Manifestación de Atenas en el sexto aniversario de la revolución Siria.
Syrie - Page 3
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Athènes Syrie
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Syrie : pourquoi la confusion ? par Dominique Vidal (Souria Houria)
Il aura fallu la chute d’Alep pour que quelques milliers de Français manifestent, dans le froid de décembre, à Paris et en province, leur soutien au peuple syrien.
Jusque-là et depuis plusieurs années, les rassemblements de solidarité avaient été des plus clairsemés…
Et pourtant la Syrie constituait, a priori, une de ces causes qui, d’ordinaire, mobilisent ceux des Français qui sont les plus sensibles aux luttes des peuples. Une révolution populaire massive et pacifique. Une répression sanglante. Une lente descente aux enfers dans la guerre civile. Des ingérences étrangères en série : miliciens du Hezbollah, pasdarans iraniens, avions russes, sans oublier les djihadistes et leurs banquiers…
Et le bilan est connu : plus de 350 000 morts avec, sur plusieurs villes dont Alep, des mois de bombardements intensifs. Et 11 millions de déplacés. Un record absolu : près de la moitié de la population syrienne a dû quitter ses foyers, dont la moitié s’est réfugiée à l’étranger…
Je voudrais tenter brièvement de revenir les principaux blocages – je ne parle pas ici des hommes politiques, de leurs partis et des médias, mais de l’opinion – nous ont gêné et nous gênent encore dans la mobilisation en faveur du peuple syrien.
Le premier facteur, c’est évidemment l’essoufflement du mouvement de solidarité en général.
La Palestine en sait quelque chose, qui reste pourtant la cause la plus mobilisatrice en France. Mais elle souffre de sa marginalisation sur la scène régionale et internationale comme de la recrudescence de la propagande israélienne, relayée en France par un pouvoir qui est allé jusqu’à criminaliser la campagne BDS. Des dizaines de milliers d’hommes et de femmes ont sauvé l’honneur de notre pays en prenant directement en mains l’accueil des réfugiés, mais, pour ces « justes », combien d’« injustes » ralliés au consensus xénophobe ? Et que dire des Yéménites ? Et des Sahraouis ? Et des Kurdes de Turquie ? Et des Darfouris ?
Le deuxième facteur, c’est la complexité des événements de Syrie.
Tout a commencé comme dans les autres « révolutions arabes » : un peuple se soulevant pacifiquement contre la dictature qui l’opprime depuis des décennies afin de pouvoir continuer à piller son pays. Sauf que Bachar Al-Assad, contrairement à Ben Ali et à Moubarak ne s’est pas résolu à fuir. Il a fait les seules choses qu’il sait faire, et bien faire : réprimer dans le sang les révoltés, tirer dans le tas à balles réelles, torturer systématiquement les prisonniers avant de les exécuter sans procès, faire ainsi régner son ordre. À force de subir le pire, une partie de l’opposition a choisi la lutte armée. Et, progressivement, des islamistes en tous genres ont squatté la révolution, avec le soutien de l’Arabie saoudite et des émirats du Golfe. Enfin est apparue Daesh, née de la persécution des sunnites irakiens par le nouveau gouvernement chiite installé par l’Occupant américain. Cette militarisation de la Résistance et la menace djihadiste ont détourné bien des démocrates de la solidarité avec le peuple syrien, dans le contexte obsessionnel de la lutte contre le terrorisme. Parmi ceux qui ont été jusqu’à refuser de condamner les bombardements sur Alep, la plupart invoquaient cet argument.
Le troisième facteur, c’est la méconnaissance de l’histoire du baasisme en Irak et en Syrie
et notamment du caractère autoritaire et prédateur de ces pouvoirs. Le discours nationaliste et, à certains égards, socialiste des dirigeants baasistes, les acquis sociaux de leurs premières années au pouvoir, leur refus des Pactes occidentaux et – surtout – leur alliance avec l’Union soviétique ont longtemps aveuglé l’opinion internationale. Et pourtant, derrière la façade progressiste, ces régimes ont vite changé de nature : les bourgeoises nationales y ont vu un instrument pour reprendre et amplifier le pillage de l’Irak comme de la Syrie, au prix d’une radicalisation de leur caractère dictatorial. D’année en année, le pouvoir réel est devenu, derrière la fiction d’une alliance, celui du seul parti Baas, appuyé sur les Moukhabarat, ces services à la botte du seul numéro un. La répression des minorités et des opposants, l’emprisonnement sans jugement, la torture généralisée sont devenus le quotidien des deux pays martyrs. Faut-il rappeler que, durant toutes ces décennies, Daech, justification ultime de l’horreur, n’existait pas ?
La réalité, c’est que le nationalisme arabe, laïque et socialiste a disparu depuis longtemps.
Les régimes de Saddam hier ou d’Assad aujourd’hui n’ont plus aucun rapport avec ceux des années 1960-1970. La politique progressiste a été remplacée par une politique néo-libérale, marquée par les dénationalisations. De véritables mafias à caractère clanique dominent et pillent l’Irak comme la Syrie. Et la dimension laïque de ces régimes s’est réduite au point de n’être plus qu’une façade pour Occidentaux de passage. Saddam Hussein faisait de plus en plus référence à l’islam dans les dernières années de sa dictature. Et Bachar al-Assad instrumentalise les minorités comme un fond de commerce politique. Il y a eu fondamentalement une rupture au tournant des années 1980. Étrangement, certains semblent l’ignorer.
Le quatrième facteur, c’est la fausse image d’un régime soi-disant anti-impérialiste.
L’exemple de l’action syrienne dans la question palestinienne est pourtant lumineux. Hafez al-Assad commence, on l’oublie souvent, par abandonner les Palestiniens à la répression du roi Hussein pendant Septembre noir : ministre de la Défense, il retire les trois brigades de blindés syriens qui avaient pénétré en Jordanie au secours de l’OLP et subi d’efficaces attaques jordaniennes. Il devient néanmoins président au terme d’un coup d’État et, trois ans plus tard, il mène le combat – en vain – pour libérer le Golan de l’occupation israélienne. Ce sera le dernier : l’armée syrienne n’a pas tiré depuis un coup de fusil contre Israël – en 44 ans ! Certes, en 1976, il envoie ses troupes au Liban, mais c’est pour sauver le pouvoir phalangiste : cette intervention commence par le massacre du camp palestinien de Tall al-Zaatar. Des années durant, l’armée syrienne défend les positions chrétiennes, en échange de quoi elle peut étendre sa mainmise sur le Liban. Et, en 1982, lors de l’invasion israélienne, elle n’y oppose aucune résistance. Pis : en 1983, elle organise l’assaut contre Yasser Arafat assiégé à Tripoli. Vous avez dit anti-impérialiste ?
Le cinquième facteur, c’est la confusion entre la Russie et l’URSS :
visiblement, certains défenseurs du régime de Bachar al-Assad croient déceler une continuité entre les deux. Cette filiation est une vue de l’esprit. Le régime russe n’a plus rien à voir avec le régime soviétique, désormais fondé sur trois piliers : les services, les oligarques et l’Église orthodoxe. Si Vladimir Poutine a eu le mérite de reconstruire un État que Boris Eltsine avait détruit, il a échoué à lui donner les moyens d’une politique capable de répondre aux besoins et aux aspirations populaires. La Russie dépend plus que jamais de ses exportations de pétrole et de gaz, qui pâtissent de cours internationaux encore bas. Sans compter les conséquences des sanctions occidentales consécutives au comportement russe en Ukraine. Du coup, les aventures de Moscou en Ukraine et en Syrie coûtent très cher au peuple russe. Or, à supposer que l’URSS ait agi au plan international pour défendre des causes justes, ce qui n’est bien sûr que partiellement vrai, Vladimir Poutine ne défend plus ni ces causes, ni les valeurs qui les inspiraient. Il ne défend que les intérêts de Moscou, du moins ce qu’il considère comme tels. Car il y a un grand écart entre les véritables intérêts de la Russie et la manière dont le groupe dirigeant les conçoit.
Si Farouk m’avait donné un peu plus de temps, j’aurais ajouté, à ce sujet, un développement sur la vigueur de la propagande russe.
Il est devenu banal de souligner le rôle – effectivement croissant – de sites comme RT ou Sputnik. Mais je pense aussi aux vecteurs traditionnels. Un exemple : la soirée consacrée à Vladimir Poutine par France 2 le 15 décembre dernier. De l’émission « Un jour, un destin », de Laurent Delahousse, il n’y avait, comme d’ordinaire, pas grand chose à dire. Mais elle était suivie d’un documentaire pas banal : « Poutine, le nouvel Empire » se présentait comme un véritable hymne au puissant chef du Kremlin – une hagiographie digne de la Corée du Nord…
Voilà quelques uns des facteurs qui expliquent, selon moi, la confusion qui règne dans l’opinion sur la situation en Syrie. Une fois encore, la méconnaissance du passé contribue à rendre illisible le présent…
l’intervention de Dominique Val au DÉBAT « LA GAUCHE FRANÇAISE ET LA QUESTION SYRIENNE »
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Syrie. Chute d’Alep: crimes de guerre, dissensions rebelles, abandon international (Anti-k)
Les armes se sont tues il y a trois mois [décembre 2016].
Alep-Est la rebelle est retournée dans le giron de l’armée syrienne. La chape de peur et de silence qu’impose le régime Assad aux zones sous son contrôle écrase de nouveau les quartiers orientaux de la ville. Mais au sein de l’opposition syrienne, le choc de la défaite continue de faire du bruit. Comment expliquer la débandade des groupes armés, que personne ou presque n’a vue venir? Comment Alep-Est a-t-elle pu sombrer, en un mois, entre le 15 novembre et le 15 décembre, alors qu’une ville comme Daraya, située dans la banlieue de Damas, a résisté près de quatre ans au siège des loyalistes?
Le débat continue d’agiter le camp anti-Assad. «Alep n’est pas tombée militairement, c’est le résultat d’une décision internationale. La ville aurait pu résister encore six mois, il y avait plein d’armes. Mais des quartiers entiers ont été abandonnés, en vertu d’accords secrets», assure Abdelahad Steifo, vice-président de la Coalition nationale syrienne, la principale formation de l’opposition, incriminant, sans le dire, la Turquie, qui, à partir de l’été 2016, s’est rapprochée de la Russie, alliée de Damas.
«On a perdu parce que la révolution n’a pas réussi à offrir un espoir à la population, objecte Ossama Shorbaji, directeur de l’ONG Afaq, qui dispense des formations dans les zones aux mains des insurgés. Il y avait trop de bandits et de profiteurs parmi les groupes armés. Prenez les prisons des groupes rebelles. Il y avait beaucoup moins d’abus et de violences que dans celles du régime. Mais ce n’était pas non plus un modèle dont on pouvait être fier.»
