Ce qui frappe à l’examen de ce conflit, c’est d’abord l’incommensurable démesure de la violence exercée par une dictature dans sa volonté de briser l’élan révolutionnaire de tout un peuple. Inutile de vouloir dresser ici l’ampleur d’un désastre humain qui dépasse en horreur tous les conflits qui se sont développés depuis la deuxième guerre mondiale, hormis les tragédies cambodgienne, rwandaise, bosniaque et tchétchène. Nous comprenons toutefois que ce conflit majeur développe d’autres problématiques sous-jacentes intéressant, bien au-delà des pays du Machrek, les puissances dominantes mondiales, USA, Russie, Chine, Europe occidentale.
“L’horreur du vide” : dynamique impérialiste
Au bras de fer engagé entre le peuple syrien et son dictateur, se subordonnent les rivalités qui opposent les impérialismes américain et russe, soucieux, l’un et l’autre, d’un tacite consensus qui pourrait être celui d’un partage de responsabilités incluant “leurs chasses gardées” respectives, rejouant ainsi, sur le mode d’une sinistre parodie, un “Yalta” à l’échelle du Moyen-Orient.
Contrairement à la doxa militante qui impose une compréhension statique de l’Histoire en affirmant comme primat le statut hégémonique de l’impérialisme américain, nous constatons , à l’évidence, la montée de l’intervention russe en Syrie. La puissance de feu de ses missiles, l’efficacité destructrice de sa flotte aérienne, la montée en gamme de son artillerie et de ses blindés, l’intervention significative de ses troupes au sol sont corroborées par les faits.
Le retrait stratégique des USA sous l’impulsion de la diplomatie d’Obama menée par John Kerry auprès du Kremlin en 2013 et le renoncement à intervenir à la suite d’un massacre majeur sur les populations civiles perpétré au gaz sarin par le régime, en une nuit, dans la plaine de la Ghouta, occasionnant la mort de 1400 civils, ont infléchi le rapport de force militaire, et donc diplomatique, en faveur du Kremlin. Poutine, en bon tacticien, a compris qu’Obama demeure phagocyté par la campagne présidentielle nationale, et s’est saisi, par ailleurs, des tergiversations de l’impérialisme américain, désormais plus soucieux des enjeux géostratégiques qui se développent dans l’hémisphère sud, pour investir un champ d’action laissé en déshérence. Selon une dynamique quasi physique, l’espace vacant a provoqué une force attractive léguant à l’impérialisme russe une responsabilité majeure au Moyen Orient.
Puissance et limite de l’impérialisme russe
La chute vertigineuse du prix du baril de pétrole pourrait conduire l’État russe, menacé de récession économique, à se retirer du théâtre des opérations militaires en Syrie. Cet argument, récurrent depuis l’engagement russe dans ce conflit, voudrait en minimiser l‘impact militaire et diplomatique. Outre le fait que cette entreprise impérialiste en Syrie, dans sa fonction idéologique nationaliste et patriotique, contribue à contenir des tensions sociales fortes au sein de la société russe, elle dynamise, par ailleurs, opportunément le complexe militaro-industriel, secteur protégé d’une haute technologie, en lien avec une économie de guerre. Le territoire syrien, vaste théâtre opérationnel, permet à ce lobby d’affirmer, in situ, la démonstration de sa toute-puissance. Il est en concurrence avec le lobby américain des armes de guerre, et nous comprenons que ce conflit oxygène production d’armes et marchés.
Pourvoyeuse d’armes en flux continu en faveur d’un régime engagé dans une guerre totale contre son peuple, il paraissait clair, dès 2013, que la Russie prenait une place prépondérante, désireuse de limiter aussi l’influence expansionniste et politique de l’Iran à l’égard de son voisin syrien dont les troupes exsangues abandonnent, au fil des combats, les fronts d’intervention aux milices Qods et à celles du Hezbollah, conduites par le général iranien Qassem Soleimani.
Campagne de bombardements
L’irruption en Syrie des forces russes aériennes mais aussi terrestres, dès le début de l’automne 2015, n’a surpris que les observateurs peu lucides sur la nature du “système Poutine”, pourtant révélée lors des guerres dans le Caucase.
La détermination du Kremlin à traiter les conflits par la seule force brutale n’a d’égale que celle du tyran qu’il s’est engagé, jusqu’à ce jour, à maintenir coûte que coûte au pouvoir.
Ces bombardements d’une violence inouïe ont ciblé les centres vitaux de la société civile, en priorité les hôpitaux, les écoles, les fabriques alimentaires, mais aussi les services publics abritant les cadastres (1). Ils se sont ajoutés aux barils d’explosifs largués par le régime, perpétrant au quotidien des crimes de guerre.
À ces cibles civiles s’ajoutent celles visant à couper les voies d’accès logistiques qui alimentent depuis les frontières extérieures les centres urbains, les populations rurales.
