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Economie - Page 4

  • Tunisie : Rassemblement à Paris Mardi 26 juillet 2016 contre le projet de loi de blanchiment des corrompus de l’époque Ben Ali (Essf)

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    Non au blanchiment de la corruption en Tunisie ! Retrait du projet de loi dit de « réconciliation »

    Rassemblement unitaire à Paris

    Cinq ans après l’éviction de Ben Ali, on ne mesure pas encore l’ampleur de la corruption du pillage des ressources et des crimes économiques.


    Les violations des droits, en affaiblissant les capacités d’investissement de la Tunisie dans l’éducation, la santé et le logement, ont réduit des régions entières à la misère et poussé des milliers d’hommes et de femmes à l’exil. Le projet de loi dit de « réconciliation » consacre l’impunité et banalise la corruption : tous ceux qui se sont rendus complices de ce système qui perdure, seront blanchis sans devoir rendre des comptes au peuple tunisien, devant la Justice.

    Ce projet de loi viole la Constitution (art 148 alinéa 9) et constitue un formidable encouragement aux pots-de-vin, à la contrebande et à l’économie parallèle. Il prévoit la création d’une commission opaque, sous le seul contrôle du pouvoir exécutif, et favorise ainsi tous les arrangements et manipulations politiques.
    S’il est adopté, ce projet saperait le travail de l’Instance de la Vérité et la Dignité et tout le processus de la Justice transitionnelle.

    Les organisations signatairesréitèrent leur demande de retrait du projet de loi dit de « réconciliation » 
    expriment leur soutien au processus de la Justice transitionnelle tel qu’il est prévu dans la constitution ainsi qu’à la mobilisation de la campagne #‏مانيش_مسامح

    saluent le sursaut des organisations politiques, syndicales et associatives tunisiennes qui ont déposé un dossier devant l’IVD dans un même élan de solidarité, pour dire « non à l’impunité » et appellent les Tunisiens et tous les citoyens épris de justice et de liberté à participer au rassemblement qui aura lieu à Paris

    Mardi 26 juillet 2016 à 18h 30
    (à la sortie du métro Couronnes)

    Signataires :

    LA FTCR, L’ADTF, ALJOMHOURI FRANCE NORD, FRONT POPULAIRE PARIS IDF, ATTAYAR FRANCE, ETTAKATOL FRANCE, ACTION TUNISIENNE, ETTAHALOF FRANCE, MÉDECINS CONTRE LA DICTATURE, CRLDHT, UNION POUR LA TUNISIE, ASSOCIATION TUNISIE CULTURE ET SOLIDARITE, LE PONT GENEVE, AIN ALA TOUNES, RESEAU EURO-MAGHREBIN CITOYENNETE ET CULTURE, MOUVEMENT ECHAAB FRANCE, AL MASSAR FRANCE NORD

    Soutien à ce rassemblement :
    Union syndicale Solidaires

    samedi 25 juillet 2015

    Soutenez l’appel et envoyez vos signatures à : contact@citoyensdesdeuxrives.eu

    http://www.europe-solidaire.org/

    Lire aussi

    http://www.europe-solidaire.org/

  • Le dilemme du modèle agro-exportateur (Cadtm)



    Cet article a été publié à l’origine le 24 mai 2014.

    Nouvelles dispositions européennes pour limiter l’accès des fruits et légumes marocains au marché européen

    Après l’adoption par l’Union européenne (Conseil de l’Union européenne, Commission européenne et Parlement européen) en décembre 2013 de la nouvelle PAC (Politique agricole commune) pour la période 2014-2020, le Conseil de l’UE vient de publier en ce mois d’avril 2014 les nouvelles dispositions résultant des mesures d’application (actes délégués) consécutives à cette réforme applicables aux pays tiers, dont le Maroc, à compter du 1er octobre 2014.

    La réforme de la PAC s’insère dans un projet plus global adopté en 2010 appelé « stratégie Europe 2020 ». C’est une stratégie de coordination des politiques économiques au sein de l’Union européenne sur une période de dix ans pour sortir de la crise. Elle est axée sur les dogmes libéraux : augmenter la compétitivité de l’Europe au niveau mondial par le développement des investissements dans la recherche et l’innovation, « la croissance verte » ou encore l’éducation et l’emploi… et par la création d’une nouvelle forme de « gouvernance économique ». Les débats sur la PAC ont commencé en 2010 et portaient sur la contribution que la PAC peut offrir au développement de « la stratégie Europe 2020 ». Et dans son essence, la PAC est au service des grands exploitants, l’agro-industrie et les centrales de distribution. Elle est axée sur l’exportation et la « compétitivité » (par d’énormes subventions) qui permet de continuer le dumping vers les pays du Sud.

    L’organisation commune des marchés agricoles fait partie intégrante de la réforme de la PAC. Parmi ces actes délégués (mesures d’application) figure celui qui vise à modifier les dispositions du prix d’entrée des fruits et légumes en provenance des pays tiers. Il s’agit de remplacer le mécanisme de dédouanement déterminé sur la base de la valeur réelle des marchandises par une valeur forfaitaire à l’importation (VFI) qui sera basée sur les cours moyens des produits importés et commercialisés sur 49 marchés représentatifs de l’Union Européenne, ainsi que sur les quantités totales importées. Cette modification entrainera davantage de taxes d’entrée qui permettront de limiter le volume des importations, et fera grimper les prix des produits agricoles marocains qui seront alors beaucoup moins « compétitifs » sur le marché européen déjà en tendance baissière par le fait de la crise.


    Quel impact sur les exportations agricoles marocaines ? Cas de la tomate

    Le Maroc est le 5e exportateur mondial de tomates. Ses exportations constituent 53 % des exportations totales des primeurs avec une moyenne annuelle de 450 000 tonnes sur les trois dernières années (2011-2013) rapportant 3 500 millions de dirhams (315 millions d’euros) par an. Ce qui constitue presque 11 % de la valeur totale des exportations des produits alimentaires.

    Il est à signaler que le système de production de primeurs destinées à l’exportation, et particulièrement la tomate, est à caractère intensif et productiviste, dominé par la monoculture, se basant sur l’utilisation débridée de pesticides, d’engrais chimiques, de semences « sélectionnées » dans les laboratoires de multinationales, exigeant une consommation excessive d’eau. Les exportations annuelles des produits agricoles biologiques ont constitué moins de 1 % du total des exportations de primeurs sur les trois dernières années, et ont enregistré un recul net d’environ 40 %, passant de 8 624 tonnes exportées durant la campagne 2010-2011 à 5 190 tonnes en 2012-2013. La tomate bio n’en constitue que 12 % (un peu plus de 600 tonnes à comparer avec 450 000 tonnes en production dite conventionnelle).

    Le marché de l’Union européenne absorbe 85 % des exportations marocaines de la tomate et presque 80 % de leur valeur viennent de la France et l’Espagne. Le 1er octobre 2012, l’accord de libéralisation des produits agricoles et des produits de la pêche entre le Maroc et UE est entré en vigueur. Cet accord consacre la règlementation restrictive que l’UE a coutume d’imposer aux produits importés du Maroc par un renforcement des mesures de protection non tarifaires : système de quotas, calendrier d’exportation et prix d’entrée.

    Huit groupes d’exportation dominent le secteur des fruits et légumes au Maroc avec une grande concentration des superficies.

    Pour la tomate, le Maroc bénéficie par le biais de cet accord d’un contingent (quotas d’export) total annuel de 240 000 tonnes, réparti d’octobre à mai, avec un prix d’entrée conventionnel (46,1 euros/100 kg) et une exonération des droits de douanes. Les quantités exportées hors ce contingent bénéficient d’un abattement de 60 % des droits de douane, soit un droit à payer de 5,7 % au lieu de 14,4 % inscrit dans le tarif douanier commun. Ceci tout en respectant le prix d’entrée OMC qui varie durant toute l’année allant par exemple de 62,6 euros/100 kg en octobre à 112,6 euros/100 kg en avril. Malgré ce système contraignant, les exportateurs marocains arrivent à écouler sur le marché européen des quantités bien supérieures aux quotas fixés en dédouanant selon les normes de l’OMC. Ils ont pu exporter pour la campagne 2012-2013 un volume avoisinant les 390 000 tonnes de tomates uniquement sur les marchés de l’UE, c’est-à-dire un complément de 150 000 tonnes par rapport au contingent de 240 000 tonnes fixé par l’accord. Et c’est bien ce complément qui est visé par les nouvelles dispositions de dédouanement (VFI) prises sous la pression des grands producteurs européens.

    Les grands groupes exportateurs marocains ne seront pas les perdants

    Huit groupes d’exportation dominent le secteur des fruits et légumes au Maroc avec une grande concentration des superficies. Les domaines agricoles (ex domaines royaux) viennent en tête avec une superficie estimée à 12 000 hectares suivis de quelques grandes familles comme Bennani Smires et Kabbage avec plus de 2 000 hectares chacune. On trouve aussi des étrangers (principalement Français et Espagnols) qui exercent souvent en partenariat avec des marocains pour constituer des grandes unités de production et d’export. C’est le cas par exemple d’Azura et Idyl, deux groupes maroco-français avec plus de 2 500 hectares chacun…

    Ces grands groupes exportateurs privés sont nés avec la libéralisation du commerce extérieur agricole marocain au début des années 80 suite aux programmes d’ajustement sructurel et à la privatisation de l’office du commerce extérieur (OCE) qui était la seule entité de commercialisation de tous les produits agricoles sur les marchés étrangers. Ce sont ces groupes qui dominent la filière des fruits et légumes, et particulièrement la tomate sous serre au niveau de la production et de la commercialisation. Les petits agriculteurs qui produisent de la tomate au Maroc ne sont pas nombreux puisque les coûts de l’infrastructure et des intrants sont très élevés, sans parler du besoin en terres et en eau. Ce petit nombre diminuera encore du fait des nouvelles règles de dédouanement imposées par l’UE, et laissera l’espace aux grands producteurs-exportateurs qui pourront encore augmenter leurs marges bénéficiaires. La plupart des gros exportateurs ne sera guère affectée par ces restrictions douanières de l’UE. Premièrement, une grande partie des 150 000 tonnes en surplus du contingent fixé pour la tomate se répercutera en premier lieu sur ceux qui ont des petits quotas d’exportation, donc les moyens et petits producteurs qui vont être évincés du circuit de l’export. Deuxièmement, les grands exportateurs de tomates ont bien des moyens pour augmenter leur part de marché dans d’autres pays situés en dehors de l’UE (Russie, Angleterre, Canada, les pays scandinaves, du Golfe et d’Afrique) qui sont d’ailleurs beaucoup plus rémunérateurs. Troisièmement, ils peuvent aussi diversifier leurs exportations |1|. Quatrièmement, la valeur des 150 000 tonnes, qui est d’environ 1 150 millions de dirhams en se basant sur la moyenne des prix des 3 dernières années, et qu’ils disent perdre (ce qui est fort douteux) ne représente rien par rapport aux aides qu’ils ont reçues : 4 000 millions de dirhams d’exceptions fiscales en 2013 et 2 800 millions de dirhams comme subventions.