Complot de l’extérieur? Effondrement de l’intérieur? Le sort d’Alep bascule les 26 et 27 novembre 2016, quand le front oriental de la ville s’effondre subitement, au niveau de Massaken Hanano. Ce quartier résidentiel, tracé au cordeau, avait pourtant la réputation d’être facile à défendre. Des immeubles de haute taille, à la vue bien dégagée. De quoi résister aux bombardements, tout en permettant à des snipers embusqués de barrer la route des assaillants.
«Une honte et un mystère»
«La chute de ce front, c’est une honte et un mystère, clame Ossama Shorbaji. Je connais l’un des types qui le commandait. Après avoir repoussé un premier assaut, il a demandé des renforts. Rien n’est venu. Voyant que la route était ouverte, les troupes pro-Assad s’y sont engouffrées. Ce qui a donné le signal de la débâcle.»
La thèse la plus crédible expliquant l’abandon de Massaken Hanano est le conflit entre Noureddine Zinki, un groupe armé islamiste, et Tajamu Fustakim, une brigade plus modérée, estampillée Armée syrienne libre (ASL), soutenue par les Etats-Unis et ses alliés arabes. Peu avant le lancement de l’offensive du régime, Zinki, qui avait reçu par le passé des armes des Etats-Unis avant de tomber en disgrâce du fait de ses exactions, a fait main basse sur les dépôts d’armes de son rival.
Menée en collaboration avec le Front Fatah Al-Cham, une faction djihadiste issue d’Al-Qaida, cette attaque a plombé le moral des hommes de la brigade Fustakim, l’une des mieux équipées d’Alep. «Nous tenions près de 90 points de confrontation, le long de la ligne de front, témoigne Zakariya Malahifji, le conseiller politique de la formation. Du jour au lendemain, nos combattants se sont retrouvés privés de munitions. Ahrar Al-Cham – un groupe salafiste – nous en a fourni un peu, mais ça n’a pas suffi. Si Zinki et Fatah Al-Cham ne nous avaient pas attaqués, Alep ne serait pas tombée.»
A tout le moins, pas aussi vite. Car pour rasseoir son pouvoir sur la deuxième ville du pays, Damas n’a pas lésiné sur les moyens. Toutes les armes et techniques de guerre testées ces cinq dernières années à travers la Syrie ont été déployées contre les 45 km2 d’Alep-Est, causant des centaines de morts parmi les civils. Bombes «régulières», bombes incendiaires, bombes à fragmentation, bombes chimiques, bombes perforantes, bombes-barils, etc.
Selon le Syrian Network for Human Rights, une organisation de défense des droits de l’homme, 4045 barils explosifs se sont écrasés sur Alep-Est en 2016, dont 225 durant les deux premières semaines de décembre. Cible privilégiée de ce blitz: les hôpitaux. La Syrian American Medical Society, pilier de l’assistance aux médecins d’Alep, a recensé soixante-dix attaques contre des infrastructures de santé durant la seconde moitié de l’année 2016. Démenti par Damas et Moscou, l’usage d’armes prohibées par les conventions internationales, comme les projectiles à sous-munitions ou le gaz chloré, est démontré par un faisceau d’indices convergents, compilés dans un minutieux rapport, «Breaking Aleppo», du think tank américain Atlantic Council: vidéos, récits, attestations de médecins, débris de projectiles, etc.
Cynisme
Dans un rapport séparé, l’ONG Human Rights Watch a montré comment les attaques au chlore se sont déplacées, entre la mi-novembre et la mi-décembre, de l’est vers l’ouest du secteur rebelle, accompagnant la progression des forces pro-Assad. «Toutes les méthodes utilisées pour briser Daraya et, avant cela, la vieille ville d’Homs ont été répétées à Alep sur une plus grande échelle», affirme Atlantic Council dont le rapport rappelle que la destruction de l’hôpital de Daraya avait brisé la résistance de la population de cette banlieue de Damas et précipité sa chute en août.
Instruits par ce précédent, les défenseurs d’Alep-Est auraient pu faciliter le départ d’un maximum de civils. Leur nombre, estimé à 250 000 par l’ONU, était probablement plus proche de 150 000 ou 200 000, comme l’ont montré les statistiques du dénouement final (110 000 personnes réfugiées dans la partie ouest, sous contrôle gouvernemental, 35 000 évacués vers des zones rebelles, dans la campagne environnante et un nombre inconnu resté sur place). Inciter une partie d’entre eux à quitter Alep aurait allégé le fardeau pesant sur les combattants.
Mais cette voie n’a pas été prise. Par incapacité à planifier et naïveté, des commandants pensant jusqu’à la dernière minute que leurs parrains occidentaux empêcheraient le siège de la ville. Par cynisme aussi. Bien que minoritaires (quelques centaines sur 7000 ou 8000 combattants), les extrémistes de Fatah Al-Cham avaient réussi à répandre leurs idées au-delà de leurs rangs, au moyen notamment de camps d’entraînements gratuits, organisés à l’été 2016. Les derniers jours des combats, certains de leurs hommes et d’autres brigades radicales, comme Abou Amara, ont empêché des habitants de se réfugier à l’ouest de la ville.
Le virage diplomatique de la Turquie a aussi déstabilisé les groupes armés. Dès août, Ankara a obligé des centaines de combattants à quitter les provinces d’Alep et d’Idlib pour rejoindre celle de Djarablus, plus à l’est, en vue d’une offensive contre l’organisation Etat islamique. Un signe de désengagement qui a fait boule de neige. «Des gens se sont réveillés avec les soldats sous leurs fenêtres, raconte un connaisseur d’Alep-Est, qui requiert l’anonymat. Les rebelles avaient décampé ou retourné leur veste.»
Après la victoire de leur camp, les médias pro-Damas ont voulu voir dans le passage à l’ouest de quelques figures d’Alep-Est le signe que les rangs rebelles étaient infestés d’espions. Au sein de l’opposition, on tend à minorer cette thèse. «Ce qui est sûr, c’est que les armes étaient là, mais que la tactique et la volonté manquaient, insiste Ossama Shorbaji. J’étais sur place une semaine avant le début du siège – juillet 2016. Les rebelles n’avaient même pas préparé un réseau de tunnels sérieux.»
Certains groupes, comme Noureddine Zinki, se concentraient sur leurs business de guerre. Dès l’encerclement d’Alep-Est achevé, ses hommes ont confisqué les stocks de cigarettes de la ville pour les revendre au compte-gouttes une fois les prix envolés. L’arsenal de Tajamu Fustakim, saisi par Zinki début novembre, a été retrouvé intact et inutilisé par les forces pro-régime après leur victoire. «Les groupes armés ont fait plein d’erreurs, mais on avait pu préserver un vrai espace de liberté, tempère Salah Al-Ashkar, 28 ans, un documentariste et militant révolutionnaire resté à Alep jusqu’au bout et aujourd’hui réfugié à Gaziantep, en Turquie. En 2014 et 2015, on a réussi à monter des pièces de théâtre dénonçant les profiteurs du soulèvement. On a fait même des manifestations contre le Front Fatah Al-Cham.»
Et c’est là, en définitive, que réside le principal échec des mutins d’Alep. «Ils sont restés une minorité, ils n’ont pas su convaincre la population de la validité de l’alternative qu’ils prétendaient incarner», concède Assaad Al-Achi, directeur de l’ONG Baytna Syria. «On doit retravailler sur nous-mêmes», conclut Ossama Shorbaji, qui veut toujours croire que «la révolution recommencera dans quelques années». (Article publié dans Le Monde daté du 23 mars 2017, p.2, titre de A l’Encontre)
Initialement publié sur http://alencontre.org/moyenorient/syrie/syrie-chute-dalep-crimes-de-guerre-dissensions-rebelles-abandon-international.html
le 22 – mars – 2017 – Damas, 21 mars 2017 – Par Benjamin Barthe
«Négociations de paix» à Genève le 23 mars. Bachar et la «paix des cimetières»
Par Benjamin Barthe, Marc Semo, et Madjid Zerrouky (à Paris)
Le fracas de la guerre refait trembler Damas. De violentes explosions retentissaient mardi 21 mars, pour le troisième jour consécutif, près du centre de la capitale syrienne, épargnée par les combats ces deux dernières années. Les affrontements ont débuté dimanche, par une offensive rebelle contre la place des Abbassides, un immense rond-point situé à deux kilomètres de la vieille ville. Repoussés par les forces progouvernementales, les assaillants sont repartis à l’assaut mardi, sous une pluie de roquettes.
En transformant le coin nord-est de la capitale en ville morte, les insurgés poursuivent deux objectifs: faire étalage de leur force à la veille de la reprise des pourparlers de paix de Genève, prévue jeudi 23 mars, et alléger la pression sur le front de Qaboun et de Barzeh, deux quartiers plus au nord que les troupes pro-Assad essaient d’encercler. «Les rebelles ne chercheront pas à avancer beaucoup plus loin, prédit Saïd Al-Batal, un ancien militant révolutionnaire de la Ghouta, la banlieue orientale de Damas, venu se réfugier à Beyrouth il y a un an et demi. Ils n’en ont d’ailleurs pas les moyens militaires.»
L’offensive est conduite par Faylaq Al-Rahman, une coalition de brigades à dominante islamiste qui se revendique de l’Armée syrienne libre, la branche modérée de l’insurrection. La poussée est partie de Jobar, un quartier de l’est de Damas adjacent à la place des Abassides, qui échappe depuis quatre ans au contrôle des loyalistes. Deux autres formations armées, plus radicales, participent aux combats: les salafistes d’Ahrar Al-Cham et les djihadistes de Fatah Al-Cham, l’ex-branche syrienne d’Al-Qaida.
Trouver une issue politique
Ce sont de ses rangs que proviennent les deux kamikazes ayant ouvert les hostilités en fonçant contre les positions du régime, en lisière de Jobar, au volant d’engins blindés bourrés d’explosifs. La déflagration a détruit le QG des loyalistes dans le quartier et interrompu leur réseau de communications. Profitant d’un début de panique dans les rangs de leurs adversaires, les rebelles de Qaboun sont passés à l’attaque, s’emparant de plusieurs positions dans la zone industrielle.
«Ils cherchent à desserrer l’étreinte du régime, qui les pilonne depuis un mois, dit Mohamed Abdel Rahman, un journaliste pro-opposition, basé à Douma, une ville voisine. Ils redoutent de subir le même sort que Daraya et Mouadamiya», deux banlieues de Damas qui, après des années de siège, ont dû baisser les armes et dont les combattants ont été transférés à Idlib, dans le nord de la Syrie.
