En novembre 2014, une grande réunion de deux jours a eu lieu entre représentants d’Al-Azhar et de l’Eglise afin de proposer des solutions à la diffusion du «phénomène» de l’athéisme. Ces représentants religieux se sont également exprimés régulièrement de façon publique dans les médias pour dénoncer les dangers de l’athéisme, souvent décrit comme une importation depuis l’Occident, un produit du matérialisme mais aussi un résultat de la mauvaise image donnée de l’islam par les groupes extrémistes.
Le 10 novembre, un café du centre-ville (quartier de Abdeen) a été fermé par les autorités, après saisie de ses biens. Un mois plus tard, les autorités municipales ont déclaré que le café avait été fermé car des athées s’y rassemblaient régulièrement, entre autres pour pratiquer le «culte de Satan» (sic).
Le fait d’être athée n’est pas criminalisé par la loi égyptienne, et la liberté de pensée est inscrite dans la Constitution. Cependant l’article 98 (f) du Code pénal stipule que les personnes jugées coupables de diffamation ou d’insultes envers les trois religions peuvent être condamnées à des peines de 6 mois à 5 ans de prison et des amendes de 500 à 1000 livres égyptiennes. L’écrivaine et journaliste Fatima Naout risque ainsi de faire les frais de cette loi dans les jours à venir: elle comparaîtra le 28 janvier devant un tribunal pour insulte à l’islam après avoir écrit sur sa page Facebook que l’Aïd el-Kebir est «le plus grand massacre commis par les êtres humains» et que «ce massacre annuel est basé sur le cauchemar passé d’un des prophètes, un jour, à propos de son fils, et bien que ce cauchemar sacré soit terminé pour le bonhomme et son fils, le mouton en paie encore le prix aujourd’hui». Autre verdict marquant: le 11 janvier 2015, un jeune homme de 21 ans a été condamné à 3 ans de prison et 1000 livres d’amende pour insulte à l’islam après avoir révélé son athéisme sur Facebook. Il a été arrêté en novembre 2014 après être allé déposer plainte au poste de police pour harcèlement (notamment par un journal local). Son propre père a témoigné contre lui. (Article paru sur le site Actu Egypte, 12 janvier 2015)
[1] «Remarques sur la consolidation autoritaire et ses limites» in A. Boutaleb, J.-N. Ferrié, B. Rey (coord.), L’Autoritarisme dans le monde arabe. Autour de Michel Camau, Luis Martinez, Le Caire, Cedej, coll. Débats, mai 2005
[2] http://www.madamasr.com/opinion/politics/egypt-nation-snitches-makes-comeback
[3] Voir l’article d’Actu Egypte du 30 octobre 2014 à propos des ONG https://actuegypte.wordpress.com/2014/10/30/le-projet-de-loi-sur-les-ong/
[4] https://www.cpj.org/reports/2014/12/journalists-in-prison-china-is-worlds-worst-jailer.php
[5] http://afteegypt.org/media_freedom/2014/12/10/8868-afteegypt.html
http://alencontre.org/moyenorient/egypte/point-sur-la-repression-en-egypte-ces-derniers-mois.html