    Un vrai prétexte pour demander plus

    Les grands producteurs-exportateurs ont en revanche profité de cette décision unilatérale de l’UE pour augmenter leur pression sur le gouvernement marocain afin d’arracher plus de concessions. Leur mobilisation avait déjà commencé en 2008-2009, année de lancement du Plan Maroc Vert, pour constituer un vrai lobby afin que les objectifs de la nouvelle politique agricole soient adaptés à leurs propres intérêts. Mais aussi pour contrecarrer l’ascension du syndicalisme combatif au sein des ouvriers et ouvrières agricoles surtout dans la région du Souss qui connait une très grande concentration de main d’oeuvre agricole venus des différentes régions pauvres du Maroc |2|. En été 2011, ils ont constitué leur grand syndicat, la Fédération interprofessionnelle des fruits et légumes à l’export (Fifel). En 2014, en matière d’impôt, ils ont pu obtenir l’exonération totale des exploitations agricoles réalisant un chiffre d’affaires annuel inférieur à 5 millions de dirhams, l’allègement du taux d’imposition (17,5 %) pour les grandes exploitations avec une démarche progressive qui leur donne
    du temps pour ajuster leur comptabilité et fractionner leurs exploitations.

    Ils réclament toujours la généralisation des contrats à durée déterminée (CDD) en considérant que les activités agricoles seraient intégralement saisonnières. Ils refusent toujours d’aligner le salaire minimum agricole (Smag) sur le Smig |3|. Le nombre des ouvriers agricoles déclarés à la caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) ne représente que 12 % du total (110 000 déclarés selon la CNSS). Dans leur mobilisation actuelle contre les mesures européennes, ils agitent l’épouvantail de la perte d’emploi en annonçant cyniquement des chiffres insensés.

    C’est encore un prétexte pour justifier leur offensive contre les syndicalistes (licenciements massifs) et anticiper sur leurs revendications en les mettant sur la défensive : on ne peut pas réclamer des droits alors que les emplois ne sont mêmes pas garantis ! Ce sont pourtant ces patrons avides que l’État tente de promouvoir par un tas d’encouragements (subventions, exonération d’impôts, accès aux crédits, distribution des terres…). Ils ont absorbé la majeure partie des sommes d’argent public allouées dans le cadre de la politique du Plan Maroc vert depuis son adoption en 2008 pour s’ériger en pôles phares appelés agrégateurs. Et tout ça au détriment de la grande masse de la petite paysannerie |4| et de la population rurale (45 % de la population) qui vivent dans la misère et l’absence d’infrastructure de base. L’État encourage la culture de tomate, d’agrumes, la fraise et autres produits de dessert et abandonne les cultures vivrières de base telles que les céréales (65 % de la superficie agricole utile total), les légumineuses, la betterave et la canne à sucre. C’est ainsi que le Maroc est devenu un grand importateur de blé et d’aliments de base. Leurs prix se renchérissent sur le marché local et deviennent difficilement accessibles pour une large majorité des classes populaires qui vivent avec un faible revenu. Et le Maroc est dans une totale dépendance alimentaire.

    L’exception agricole dans les accords commerciaux bilatéraux avec l’UE

    Cet acte unilatéral de l’UE a mis le gouvernement marocain dans une situation d’embarras alors que le 4e round de négociations autour de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) entre le Maroc et l’UE venait juste de se clôturer à Bruxelles le 11 avril 2014. Les responsables du gouvernement marocain rappelaient diplomatiquement aux représentants de l’UE que cet acte est contraire à l’accord d’Association entre le Maroc et l’UE en se référant à l’article 20 et aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les responsables de l’UE de leur part essayent de rassurer en indiquant que les nouvelles dispositions ont un caractère technique plus que commercial et que les préoccupations du Maroc seront prises en compte. Cela, en tout état de cause, donne un avant-goût de ce que sera « l’harmonisation des réglementations avec les acquis européens » qui est l’un des pivots des négociations autour de l’ALECA. L’UE impose et le Maroc n’a qu’à s’exécuter.

    L’Union européenne impose et le Maroc n’a qu’à exécuter

    Ces allégations diplomatiques ne peuvent pas dissimuler la réalité douloureuse, et le ver est largement dans le fruit. Le Maroc est toujours dans une situation de dépendance envers l’UE financièrement, technologiquement (biens d’équipement) et commercialement. Au niveau des produits agricoles, seul secteur où le Maroc peut faire jouer ses avantages comparatifs, il se heurte à une politique protectionniste clairement affirmée de l’UE. L’entrée des produits agricoles d’exportation sur les marchés européens fait toujours l’objet de dispositions restrictives. Le premier accord d’association que le Maroc avait signé avec l’UE en 1969 accordait quelques abattements douaniers. Le second, en 1976, instituait un dispositif de mesures de protection non tarifaires (contingents, calendriers, prix de référence…). L’UE réussira à faire passer les principes de ce dispositif d’exception lors de l’Accord de Marrakech qui a donné naissance à l’OMC en 1994 qui pourtant signe la fin des barrières non tarifaires. Cette exception concernant les produits agricoles sera consacrée dans le nouvel accord d’association en 1996, entré en vigueur en mars 2000 visant à instituer une zone de libre-échange entre le Maroc et l’UE. Les négociations spécifiques au volet agricole ne reprendront qu’en 2002 et aboutiront à un accord pour la période 2003-2007 qui continue à limiter les conditions d’accès des exportations agricoles aux marchés européen par des barrières non tarifaires. Mais en fait, cet accord, en instaurant des droits de douane préférentiels, constitue plutôt une étape qualitative dans l’ouverture du Maroc aux exportations européennes de denrées considérées « sensibles », à commencer par les céréales, les produits laitiers, les huiles et graines oléagineuses, les viandes… |5|. Ces concessions substantielles du Maroc à l’UE s’élargiront dans l’accord relatif à la libéralisation des échanges de produits agricoles bruts et transformés, de poisson et de produits de la pêche conclu après 6 ans de négociations et entré en vigueur le 1er octobre 2012. Ainsi le Maroc s’est engagé à ouvrir ses frontières progressivement, sur une période de dix ans, aux exportations européennes, sans droits de douanes, aux denrées alimentaires telles que le blé, les produits laitiers, oeufs, les viandes et l’ensemble des produits alimentaires transformés (biscuiterie, chocolaterie et confiserie…). Pour leur part, les quotas des principales exportations agricoles marocaines ont été légèrement augmenté (la tomate, la clémentine, la fraise, le concombre, la courgette et l’ail), mais dans le cadre restrictif d’un « contingent additionnel », du calendrier des exportations (d’octobre à mai pour les tomates), du prix minimum d’entrée et les normes sanitaires et de qualité. Et maintenant c’est ce contingent additionnel (surtout pour la tomate) qui est visé par les nouvelles règles douanières européennes.

    L’Union européenne se transforme en champion mondial des orientations néolibérales et serait aujourd’hui engagée par environ 500 accords de commerce internationaux

    Le Maroc est perdant dans tous ces accords tant à l’export qu’à l’import. De façon générale, son déficit commercial à l’égard de l’Union européenne ne cesse d’augmenter : il est passé de 63 653 millions de dirhams en 2009 à 78 429 millions de dirhams en 2013, soit 39 % du déficit commercial global du Maroc. Il est accentué essentiellement par le déficit des échanges commerciaux dans le cadre des Accords de libre-échange avec l’UE qui a atteint 55 386 millions de dirhams en 2013. Pour ce qui est des produits alimentaires (hors produits de la mer), le taux de couverture des importations par les exportations ne cesse de diminuer : de 56 % en 2009, il est tombé à 39 % en 2012.


    Les impacts désastreux de l’ouverture libérale

    Cette situation est le résultat de tout un processus d’ouverture libérale du Maroc qui s’est accéléré surtout depuis le début des années 80 avec l’application du programme d’ajustement structurel imposé par la Banque mondiale et le Fond monétaire international. C’est dans ce contexte qu’est intervenue son adhésion au GATT en 1987, puis à l’OMC en 1994. Il est alors porté par cette vague de libéralisation tous azimuts en signant une série d’accords de libre-échange : avec l’UE (entré en vigueur en mars 2000), les États-Unis (janvier 2006), la Turquie (janvier 2006), les pays méditerranéens (l’Égypte, la Jordanie et la Tunisie) par l’accord d’Agadir (entré en vigueur en mars 2007). Il poursuivra son ouverture dans le cadre de l’accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) que l’UE envisage de conclure avec trois autres pays du sud de la Méditerranée : la Jordanie, la Tunisie et l’Égypte. Le Maroc, encore une fois, est le premier pays avec lequel l’UE a entamé les négociations sur un tel accord. Elles ont débuté en avril 2013 et en sont déjà au 4e round. L’Union européenne se transforme, en effet, en champion mondial des orientations néolibérales et serait aujourd’hui engagée par environ 500 accords de commerce internationaux. Le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI) ou Grand Marché Transatlantique (GMT) constitue une alliance (non sans contradictions) entre l’Union européenne et les États-Unis pour consolider leur puissance économique sur le monde, en particulier le Sud. Il leur permettra de dominer 50 % de l’économie mondiale. Mais en même temps, chacune de ces deux grandes puissances mène une course pour préserver son hégémonie propre sur ses zones d’influence par des accords bilatéraux qui garantissent les intérêts de leurs entreprises. C’est dans ce contexte général de crise et de concurrence entre les deux pôles de l’ultralibéralisme au niveau mondial qu’il faut situer la nouvelle génération d’accords commerciaux.

    L’ampleur des effets désastreux de tous ces accords sur le Maroc nécessite une analyse plus détaillée. Mais elle est déjà visible dans la situation économique et sociale insoutenable vécue par la grande majorité des marocains. Le déficit commercial a atteint 24 % du PIB, et celui du compte courant 10 %. L’endettement public a atteint un niveau excessif (678 milliards de DH, soit plus de 76 % du PIB). Les secteurs productifs, déjà fragilisés, ont été profondément affectés par le dumping des marchandises extérieures venant des grandes puissances économiques. D’où la montée du chômage et de la précarité due aux fermetures et licenciements collectifs. Les portes sont ouvertes aux multinationales pour élargir le pillage des ressources de notre pays et détruire notre environnement. Mais de l’autre côté, les frontières européennes sont fermés aux milliers de migrants qui meurent dans des embarcations de fortune.

    Un développement harmonieux basé sur la satisfaction des besoins essentiels de la majorité des citoyens et respectant la nature nécessitera une large mobilisation populaire contre l’ensemble des accords de libre échange qui pillent nos richesses. Nous devons également exiger l’annulation de la dette publique et rompre avec les diktats des institutions financières et commerciales internationales (Banque mondiale, FMI et OMC).

    Les grands patrons agricoles au Maroc comme en Europe sont en compétition pour conquérir les parts de marché pour écouler leurs produits agricoles industriels bourrés de pesticides et génétiquement suspects. Leurs gouvernements respectifs les soutiennent par l’adoption du modèle agro-exportateur productiviste aux multiples effets destructeurs sur la paysannerie, les liens ruraux, les cultures de subsistance, la qualité alimentaire, et l’environnement.