Les combats sont d’autant plus importants que Qaboun abrite un réseau de tunnels par lequel transite le ravitaillement en armes et en nourriture de la Ghouta. «C’est une affaire de vie ou de mort, prévient Saïd Al-Batal. Si Qaboun tombe ou se retrouve encerclé, toutes les zones rebelles de l’est de Damas, où plusieurs centaines de milliers d’habitants résident, seront asphyxiées. Qaboun est la route du Castello de la Ghouta», ajoute-t-il, en référence à l’ultime voie d’approvisionnement d’Alep, dont la capture par les forces prorégime, en juillet, a préfiguré la chute de la ville, six mois plus tard.
Autant dire que l’évolution de la situation sera suivie avec attention par les participants aux discussions de Genève. Opposants et partisans du régime se retrouvent sur les bords du lac Léman pour la quatrième fois en un an pour tenter, grâce à la médiation de l’ONU, de trouver une issue politique au conflit. «Des choses ont commencé à bouger lors des dernières discussions», note un diplomate. La précédente session, achevée le 3 mars après huit jours de discussions indirectes sans avancées notables, avait permis aux différentes parties de se mettre d’accord sur un agenda. «Le train est prêt, il est en gare, les moteurs chauffent. On a juste besoin d’un coup d’accélérateur», avait alors déclaré l’émissaire des Nations unies, Staffan de Mistura.
Bien que les représentants de l’opposition armée aient boycotté la dernière réunion d’Astana, au Kazakhstan, dédiée aux questions militaires, et que les autorités syriennes aient refusé de le recevoir à Damas en fin de semaine dernière, le diplomate italo-suédois se veut optimiste. Quatre thèmes sont à l’ordre du jour et seront discutés en parallèle. Lors de la précédente session, le représentant de Damas avait obtenu que la lutte contre le terrorisme soit ajoutée aux trois autres sujets au cœur des négociations: la formation d’un organe de transition, l’élaboration d’une nouvelle constitution et la préparation d’élections.
Cette feuille de route est celle fixée par la résolution 2254 des Nations unies, votée par le Conseil de Sécurité en décembre 2015 et soutenue par Washington comme par Moscou. Les positions des parties restent néanmoins diamétralement opposées, notamment sur le sujet de la transition. Pour le régime comme pour les Russes, il s’agit d’ouvrir le gouvernement actuel à quelques opposants, triés sur le volet, sans remettre en cause le pouvoir de Bachar Al-Assad. Pour l’opposition, au contraire, le processus doit conduire à la mise à l’écart du dirigeant syrien. (Article publié dans Le Monde daté du 23 mars 2017, p.3, titre de A l’Encontre)
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Syrie : la genèse d’une révolution (Anti-k)
Un précédent article sur la Syrie a cherché à mettre en évidence la nature oppressive et liberticide du régime dans lequel le peuple syrien évolue depuis 47 ans comme facteur d’explication du soulèvement populaire[1].
S’il s’agit là en effet d’un élément de première importance, des causes économiques ont également pu aggraver le mécontentement populaire, sans toutefois le déclencher directement. À partir des années 1990, l’épuisement des réserves de brut du pays provoque une baisse majeure des revenus du pétrole, soutien vital de l’économie syrienne[2]. Le pays, encore très agricole, est également confronté à plusieurs vagues de sécheresse. C’est dans ce contexte que Bachar el-Assad entame, en 2005, une libéralisation économique dont les conséquences s’avèreront désastreuses pour la majorité des Syriens. La forte hausse des investissements étrangers, en provenance notamment des pays du Golfe, ne profite guère qu’à une minorité bourgeoise et urbaine constituée sous les ors du régime. Les campagnes sont sacrifiées. Les privatisations, la suppression des subventions agricoles et la sécheresse paupérisent les populations, qui n’ont d’autre choix que l’exode rural. Ainsi, tandis que la part des ouvriers agricoles dans la population active passait de 30 à 14%, le chômage passait de 2,3 à 14,9% de 2000 à 2011 selon les chiffres officiels – 20 à 25% selon d’autres sources. La classe moyenne se rapproche rapidement du seuil de pauvreté, les revenus ne suivant pas le rythme d’une inflation galopante, qui atteint officiellement 17% en 2008[3].
L’explosion des inégalités, bien qu’ayant certainement joué un rôle dans la genèse de la contestation, ne peut cependant pas être retenue comme l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. C’est au mieux un facteur aggravant. En effet, l’hypothèse économique seule n’explique pas la nature des revendications et les slogans des syriens insurgés. Comme l’écrivent Adam Baczo, Gilles Dorronsoro, et Arthur Quesnay dans Syrie, anatomie d’une guerre civile :
« Pourquoi des individus peu politisés, ne disposant d’aucune structure de mobilisation, décideraient-ils de braver un système répressif particulièrement violent ? »
Alors qu’une grande partie de la population s’était rendue au désespoir économique, politique et social, c’est bien la chute des régimes tunisiens et égyptiens en 2011 qui va faire renaître un espoir de changement. Durant la période où le Printemps arabe essaime, les syriens suivent les événements avec passion sur les chaînes étrangères – notamment France 24, la BBC, Al Jazeera, Al Arabiya – et internet. L’identification du peuple syrien aux peuples arabes insurgés contre des régimes autoritaires devient vite évidente. « Plus on recevait d’informations sur les manifestations qui se déroulaient ailleurs, plus le fait de manifester nous semblait réaliste »[4]. Malgré tout la série de facteurs évoqués précédemment, c’est bien l’espoir d’émancipation suscité par les mouvements révolutionnaires arabes, qui a été le déclencheur des premières manifestations.
On présente souvent les événements qui sont survenus en mars 2011 à Deraa comme l’étincelle de l’insurrection. Pourtant, la page Facebook « Révolution syrienne 2011 » est créée dès le 18 janvier et le 31, une première manifestation réunit une centaine de personnes à Damas. Ils se rassemblent en silence, bougie à la main, avec des écriteaux sur lesquels est inscrit « oui à la liberté ». Les manifestants seront encerclés puis arrêtés par les services de sécurité. Le jour même, Bachar el-Assad, à l’occasion d’une interview pour le Wall-Street journal, déclare que les sociétés arabes ne sont pas prêtes pour la démocratie et que les Syriens ne sont ni égyptiens ni tunisiens et qu’ils ne se révolteront pas[5]. Deux jours plus tard, une nouvelle manifestation à Bab Touma est violemment dispersée. Sur les réseaux sociaux, les appels à manifester fleurissent et ensemencent à tel point que des internautes sont arrêtés et que les accès à Facebook et Youtube sont bloqués. Le 17 février, Bachar el-Assad annonce une série de mesures sociales pour tenter d’enrayer la montée des contestations. Les accès à Facebook et Youtube sont rétablis fin février. Cela permet au régime de cibler les militants de l’opposition et de les arrêter.
C’est alors que surviennent les événements de Deera, qui feront basculer la situation. Tout commence fin-février, quelques jours après la chute d’Hosni Moubarak en Egypte. Un groupe d’écoliers de la ville est arrêté par le Moukhabarat pour avoir tagué sur les murs de l’école des slogans anti-Assad. L’incarcération des jeunes détenus se prolongeant, un groupe de parents, emmenés par un cheikh de la petite ville, se rend chez le chef de la branche locale de la Sécurité, Atef Najib – un cousin de Bachar el-Assad. Celui-ci ignore les supplications des familles et leur répond :
« Oubliez vos enfants et allez retrouver vos femmes. Elles vous en donneront d’autres. Et puis, si vous n’êtes pas capables de leur faire des enfants, amenez-nous vos femmes. On le fera pour vous »[6] .
Dans ce village conservateur et connu par avoir toujours été loyal aux Assad, ces propos provoquent une indignation générale. Le 15 mars, un premier rassemblement est organisé pour obtenir la libération des enfants, ce qui inaugure une série de manifestations de plus en plus massives. Les forces de sécurité tirent sur la foule pacifique et tuent. L’enterrement des victimes se transforme en émeutes. Bachar el-Assad refuse de pénaliser son cousin pour calmer les habitants de Deera et en guise de réponse aux protestations, envoie son armée qui mate violemment les rassemblements pacifiques.
Si la révolte de Deera n’a pas été l’étincelle de la révolution syrienne, elle a été incontestablement le catalyseur de luttes éparses, entraînant la propagation de la contestation dans tout le pays. C’est à ce titre qu’elle est le premier épisode majeur du soulèvement syrien. Dès le 18 mars s’organise dans tout le pays, en soutien aux habitants de Deraa, la première des « manifestations du vendredi », qui sera baptisée – selon le choix des internautes sur la page Facebook Révolution syrienne 2011 – « Vendredi de la dignité ». Le slogan de cette première manifestation – « Dieu, la Syrie, la Liberté et c’est tout » – est un détournement du slogan nationaliste du régime « Dieu, la Syrie, Bachar et c’est tout » (Allah, Suriyya, Bachchar w bass). Ces manifestations hebdomadaires et pacifiques sont immédiatement réprimées dans le sang. Pourtant, elles ne cesseront jamais d’avoir lieu, partout dans le pays, durant les années qui suivront.
Le 24 mars, le gouvernement décide de jouer à nouveau la carte de l’achat de la paix sociale par de nouvelles concessions économiques et la levée à venir de l’état d’urgence, en vigueur depuis 1963. Le 25 mars, dit « Vendredi de la fierté », les manifestants se rassemblent à la sortie des mosquées à Damas, Deraa, Homs, Lattaquié, Alep et Hama pour répondre que « Le peuple de Deraa n’a pas faim », affirmant explicitement le caractère politique et non-économique des revendications. La mobilisation de Hama – ville dont les habitants ont été massacrés par dizaine de milliers en 1982 après s’être soulevés – et de Lattaquié – ville majoritairement alaouite et théoriquement acquise au régime – ont une forte portée symbolique.
Le 30 mars, le gouvernement réplique en organisant une série de « manifestations spontanées » pro-régime encadrées par les moukhabarat – manifestations habituellement organisées à l’occasion de l’anniversaire ou d’un déplacement du président[7]– où des centaines de milliers de fonctionnaires, ouvriers, enseignants et écoliers, tous tenus d’être présents, doivent y dénoncer « le complot terroriste inspiré de l’étranger », dont « le Mossad et ses chiens »[8]
Sous le slogan « Uni, uni, uni, le peuple syrien est uni », faisant explicitement référence à une union entre les communautés religieuses, malgré les morts, les arrestations et la torture, les manifestations de l’opposition ne faiblissent pas. Alors que les manifestants brandissaient jusque-là le drapeau national, commence alors à apparaître l’ancien drapeau syrien de 1932 (vert-blanc-noir à trois étoiles rouge), celui là même qui sera ensuite adopté par l’armée syrienne libre.