Sur le théâtre des opérations militaires, les technologies russes de renseignements, hautement performantes, donnent toutes informations fiables et utiles. Les bombardements et les tirs balistiques visant les cibles rebelles au régime n’en sont que plus efficaces et destructeurs.
En sept mois d’intenses activités militaires, les forces russes, appuyées par celles, nombreuses, venues des pays voisins, parfois depuis le Yémen, l’Afghanistan et l’Irak, inverseront un rapport de force, lequel en août 2015, aurait pu basculer en faveur de l’insurrection. Une attaque imminente sur Lattaquié s’apprêtait à donner un signal décisif annonciateur, on aurait pu le penser, de la chute de Bachar al-Assad et de son régime.
Accords tacites entre impérialismes ?
En août 2016, prenant prétexte de l’assassinat d’un journaliste américain par Daech, une coalition internationale se met en place, impliquant les forces aériennes américaines, européennes, arabes. Ces puissances feront de la chute de Bachar al-Assad un éventuel “objectif secondaire”, se fixant comme priorité la lutte contre Daech pour son éradication.
Cette “feuille de route” abandonne le peuple syrien, le laissant à la merci, sans armes antiaériennes, des bombardements russes et de ceux du régime. Les insurgés devront en outre se confronter à la puissante coalition pro-Bachar, à Daech, voire au PKK-PYD (2). Le peuple syrien sera soumis au supplice de la punition russe. Bachar, quant à lui, peut se féliciter d’avoir, en 2013, libéré de ses geôles des djihadistes qui deviendront les cadres politiques de l’“État islamique” et en constitueront l’armature.
Accords tacites et… autres partages des “tâches”
L’administration américaine, laissant volontiers au Kremlin le soin de mater la révolution syrienne, pourvoira en armes les forces du PKK-PYD et les appuiera par ses raids pour la libération de Kobane, mais aussi de Rakka, via la ville de Tall Abiadh, leur laissant ainsi l’ ingrate besogne de mener les combats au sol contre Daech.
L’Histoire dira que Tall Abiadh “est tombée” sans combats après que le PKK-PYD et Daech se sont concertés sur un échange de “bons procédés” : que le PKK-PYD prenne position à Tall Abiah, et renonce au but de l’opération militaire qui consistait à prendre Rakka. Saleh Muslim, dirigeant du PYD, confirmera. Les américains, blousés, en prendront ombrage !
Notons que les jeux de “coquins et de gredins” sont étrangers à l’Armée Syrienne Libre (ASL), laquelle n’a jamais bénéficié d’une quelconque couverture aérienne, ni disposé de fusées sol-air, bien qu’elle ait, avec une fiabilité et une constance sans faille, donné aux services secrets américains, et ce, en pure perte, des informations précises concernant les lieux stratégiques et les mouvements de troupes de Daech.
A contrario le PKK-PYD, héritier de l’idéologie et des pratiques staliniennes, mettra en œuvre un jeu d’alliances à géométrie variable, sachant se concilier les faveurs du régime d’Assad ainsi que celles de Moscou, où il est invité à tenir ambassade. Sans principes révolutionnaires, le PKK-PYD profitera des raids russes sur les positions de l’ASL, pour s’emparer de positions stratégiques tenues par celle-ci.
Peuple insurgé, peuple en résistance !
Les sceptiques politiques, concernant la révolution syrienne, devraient s’interroger sur cette réalité assez sidérante. Comment ce peuple, “orphelin” de tout soutien significatif, persiste-t-il à demeurer debout après cinq années d’une guerre totalitaire aussi meurtrière ?
Comment ce peuple a-t-il trouvé une telle vitalité pour, la trêve à peine déclarée, mais peu respectée par le régime, descendre dans la rue massivement et clamer son rejet de Bachar al-Assad comme aux premiers jours de l’insurrection ?
La force et la vitalité de ce peuple pourrait s’expliquer par son auto-organisation en conseils élus, indépendants de toute entité religieuse ou militaire, rejetant ainsi toute verticalité de pouvoir.
L’adversité sans concession crée et génère son antidote : un lien social réinventé dans la solidarité, l’esprit de responsabilité et de démocratie.
Le peuple insurgé, riche de cette expérience, ne saurait renoncer à une liberté désormais inscrite dans sa nouvelle existence sociale et humaine. Acteur conscient et résolu de la dynamique de son processus révolutionnaire, il a atteint un point de non retour…
C’est l’étonnante réalité marquante de cette cinquième année de conflit.
Nouveau gendarme
Pour le seul mois de février 2016, un millier de raids de l’aviation russe ont bombardé l’axe Alep-Idlib. Cette force de frappe aérienne se conjugue avec la volonté iranienne de ne pas laisser le Kremlin s’imposer dans le paysage politico-militaire syrien : Téhéran annonce, début avril 2016, l’envoi de dix mille hommes de troupes supplémentaires en renfort sur le champ de bataille syrien.