    Nous devons refuser ce modèle de l’agrobusiness et recouvrer notre souveraineté alimentaire et notre plein droit de produire nos produits alimentaires de base sur nos terres. Pour cela, nous devons mener des combats collectifs à l’échelle mondiale, régionale et locale dans des réseaux, des collectifs, des coordinations, etc. regroupant ouvriers, ouvrières, paysans, consommateurs, et tous les militants et les militantes de la cause populaire.


    Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète

     

    Notes

    |1| Les exportations de la fraise, des framboises et des myrtilles sont en pleine expansion les trois dernières années.

    |2| Le nombre d’ouvriers agricoles dans le Souss est estimé à plus de 100 000 dont la majorité sont des femmes, soit 8 % du total estimé à 800 000 d’ouvriers agricoles au Maroc.

    |3| Un accord a été conclu en avril 2011 (contexte du mouvement de 20 février) entre les syndicats, l’État et le patronat pour aligner le salaire minimum agricole (Smag) sur celui des autres secteurs (Smig), mais sans suite jusqu’à présent. Le Smig est de 2 333 dirhams par mois contre 1 648 dirhams pour le Smag. A la veille du premier mai 2014, le gouvernement marocain a décidé une augmentation du Smig et du Smag de 10 %, étalée sur deux ans (5 % en juillet 2014 et 5 % en juillet 2015).

    |4| Le nombre d’exploitants agricoles pour l’ensemble du pays, toutes productions confondues, est de près d’un million et demi (1 496 349). L’effectif des exploitants sans terres est de 64 716 (4,3 %). Ceux qui possèdent une superficie inférieure ou égale à 5 hectares avoisinent le million (70 %). Source : Recensement agricole général, 1996.

    |5| N.Akesbi. D.Beatya. N.El Aoufi. L’agriculture marocaine à l’épreuve de la libéralisation. Pages 61-64. http://www.amse.ma/doc/Agriculture-... %20Critique%20ok.pdf

     
    Omar Aziki

    secrétaire général d’ATTAC/CADTM Maroc

    www.attacmaroc.org

  • Nouveautés sur Orient 21

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    Tableau: musée de Tunis

  • Privatisation de Marsa Maroc : Stoppons l’hémorragie ! (Attac Cadtm)

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    Ne laissons pas se reproduire le scénario criminel de la Samir1 dans le secteur portuaire.

    Le 20 juin 2016, l’État a décidé de mettre en bourse 40 % des actions de la société Marsa Maroc, entreprise d’exploitation des ports du Maroc. Après la libéralisation du secteur et son ouverture au capital national et international, c’est le dernier épisode de privatisation du secteur portuaire. Dans un premier temps, l’État a disloqué la société d’exploitation des ports du Maroc , puis l’a privatisée et donner la gestion des nouveaux ports à l’Agence Nationale des Ports, en gestion déléguée comme le cas du port de Tanger Méditerranée 1 et 2. Ensuite les offrir aux sociétés multinationales. Avec la privatisation de Marsa Maroc, l’État marocain a décidé de céder au privé ce secteur stratégique et vital pour notre souveraineté.

    Cette privatisation est dans la continuité d’un long processus de privatisations des secteurs publics rentables au profit du capitalisme local et international. Des Offices ont bénéficié de lourds investissements publics permettant leur réfection et rénovation avant le retrait de l’État de ces secteurs. Dans le cas de Marsa Maroc, une des premières conséquences de cette politique est la baisse continue des parts de l’entreprise dans le secteur passant de 49 à 46% en 2015.

    Marsa Maroc est une société publique rentable, avec une croissance annuelle moyenne de 5% et un résultat net consolidé en évolution de 18% en 2015. Pour ATTAC Maroc, ce retrait de la gestion, du contrôle et de la propriété publique de ce secteur stratégique représente une autre nouvelle catastrophe. Le cas de la Samir en est le triste exemple de cette politique.

    Cette entreprise a versé dans les caisses de l’État en 2015, 882 millions de DH, et est sans endettement.

    Toute sa dette a été payée grâce au soutien des finances publiques. Au contraire, elle dispose d’un excédent de 1,4 milliards de DH. Cette société est la poule aux œufs d’or pour son actionnaire (l’État) et elle est promise à un avenir prospère, malgré la concurrence et la libéralisation de ce secteur. Faisant fi de tous ces indicateurs favorables, l’État offre cette entreprise en cadeau au capital financier.

    Cette introduction en bourse vise à relancer un marché boursier morose depuis 2008. L’État se range une nouvelle fois du côté des acteurs de ce marché spéculatif. Les banques seront les premières bénéficiaires de cette opération. Elles ont accompagné Marsa Maroc dans tout le processus de privatisation (évaluation, intermédiation, placement). Le groupe Attijariwafabank est le premier gagnant de cette opération, à travers ses filiales Attijari Corporate Finance et Attijari Intermédiation.

    Sur la base de ces données et partant de notre double conviction : la défense de nos biens publics et la lutte pour une économie au service des citoyens répondant à leurs besoins essentiels, au lieu d’être au service des capitaux étrangers et nationaux, l’Association des ATTAC Maroc annonce ce qui suit :

    Nous nous opposons au retrait de l’État de Marsa Maroc, cette entreprise publique est stratégique dans un secteur vital, d’autant plus que la société est aujourd’hui rentable. Nous refusons à ce que l’État joue le rôle de catalyseur de la bourse via les biens publics en présentant des cadeaux à cette « économie casino ». Nous défendons Marsa Maroc, comme entreprise publique et un outil de la souveraineté économique et un créateur d’emplois. Nous appelons les travailleurs de l’entreprise à s’opposer aux plans visant le démantèlement d’une entreprise qu’ils ont bâti à la sueur de leur front.. Nous restons mobilisé.es aux côtés des travailleurs de l’entreprise dans leurs actions de lutte pour préserver leurs acquis et droits.

    Le secrétariat national, le 29 juin 2016. 2 juillet 2016 

    http://www.afriquesenlutte.org/afrique-du-nord/maroc/article/privatisation-de-marsa-maroc

  • « L’Algérie française, c’est fini mais… ça continue quand même ! » (El Watan)

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    Alain Krivine est un député européen, ancien porte-parole de la Ligue communiste révolutionnaire (Nouveau Parti anticapitaliste).

    L’establishment français observe une sorte d’omerta quand il s’agit de dénoncer des biens mal acquis par des dirigeants algériens. Pourquoi ?

    Je crois que c’est dû à un problème plus général qui est la France-Afrique et qui structure les rapports avec toutes les anciennes colonies. C’est ce qui fait que tous les dictateurs et les non-démocrates, qui se sont enrichis dans la période post-coloniale, ont tous placé, en partie, leur argent en France, dans l’ancien empire colonial, ont acheté des immeubles, parfois acquis des biens extraordinaires. Le tout exécuté dans un silence complice. La presse en a parlé un peu, mais les gouvernements se sont tus parce qu’il s’agit d’intérêts stratégiques. Et en France, il faudrait compter aussi sur ce sentiment de culpabilité.

    C’est cette attitude qu’on retrouve dans le Parti socialiste, aujourd’hui au pouvoir, et qui a été coresponsable de la guerre coloniale, des assassinats et tortures et qui a fait voter les pouvoirs spéciaux. Chez la droite, ce n’est même plus de la culpabilité mais de la connivence. Et quand on a une alternance droite-gauche, alors tout le monde se tait sur ces phénomènes scandaleux d’enrichissement illicite. C’est cette collusion qu’on retrouve ces jours-ci dans cette affaire d’exploitation de gaz de schiste autorisée en Algérie alors qu’elle est proscrite en France.

    Levée de boucliers quand il s’agit d’anciennes colonies de l’Afrique subsaharienne ou centrale, omerta et impunité quand il s’agit d’Afrique du Nord : les liens sont-ils aussi forts ?

    Les liens sont forts. Il y a un phénomène avec l’Algérie que les Américains par exemple n’ont pas connu avec le Vietnam. Je parlais de culpabilité. Il ne faut pas oublier que le contingent était parti en Algérie. Il y a des milliers, des millions de Françaises et Français qui étaient liés directement à la guerre d’Algérie. Les soldats ont assisté pour la plupart à des scènes de torture, à la différence des soldats américains, ils se sont tus, ont complètement culpabilisé d’y avoir participé… D’où cette vague de silence.

    Le sentiment de culpabilité peut-il tout expliquer ? N’est-ce pas les appétits voraces, l’intéressement, la prédation qui motivent ces silences complices ?

    Oui. C’est certain. C’est pour cela qu’on parle de néocolonialisme parce que justement les liens coloniaux persistent à ce jour sur le plan économique. S’il n’y a pas de cogestion, il une cosolidarité avec les dirigeants algériens qui date de l’Algérie française et qui se traduit sur le plan économique.

    Qu’est-ce qui vous choque le plus dans ces rapports franco-algériens ?

    C’est l’existence de rapports coloniaux avec la direction algérienne. Avec sa bourgeoisie, sa bureaucratie et ses appareils pourris. Quand on voit ce qui se passe avec Bouteflika, c’est une caricature de démocratie ; quand on voit la répression qui s’abat sur les Algériens, les vrais démocrates, on se rend compte du degré de connivence avec les milieux politiques et dirigeants français. Et même si formellement l’Algérie française, c’est fini, ça continue quand même ! Il y a des bénéfices colossaux qui sont réalisés en Algérie par les entreprises françaises parce qu’entre autre la main-d’œuvre algérienne est bon marché, que les Algériens travaillent toujours pour nous.

    Techniquement, comment cette France-Afrique s’organise, agit avec et envers l’Algérie ?

    C’est un classique. Elle s’organise avec les milieux financiers, les banques… et puis après on met le vernis idéologique des droits de l’homme, des libertés, de la démocratie.

  • Histoire : la dette comme instrument de la conquête coloniale de l’Égypte (Essf)

    Je dédie cet article à la mémoire de Youssef Darwish (en arabe : يوسف درويش‎) 1910 - 2006, militant égyptien qui a combattu inlassablement pour la justice et l’internationalisme. Plusieurs fois mis en prison et torturé pour son engagement communiste et pour son combat pour les droits humains (il était juriste), il a poursuivi la lutte jusque la fin de ses jours [1].  En 2005, un peu avant sa mort, il avait pris contact avec le CADTM international car il souhaitait créer un CADTM égyptien.