Le siège fin-avril de Deraa, ceux de Homs et Rastan plus tard, la découverte au mois de mai d’une fosse commune – la première d’une longue série – poussent déjà certains soldats à désobéir aux ordres et à déserter. Le 25 mai, le corps torturé d’un enfant de Deraa de 13 ans arrêté lors d’une manifestation pacifique, Hamzeh Ali al-Khatib, est rendu à ses parents. Les photos de l’enfant torturé à mort, émasculé et recouvert des marques des sévices font le tour du pays et du monde entier via les réseaux sociaux. Le 27 mai est alors baptisé « Vendredi Hamzeh al-Khatib » et le visage de l’enfant devient le symbole des manifestations qui submergent désormais le pays.
Un soulèvement unanimiste
Le ferment de la mobilisation se développe, dès le début de l’année 2011, au cœur d’espaces privés dans lesquelles on commente l’actualité entre personnes de confiance. En effet, les regroupements de plus de trois personnes et les discussions politiques sont criminalisés. La seule réunion autorisée est la prière du vendredi, expliquant ainsi que de nombreuses manifestations auront pour point de départ les mosquées. Ces espaces offrent l’occasion d’élaborer un point de vue, une stratégie, une grammaire et des revendications communes. Ces dernières sont nationales, trans-communautaires, unanimistes et universalistes[9]. La nature des slogans permet d’affirmer que ceux qui s’engagent dans la contestation veulent dépasser les clivages communautaires, religieux et sociaux. Le caractère unanimiste des revendications est d’autant plus évident pour les contestataires du fait qu’ils sont jeunes, ont étudié dans les mêmes universités et ne se retrouvent pas dans les oppositions idéologiques et communautaires qui avaient sous-tendu les mobilisations des années 1980.
Dans le contexte du Printemps arabe, c’est le choix de revendiquer sous forme de manifestations pacifiques qui s’impose, stratégie qui sera maintenue des mois durant, malgré la violence de la répression. Dans un pays très majoritairement musulman et où personne ne saurait être plus grand que Bachar el-Assad, un slogan comme « Dieu est le plus grand » (Allah Akbar) n’est non seulement pas à sur-interpréter sur le plan confessionnel, mais est de fait hautement subversif. C’est la raison pour laquelle certains chrétiens n’hésitent pas à le scander quand ils manifestent. La polysémie des quelques symboles d’origine religieux utilisés permet de fédérer la population insurgée qui refuse de se diviser par des appartenances politiques partisanes. Arabes et Kurdes, musulmans et chrétiens manifestent ensemble sous des slogans appelant à l’unité face à Assad tels que « Sunnites et alaouites, unis, unis, unis » ou celui choisi pour le vendredi 20 mai « Azadi », mot kurde signifiant liberté. Le 17 juin est baptisé « vendredi Salah al-Ali », du nom d’un alaouite ayant dirigé la révolte syrienne contre le mandat français en 1919. Le 12 juillet, le père jésuite Nebras Chehayed publie son appel aux évêques de Syrie à soutenir les manifestants : « Nos autels sont tachés de sang »[10]. Dans ce contexte unanimiste, c’est le drapeau national de 1932 qui s’impose comme celui de la contestation. Après avoir réclamé la « liberté », la « dignité » et « l’unité », face à la violence de la répression, les revendications deviennent plus radicales et les slogans « Dégage ! » ou « Le peuple veut la chute du régime » apparaissent.
S’organiser face à la répression
« Après la chute des régimes tunisien et égyptien, nous avons commencé à discuter entre nous des moyens utilisables. Nous savions que le régime syrien était beaucoup plus fort, avec de redoutables services de sécurité. Aussi, nous n’avons pas fait comme dans les autres pays »[11].
L’omniprésence des Moukhabarat et la violence du régime envers les opposants imposent rapidement la forme de la contestation. L’occupation de place est suicidaire, comme en attestent les dizaines de morts suite à la tentative sur la place de l’Horloge à Homs le 17 avril. L’infiltration des réseaux militants par les services secrets impose des marches contestataires improvisées et quelques fois spontanées. Les premières actions, marches, flash mob, réunions, se déroulent sur des temps très courts. La stratégie consiste à varier les lieux le plus possible. Les cortèges sont composés principalement d’hommes jeunes. Les femmes, moins nombreuses, sont regroupées au centre ou à l’arrière pour être protégées.
A Alep, les contestataires proviennent majoritairement des quartiers populaires, mais aussi de façon moins importante, des quartiers bourgeois de l’Ouest. La menace de représailles, d’arrestation ou la désapprobation de proches amènent de nombreux manifestants à quitter leur famille et leur emploi. C’est en particulier le cas dans les milieux sociaux plus aisés dont les jeunes se rendent dans les quartiers auto-construits et sous-administrés pour rejoindre la révolution. De plus, les larges rues des quartiers riches sont plus difficiles à tenir face à la police. Par ailleurs, dans les villes kurdes et dans le quartier kurde au Nord d’Alep, le PYD réprime les manifestations à partir de septembre 2011[12]. Les protestataires kurdes défendant une révolution unanimiste et dépassant les clivages communautaires se rendent donc dans les quartiers majoritairement arabes pour manifester.
Dans chaque ville, les lieux de contestation sont souvent choisis pour la faible présence policière ou la faible probabilité d’y être reconnu. Les quartiers où se déroulent les manifestations ne sont donc pas nécessairement les lieux de vie des protestataires. L’anonymat est un préalable et de nombreux syriens manifestent le visage couvert. Les mobilisations débutent dans des petits groupes de confiance – amis, étudiants, voisins, famille – puis s’élargissent peu à peu. Les liens qui unissent les manifestants deviennent si forts qu’ils forment, selon les témoignages, une seconde famille. Rejoindre les rangs insurgés sous entend d’accepter de braver un risque individuel et collectif très coûteux. La violence inouïe du régime soude les protestataires dont certains, recherchés activement basculent dans la clandestinité et se coupent de leurs anciens cercles sociaux. Le processus révolutionnaire est pour la plupart des syriens une expérience pratique intense de refondation de soi.
Les rapports sociaux sont profondément modifiés, surtout pour les femmes. Particulièrement dépolitisées jusque-là, leur engagement leur confère une légitimité importante; elles sont considérées comme des égales dans les institutions révolutionnaires. Elles endossent des rôles jusque là inédits pour elles, ce qui participe à « transformer les rapports de genre au sein de la sphère privée »[13]. Suhair Atassi, opposante de longue date, dirige la Commission générale de la révolution syrienne, une coalition des comités locaux tandis que la Coordination des comités locaux (CCL), est dirigée par l’avocate et militante Razan Zaitoune. Fatma (nom d’emprunt), habitante de Idlib non politisée jusque-là, s’engage sur les réseaux sociaux et crée le groupe Facebook « Liberté Idlib » (Huriyya Idlib). Couturière, elle réalise également des masques pour les manifestants. Elle recueille des témoignages et correspond avec les chaînes de télévision étrangères. Devenue localement célèbre, elle est élue au Conseil du gouvernorat d’Idlib. Adiba, originaire d’un quartier riche d’Alep quitte sa famille et son mari, établit un dispensaire, une école et un centre de distribution d’aide, ce qui la rend populaire. Elle divorce en 2012 et se remarie avec un ami engagé dans la révolution. Elle est élue en avril 2013 au Conseil de quartier puis nommée à sa tête[14].
Les femmes sont particulièrement présentes sur les réseaux sociaux et lors de la phase de contestation pacifique. Compte tenu des risques associés au fait de manifester dans les rues, le sit-in à domicile filmé[15] devient un mode d’action féminin répandu. Plusieurs dizaines de participantes se réunissent dans un salon, entourées de banderoles, de portraits de martyrs et de drapeaux révolutionnaires. Elles y lisent des communiqués condamnant les violences du régime et expriment leur solidarité avec les manifestants ou y entonnent des chants révolutionnaires. Le rôle des femmes a tendance à se restreindre avec la militarisation du conflit.
A la peur, se mêlent l’excitation de participer au changement et au bouillonnement politique auquel chacun prend part en créant les structures d’auto-organisation. Le capital social de chacun est renversé : l’engagement dans le processus révolutionnaire prend le pas sur l’appartenance à la communauté alaouite, à la bourgeoisie proche du régime ou au Parti Baath.
Les foyers de la contestation sont multiples et sont loin de ne concerner que les zones délaissées socialement par le pouvoir. Deir ez-Zor, Lattaquié ou Deraa, les lieux de la construction historique du Parti, loyaux à la famille Assad depuis toujours, deviennent des bastions de la révolte.
L’une des particularités du cas syrien, est le rôle majeur des nouveaux moyens de communication dans la genèse et la propagation de la contestation : téléphones portables, internet et séquences vidéos publiées sur les réseaux sociaux. Dès le départ, le régime met en place un embargo médiatique sur la couverture des manifestations et diffuse une propagande relayée par les médias officiels. Aux journalistes – privés de rapporter la réalité des faits – se substituent rapidement de très nombreux jeunes insurgés qui assurent une couverture permanente et intensive des évènements. Les manifestations sont systématiquement filmées et les séquences affluent par milliers sur Youtube et les réseaux sociaux[16]. Ceux qui s’improvisent journalistes publient quasiment en temps réel, à l’aide de smartphones et de petites caméras. Il en résulte une quantité d’archives visuelles considérable. Ces vidéos de cortèges rassemblant des centaines, voire des milliers d’insurgés, sont avidement visionnées par les sympathisants du mouvement en Syrie et à l’étranger.
Ce phénomène, qui augmente encore le sentiment de la légitimité de la mobilisation est un facteur déterminant dans l’incitation à rejoindre les rangs de l’opposition. La vision de centaines puis de milliers de personnes rassemblées amène le spectateur à penser que le risque individuel diminue, à la faveur d’un risque assumé collectivement. Les protestataires prennent rapidement conscience de l’impact des images et de leur pouvoir mobilisateur. Un soin particulier est pris à rendre facilement intelligible leurs revendications.
Afin de prévenir tout risque de détournement des images, chaque vidéo commence par un plan sur un écriteau indiquant le lieu, la date de l’évènement, ainsi que le slogan du vendredi. Face aux accusations complotistes du régime, les manifestants mettent en avant l’aspect pacifique de leur mobilisation et démontrent l’illégitimité de la violence de la répression. Slogans, chants et danses sont autant de preuves filmées de la cohésion interne et de la détermination du mouvement. Certains regorgent d’ingéniosité pour faire passer des messages à leurs compatriotes ou à la communauté internationale. Les habitants du village insurgé de Kafrnabel, dans le nord de la Syrie, se font connaître par leur sens de l’humour. Des vidéos tournées sur fond d’humour noir mettent en évidence l’absurdité de la position de certains pays étrangers ou encore les usages de la violence commise par Assad[17]. Ils mettent également en lignes des clichés de manifestants posant avec des banderoles aux divers slogans sarcastiques à l’adresse des Occidentaux[18]. La ville de Binnich, se distingue par ses fresques humaines adressant des messages au régime ou aux étrangers. Le groupe de comédiens à l’origine de cette initiative réalise également un puzzle géant dont chaque pièce rappelle un massacre perpétré par le régime, le tout mis ensemble représentant une main formant le V de la victoire.