Dans ce contexte, la victoire militaire du peuple syrien ne saurait être humainement envisagée. À l’inverse, Bachar et ses proches, honnis, ne sauraient désormais être imposés comme faisant partie d’une quelconque solution politique. L’erreur serait de penser avec Poutine que le seul rapport de force militaire ferait force de loi en faveur du régime.
En 1961, en Algérie, l’armée française prétendait avoir gagné la guerre, mais le peuple algérien, dans un rejet massif de la puissance coloniale, détenait le rapport de force politique et la clef de son indépendance.
Les USA et les occidentaux cherchent à trouver une issue au conflit a minima, et au détriment du peuple syrien, comme ce fut le cas à Dayton (3) à l’égard du peuple bosniaque.
Dans cette perspective il est permis d’imaginer que ceux-ci seraient tentés de s’appuyer sur l’impérialisme russe, en sa qualité de « nouveau gendarme » en Syrie. En échange de quoi, indépendamment de sa reconnaissance comme puissance légitime au Machrek, le Kremlin pourrait négocier des ouvertures économiques plus favorables, ainsi qu’ une solution dans le Donbass où il se trouve enlisé. Ancré dans le port de Tartous et positionné dans son aéroport à Hamimin, proche de Lattaquié, il pourrait s’imposer en arbitre et contenir, entres autres, les prétentions régionales de Téhéran. L’Arabie Saoudite tétanisée par l’influence de sa puissante rivale, de Beyrouth à Sanaa, y verrait une éventuelle garantie.
Coups de boutoir
Le maintien du régime totalitaire, sur la base de pseudos négociations, contraires à la volonté populaire syrienne, laisserait le Machrek en partage à de sanglantes dictatures, à des monarchies réactionnaires, à des pouvoirs nationalistes irrédentistes, à la politique sioniste d’ occupation coloniale sur le mode du fait accompli et à des prises de territoires terroristes, mouvantes et lacunaires, djihadistes.
Ces hypothétiques accords de partage devraient, à terme, s’effondrer sous les coups de boutoir déterminés et récurrents d’une opiniâtre opposition populaire, seule susceptible de proposer une solution consensuelle de retour à la paix et à la stabilité.
Le départ sans conditions de Bachar al-Assad et des dignitaires du régime, clef de voûte d’un système totalitaire, provoquerait une onde de choc salutaire dans tout le Moyen-Orient, susceptible d’ébranler dans leurs fondements les puissances régionales réactionnaires.
Délégation unie
Signe optimiste des temps, la délégation syrienne partie négocier à Ryad aujourd’hui à Genève, présente un front démocratique uni, porteur d’un mandat clair : le rejet sans concession de Bachar al-Assad et de son régime pour un État de droit dans une Syrie unie, laïque, démocratique comme aux premiers jours de mars 2011.
Georges Sabra, membre de cette délégation fidèle au principe de Genève1 dit : “l’opposition crédible est celle qui a une force d’opposition sur le terrain”. Le premier avril 2016, l’espace public, dans plus de cent villes, était encore envahi par une foule exigeant le départ du tyran.
Le peuple syrien poursuit son combat vers la liberté et la dignité. Notre soutien est plus que jamais engagé. Soyons solidaires de toute initiative politique, syndicale, humanitaire, dans un effort commun d’opposition au totalitarisme du régime de Bachar al-Assad.
Claude Marill mardi 10 mai 2016
Notes:
(1) La destruction des cadastres pourrait permettre au nouveaux maîtres d’effacer à jamais les droits de propriété des citoyens syriens, chassés de leurs biens et de leurs terres, à des fins d’appropriation.
(2) Le PYD : Parti de l’union démocratique, parti kurde syrien affilié au PKK turc, d’obédience marxiste, se réclamant d’un socialisme démocratique. Il revendique actuellement le contrôle du Rojava, le Kurdistan syrien. Salih Muslin, représentant du PYD, revendique l’autonomie du Rojava dans un État fédéral. Sa branche armée, constituée en 2012, Unités de protection du peuple (YPG) revendique 40 000 combattants.
(3) Les “accords de Dayton” sont signés à Paris, le 14 décembre 1995, par les présidents serbe, croate et bosniaque. Ils ont été préalablement âprement négociés, sous l’égide de R. Holdbrook, en novembre de la même année, sur une base aérienne proche de Dayton. Ils consacrent l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine tout en la partageant en deux entités : la fédération croato-bosniaque (51°/°du territoire ) et de la République serbe de Bosnie (49 %° du territoire) prenant acte de l’état de fait du “nettoyage ethnique” et de la partition, laquelle est maintenue depuis 21 ans sous tutelle internationale.
La référence à cet accord pourrait s’appliquer à une Syrie artificiellement maintenue mais néanmoins écartelée en trois entités, sunnite, chiite kurde, sur un mode ethnique, à l’exact opposé des aspirations du peuple syrien insurgé qui se bat pour une Syrie unie pluri-ethnique, démocratique, laïque.
L’Émancipation syndicale et pédagogique – 2/05/2016– page 22 à 25
http://www.emancipation.fr/spip.php?article1339