    Succès puis abandon de la tentative de développement autonome de l’Égypte

    L’Égypte, bien qu’encore sous tutelle ottomane, entame au cours de la première moitié du XIXe siècle un vaste effort d’industrialisation [2] et de modernisation. George Corm résume l’enjeu de la manière suivante : « C’est évidemment en Égypte que Mohammed Ali fera l’œuvre la plus marquante en créant des manufactures d’État, jetant ainsi les bases d’un capitalisme d’État qui ne manque pas de rappeler l’expérience japonaise du Meiji » [3]. Cet effort d’industrialisation de l’Égypte s’accomplit tout au long de la première moitié du XIXe siècle sans recours à l’endettement extérieur ; ce sont les ressources internes qui sont mobilisées. En 1839-1840, une intervention militaire conjointe de la Grande Bretagne et de la France, suivie un peu plus tard d’une seconde agression réalisée cette fois par la Grande-Bretagne et l’Autriche obligent Mohammed Ali à renoncer au contrôle de la Syrie et de la Palestine, que ces puissances considèrent comme des chasses gardées. (voir plus bas la carte de l’extension de l’Égypte sous Mohamed Ali)

    Un tournant radical est pris à partir de la seconde moitié du siècle. Les successeurs de Mohammed Ali adoptent le libre-échange sous la pression du Royaume-Uni, démantèlent des monopoles d’État et recourent massivement aux emprunts extérieurs. C’est le début de la fin. L’ère des dettes égyptiennes commence : les infrastructures de l’Égypte seront abandonnées aux puissances occidentales, aux banquiers européens et aux entrepreneurs peu scrupuleux.

    Les banquiers européens veulent prêter massivement hors de l’Europe occidentale

    Entre les années 1850 et 1876, les banquiers de Londres, de Paris et d’autres places financières cherchaient activement à placer des sommes considérables d’argent tant en Égypte que dans l’Empire ottoman et dans d’autres continents (en Europe avec l’Empire russe, en Asie dont la Chine en particulier, en Amérique latine) [4]. Plusieurs banques sont créées en Europe afin de canaliser les mouvements financiers entre l’Égypte et les places financières européennes : l’Anglo-Egyptian Bank (fondée en 1864), la Banque franco-égyptienne (fondée en 1870 et dirigée par le frère de Jules Ferry, important membre du gouvernement français) et la Banque austro-égyptienne (créée en 1869). Cette dernière avait été fondée sous les auspices du Kredit Anstalt où les Rothschild de Vienne avaient leurs intérêts. Les grandes banques de Londres étaient aussi particulièrement actives. Les banquiers londoniens se spécialisèrent dans les prêts à long terme et les banquiers français dans les prêts à court terme, plus rémunérateurs, surtout à partir de 1873 quand une crise bancaire a affecté Londres et Vienne.

    Réussite apparente et éphémère du développement économique de l’Égypte basé sur l’endettement et le libre-échange

    Dans un premier temps, le nouveau modèle fondé sur l’endettement et le libre-échange semblait très bien fonctionner, mais, en réalité, cet apparent succès tenait à des événements extérieurs que ne maîtrisaient aucunement les autorités égyptiennes. En effet, l’Égypte a temporairement tiré profit du conflit entre les États sudistes et les nordistes en Amérique du Nord. La guerre de sécession (1861-1865) de l’autre côté de l’Atlantique provoqua une chute des exportations de coton que réalisaient les États sudistes. Cela fit monter très fortement le prix du coton sur le marché mondial. Les revenus d’exportation de l’Égypte, productrice de coton, explosèrent. Cela amena le gouvernement d’Ismaïl Pacha à accepter encore plus de prêts des banques (britanniques et françaises principalement). Lorsque la guerre de sécession prit fin, les exportations sudistes reprirent et le cours du coton s’effondra. L’Égypte dépendait des devises que lui procurait la vente du coton sur le marché mondial (principalement à l’industrie textile britannique) pour effectuer le remboursement de la dette aux banquiers européens. La diminution des recettes d’exportation créa les premières difficultés de remboursement de la dette égyptienne.

    Cela n’empêcha pas les banquiers, en particulier les banquiers anglais, d’organiser l’émission d’emprunts égyptiens à long terme (20 à 30 ans) et les banquiers français d’octroyer de nouveaux crédits, à court terme principalement, car ils donnaient droit à des taux d’intérêts très élevés. L’historien Jean Bouvier décrit cet engouement : « Des organismes de crédit - Banque de Paris et des Pays-Bas, Crédit Lyonnais, Société Générale, Comptoir d’Escompte de Paris, Crédit Foncier – qui avaient jusque-là participé aux “avances” et “emprunts” d’Égypte un peu au hasard des affaires, se mirent à rechercher systématiquement de tels placements et à prospecter les opérations gouvernementales des pays sous-développés. Lorsqu’en avril 1872, le Crédit Lyonnais s’attend à participer, aux côtés des Oppenheim, à une “avance” égyptienne – bons à dix-huit mois, pour 5 millions de livres sterling, à 14 % l’an – son directeur Mazerat confie à un correspondant : “On espère, au moyen de cette grosse avance, mettre la main sur l’emprunt qui doit être émis l’année prochaine.” [5] »

    La dette égyptienne atteint un niveau insoutenable

    En 1876, la dette égyptienne atteignait 68,5 millions de livres sterling (contre 3 millions en 1863). En moins de 15 ans, les dettes extérieures avaient été multipliées par 23 alors que les revenus augmentaient de 5 fois seulement. Le service de la dette absorbait les deux tiers des revenus de l’État et la moitié des revenus d’exportation.

    Les montants empruntés qui sont parvenus réellement à l’Égypte restent très faibles tandis que les montants que les banquiers exigeaient et recevaient en retour étaient très élevés.

    Prenons l’emprunt de 1862 : les banquiers européens émettent des titres égyptiens pour une valeur nominale de 3,3 millions de livres sterling, mais ils les ont vendus à 83 % de leur valeur nominale, ce qui fait que l’Égypte ne reçoit que 2,5 millions de livres dont il faut encore déduire la commission prélevée par les banquiers. Le montant que doit rembourser l’Égypte en 30 ans s’élève à près de 8 millions de livres si on prend en compte l’amortissement du capital et le paiement des intérêts.

    Autre exemple, l’emprunt de 1873 : les banquiers européens émettent des titres égyptiens pour une valeur nominale de 32 millions de livres et ils les vendent avec un rabais de 30 %. En conséquence, l’Égypte ne reçoit qu’un peu moins de 20 millions de livres. Le montant à rembourser en 30 ans s’élève à 77 millions de livres (intérêt réel de 11 % + amortissement du capital).

    On comprend aisément que cet accroissement de la dette et les taux d’intérêts exigés sont intenables. Les conditions financières qui sont imposées par les banquiers rendent insoutenable le remboursement. L’Égypte doit constamment emprunter afin d’être en mesure de poursuivre les paiements dus sur les anciennes dettes.

    Sous pression des créanciers, le souverain Ismail Pacha, khédive [6] d’Égypte se met à vendre à partir des années 1870 des infrastructures et à accorder diverses concessions afin d’obtenir des liquidités pour payer la dette. Il doit aussi régulièrement augmenter les impôts pour les mêmes raisons.
    Après une petite quinzaine d’années d’endettement externe (1862-1875), la souveraineté égyptienne est aliénée.

    En 1875, pris à la gorge par les créanciers, l’État égyptien cède au gouvernement du Royaume-Uni ses parts dans la Compagnie du Canal de Suez qui avait été inauguré en 1869 [7]. Le produit de la vente des 176 602 actions Suez que détenait l’Égypte – soit près de la moitié du capital de la Compagnie de Suez – au gouvernement britannique à la fin de novembre 1875 est largement destiné à respecter les échéances de paiement de la dette de décembre 1875 et de janvier 1876 qui étaient particulièrement lourdes. Le gouvernement de Londres devient du même coup créancier direct de l’Égypte : les titres achetés ne permettant pas de toucher de dividendes avant 1894, le gouvernement égyptien s’engageait à payer à l’acheteur pendant cette période un intérêt de 5 % l’an sur les quelque cent millions de francs du prix d’achat.

    Selon l’historien Jean Bouvier : « Le khédive disposait encore des chemins de fer « évalués à 300 millions », selon un administrateur du Crédit Lyonnais, et de son droit aux 15 % des bénéfices nets annuels de la Compagnie de Suez. Ayant réglé les échéances de fin d’année grâce aux 100 millions de la vente de ses actions, le khédive fait reconduire en janvier 1876 et début février les « avances » en cours fournies par l’Anglo-Egyptian et le Crédit Foncier, à trois mois, au taux de 14 % l’an. Il offre en garantie sa part de 15 % dans les tantièmes de Suez, les produits de l’octroi de la ville d’Alexandrie et les droits du port. La Société Générale participe à l’affaire, qui porte sur 25 millions de francs. »

    En 1876 l’Égypte comme d’autres pays suspend le paiement de la dette

    Finalement, malgré les efforts désespérés pour rembourser la dette, l’Égypte est amenée à suspendre le paiement de la dette en 1876. Il est important de souligner qu’au cours de cette même année 1876, d’autres États se sont déclarés en cessation de paiement, il s’agit de l’Empire ottoman, du Pérou (à l’époque, une des principales économies d’Amérique du Sud) et de l’Uruguay. Il faut donc chercher les causes sur le plan international. Une crise bancaire avait éclaté à New-York, à Francfort, Berlin et à Vienne en 1873 et avait progressivement affecté les banquiers de Londres. En conséquence, la volonté de prêter à des pays périphériques s’était fortement réduite, or ces pays avaient constamment besoin d’emprunter pour rembourser les anciennes dettes. De plus, la situation économique s’étant dégradée dans les pays du Nord, les exportations du Sud baissèrent, de même que les revenus d’exportation qui servaient à effectuer les remboursements. Cette crise économique internationale dont l’origine se trouve au Nord a largement provoqué la vague de suspensions de paiements. [8] Dans chaque cas particulier, il faut en plus distinguer certaines spécificités.

    Dans le cas de l’Égypte, les banquiers français, moins affectés que les autres par la crise, avaient poursuivi les prêts à l’Égypte en profitant de la situation pour augmenter fortement les taux d’intérêts et en ne prêtant le plus souvent qu’à court terme. En 1876, ils ont accentué la pression sur l’Égypte et en resserrant l’accès au crédit, ont provoqué la suspension de paiement afin de forcer l’Égypte à accepter la création d’une Caisse de la dette contrôlée par le Royaume-Uni et la France. Ils ont réalisé cela en bonne entente avec les banquiers de Londres,

    La création de la Caisse de la dette publique sous tutelle britannique et française

    Les gouvernements de Londres et de Paris, bien que concurrents, se sont entendus pour soumettre l’Égypte à leur tutelle via la Caisse de la dette. Ils avaient procédé de la même manière dans les années 1840-1850 et à partir de 1898 à l’égard de la Grèce [9], en 1869 à l’égard de la Tunisie [10] et ils ont répété l’opération avec l’Empire ottoman à partir de 1881 [11]. En Grèce et en Tunisie, l’organisme qui a permis aux puissances créancières d’exercer leur tutelle a été nommé la Commission financière internationale ; dans l’Empire ottoman, il s’est agi de l’Administration de la Dette publique ottomane et, en Égypte, la Caisse de la Dette publique créée en 1876 a joué ce rôle [12].