Des artistes réalisent des actions filmées dans l’espace public. En juillet 2011, un groupe organise depuis les hauteurs de Damas, un lâcher de balles de ping-pong sur lesquelles était écrit le mot « Liberté »[19]. Au mois de novembre, ils réalisent également sur le mont Qassioun qui domine la capitale une inscription lumineuse visible de Damas : « Dégage! »[20] La vidéo favorise la diffusion des actions protestataires. Ainsi, le lâcher de balles de ping-pong génère plusieurs actions de ce type dans d’autres villes, comme à Hama, Alep ou Tell. Suite à l’attaque meurtrière survenue à l’université d’Alep le 15 janvier 2013, premier jour des examens, des étudiants de la faculté de médecine lancent « la campagne des examens du sang ». Ils versent de l’encre rouge dans plusieurs endroits du campus[21]. De même, des activistes versent du rouge dans une fontaine de Damas pour symboliser le sang des manifestants[22].
Des campagnes de réappropriation de l’espace public sont réalisées par des graffeurs. Ils créent la page Facebook Grafite Syrian Revolution[23] ou encore la page « Freedom Graffiti week Syria »[24] inspirée de la page égyptienne « Mad Graffiti week » et réalisent des vidéos explicatives des techniques qu’ils utilisent.
Les chanteurs ne sont pas en reste. Ibrahim Qachouch, militant de Hama, se rend célèbre en écrivant des chants révolutionnaires satyriques. Ses paroles sont scandées sur des airs célèbres pendant les manifestations, d’abord à Hama, puis dans tout le pays. «Yallah irhal ya Bachar» («Allez dégage Bachar!»)[25] devient l’un des chants les plus populaires de la protestation. La 4 juillet 2011, le parolier qui animait les foules est retrouvé mort dans l’Oronte, ses cordes vocales arrachées. Les images de son corps mutilé font le tour du pays et génèrent l’indignation.
L’annonce du passage à la désertion d’un soldat fait également systématiquement l’objet d’un enregistrement vidéo. Après s’être identifié, carte d’identité à l’appui, le déserteur, expose à visage découvert les raisons de son départ et invite les autres membres de l’armée à faire de même[26].
Les journalistes de la révolution, devenus souvent correspondants pour la presse étrangère, sont traqués par le régime. La diffusion des images, efficace sur le plan de la mobilisation, a cependant un coût humain élevé.
La riposte du régime : diviser, criminaliser, démobiliser, exterminer
L’appareil sécuritaire du gouvernement syrien, épuré constamment grâce à la surveillance de ses agents et à la compétition entre les services de renseignement, reste loyal au régime. De plus, les nombreuses désertions que connait l’armée de Bachar el-Assad seront plus que largement compensées par le flux de combattants du Hezbollah et de l’Iran venus en soutien pour réprimer la contestation.
Face au soulèvement pacifiste qui agite le pays, la première stratégie de Bachar el-Assad consiste à diviser le mouvement contestataire. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, il propose une série de concessions économiques et sociales à une partie de la population. A Deraa, il libère les quinze adolescents torturés puis démet le gouverneur. Dix jours plus tard, face à l’ampleur des manifestations, il destitue le gouverneur de Homs. Les mesures sociales annoncées par le gouvernement ne trouvent aucun écho au sein de la population qui répond que « le peuple de Deraa n’a pas faim ». Quelques mesures sont prises à l’attention du clergé sunnite, tel le rétablissement de l’autorisation du port du niqab pour les institutrices. Cependant, les imams étant perçus comme des agents du régime, leur soutien à Bachar el-Assad n’a guère d’effet sur la contestation.
Surtout, le président présente le soulèvement comme le fait de sunnites qui seraient financés par l’étranger. Stigmatisée par le régime comme étant le terreau d’un terrorisme islamique, la population sunnite est particulièrement ciblée par les services de sécurité. Dans cette logique, le régime fait le choix de négocier avec des mouvements dont l’idéologie est explicitement identitaire pour en faire des protagonistes supposés de la contestation.
Il ménage les minorités : Chrétiens, Druzes, Alaouites et Kurdes. Après des décennies de refus, il accorde subitement la nationalité syrienne à 150 000 Kurdes et libère des prisonniers politiques appartenant à cette communauté. Il conclut un accord avec le PKK, interdit dans le pays depuis 10 ans, dont il autorise à nouveau les activités sur le territoire syrien, ainsi que le contrôle sur les enclaves kurdes du nord du pays, en échange de la répression des manifestants kurdes. Le régime finance des milices alaouites et tente de former des milices druzes. Les opposants provenant des minorités sont arrêtés comme tout un chacun. Par exemple, un activiste pacifiste druze du nom de Chadi Abu Raslan est arrêté et torturé à mort pour avoir collé au dos de son téléphone portable le drapeau syrien pré-baasiste[27]. Mais alors que les manifestations dans les villes sunnites sont réprimées par des tirs à balles réelles, les manifestations dans les villes druzes ou alaouites sont dispersées à l’aide de gaz lacrymogènes. Le régime fait courir des rumeurs de massacres commis par des groupes islamistes et met en garde les minorités contre le péril sunnite qui pourrait survenir s’il n’était pas là pour les défendre.
Ainsi, pour donner corps à son propos et s’assurer de l’effective division de l’opposition, Bachar el-Assad favorise sa radicalisation en éliminant ses éléments modérés démocrates et laïques et en relâchant les radicaux islamistes.
Alors qu’il tente d’éliminer sans ménagement les militants unicistes et non violents – qui prennent en défaut la propagande du régime dénonçant un complot de groupes armés islamistes extrémistes – fin mars 2011, il libère de sa prison de Saidnaya 150 djihadistes impliqués dans le conflit irakien, dont certains ont combattu avec al-Qaida[28]. Ces combattants islamistes constitueront le commandement de plusieurs groupes armés émergeant début 2012, notamment le Jabhat al-Nosra. L’utilisation d’acteurs violents pour diviser et mieux régner est une stratégie dont la famille Assad a toujours fait usage.
Plusieurs figures modérées de l’opposition sont assassinées, comme Mechal Tamo, opposant et figure de l’opposition kurde. En effet, le fondateur du parti kurde Le Courant du futur, considérant les Kurdes comme faisant partie intégrante du peuple syrien, défendait au sein du Conseil National Syrien qu’il avait contribué à créer, une co-citoyenneté arabe et kurde syrienne faisant valoir les mêmes droits pour tous[29].
La violence inouïe à laquelle les manifestants sont confrontés a pour but de les dissuader de s’engager d’avantage dans la contestation. Aucun parti, association ou syndicat n’étant à l’origine de la mobilisation, le régime ne peut cibler précisément un quelconque leader pour juguler la contestation. Il tente donc de dissuader les manifestants en augmentant la prise de risque associée à un engagement dans les rangs du soulèvement. Les médecins sont officiellement interdits de prendre en charge des manifestants blessés. Ceux qui désobéissent sont abattus. La torture est systématisée, les manifestations sont écrasées brutalement et la violence s’exerce de plus en plus collectivement et radicalement. Le rapport César – issu des documents exfiltrés par un fonctionnaire syrien ayant fait défection et expertisés par Human Rights Watch – contient les photos d’au moins 11000 cadavres de personnes torturées à morts en moins de deux ans rien que dans les prisons de Damas[30]. Le dernier rapport d’Amnesty international fait état d’au moins 13000 personnes tuées dans la prison de Saidnaya en 5 ans. Les proches des contestataires sont menacés, ce qui motive de nombreuses entrées dans la clandestinité.
Cependant face à l’ampleur de la contestation, l’appareil sécuritaire est rapidement débordé et le gouvernement doit s’appuyer sur des milices formées de chabbiha opérant hors de toute procédure régulière pour terroriser la population.
Les témoignages de hauts-gradés déserteurs rapportent comment, dès le début du soulèvement, le régime crée des commissions parallèles aux structures officielles dont le but est d’organiser l’escalade de la violence afin d’accélérer la militarisation de l’opposition et ainsi justifier sa répression dans le sang. Elle planifie par exemple la dissémination d’agents armés parmi les manifestants qui tirent sur la foule et créent la panique. Un général déserteur de l’armée prend l’exemple de la manifestation du 1er juillet à Hama :
« Aucun des manifestants n’était armé. Mais, alors que la foule était parvenue sur la place de l’Oronte, à près de 300 mètres de l’endroit où je me trouvais, des coups de feu ont éclaté. Ils provenaient, selon une enquête de la police à laquelle j’ai eu accès, d’une vingtaine d’éléments, 22 exactement, de la Sécurité militaire, auxquels s‘était joint un membre de la Sécurité d’Etat. Tous adjudants-chef et tous kurdes alaouites, ils avaient été amenés d’al-Yaroubieh, puis répartis et dissimulés en plusieurs endroits. Mohammed Muflih comme moi- même avons été surpris de cette intervention injustifiée. Elle contrevenait à toutes les consignes et elle s’est soldée par des dizaines de morts ! »[31].
Ces comités organisent également des attentats spectaculaires visant à éviter le ralliement des minorités et à dissuader les Syriens de rejoindre la protestation.
Devant la propagation rapide et massive de la contestation, le régime déploie son armée en renfort de la police et des services de renseignement : chars, tirs d’artillerie, sièges des quartiers insurgés, voire de villes entières, bombardements, le tyran déclare la guerre à son peuple et commet des destructions massives. Le régime s’attache à maintenir un niveau de violence toujours très supérieur à celui de ses opposants. La multiplication des foyers de contestation rend les opérations difficiles et après avoir assiégé et massacré les habitants d’une ville insurgée durant quelques jours, l’armée se retire pour aller purger un autre lieu mobilisé. Deraa, Banyas, Homs, les quartiers sunnites de Lattaquié, Hama, Rastan et bien d’autres villes subissent des offensives extrêmement violentes, puis sont laissées livrées à elles-mêmes dans les décombres. Human Rights watch dénombre 207 morts à Homs rien que pour le mois de septembre 2011 et à la fin de l’été, les bombardements sur Homs font 200 victimes parmi les manifestants en 3 jours seulement[32]. L’efficacité relative de cette stratégie pour faire taire la contestation ainsi que les désertions au sein de l’armée amènent le régime à mettre en place un blocus des villes insurgées pour affamer la population et à systématiser les bombardements qui ont l’avantage de provoquer moins de désertions car ne ils confrontent pas directement l’armée aux civils. L’excuse systématiquement invoquée par Bachar el-Assad pour justifier cette politique de la terre brûlée est la présence supposée de « groupes terroristes » qui seraient à l’origine des insurrections.