    La Caisse de la Dette publique a la mainmise sur une série de revenus de l’État et ce sont les représentants du Royaume-Uni et de la France qui la dirigent. La mise en place de cet organisme a été suivie d’une restructuration de la dette égyptienne, qui a satisfait tous les banquiers concernés car aucune réduction du stock n’a été accordée ; le taux d’intérêt a été fixé à un niveau élevé, 7 %, et les remboursements devaient durer 65 ans. Cela assurait une rente confortable garantie à la fois par la France, le Royaume-Uni et par les revenus de l’État égyptien dans lesquels la Caisse de la Dette publique pouvait puiser.

    La priorité donnée à la satisfaction des intérêts des banquiers dans la résolution de la crise de la dette égyptienne de 1876 apparaît très clairement dans une lettre envoyée par Alphonse Mallet, banquier privé et régent de la Banque de France, à William Henry Waddington, ministre français des Affaires étrangères et futur président du Conseil des Ministres. Ce banquier écrit au ministre à la veille du Congrès de Berlin de 1878 au cours duquel va se discuter le sort de l’Empire ottoman (en particulier de ses possessions dans les Balkans et dans la Méditerranée) : « Mon cher ami, ... Si le Congrès se réunit, comme on l’espère, il suffit de combiner un mécanisme international... qui puisse exercer un contrôle efficace sur les agents administratifs du gouvernement, les tribunaux, l’encaissement des recettes et les dépenses. Ce qui a été fait en Égypte sous la pression des intérêts privés, en dehors de toute considération d’ordre public européen tant pour les tribunaux que pour le service de la dette... peut servir de point de départ. » (Lettre du 31 mai 1878. Mémoires et documents, Turquie, n° 119. Archives du Ministère des Affaires étrangères.) [13].

    Les enjeux géostratégiques entre grandes puissances européennes

    Si la mise en place de la Caisse de la Dette publique et la restructuration de la dette égyptienne qui a suivi satisfaisaient au premier chef les intérêts des banquiers, les intérêts des grandes puissances, dont provenaient les banquiers, étaient également directement en jeu. Le Royaume-Uni était de loin la première puissance européenne et mondiale. Elle considérait qu’elle devait contrôler et dominer entièrement la Méditerranée orientale qui gagnait en importance vu l’existence du Canal de Suez, qui donnait accès directement à la route maritime des Indes (qui faisait partie de son empire) et du reste de l’Asie. Le Royaume-Uni souhaitait marginaliser la France, qui exerçait une influence certaine en Égypte à cause des banques et du Canal de Suez dont la construction avait été financée via la bourse de Paris. Afin d’obtenir de la France qu’elle laisse entièrement la place au profit de l’Angleterre, il fallait primo satisfaire les intérêts des banquiers français (très liés aux autorités françaises, c’est le moins qu’on puisse dire) et secundo lui offrir une compensation dans une autre partie de la Méditerranée. C’est là qu’intervient un accord tacite entre Londres et Paris : l’Égypte reviendra au Royaume-Uni tandis que la Tunisie passera entièrement sous le contrôle de la France. En 1876-1878, le calendrier exact n’est pas encore fixé, mais la perspective est très claire. Il faut ajouter qu’en 1878 le Royaume-Uni a acheté l’île de Chypre à l’Empire ottoman. Chypre est un autre pion dans la domination britannique de la Méditerranée orientale.

    L’avenir de la Tunisie et de l’Égypte ne se règle pas seulement entre la France et le Royaume-Uni. L’Allemagne, qui vient d’être unifiée et qui est la principale puissance européenne montante à côté du Royaume-Uni, a son mot à dire. Otto von Bismarck, le chancelier allemand, a été manifestement clair : il a déclaré à maintes reprises, lors de conversations diplomatiques secrètes, que l’Allemagne ne prendrait pas ombrage d’une prise de contrôle de l’Égypte par Londres et d’une prise de contrôle de la Tunisie par la France. En contrepartie, l’Allemagne voulait le champ libre dans d’autres parties du monde. Les dirigeants politiques français étaient d’ailleurs bien conscients des motivations de Bismarck. L’Allemagne avait imposé une défaite militaire humiliante à la France en 1870-1871 et lui avait ravi l’Alsace et la Lorraine. Bismarck, en « offrant » la Tunisie à la France, voulait détourner Paris de l’Alsace et de la Lorraine en lui offrant un prix de consolation. Une très large documentation est disponible à ce sujet.

    En somme, le sort réservé à l’Égypte et à la Tunisie préfigure le grand partage de l’Afrique auquel les puissances européennes se livrèrent, quelques années plus tard, lors d’une autre conférence à Berlin tenue en 1885 [14].

    L’occupation militaire de l’Égypte à partir de 1882 et sa transformation en protectorat

    Dans le cas de l’Égypte et de la Tunisie, la dette a constitué l’arme la plus puissante utilisée par des puissances européennes pour assurer leur domination, en les menant jusqu’à la soumission totale d’États jusque-là indépendants.

    Suite à la mise en place de la Caisse de la Dette publique, les banques françaises font le maximum pour obtenir toujours plus de remboursements et de profits en prenant de moins en moins de nouveaux engagements. À partir de 1881, les banques françaises renoncent à octroyer de nouveaux prêts à l’Égypte, elles se contentent d’engranger les remboursements des anciennes dettes restructurées. Quand en janvier 1882 une crise boursière éclate à Paris, les banques françaises ont d’autres préoccupations que l’Égypte.

    La Caisse de la Dette publique impose à l’Égypte des mesures d’austérité très impopulaires qui génèrent une rébellion, y compris militaire (le général Ahmed Urabi défend des positions nationalistes et résiste aux diktats des puissances européennes). Le Royaume-Uni et la France prennent prétexte de la rébellion pour envoyer un corps expéditionnaire à Alexandrie en 1882. Finalement, la Grande-Bretagne entre en guerre contre l’armée égyptienne, occupe militairement de manière permanente le pays et le transforme en un protectorat. Sous domination britannique, le développement de l’Égypte sera largement bloqué et soumis aux intérêts de Londres. Comme l’écrivait Rosa Luxemburg en 1913 : « L’économie égyptienne a été engloutie dans une très large mesure par le capital européen. D’immenses étendues de terres, des forces de travail considérables et une masse de produits transférés à l’État sous forme d’impôts ont été finalement transformés en capital européen et accumulés. » [15]

    La Caisse de la Dette publique ne sera supprimée qu’en juillet 1940 [16] (voir illustration ci-dessous). L’accord imposé à l’Égypte par le Royaume-Uni en 1940 prolonge la domination financière et coloniale car le Royaume-Uni obtient la poursuite des remboursements d’une dette qui est devenue permanente.

    Il faudra le renversement de la monarchie égyptienne en 1952 par de jeunes militaires progressistes dirigés par Gamel Abdel Nasser et la nationalisation du Canal de Suez le 26 juillet 1956 pour que, pendant une période d’une quinzaine d’années, l’Égypte tente à nouveau un développement partiellement autonome [17].

    Eric Toussaint

    http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37998

    Bibliographie

    • Anderson, Perry. 1976. L’État absolutiste. Ses origines et ses voies, traduction française 1978, Paris : Maspero, 2 volumes, 203 p. et 409 p.
    • BATOU, Jean. L’Égypte de Muhammad Ali. Pouvoir politique et développement économique, 1805-1848. Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 1991, 46ᵉ année, N°2. pp. 401-428, en ligne
    • BOUVIER, Jean. 1960. Les intérêts financiers et la question d’Égypte (1875-1876), Revue Historique, 1960, T. 224, Fasc. 1, pp. 75-104.
    • CORM, Georges. 1982. L’endettement des pays en voie de développement : origine et mécanisme in Sanchez Arnau, J.-C. coord. 1982. Dette et développement (mécanismes et conséquences de l’endettement du Tiers-monde), Editions Publisud, Paris
    • DRIAULT, Edouard et LHÉRITIER, Michel. 1926. Histoire diplomatique de la Grèce de 1821 à nos jours, Paris : Presses universitaires de France (PUF), 5 tomes.
    • Foreign Affairs, United Kingdom, Treaties. 1940. CONVENTION RELATIVE A L’ABOLITION DE LA CAISSE DE LA DETTE PUBLIQUE EGYPTIENNE. 17 July 1940. London.
    • LUXEMBURG, Rosa, 1913, L’Accumulation du capital, Paris : Maspero, Vol. II, 1969.
    • MANDEL, Ernest, 1972, Le Troisième âge du capitalisme, Paris : La Passion, 1997, 500 p.
    • MARICHAL, Carlos, 1989, A Century of Debt Crises in Latin America, Prince­ton : Princeton University Press, 283 p.
    • Ministère des affaires étrangères de la France. 1876. Décret d’institution de la caisse de la dette publique d’Égypte... et 6 autres décrets relatifs au Trésor et à la dette, Paris, 1876. 30 pages. consulté le 14 mai 2016
    • Ministère des affaires étrangères de la France. 1898. Arrangement financier avec la Grèce : travaux de la Commission internationale chargée de la préparation du projet, Paris, 1898, 223 pages.
    • REINHARDT, Carmen et ROGOFF, Kenneth, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Paris, Pearson, 2010.
    • REINHARDT, Carmen M., and SBRANCIA, M. Belen. 2015. The Liquidation of Government Debt. Economic Policy 30, no. 82 : p 291-333
    • SACK, Alexander Nahum, 1927, Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières, Recueil Sirey, Paris.
    • THIVEAUD, Jean-Marie. Un marché en éruption : Alexandrie (1850-1880). Revue d’économie financière, 1994, n°30. Les marchés financiers émergents (II) sous la direction de Olivier Pastré. pp. 273-298.
    • Toussaint, Éric. 2004. La Finance contre les peuples. La bourse ou la vie, CADTM-Bruxelles/CETIM-Genève/Syllepse-Paris, 640 p.
    • TOUSSAINT, Éric. 2016. « La Grèce indépendante est née avec une dette odieuse »
    • TOUSSAINT, Éric. 2016. « Grèce : La poursuite de l’esclavage pour dette de la fin du 19e siècle à la Seconde Guerre mondiale »
    • Toussaint, Éric. 2006. Banque mondiale : le coup d’État permanent, Liège-Paris-Genève, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006.
    • WESSELING, Henri. 1996. Le partage de l’Afrique - 1880-1914, Paris, Denoël (Folio Histoire, 2002 ; 1re édition en néerlandais en 1991), 840 p.

    Remerciements

    L’auteur remercie pour leur relecture et leurs suggestions : Gilbert Achcar, Mokhtar Ben Afsa, Omar Aziki, Fathi Chamkhi, Alain Gresh, Gus Massiah, Claude Quémar, Patrick Saurin, Dominique Vidal.

    L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.

    http://cadtm.org/La-dette-comme-instrument-de-la

     

  • Comment les médias tunisiens traitent le dilemme de l’endettement public (CADTM)

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    Le quotidien tunisien La Presse a consacré un éditorial le dimanche 17 avril 2016 (voir ci-dessous) à la question du poids de l’endettement public.