Finalement, à la fin de l’année 2011, l’armée complètement dépassée se voit contrainte d’abandonner de nombreux territoires, d’évacuer la plupart des villes en rébellion et les forces de l’ordre ne se rendent plus dans les quartiers auto-construits d’Alep et de Damas où sont concentrées les contestataires – dont nombre d’entre eux sont passés dans la clandestinité – et les administrations autogérées révolutionnaires. Un ingénieur de Deraa rapporte son expérience :
« A l’automne 2011, lorsque j’ai vu ma photo à la télé et ma tête mise à prix, tout a basculé pour moi. Je me suis réfugié dans le quartier de Tariq al-Sad à Deraa, où la police ne rentrait plus en raison de la présence de révolutionnaires armés. Il s’agissait d’un lieu bien protégé où les révolutionnaires se rassemblaient, s’organisaient. J’ai pu rejoindre un groupe et continuer mes activités sur internet »[33].
Au printemps 2012, quand le gouvernement décrète que tous les hommes aptes à combattre doivent rejoindre l’armée, de nombreux appelés refusant de rejoindre les casernes sont contraints d’entrer eux aussi dans la clandestinité sous peine d’être fusillés. Face à l’extrême violence de la répression et l’impossibilité de négocier avec un régime qui refuse de laisser la place, les insurgés sont confrontés à un choix restreint : l’exil, la lutte armée ou la mort.
Militarisation du conflit
La présence de groupes armés reste très marginale jusqu’à l’été 2011. Le passage à la lutte armée ne se généralise que fin 2011. Il se fait à partir d’initiatives locales spontanées qui s’inscrivent dans la plupart des cas dans la continuité des groupes d’autodéfense qui se sont constitué durant l’été et qui protègent les manifestations des milices du régime. Pistolets et fusils à chevrotine apparaissent et permettent aux cortèges de se déplacer plus sereinement et à nouveau en nombre. Lorsque les déserteurs commencent à rejoindre les contestataires et à assurer leur protection, les manifestations prennent une ampleur considérable – notamment à Homs – et l’armée se voit contrainte d’évacuer certains quartiers dont les habitants reviennent grossir les rangs insurgés.
Pour autant, l’usage des armes fait débat au sein des groupes de défense. Pour certains, la garantie de la réussite du mouvement contestataire réside dans sa forme non-violente. D’autres consentissent à un usage purement défensif visant à permettre la marche des cortèges dans de meilleures conditions de sécurité. Enfin, le déroulement des évènements dans les autres pays arabes insurgés amènent certains révolutionnaires à penser que le chute du régime ne peut avoir lieu qu’en menant une offensive armée contre ses positions clés. Au sein des comités locaux révolutionnaires, ces trois positions traversent les débats stratégiques sur les formes de luttes à adopter avec en surplomb l’ensemble des risques qu’entraine un passage à la lutte armée. Finalement, le même modèle se répète dans tout le pays :« après avoir tenté de protéger les manifestations, les protestataires prennent les armes avec l’aide de déserteurs en réaction aux opérations du régime »[34].
Les premières opérations armées visent des postes militaires isolés, des patrouilles et des commissariats. Les objectifs vont de la libération de prisonniers politiques à la saisie d’armes et parfois jusqu’au retrait de l’armée dans certains quartiers. Objectifs parfois difficiles à atteindre en raison de l’inexpérience des insurgés et surtout du manque lancinant de moyens qui perdurera tout au long du conflit :
« Recherchés par la police, nous étions réfugiés à l’extérieur de la ville et la décision d’attaquer directement l’armée à Azaz et a été un choix collectif. Nous avions d’abord essayé de protéger les manifestations avec des armes. Celles du 15 et du 23 février 2012 ont été des succès avec plus de 17000 personnes dans les rues d’Azaz. Mais le régime a ensuite envoyé beaucoup de soldats avec des chars, des douchka (mitrailleuses lourdes). Manifester est devenu suicidaire tant il y avait des arrestations. La population a fui la ville. C’est ainsi qu’on a décidé d’attaquer. Nous savions que nous étions recherchés et ce n’était qu’une question de temps avant d’être pris. Mais notre groupe était très mal organisé, avec seulement deux pistolets, trois AK-47 et quelques bombes artisanales. Il nous a fallu du temps pour nous préparer. La première attaque contre un poste de police à Azaz a échoué faute d’organisation et de munitions. Sur 300 personnes de notre groupe, seuls 60 avaient une arme. La seconde attaque a également été un désastre. Nous avions des RPG mais ils n’ont pas fonctionné et nous avons du nous enfuir devant les chars »[35].
Un cercle vertueux se met en place pour la rébellion, la multiplication des lieux insurgés et le ralliement de nombreux révolutionnaires et de déserteurs entrainent une multiplication des groupes armés (plusieurs centaines) qui débordent un régime dont les ressources et l’encadrement s’avèrent insuffisants. Les affrontements se normalisent dès l’hiver 2011-2012 installant durablement la logique insurrectionnelle au sein des groupes rebelles qui limitent souvent leur action à la défense de positions contre l’armée du régime. Les déserteurs aident les insurgés à créer les premiers bataillons d’ampleur : la Katibat Khalid ibn al-Walid et la Katibat al-Faruq. Plutôt que de mener des attaques frontales, les groupes armés profitent des replis des forces du gouvernement et ciblent les zones où le régime ne dispose pas de troupes suffisantes. En février 2012, les villages du nord d’Alep sont libérés. Au début de l’été 2012, c’est au tour d’Azaz, de al-Bab et d’autres villages de passer aux mains des rebelles. En juillet et août, l’insurrection prend le contrôle de plusieurs quartiers de Damas puis de la moitié d’Alep. En dix-huit mois, les insurgés libèrent plus de la moitié du territoire syrien. A la fin de l’été, le régime d’Assad semble sur le point de tomber. Deir ez-Zor et Raqqa passent également sous le contrôle de l’insurrection. Privée d’armement lourd et d’équipement anti-aérien, l’Armée syrienne libre ne peut s’engager avec les quelques kalachnikovs que les déserteurs ont emporté avec eux contre les dernières villes-bastions du régime lourdement armé et dans lesquelles l’armée officielle se retranche.
Le conflit s’installe alors dans la durée et l’issue dépend désormais de la capacité de chaque camp à mobiliser des ressources sur le long terme. Progressivement, le conflit se territorialise et des fronts apparaissent. D’aspect diffus et en mosaïque, l’espace du conflit prend en 2013 un aspect plus territorial avec l’émergence de fronts ainsi que de zones insurgées et de zones sous contrôles du régime géographiquement stabilisées. Les révolutionnaires contrôlent principalement des régions du nord et du sud du pays, non loin des frontières. L’utilisation de l’aviation pour détruire les bases arrières des rebelles, afin d’empêcher leur approvisionnement, va s’avérer être une tactique efficace pour le régime. Mais c’est l’afflux de centaines de milliers de combattants étrangers iraniens et du Hezbollah qui expliquera un recul très franc du front révolutionnaire en 2013 et 2014. En effet, l’armée du régime, dépassée et affaiblie par les désertions, sous-traite désormais son action militaire à des milices étrangères. Une modification progressive de l’anatomie interne de l’opposition va se faire à la faveur du régime qui reprend à l’automne 2014 l’essentiel des régions du nord. Fin 2014, les fronts se stabilisent.
La militarisation et tous ses maux sont une conséquence directe de la façon dont le régime a répondu à la contestation. Mais même sur ce terrain, à l’été 2012, les révolutionnaires ont été en passe de renverser Assad. L’intervention de puissances étrangères ont cependant profondément changé la donne, avec à la clé un prolongement de l’état de guerre civile. Contrairement à l’Egypte, à la Tunisie et à la Libye où les insurgés ont rapidement pu conquérir les institutions suite à la chute de leur régime, l’installation dans la durée du conflit en Syrie oblige les quartiers et villes rebelles à s’administrer eux-mêmes. En effet, les blocus, l’état de siège ou l’abandon des zones insurgées par le régime de Damas contraint les civils à créer leurs propres institutions et à s’autogérer. Comités de coordination, comités locaux, cours de justice, hôpitaux, circuits alimentaires, le peuple insurgé livré à lui même s’organise[36].
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N’oublions pas le calvaire des femmes en Syrie par Samar Yazbek (Souria Houria)
En Syrie, la question des droits des femmes est indissociable de celle, affligeante, des Droits de l’Homme en général, malgré les tentatives du régime de se poser en défenseur progressiste et libéral des femmes.
Elles subissent le même joug que les hommes, en plus de devoir se soumettre aux traditions patriarcales plus ou moins pesantes selon leur classe sociale et économique.
Le régime syrien mène une politique perverse.
Ainsi, l’Union des Femmes – fondée pour aider les femmes à revendiquer leurs droits et améliorer leur statut – dépend entièrement du régime et lui prête allégeance comme toutes les institutions partisanes et, en même temps, Bachar al-Assad autorise le groupe de femmes islamistes Kobeyssi à mener librement leurs activités de recrutement et de prosélytisme religieux.
Dans ce contexte, les Syriennes, qui n’ont jamais cessé de lutter pour l’amendement de certains articles du Code civil, abusifs et injustes à leur égard, ont vu leurs libertés régresser depuis le soulèvement de mars 2011. Dès les premières manifestations pacifiques, les femmes se sont révélées comme la face lumineuse du mouvement populaire. Dans les villes, elles ont organisé et mené les manifestations côte à côte avec les hommes, rédigé et brandi les banderoles réclamant la démocratie, la libération des prisonniers et l’abolition de l’état d’urgence. Elles sont nombreuses à avoir fondé des associations civiles, juridiques ou révolutionnaires. Ecrivaines, poètes, artistes, cinéastes, avocates, militantes et anciennes détenues ont soutenu ou participé au soulèvement populaire aux côtés des femmes anonymes partout dans le pays, bien que l’action des femmes ait été plus réduite dans les campagnes où elles devaient militer séparément des hommes.
Lorsque l’armée, les services secrets et les chabihha ont riposté avec la violence que l’on sait aux manifestants, les femmes ont dû limiter leur activité au secours social. Le nombre des militantes a aussi chuté après l’enlèvement et l’incarcération de plusieurs d’entre elles, proches parentes de militants recherchés par les services de renseignement.
Ce n’est pas un fait nouveau : depuis les années 1970, de nombreuses prisonnières d’opinion ont subi la torture et le viol dans les prisons du régime.
L’incarcération des femmes a toujours constitué une affaire grave dans la société syrienne traditionaliste à cause du viol et du harcèlement sexuel qu’elles risquaient de subir en détention et du déshonneur qui rejaillissait sur leurs familles. L’histoire de la militante Lama Chahoud est unique dans les annales: avant de décéder des séquelles de ses plaies dans un hôpital en Jordanie, elle a eu le courage de parler de la torture et du viol auxquels elle a été soumise pendant son incarcération. Ce n’est que sur son lit de mort qu’elle a réussi à transgresser la vision obscurantiste que portait la société arabe sur la femme violée.
À mesure que la violence s’amplifiait dans le pays, que le bruit des armes s’intensifiait, que le communautarisme s’exacerbait et que les djihadistes envahissaient le territoire syrien par les frontières ouvertes, les femmes quittaient le devant de la scène pour se consacrer aux soins auprès des victimes, faisant passer clandestinement les médicaments dans les régions assiégées, traversant les barrages, dissimulant les blessés poursuivis, veillant sur les familles des prisonniers, réalisant des courts-métrages documentaires, se démenant sur les réseaux sociaux et enregistrant les violations du régime. L’avocate Razân Zeitouneh, qui a fondé le Centre de Documentation sur les Violations des Droits de l’Homme, est ainsi demeurée envers et contre tout dans la banlieue de Damas afin de participer aux projets civils – dont la scolarisation des enfants – jusqu’à son enlèvement. Elle a disparu entre les mains d’une brigade islamiste en compagnie de son époux et de son amie, Samira al-Khalil, ancienne détenue dans les prisons d’Assad père.
La situation n’a fait que dégénérer depuis la fin 2013.
La mainmise des diverses factions islamistes militarisées a contraint les femmes à adopter différentes attitudes selon les régions. Quand on évoque la situation des Syriennes, cet aspect est d’habitude occulté. Car le profond bouleversement provoqué par l’avènement de l’État islamique et des brigades djihadistes n’a pas seulement entraîné la violence flagrante, les bombardements et les massacres perpétrés par le régime et ses alliés. Une violence sournoise s’est aussi installée qui a miné lentement les bases de la société, banalisé la disparition tragique des humains en les réduisant à un nombre de victimes.
Les femmes ont été les premières à payer le prix fort surtout dans les régions dominées par Daech, où elles ont été forcées de s’effacer et de se soumettre à la charia islamiste la plus radicale qui interdit toute mixité avec les hommes et qui réduit leur rôle à la sexualité et à la procréation.
Dans les régions contrôlées par les brigades djihadistes telles que le Front al-Nosra ou Ahrar al-Cham, où les tribunaux religieux ont remplacé les tribunaux civils, où le voile a été imposé à toutes les femmes, une petite marge leur a été accordée, celle de s’occuper de l’instruction des enfants ainsi que de l’humanitaire. Mais elles ont subi des pressions de plus en plus fortes pour rester confinées chez elles et de nombreuses veuves se sont vues contraintes d’épouser des combattants venus d’ailleurs pour subvenir aux besoins de leurs familles restées sans soutien.
Dans les régions telles qu’Idlib et la Ghouta de Damas, les femmes se sont rebellées et se sont regroupées au sein d’associations qui s’occupent de la scolarisation des enfants et apportent un soutien économique, politique, psychologique et technologique à leurs semblables. À Damas, elles ont fondé l’Association de Soutien au Soulèvement, entièrement dédiée à l’action pacifique. Aujourd’hui, elles gèrent efficacement les centres de Women Now et de Mazaya qui se trouvent souvent sur les lignes de front. Elles s’instruisent et instruisent leurs enfants en même temps, malgré les pressions sociales et religieuses, malgré les bombardements continus du régime d’Assad et des Russes. Elles ne cessent d’arracher la vie à la gueule même de la mort.
La journaliste militante Zeina Arhim a quitté Londres où elle vivait pour revenir participer à la révolution dans le nord du pays, enregistrant et filmant les événements qui se déroulent entre Idlib et Alep. Ses trois documentaires de la série des Révoltées montrent le parcours de trois jeunes femmes qui ont refusé de s’exiler afin de participer à l’enseignement et aux secours et de témoigner des bouleversements survenus dans le pays. «Nous avons appelé de nos vœux l’armée libre et voilà que les djihadistes du monde entier déferlent chez nous. Nous avons revendiqué la liberté et nous nous retrouvons dans les chaînes. On veut m’obliger à me couvrir le visage et bientôt on m’imposera de ne plus respirer ! Je suis pourtant une femme libre et je vivais normalement avant l’arrivée des brigades radicales !», dit la jeune héroïne de l’un des films.
Sous les pressions, les poursuites et les menaces des islamistes, Zeina Arhim a dû s’exiler, constatant qu’elle n’avait plus sa place en tant que femme et en tant que militante civile dans les régions dominées par ces brigades. Elle avait subi auparavant le même genre d’exactions de la part des services de renseignements du régime.
Dans les régions dominées par Assad, la violence contre les femmes est d’une autre sorte: elle n’obéit pas aux critères de gender, mais à ceux d’allégeance et d’opposition. De nombreuses intellectuelles militantes ont vu leur réputation souillée pour mieux étouffer leur voix et, à défaut de les tuer concrètement, quelques figures féminines, parmi celles qui jouissaient d’une certaine aura symbolique, ont été immolées virtuellement sur la scène publique.
L’exode et l’exil ont engendré de nouveaux modèles sociaux dans les camps des réfugiés. Les femmes sont soumises à des conditions abominables, depuis le mariage des filles impubères jusqu’à leur exploitation sexuelle et économique, en plus de l’hégémonie masculine. Les victimes sont issues en majorité des classes sociales les plus modestes qui n’ont pas eu accès à l’instruction ni au travail et pour lesquelles la religion constitue un modèle culturel de vie.
Sur le plan politique, l’opposition officielle à Bachar al-Assad, représentée par le Conseil national et par la Coalition nationale, a eu recours à la même tactique d’exclusion ou de dépendance et la présence politique des femmes se limite presque toujours à une façade. Aujourd’hui, la situation est tellement désastreuse sur les lignes de front, dans les régions occupées par les brigades djihadistes et l’État islamique, et même ailleurs, qu’elle a freiné l’élan qui portait de nombreuses femmes à résister, les empêchant de s’engager dans une activité politique d’opposition.
Reste les Syriennes d’origine kurde, qui jouissent d’une situation unique, d’un espace de liberté plus important qu’ailleurs: elles ont porté les armes et formé des brigades de combat contre l’État islamique, servant à la fois l’objectif politique et militaire des partis kurdes et constituant un outil de propagande politique en occident. Sur le front adverse, aucune stratégie généralisée de création de brigades de femmes islamistes n’a été relevée, excepté l’unique cas de la Brigade al-Khansa’.
Confrontées à toutes les formes de violence, depuis le radicalisme religieux jusqu’aux crimes perpétrés par Assad, en passant par les avatars tragiques de la guerre, les Syriennes continuent d’avancer tant bien que mal sur le chemin qui les conduira vers les valeurs de liberté, de dignité et de justice. Mais cette route s’avère encore très longue.
SouriaHouria.com سوريا حرية
Souria Houria le 22 mars 2017
Samar Yazbek
Source : Nouvel Obs - Date de parution le : 15/03/2017
souriahouria.com -
Syrie Paris (20è)
24 MARS 2017
A l’occasion du 6ème anniversaire de la Révolution Syrienne
L’Association Souria Houria
Vous invite au Débat :
« LA GAUCHE FRANÇAISE ET LA QUESTION SYRIENNE »
Avec
° Élise Lowy (EELV),
° Denis Sieffert (journaliste, directeur de Politis),
° Francis Sitel (Ensemble),
° Christian Varin (NPA),
° Dominique Vidal (écrivain)le vendredi 24 Mars 2017 à 19h00
AGEA – 177, rue de Charonne 75011 Paris
Métro ligne 2 Philippe Auguste – Métro ligne 9 Charonne
animé par Farouk Mardam Bey
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La rébellion en pleine démonstration de force à Damas (Souria Houria)
Un groupe rebelle syrien dans le quartier de Jobar, à Damas, dimanche, lors des affrontements sans précédent qui ont secoué la ville. Photo Amer Almohibany. AFP
La capitale syrienne est depuis dimanche le théâtre de violents affrontements entre rebelles et forces du régime. L’occasion pour les insurgés, alliés avec les jihadistes, de galvaniser les troupes démotivées après la défaite d’Alep.
Une bataille féroce et inattendue a éclaté ces dernières quarante-huit heures au cœur de la capitale syrienne. L’attaque, lancée dimanche par une coalition de groupes rebelles dans des quartiers de l’est de Damas, a pris par surprise les forces du régime de Bachar al-Assad. Ces dernières ont mené une contre-offensive appuyée par d’intenses bombardements aériens, reprenant lundi les positions perdues la veille.
En six ans de conflit, les habitants de Damas n’avaient jamais vécu la guerre de si près. Elle fait rage depuis dimanche dans leur ciel et dans leurs rues.
Surprise.
Explosions, tirs de mortiers et d’armes automatiques ont même atteint la place des Abbassides, un carrefour central de la capitale, comparable à la place de la Nation à Paris. L’attaque coordonnée de plusieurs groupes de l’Armée syrienne libre (ASL) et de jihadistes du Front Fatah al-Sham, ancienne branche syrienne d’Al-Qaeda, était destinée à briser le siège de trois quartiers insurgés du nord-est de Damas, encerclés et bombardés par les forces du régime depuis des mois. Dimanche, l’offensive a commencé par deux voitures piégées lancées contre une position forte de l’armée et des milices progouvernementales, faisant des dizaines de victimes et provoquant surtout une grande panique dans leurs rangs. L’effet de surprise a permis l’avancée rapide des rebelles sur le terrain et la prise d’un tronçon de l’autoroute Damas-Alep, qui sépare les deux quartiers assiégés de Jobar et Qaboun. Cette voie a été une cible prioritaire de la contre-offensive menée par les forces du régime, qui ont réussi à la reprendre lundi matin grâce à leur supériorité militaire dans les airs. Des raids intensifs des aviations syrienne et russe se sont poursuivis, même après la reprise de positions conquises dimanche par les insurgés.
Outre son objectif militaire local, cette bataille a été lancée par l’ASL «pour montrer que la révolution reste forte et que le régime n’a pas gagné la partie comme on le dit à l’extérieur», selon les mots d’un commandant.
Dans un appel audio diffusé par WhatsApp aux groupes insurgés à travers le pays, le chef militaire de la région de Damas appelle à rallumer les fronts contre les forces du régime. Une volonté de remonter le moral des troupes transparaît dans cette démonstration de force en pleine capitale au moment où la rébellion syrienne est rongée par les divisions et la démotivation depuis la défaite d’Alep.
Protestation.