    L’article met très clairement en garde contre l’hémorragie entraînée par l’endettement et le grand danger que celui-ci représente pour l’économie tunisienne, compte tenu en particulier de ce que le taux de croissance est à zéro.

    Ce qui est frappant dans cet article et dans d’autres, et chez de nombreux journalistes et « experts », c’est l’absence de courage quand il s’agit de défendre le rythme fou de l’endettement. Mais les critique mettent souvent l’accent sur deux points : le premier, c’est le montant élevé des prêts, engloutis par les salaires et la consommation, et le second, c’est que sans le soutien des institutions créancières et des États amis qui sont aux côtés de la Tunisie, l’économie tunisienne se serait effondrée lamentablement.

    En réalité, ces deux arguments sont défectueux :

    1. Le plus gros des montants empruntés (environ 75 pour cent) depuis l’année 2011 se sont évaporés dans le remboursement de la dette odieuse (du régime Ben Ali) et de tout cela, le peuple tunisien n’a rien eu sur le plan social et la consommation a notablement diminué vu que le taux d’inflation est resté élevé. Comment peut-on accuser les familles tunisiennes de surconsommation et de gaspillage de l’argent emprunté, alors que tout indique que le taux de consommation a diminué par rapport à la période avant 2010 et ne s’est pas stabilisé. Comment accuser les salaires alors que le salaire réel n’a pas évolué si l’on tient compte des taux d’inflation ? Nos journalistes doivent dire toute la vérité et faire le lien entre l’explosion de la crise de la dette publique et la poursuite dans les mêmes choix économiques et sociaux, et arrêter de rejeter la faute de cette crise sur les salaires et les familles populaires.

    2. « Les grands pays et les institutions financières internationales (entendez impérialistes !) soutiennent la Tunisie dans les critiques conditions politiques et économiques locales et régionales » : poudre aux yeux. Ces pays et institutions créancières ne sont pas avec « la Tunisie », c’est un petit groupe qui contrôle la Tunisie et soutient les choix de ses dirigeants, médiatiquement et politiquement, sous couvert d’experts, de docteurs et d’ associations spécialisées. S’ils étaient vraiment avec le peuple tunisien, pourquoi n’annulent-ils pas la dette de la dictature, dont ce peuple subit le joug ? Pourquoi offrir des prêts à taux d’intérêt élevé ? Et pourquoi baisser la notation de la Tunisie ? Pourquoi imposer des conditions politiques et sociales nuisibles et toxiques à leurs prêts ?

    Il suffit de faire un petit calcul arithmétique simple sur les transactions nettes entre la Tunisie, la France, l’Allemagne et autres, pour voir que c’est la Tunisie qui finance les créanciers, les soutient et se tient à leurs côtés, et pas le contraire. Il suffit aussi de faire un tour dans quelques quartiers populaires, et dans les nombreuses régions pauvres du pays, pour voir clairement que les choses se sont encore détériorées à cause de ces soi-disant « aux-côtés-de-la-Tunisie », qui sont en fait sur et contre elle. Ils sont en train de détruire tout un peuple avec leur politique et la complicité des agents locaux chargés de la mettre en œuvre.

    Surendettement

    par Sald Benkraiem, La Presse, 17/4/2016

    POUR un pays qui réalise une croissance économique presque nulle, le recours à l’endettement extérieur n’est pas forcément la solution la plus indiquée. Il est vrai que les bailleurs de fonds ont encore confiance en la Tunisie et surtout en sa capacité à honorer ses engagements. Toutefois, ce capital-confiance ne doit pas encourager nos décideurs à choisir les solutions de facilité, à savoir l’endettement extérieur qui ne fait qu’hypothéquer l’avenir des futures générations, porter atteinte à la souveraineté nationale et rendre difficile toute sorte de croissance économique. Bien au contraire, notre gouvernement doit faire fructifier ce capital et le promouvoir davantage, notamment auprès des investisseurs, qu’ils soient tunisiens ou étrangers.

    Il est vrai que le pays a besoin de crédits pour dynamiser son économie. En revanche, il a intérêt à impulser les investissements, véritable créateurs d’emplois et de richesse. Par contre, l’endettement extérieur ne crée pas la richesse en Tunisie, puisqu’il est la plupart du temps orienté vers la consommation et la couverture des dépenses le l’État. En d’autres termes, on s’endette non pas pour investir mais pour consommer. Un constat amer pour un pays qui compte plus de six cent mille chômeurs et qui a plus que jamais besoin de grands projets générateurs d’emplois. Un besoin pressant, voire une priorité nationale, si on veut vraiment conforter la paix sociale et permettre à nos jeunes demandeurs d’emploi de s’insérer effectivement dans le circuit économique du pays.

    Ainsi, les crédits ne représentent que des calmants pour un pays comme la Tunisie dont l’économie nationale a besoin d’un sursaut d’investissement et non pas de surendettement. Être un client fidèle de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international n’est guère synonyme de bonne santé économique. Bien au contraire, la Tunisie ne doit jamais donner l’image du bon élève de ces deux institutions monétaires internationales qui ne font pas certes de la charité. Notre pays doit compter en premier lieu sur ses moyens, ses enfants et ses richesses naturelles, malheureusement prises en otage par une poignée d’individus.


     
    Mokhtar Ben Hafsa

    Membre de la coordination CADTM Afrique et Raid Attac-CADTM Tunisie

  • En quatre jours, la coalition quadripartite au pouvoir a ramené la Tunisie en arrière d’un siècle et demi (Cadtm)

    Le ministre des Finances Slim Chaker, Christine Lagarde, dir. générale du FMI et Chedly Ayari, gouverneur de la BCT

    Les députés de l’ARP (Assemblée des représentants du peuple) ont passé quatre jours (8-9 et 11-12 avril) à des séances de marathon pour discuter du nouveau projet de loi organique sur la Banque centrale de Tunisie (BCT), présenté par le gouvernement. Il convient de noter qu’une main cachée ou un « grand responsable », à en croire un lapsus du Président de la République, a imposé à la Commission des finances et à l’assemblée plénière de mettre de côté tout son programme pour examiner ce projet, qu’elle ou il considérait comme une priorité absolue.

    En un temps record, la nouvelle loi a été ratifiée en séance mardi soir le 12, par uniquement 73 voix, ce qui était le minimum requis pour la faire passer, ce qui signifie que les forces libérales qui veulent libérer la banque centrale et la rendre indépendante du reste des institutions de l’État ont atteint leur but, même si cela s’est fait avec beaucoup de difficultés.

    On n’a pas besoin de faire beaucoup d’efforts pour savoir que la main « cachée » est très visible et que le « grand responsable » est connu. Puisque c’est le pouvoir exécutif qui a la haute main, contrôlant le pouvoir législatif et lui dictant quoi faire. Le « grand responsable » n’est autre que le Fonds monétaire international, dont les interventions dans la politique tunisienne se sont renforcées au cours des dernières années, passant du rôle de conseiller à celui de donneur d’ordre.

    Ainsi, cette loi fait partie du plan élaboré par le FMI pour financer l’État tunisien qui vit de grandes difficultés financières, a un besoin urgent d’emprunter plus et est à la recherche d’un montant d’environ un cinquième du budget de 2016. C’est ce besoin urgent, ajouté au dogme qui ne voit de solution que dans plus d’endettement, pour être à la page avec l’idéologie dominante de l’époque, qui a incité le gouvernement de la coalition quadripartite à accepter les conditions du FMI pour un nouveau prêt de 2,8 milliards de $. Parmi les premières conditions se trouvait celle d’une nouvelle loi réglementant la Banque centrale, pour la restructurer de manière à ce qu’elle devienne complètement indépendante de l’intervention de l’État et des instances élues. Cela permettra une prise de contrôle sur cette importante institution afin d’assurer une poursuite de l’endettement du pays de manière durable et le renforcement d’une politique libérale coupant la route à toute possibilité d’orientation alternative, puisque dans le sillage du soulèvement révolutionnaire, des perspectives existent encore, malgré la grande victoire remportée par la contre-révolution. Quel paradoxe que de voir les partisans de cette nouvelle loi montrer le même enthousiasme en faveur de l’indépendance de la BCT vis-à-vis de l’État tunisien que pour sa subordination aux lois des marchés financiers mondiaux !

    Quiconque lira les articles de la nouvelle loi comprendra que notre critique au vitriol ne relève pas d’une chamaillerie idéologique : il était explicitement écrit dans un brouillon de rapport de la Commission des finances que cette loi s’inscrit dans le cadre de la coopération avec le FMI. Pour corriger cette gaffe, le rapport officiel a supprimé cette phrase, remplacée par « le respect des normes internationales ».

    La nouvelle loi comprend un article séparant la Banque centrale du reste de l’appareil d’État, adopté sous le prétexte de neutraliser les pressions politiques et l’ingérence des partis au pouvoir sur la banque. Autrement dit, c’est une garantie que cette institution reste dans le cadre de la vision financière libérale, peu importe qui accède au pouvoir, parmi les partis politiques avec des programmes et des orientations différents ; c’est une claire mise à l’écart de la politique dans les affaires financières et économiques, comme si la politique aux yeux de ces gens-là n’était qu’un hobby pratiqué dans nos temps libres.

    La nouvelle loi soulève également une autre question extrêmement importante pour l’exercice démocratique de la supervision et de la redevabilité : le ministre des Finances et un certain nombre de députés ont rejeté l’inclusion de cette notion de la redevabilité dans les articles de la nouvelle loi, malgré les efforts de l’opposition, n’acceptant qu’une formule très souple, celle d’un « suivi ». Un tel article ne devrait pas exister dans une démocratie, dont il enterre vivant, de manière franche et obscène, un des principes fondamentaux, celui du contrôle populaire direct ou indirect des institutions de l’État.

    Un autre article de la nouvelle loi peut sans exagération être qualifié d’arme de destruction massive : il prévoit expressément la possibilité de prêts de la Banque centrale aux banques privées et lui interdit strictement de prêter à l’État. L’article 50 de la loi organique de 1958, abrogé en 2006, stipulait que la Banque centrale « peut dans la limite d’un montant maximum égal à 5% des recettes ordinaires de l’État constatées au cours de l’année budgétaire écoulée, consentir au Trésor des découverts en compte courant dont la durée totale ne peut excéder 240 jours, consécutifs ou non, au cours d’une année de calendrier ».

    Au lieu de revenir à cet article, qui permettait à l’État d’emprunter un montant significatif sans intérêt (l’État se prêtant à lui-même), on va en sens contraire, c’est-à-dire qu’on garantit que l’État sera au service des banques et se verra serrer la vis pour les dépenses publiques. Le rejet total de la proposition de l’opposition pour modifier les choses vise en fait à contraindre l’État tunisien, en cas de besoin urgent d’argent, à s’endetter auprès des institutions financières internationales en dépit de la hausse des taux d’intérêt et de la faiblesse des notations attribuées à la Tunisie par les agences. En ce sens, ces parlementaires - et derrière eux le gouvernement – qui plaident pour empêcher l’État de s’auto-emprunter à 5%, sont de fait devenus des députés des institutions financières et n’ont plus rien à voir avec la représentation du peuple, des intérêts et de la souveraineté de la Tunisie.

    Cette nouvelle loi ouvre clairement la deuxième phase de la liaison de l’idéologie libérale locale et mondiale avec l’État tunisien. L’État, ayant été utilisé pour démanteler l’économie par les privatisations et l’ouverture aux capitaux privés et la diffusion de l’économie de marché durant une vingtaine d’années, travaille aujourd’hui d’arrache-pied à se dépouiller de ce qui lui reste d’armes et à s’exclure du champ de la politique monétaire et économique en général à travers la réforme de diverses lois, dont celle sur la Banque centrale, le Code de promotion des investissements et autres. L’adoption de cette loi réalise le rêve de Rothschild qui a dit : ’’ Donnez-moi le contrôle sur la monnaie d’une nation, et je n’aurai pas à me soucier de ceux qui font ses lois’’.

    Le FMI et ses partenaires locaux, au gouvernement et dans le parlement, préparent la voie au renforcement de la tutelle néocoloniale et de leur emprise sur la Tunisie. Ce qui se passe aujourd’hui dans la politique économique et financière est le remake d’une vieille scène, nous ramenant à la Commission financière internationale imposée à la Tunisie lourdement endettée en 1869. L’histoire se répète sous forme de tragédie. La décision de la coalition quadripartite nous a ainsi ramenés un siècle et demi en arrière en quatre jours !

    Travaillons ensemble pour arrêter cette agression néocoloniale.

    Lire Le communiqué de presse du 15 avril 2016 :

    Le FMI conclut avec la Tunisie un accord de principe pour un programme sur quatre ans d’un montant de 2,8 milliards de dollars au titre du Mécanisme Élargi de Crédit


    Traduit par Rim Ben Fraj 26 avril par Mokhtar Ben Hafsa

  • En Syrie, le régime, la Russie et l’Etat islamique unis pour exploiter un champ de gaz (Le Monde)

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    A 75 kilomètres au sud-ouest de Rakka, la « capitale » syrienne de facto de l’organisation Etat islamique (EI), des torchères continuent d’éclairer de nuit un coin perdu dans la steppe.

    Le champ de gaz de Twinan et son usine attenante ont été épargnés par les bombardements et les combats qui ravagent le pays, si l’on excepte un raid aérien de la coalition menée par les Etats-Unis, qui a brièvement interrompu la production début décembre 2015. Jusque-là, le complexe a bénéficié de la bienveillance intéressée des autres belligérants : l’installation a été au cœur d’un accord impliquant les djihadistes de l’EI et le régime.

    Dès octobre 2014, le collectif d’activistes anti-EI « Rakka se fait massacrer en silence » dénonçait un arrangement entre le régime et les djihadistes pour se partager la production du site. Mais, comme l’a révélé dernièrement la revue Foreign Policy et comme l’ont confirmé au Monde des sources syriennes, le rôle d’un troisième acteur dans cet accord contre nature intrigue au plus au point : il s’agit de la société russe Stroytransgaz.

    Un contrat au profit d’une société russe

    Tout commence en 2007, quand la Syrie accorde, pour 160 millions d’euros, le contrat de la construction clés en main de l’une des plus grandes installations gazières du pays à l’entreprise Stroytransgaz, détenue par l’oligarque Guennadi Timtchenko, et épaulée par une société syrienne, Hesco, propriété de l’homme d’affaires George Haswani. Deux hommes très proches des dirigeants de leurs pays respectifs, Vladimir Poutine et Bachar Al-Assad. Le premier, sixième fortune russe selon le magazine américain Forbes, a été placé en mars 2014 par le Trésor américain sur une liste noire établie en représailles à l’annexion de la région ukrainienne de Crimée par la Russie ; le second est visé, depuis novembre 2015, par Washington pour des activités de contrebande pétrolière entre l’EI et le régime syrien.

    On retrouve la trace de ce contrat en 2013 sur le site Neftegaz.ru pour ce qui concerne Stroytransgaz. Hesco, le sous-traitant syrien de Stroytransgaz, mentionnait sur son site son activité sur le champ de Twinan, mais l’information a disparu depuis.

    Les travaux, débutés en 2007, s’interrompent en janvier 2013 quand une coalition rebelle et le Front Al-Nosra, la branche d’Al-Qaida en Syrie, prennent le contrôle de la région et du complexe, avant d’en être chassés à leur tour par l’Etat islamique en janvier 2014. Entre-temps, Hesco se serait fait verser 120 millions d’euros en guise de dédommagement par le ministère syrien de l’énergie, selon des informations recoupées par Bachir Al-Ibad, membre de l’Union des coordinateurs de la révolution syrienne de Deir ez-Zor et ancien porte-parole d’une brigade de l’Armée syrienne libre (ASL), ainsi que la revue Ayn Al-Madina (« L’Œil de la ville »), un magazine bimensuel de la région qui s’est notamment spécialisé dans la « surveillance » des activités gazières et pétrolières de l’EI. Joints par Le Monde, ils livrent un même récit de la suite des événements.

    Ingénieurs russes et hélicoptères

    L’arrivée des djihadistes de l’EI va avoir une conséquence inattendue sur les installations de Twinan : les travaux reprennent. Le 12 janvier, le quotidien gouvernemental syrien Tishreen annonce même, sur la foi d’informations officielles, la « livraison au ministère de l’énergie et pour la fin de l’année de l’usine de Twinan par Stroytransgaz ». Et le quotidien de féliciter Stroytransgaz et les Russes en général : « Les compagnies pétrolières russes ont prouvé leur capacité d’adaptation à toutes les conditions, elles sont celles qui respectent leurs contrats dans le monde en général et en Syrie en particulier. » Les lecteurs de Tishreen sont pourtant privés d’une information importante : l’identité des nouveaux occupants des lieux, à savoir les djihadistes de l’EI…

    Au tournant de l’année 2014-2015, les travaux s’achèvent et l’installation est livrée. Stroytransgaz n’a pas chômé.

    Au tournant de l’année 2014-2015, les travaux s’achèvent et l’installation est livrée. Stroytransgaz n’a pas chômé. Au point que la présence d’ingénieurs russes sur le site durant cette période est aujourd’hui dénoncée par des responsables turcs et un ancien commandant rebelle de l’ASL de la région qui, contacté par Foreign Policy, les accuse même d’être encore présents. Directeur de la rédaction de Ayn Al-Madina, Ziad Awad confirme de son côté la dernière visite d’un ingénieur russe, acheminé par hélicoptère, en juin 2015.

    Quoi qu’il en soit, les négociations entre l’EI, le régime syrien et Hesco débutent très rapidement, début 2015. A la manœuvre côté EI, le diwan Al-Rakaz, l’administration chargée de l’exploitation des richesses du sous-sol. Le « bureau », qui supervise l’industrie des hydrocarbures sur les territoires contrôlés par l’organisation, est organisé en divisions territoriales qui rendent compte directement à la haute hiérarchie de l’organisation. A Twinan, c’est Abou Bakr Al-Ourdouni, un ancien étudiant jordanien en pétrochimie, qui règne sur le site, flanqué d’un adjoint chargé de la sécurité : le Saoudien Abou Al-Hassaïb Al-Jazraoui, chef de la Hisba (la police islamique de l’EI), unanimement décrit comme un « cerbère » par d’anciens travailleurs du complexe gazier.

    Le « loyer » fixé par les djihadistes de l’EI en contrepartie de la protection des installations est alors fixé à 15 millions de lires syriennes (72 000 euros) mensuellement, auxquels s’ajoutent des taxes dont l’EI s’est fait une spécialité dès lors qu’il s’agit de remplir ses caisses. Ainsi, des employés chrétiens se sont vu imposer « 24 grammes or en guise de jizya [l’impôt dû par les non-musulmans], payés par Hesco. La plupart ont été exfiltrés après des intimidations de la part de membres de l’EI », selon des témoignages d’anciens employés parvenus au Monde.

    Tensions entre les djihadistes et le régime

    Après deux mois de négociations, les deux parties conviennent finalement de se partager la production de la centrale électrique d’Alep, alors contrôlée par l’EI et alimentée par le gaz de Twinan : 50 mégawatts allant au régime et 70 mégawatts à l’organisation djihadiste, selon Bachir Al-Ibad et « Rakka se fait massacrer en silence ». Une répartition confirmée par Ayn Al-Madina. Selon les calculs de la revue, l’EI engrange alors 120 000 dollars (109 000 euros) par jour.

    Tah Ali, un ingénieur précédemment en poste à l’usine de gaz Koniko de Deir ez-Zor, est transféré par le régime à Twinan pour y assurer la direction des opérations. Il va payer de sa vie l’exercice de ses nouvelles fonctions. Victime des tensions entre les djihadistes et le régime, il est exécuté à l’été 2015 sous les yeux des ouvriers de l’usine rassemblés par l’EI. Les opérations militaires et les difficultés d’approvisionnement en pièces détachées ont fini par faire plonger la production, et les deux camps s’opposent désormais sur la question du partage de la production, l’EI refusant de livrer du gaz à d’autres centrales électriques contrôlées par le régime.

    Les opérations militaires et les difficultés d’approvisionnement en pièces détachées ont fini par faire plonger la production.

    Aujourd’hui, 20 000 mètres cubes de gaz sont produits, en pure perte. C’est loin, très loin des mois fastes de l’année 2015, quand le complexe produisait quotidiennement jusqu’à un million de mètres cubes et 2 000 barils de condensat. La faute, pour l’instant, aux « problèmes techniques et à un désaccord entre le régime et l’EI sur les débouchés de la production », selon Ziad Awad.

    La centrale électrique d’Alep vient en effet d’être reprise par le régime à l’EI, et les deux camps s’affrontent violemment dans les provinces de Homs et de Deir ez-Zor. L’entreprise Hesco continue de nier toute collaboration passée ou présente avec l’Etat islamique ; la société Stroytransgaz n’a pas répondu aux sollicitations du Monde.

     Madjid Zerrouky LE MONDE |

    http://www.lemonde.fr/djihad-online/En-syrie-un-champ-de-gaz-a-reuni-russes-regime-et-etat-islamique

  • L’Union européenne ne sait proposer que le libre-échange à la Tunisie (Essf)

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    Cinq ans après les révolutions arabes, les eurodéputés spécialisés dans les questions commerciales s’apprêtent à adopter mardi une résolution qui veut faire de l’accord de libre-échange en chantier avec la Tunisie « un partenariat politique » pour soutenir la jeune démocratie tunisienne.

    Mais les documents publiés en exclusivité par Mediapart, qui décrivent le point de départ des négociations déjà menées par la commission européenne à Tunis en 2015, laissent penser que les élus auront toutes les peines du monde à se faire entendre.