A quelques jours de la reprise des négociations sous l’égide de l’ONU, prévue jeudi à Genève entre les représentants du régime d’Al-Assad et de l’opposition, la rébellion veut ainsi signaler qu’elle ne désarme pas et peut résister à la capitulation. Les groupes armés qui avaient participé aux pourparlers d’Astana au Kazakhstan, initiés par la Russie, ont refusé de se rendre la semaine dernière à une nouvelle session de discussions. Un geste de protestation contre le non-respect par le régime du cessez-le-feu négocié en décembre par la Russie et la Turquie puisque les combats n’ont pas cessé dans le pays. Reste que le morcellement des forces opposées à Al-Assad entre modérés, islamistes ou jihadistes, qui se combattent ou se regroupent selon les régions et les adversaires à affronter, mine leur crédibilité dans toute négociation.
Source : Liberation - Date de parution le : 20/03/2017
Souria Houria le 21 mars 2017
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À nos ennemis “anti-impérialistes” (Souria Houria)
Un jour à Istanbul, j’ai croisé un communiste turc qui a cru nécessaire de m’expliquer le conflit syrien.
Selon lui, il s’agissait d’un complot impérialiste contre le régime progressiste de Bachar El-Assad. Moi, Syrien, ayant passé les cinquante-deux années de ma vie en Syrie, je devais écouter sans broncher les élucubra- tions de cet homme qui n’y avait probablement jamais mis ses pieds. La même chose s’est reproduite lors de rencontres avec des Allemands, Britanniques ou Américains convaincus d’en savoir plus que moi sur mon pays.
On n’accorde guère de valeur à ce que disent les Syriens sur leur propre pays et on leur dénie la capacité intellectuelle d’avoir des analyses pertinentes.
Au mieux, ils sont ravalés au rôle de source secondaire pour fournir une citation qui permettra de compléter l’article d’un journaliste ou les travaux académiques d’un chercheur. Ce traitement nous est réservé aussi bien de la part de la gauche anti-impérialiste que de la droite et plus généralement d’une majorité d’Occidentaux.
Cette majorité a une approche de la Syrie et du Moyen-Orient qui repose sur trois points.
Premièrement, le discours géopolitique qui a pour principale préoccupation la stabilité régionale. Deuxièmement, le discours culturaliste qui se focalise sur l’islam, l’islamisme, le terrorisme et les droits des minorités. Troisièmement, il y a le discours droits-de-l’hommiste, qui aborde les Syriens en tant que victimes (victimes de tortures, réfugiés…), mais qui ne s’attarde guère sur la dimension politique et sociale de leur lutte. Aucun de ces trois discours ne s’intéresse aux individus, ni à la réalité de la vie sociale, ni aux aspirations des gens.
La droite occidentale fait siens les deux premiers discours, le géopolitique et le culturaliste.
Et la gauche anti-impérialiste considère qu’il faut se préoccuper uniquement des grands dossiers de la politique internationale et combattre l’impérialisme sans regarder les choses par le petit bout de la lorgnette. Pour elle, le conflit syrien avec ses obscurs ressorts locaux est subalterne par rapport aux grandes considérations géopolitiques : Israël occupe une partie du territoire syrien, donc la Syrie est anti-impérialiste et propalestinienne. Et puisque la Syrie est gouvernée par la famille Assad depuis plus d’un demi-siècle, cette gauche en vient à être pro-Assad.
Cette approche ignore la réalité politique, économique, culturelle, sociologique et historique.
Obnubilés par de grandes considérations générales, ces anti-impérialistes ne croient pas nécessaire de s’intéresser à la réalité d’en bas. Ainsi ne voient-ils pas que le peuple syrien est “palestinisé” par le régime Assad, c’est-à-dire que les Syriens sont traités dans leur propre pays comme s’ils étaient sous occupation. Le régime d’Assad n’a rien d’anti-impérialiste. Mais, au-delà de cette évidence, les luttes pour la démocratie et la justice sociale ne sont pas subalternes aux grands dessins abstraits ; elles existent per se. Personne n’aurait l’idée, au nom de considérations géopolitiques, de dénier aux Coréens du Nord le droit de combattre leur régime fasciste. Pour critiquer le monde et le changer, l’anti-impérialisme ne s’avère pas être la bonne entrée pour y parvenir, faute de culture démocratique en son sein.
Il faut donc affirmer l’autonomie des différentes luttes [locales par rapport aux grandes considérations géopolitiques], et en comprendre les logiques internes.
L’État d’Assad n’est rien d’autre qu’un régime fasciste héréditaire dont le bilan après un demi-siècle d’histoire se résume à l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, extrêmement riche et brutale, prête à détruire le pays pour garder le pouvoir.
L’idéologie de cette classe de privilégiés met à l’honneur une modernité matérielle, mais certainement pas une modernité de valeurs.
Au contraire, elle s’accommode d’un violent racisme envers les pauvres de Syrie – parmi lesquels les sunnites sont surreprésentés –, à l’instar des Blancs d’Afrique du Sud pendant l’apartheid envers les Noirs. Dans chacun des exemples cités, les premiers considèrent les seconds comme des personnes arriérées, dont l’extermination ne pose pas de problème moral, voire est considérée comme souhaitable. Cet État a accepté toutes les injonctions impérialistes au fi l des ans. Et il a surtout traité les Syriens comme des esclaves, détruisant toute possibilité de l’émergence d’une vie sociale, politique ou syndicale indépendante. En Syrie aussi, il existe des communistes anti-impérialistes locaux, fidèles à l’État assadien. Ce sont les “bakdachis”, de la tendance de Khaled Bakdach, qui était le secrétaire général du PC syrien officiel, fidèle parmi les fidèles à Moscou. À sa mort, son épouse, Wessal Farha, a récupéré le parti en héritage. Puis c’est le fils qui en a hérité quand elle est morte à son tour.
Les bakdachis appartiennent aujourd’hui à la classe moyenne, avec leur mode de vie mondialisé, vivant dans les centres-villes, totalement préservés des affres que connaissent leurs compatriotes.
Et quand les Syriens se font arrêter, humilier, torturer et assassiner, les bakdachis rabâchent des discours anti-impérialistes. Je ne connais pas un seul héraut de l’anti-impérialisme occidental qui, dans un des pays “impérialistes”, ait été torturé, discriminé légalement ou politiquement, interdit de voyager ou d’écrire. Je crois que ces anti-impérialistes ne savent même pas le sens de ces mots, à l’instar d’un Africain qui ne sait pas ce qu’est l’abondance ou d’un Suédois qui ne sait pas ce que c’est un manque.
Un peu de modestie.
Des journalistes occidentaux lassés de leur vie dans les grandes métropoles trouvent plaisant d’aller faire un tour à Damas ou à Beyrouth. Avec leurs confortables salaires, ils peuvent vivre où ils veulent. Nous, démocrates syriens, nous ne voulons pas les priver du droit de voyager, ni de la liberté d’expression. Mais nous voudrions qu’ils se montrent solidaires de nous et qu’ils condamnent cette clique qui s’ingénie à nous priver, nous autres Syriens ordinaires, de ces mêmes droits.
Il y a quelque chose d’intrinsèquement impérialiste dans l’anti-impérialisme de cette gauche.
Le conflit syrien justement permet de le montrer. Quand les anti-impérialistes occidentaux sortent l’argument de la guerre contre le terrorisme islamiste, ils semblent ne pas voir que cette guerre s’articule autour d’une conception étatiste qui renforce les États au détriment des sociétés et des mouvements sociaux. C’est une guerre qui insère Assad dans le système de domination du monde par les puissants. Qui plus est, elle lui permet de se prévaloir d’une cause alors qu’il n’en avait aucune. Il y a quelque chose d’intrinsèquement étatiste dans la structuration de la gauche anti-impérialiste. Et la guerre contre le terrorisme n’a aucun succès à son actif, mais a détruit au moins trois pays : l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie. Un tel bilan n’a rien d’étonnant de la part de forces impérialistes qui se caractérisent par l’arrogance et le racisme et qui ne se sentent pas obligées de rendre compte de leurs crimes.
Mais là où l’impérialisme a subordonné sa vision du conflit syrien à la guerre contre le terrorisme, l’anti-impérialisme a subordonné la sienne à la notion de changement de régime.
Or une politique de changement de régime ne peut être autre chose aux yeux des anti-impérialistes qu’une manigance impérialiste.Faut-il leur rappeler que ce n’est pas l’impérialisme américain qui a voulu le changement de régime syrien ? C’est nous, Syriens, qui le voulons. Les États-Unis et la Russie subordonnent notre lutte pour la liberté à la guerre sans fi n contre le terrorisme. La gauche occidentale subordonne notre lutte pour la liberté à la lutte contre l’impérialisme.
De son côté, le régime assadien subordonne les aspirations à la liberté du peuple syrien au mensonge de la lutte contre Israël.
Finalement, les islamistes subordonnent notre lutte globale à une guerre religieuse. Le point commun de tous est qu’ils prennent la posture de celui qui peut décider à notre place, enfants immatures que nous sommes à leurs yeux. Ceux des Syriens qui refusent d’être ainsi infantilisés sont alors considérés comme incompétents par les uns, traîtres par les deuxièmes et mécréants par les troisièmes.
Mais le fondement du paternalisme des anti-impérialistes est à trouver dans l’évolution de cette gauche et de son accession à une classe moyenne coupée des problèmes de la société.
Cela est lié aux transformations économiques dans les pays occidentaux, avec une industrie à l’agonie et une classe ouvrière en perte de vitesse, favorisant l’émergence d’une gauche “des campus”, qui ne fait rien et qui sait peu. Il ne s’agit pas de leur dire de ne pas se mêler de nos affaires. Au contraire, nous voulons qu’ils s’en mêlent. Nous aussi nous nous mêlons de leurs affaires et personne ne nous en empêchera. Nous vivons dans le même monde.
Mais nous exigeons un peu de modestie.
Cette gauche anti-impérialiste doit écouter plutôt que donner des leçons ; elle doit cesser de subordonner notre lutte à d’autres causes ; elle doit accepter que nous sommes ses égaux et semblables.
Yassin Al-Haj Saleh Al-Jumhuriya (extraits) Istanbul – Publié le 2 mars سورية واليسارالأنتي-إمبريالي الغربي
* Michel Seurat, sociologue et chercheur français, spécialiste de la Syrie, mort en captivité à Beyrouth en 1986, alors qu’il était otage du Hezbollah, selon différentes sources.
PASCAL FENAUX·MERCREDI 15 MARS 2017
Coup de colère du grand intellectuel syrien Yassin Al-Haj Saleh contre une gauche occidentale qui soutient le régime syrien et ferme les yeux sur ses crimes abominables.
“À la mémoire de Michel Seurat*”
Source : Courrier International - Date de parution le : 15/03/2017
Souria Houria le 20 mars 2017