    Ce projet d’« accord de libre-échange approfondi et complet » (ALECA ou DCFTA) entre l’UE et la Tunisie est dans l’air depuis la chute du régime Ben Ali en 2011. Mais Tunis avait voulu attendre les élections de 2014, et la soi-disant « stabilisation » de son paysage politique, pour enclencher cette négociation clé pour l’avenir du pays. Le processus a vraiment été lancé en mai 2015, lors d’une visite du premier ministre tunisien, Habib Essid, à Bruxelles. Un accord plus modeste, qui libéralise les droits de douane pour certaines industries, existe déjà depuis 1995. Cette fois, l’accord doit porter sur les droits de douane (à réduire un peu plus), mais surtout sur les normes et régulations (à rapprocher entre les deux régions).

    Les eurodéputés qui suivent le dossier le promettent haut et fort : il n’est pas question de conclure un accord de libre-échange comme les autres. D’autant que les regains de tensions sociales, en janvier, ont rappelé à quel point la situation restait précaire en Tunisie, et les inégalités sociales colossales. « Cet accord ne peut pas être seulement commercial, il doit être politique, pour vraiment aider la Tunisie et les Tunisiens et soutenir leur développement économique », prévient Marielle de Sarnez (UDI-MoDem), rapporteure du texte. « C’est un partenariat politique qui vise à encourager la transition démocratique dans un contexte qu’on connaît troublé, renchérit un autre Français, le socialiste Emmanuel Maurel. Ce qui implique que l’accord soit asymétrique et progressif. »

    « Asymétrique », c’est-à-dire que l’accord pourrait ouvrir davantage les marchés européens aux Tunisiens, que les marchés tunisiens aux Européens. « C’est d’abord pour la Tunisie », résume de Sarnez. « On ne va pas imposer aux Tunisiens des règles qu’on imposerait aux Américains ou aux Canadiens », assure Maurel. Et « progressif », parce que « l’état d’esprit de la négociation, ce n’est pas du tout d’imposer une ouverture là tout de suite maintenant, l’idée, c’est que la Tunisie en sorte gagnante ».

    Le problème de ces discours prudents du côté du parlement européen, c’est qu’ils cadrent mal avec la réalité des négociations. Mediapart a pris connaissance des premières versions de dix chapitres du futur traité, rédigées en français par la commission. Ces textes – à télécharger en intégralité sous l’onglet Prolonger de l’article – ont été finalisés à Bruxelles en juillet 2015, et présentés aux experts tunisiens lors du premier « round » de négociations, en octobre 2015 à Tunis. La prochaine rencontre entre Européens et Tunisiens devrait avoir lieu « après Pâques », fait-on savoir du côté de la commission.

    Dans son compte-rendu (pdf, 146.2 kB) des négociations d’octobre, la commission fait état de discussions encore « préliminaires » et – selon la formule habituelle – « ouvertes et constructives ». Mais les documents publiés par Mediapart, à analyser avec précaution puisqu’ils remontent à l’été dernier, montrent que la commission est arrivée à Tunis avec, dans ses bagages, un projet déjà avancé, extrêmement précis par endroits, qui semble calqué sur le modèle de n’importe quel traité de libre-échange conclu par l’UE. Difficile de voir quelles seront les marges de manœuvre offertes à la démocratie tunisienne pour négocier cet accord…

    Certains jugeront l’anecdote révélatrice : à plusieurs endroits du texte, il est question du Maroc, et non de la Tunisie, ce qui laisse penser que le copié-collé de l’accord de libre-échange négocié avec Rabat semble avoir marché à plein (par exemple l’annexe 3 du chapitre sur les droits à la propriété intellectuelle, ou encore les articles 42 et 52 du chapitre sur les services).

    À Tunis, des activistes s’inquiètent d’un texte où l’UE imposerait ses vues de A à Z. « Il faut bien comprendre le déséquilibre flagrant entre ces deux partenaires. On a un géant économique d’un côté, un État minuscule de l’autre. Le PIB par habitant est huit fois supérieur en Europe à celui en Tunisie », met en garde Azzam Mahjoub, un universitaire tunisien auteur d’un rapport l’an dernier sur le sujet pour une ONG, le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme. « La Tunisie représente 1 % à peine de l’ensemble du commerce extérieur de l’UE, alors que l’UE représente près des trois quarts du commerce extérieur pour la Tunisie… »

    « Le gouvernement tunisien n’est plus provisoire, mais on ne peut pas dire qu’il soit stable pour autant. Il n’a pas encore formulé de vraie vision pour l’avenir, et il va falloir repenser le modèle économique du pays », prévient, de son côté, Abdeljelil Bédoui, membre du comité directeur du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, qui a été consulté par l’UE en amont des négociations. À ses yeux, « le modèle néolibéral, qui repose sur une logique marchande, ne peut pas réaliser les objectifs en matière économique et sociale qui ont été fixés dans la nouvelle constitution ». Bref, Tunis devrait d’abord engager un vaste débat sur le développement du pays, avant de s’engager dans une négociation périlleuse avec l’UE.

    À la lecture des documents, l’accord en gestation, assez proche dans sa structure de textes comme celui conclu avec la Corée du Sud (en vigueur depuis 2011), insiste très souvent sur la nécessité d’un transfert – à sens unique – des normes européennes vers la Tunisie. C’est particulièrement net dans le chapitre consacré à la concurrence, où des pans du droit européen de la concurrence sont repris tels quels dans le texte (voir l’article 1.3, qui fait des traités européens et de la jurisprudence de la Cour européenne de justice les références en dernier ressort). Cela peut s’avérer constructif, s’il s’agit de contrer des cartels entre entreprises qui voudraient s’entendre sur les prix. Mais c’est plus problématique lorsque cela permet de bloquer toute aide d’État en soutien à un secteur ou une entreprise. La Tunisie consent à se doter, d’ici un laps de temps à négocier, d’une autorité indépendante chargée d’évaluer la légalité des aides d’État, conformément aux critères européens (article 3.1.b).

    Ailleurs, la logique est identique, et c’est à chaque fois la Tunisie, sous couvert de « rapprochement des législations », qui semble devoir consentir les vrais efforts.

    Dans le chapitre consacré à l’énergie : « Dans la mise en œuvre de ce chapitre, la Tunisie veille à rendre progressivement ses législations existantes et futures dans ce domaine compatibles avec l’acquis de l’UE quand nécessaire et approprié » (article 11). Ou celui sur les « mesures sanitaires et phytosanitaires » : « La Tunisie procède au rapprochement progressif de sa réglementation sanitaire et phytosanitaire à l’acquis de l’UE » (article 6). À l’inverse, cette toute première mouture du texte semble très peu contraignante pour l’UE. Dans le chapitre sur les investissements, les entreprises étrangères ne sont par exemple pas contraintes d’employer un minimum de travailleurs locaux (« Aucune Partie ne peut imposer (…) de recruter un nombre donné ou un pourcentage donné de ses ressortissants » : chapitre 2, section 1, article 7).

    À ce stade, le texte ne contient pas de mécanisme d’arbitrage – ce système qui autorise une multinationale étrangère à attaquer un État en justice –, dit ISDS dans le jargon juridico-commercial. Un article le prévoit (article 4 du chapitre concurrence), mais il reste à compléter. À l’été 2015, la polémique faisait rage sur le recours à l’ISDS dans le traité avec les États-Unis (elle s’est depuis apaisée). Ce qui explique sans doute la prudence, alors, des négociateurs européens sur le sujet. Dans le même ordre d’idées, une section entière est prévue pour encadrer le « secret des affaires », autre dossier très sensible à Bruxelles, mais elle est là encore laissée vierge (section 3 du chapitre sur la propriété intellectuelle).

    « Les négociateurs européens souhaitent le pur et simple transfert des normes de l’UE à la Tunisie. La marge de manœuvre laissée aux Tunisiens pour construire leur propre système normatif est très faible », s’inquiète Amélie Canonne, spécialiste des questions commerciales au sein de l’AITEC, une association française de solidarité internationale. Elle ajoute que « nous avons déjà entendu cent fois les promesses de transparence ou de consultation, mais dans les faits, c’est toujours l’UE qui impose sa rationalité et ses exigences aux pays plus faibles, qui n’ont rien à y gagner ».

    En Tunisie, le débat ne fait que commencer. Il devrait s’intensifier cette année. « Pour le moment, le débat n’est pas sérieux. La Tunisie doit au moins mener sa propre étude d’impact sur l’offre présentée par l’UE », estime Abdeljelil Bédoui, du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux. « Pour l’instant, les seules études qui existent ont été commandées par l’Union européenne auprès d’un bureau d’études qui publie systématiquement des conclusions positives pour n’importe quel accord, avec n’importe quel pays. »

    L’universitaire Azzam Mahjoub regrette lui aussi l’absence d’études en profondeur du sujet. « Les Tunisiens, ces cinq dernières années, ont eu vraiment d’autres chats à fouetter. Les gens sont plutôt prudents sur le sujet pour le moment. Mais il y aura sans aucun doute un débat houleux au niveau du parlement. » Pour lui, l’UE devrait opérer une différence, dans la manière dont elle négocie ses accords de libre-échange, « entre des États qui s’engagent résolument vers une certaine convergence avec les valeurs démocratiques de l’UE et les autres ». Il plaide pour des « accords de solidarité », qui iraient plus loin que la simple politique de voisinage de l’UE, et autoriseraient, pourquoi pas, un accès à certains fonds structurels d’ordinaire réservés à l’UE.

    Il regrette également l’absence de stratégie collective – jusqu’à présent – du Maroc, de la Tunisie, de l’Égypte et de la Jordanie, qui tous ont négocié ou sont en train de négocier des accords de libre-échange avec l’UE. « Il ne faut pas toujours renvoyer la balle au camp adverse : il y a clairement un défaut de solidarité Sud-Sud, une coordination zéro, qui nous empêche de négocier dans de meilleures conditions avec Bruxelles », juge-t-il.

    À l’instar du traité avec les États-Unis, les eurodéputés, tout comme leurs homologues à Tunis, auront le dernier mot : ils pourront valider ou rejeter le texte définitif sorti des négociations. Dans sa résolution (à télécharger ici (pdf, 490.5 kB)), qui devrait faire l’objet d’un vote très large, aux environs du 15 février, en commission « commerce international » du parlement européen, Marielle de Sarnez défend en particulier la création d’une « commission mixte » intégrant 15 eurodéputés et autant de députés tunisiens, afin de superviser le chantier (mais ce sont bien les experts de la commission européenne et du gouvernement tunisien qui sont en charge de la négociation technique).

    La résolution réclame aussi la publication du mandat de négociation. Comme pour l’accord avec les États-Unis, dont le texte d’origine est longtemps resté secret, la commission assure être partante pour publier le mandat, mais renvoie la balle au conseil européen, où certaines capitales bloqueraient la publication du texte. L’Allemand Martin Schulz, président du parlement européen, s’est rendu en Tunisie, du 8 au 10 février.

    Du côté de l’exécutif de Jean-Claude Juncker, où quelque 27 personnes travaillent, avec des degrés d’investissement divers, sur le texte, on assure partager le même souci d’un « accord asymétrique », et l’on rappelle que la politique commerciale de l’UE a toujours intégré des enjeux politiques et diplomatiques. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les premiers documents de la négociation permettent d’en douter. 

    , par LAMANT Ludovic