La création d’Israël en 1948, la Nakba (catastrophe) pour les Palestiniens, donne corps à deux éléments contradictoires et déstabilisateurs pour le jeune État libanais, indépendant depuis cinq ans : il accueille 100 000 réfugiés palestiniens sur un total de 700 000, et s’engage dans une paix froide avec Israël, sous la forme d’un traité d’armistice (1949) incarné sur le terrain par une ligne frontalière jamais reconnue comme telle par le Liban.
Le terreau sur lequel vont se déployer les mouvements politiques palestiniens dans le sud du Liban est marqué par la prédominance de musulmans chiites, un groupe confessionnel alors marginalisé. Arbitrairement rattaché au noyau du Petit-Liban lors de la création du Liban contemporain en 1920, le Sud, connu sous le nom de Djebel Amel, se distingue alors par son éloignement de la capitale et son orientation rurale. Cette région enclavée et défavorisée au plan du développement des infrastructures — l’eau courante et l’électricité n’atteindront certains villages qu’au cours des années 1960 —, essentiellement tournée vers l’exploitation agricole a été laissée aux mains des grands propriétaires terriens qui s’y comportent en féodaux.
Toutefois, le Sud est également marqué par une tradition de mouvements de gauche, mobilisés durant les événements de 1958 sous la bannière de l’arabisme.
La division entre marxistes et nassériens après 1967 et la montée en puissance de la résistance palestinienne avec le début de la lutte armée vont catalyser des demandes sociales. Le legs du Mouvement des nationalistes arabes (MNA) devient encore plus visible après la défaite de la gauche aux élections parlementaires de 1968, notamment avec le Parti de l’action socialiste arabe, proche du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et l’Organisation de l’action communiste au Liban (OACL), proche du Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP). Ces formations possédaient une idéologie transnationale et ont permis de resserrer les liens entre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui s’était implantée au Liban après son échec en Jordanie, et le Mouvement national libanais (MNL), une coalition de mouvements de gauche luttant contre l’hégémonie maronite.
Chez les chiites, l’engouement pour les mouvements de la gauche, notamment palestiniens ou propalestiniens, s’adosse également à un processus de prise de conscience politico-identitaire grâce à la mobilisation réalisée par le clerc chiite Moussa Al-Sadr. Ce dernier effectue une synthèse entre symboles religieux, fierté chiite retrouvée et valeurs progressistes1. Contestant le monopole des chrétiens maronites sur l’État, Sadr organise une mobilisation confessionnelle en définissant la communauté chiite par sa condition de « déshérités », c’est-à-dire en tant que « communauté-classe »2. Les militants trouvent dans le projet révolutionnaire palestinien un allié politique et dans la figure du fida’i — « celui qui se sacrifie » pour la cause palestinienne — un symbole qui fait sens, tant par sa radicalité politique que dans la martyrologie chiite. Cela contribue donc clairement à l’accueil assez largement favorable que les habitants du Sud-Liban réservent aux fedayin palestiniens, leur procurant soutien matériel et renseignements tant sur les troupes israéliennes que sur l’armée libanaise.
L’âge d’or des combattants
Les opérations commandos anti-israéliennes commencent dès 1965 à la frontière israélo-libanaise, avant la débâcle de Septembre noir et l’installation à Beyrouth de l’appareil politico-militaire de la résistance. L’emprise de la lutte armée sur le sud frontalier conduit Israël à répliquer de façon brutale et destructrice, provoquant une discorde interlibanaise. L’armée nationale reçoit l’ordre de s’en prendre à la résistance palestinienne. Des manifestations de masse soutenant la résistance sont réprimées dans le sang. La pression égyptienne conduit le gouvernement à céder, en signant au Caire en décembre 1969 un accord autorisant la résistance à mener ses opérations anti-israéliennes à partir du territoire libanais, en échange de sa reconnaissance formelle de la souveraineté libanaise et de son accord pour une coordination des opérations avec l’armée3.
Les détracteurs du mouvement ont parlé d’un « Fatahland » pour décrire un territoire d’où la souveraineté nationale était évincée. L’armée libanaise, dernier rempart du camp souverainiste, s’efforce de réfréner les actions des fedayin, mais est incapable de contrer une opération israélienne d’assassinats de cadres palestiniens au cœur de la capitale libanaise en 1973. La dissension nationale s’accentue alors que la résistance palestinienne accompagne et encadre la militarisation de la gauche ainsi que le mouvement chiite Amal créé par Moussa Sadr. De nombreux Libanais participent aux camps d’entrainement palestiniens et aux opérations transfrontalières des fedayin.
La résistance connaît un âge d’or entre 1969 et 1982, date de l’invasion israélienne. Pendant cette période, elle opère une transformation d’autant plus remarquable qu’elle témoigne d’une interpénétration avec le terrain libanais. C’est particulièrement vrai de la figure du fida’i qui, d’une définition à la fois socialement très englobante et centrée sur le collectif palestinien, connait une réduction de son acception en raison de la professionnalisation des combattants sur le front du Sud-Liban, en même temps qu’une extension de sa définition identitaire : la résistance a enrôlé de nombreux combattants étrangers, essentiellement arabes4.
La quintessence de cette interpénétration a probablement été atteinte avec la « brigade estudiantine », une unité combattante formée surtout de Libanais et enrôlée au sein de la résistance sous les ordres du commandement palestinien. Issue des milieux maoïstes et des mouvements de la gauche radicale5, la brigade a incarné, notamment lors de la défense acharnée du château de Beaufort (Qalat Shqif) durant l’invasion israélienne, une synthèse libano-palestinienne originale qui a préfiguré la transformation de la lutte palestinienne en un combat islamo-nationaliste6. Cette mutation a accompagné le revers majeur subi par l’OLP avec le départ forcé des fedayin du Liban en septembre 1982, puis en décembre 1983 sous les coups respectifs d’Israël et du régime syrien.
Visées sur les ressources en eau
La défaite palestinienne face à l’armée israélienne n’a pas signifié la disparition de la résistance anti-israélienne, au contraire. L’invasion de 1982 et l’occupation de la moitié du pays par les troupes israéliennes ont conduit à la formation d’un front de résistance nationale, formé de diverses composantes sociales et communautaires.
Cette mobilisation dominée par les militants de gauche permet de mener une authentique guérilla, harcelant les troupes israéliennes par des opérations quotidiennes. Ce faisant, les militants libanais mettent en application des théories apprises bien souvent dans les camps d’entraînement palestiniens et au contact des fedayin palestiniens. En outre, des officiers palestiniens continuent à coordonner certaines opérations dans la Bekaa jusqu’à la fin 1983.
Enfin, un certain nombre de cadres des formations chiites (Amal et Hezbollah) ont été formés par des Palestiniens et ont combattu dans les rangs de la résistance, avant de mener la lutte armée contre l’occupation israélienne du Liban sous la bannière de leur formation respective. C’est dire que la résistance anti-israélienne entreprise par les différentes composantes libanaises après 1982 a adopté des modalités tactiques qui devaient beaucoup à l’expérience palestinienne, mais aussi à ses échecs.
L’expérience palestinienne au Sud-Liban rappelle que les guerres israéliennes dans cet espace territorial avaient des visées territoriales, afin notamment d’en capter les ressources en eau. Déjà en 1919, les sionistes avaient fait part de leurs vues sur le fleuve Litani afin de garantir la viabilité du Foyer national juif. Israël a pu ressortir ses plans des tiroirs à la faveur de la guerre civile libanaise (1975-1990) et de l’appauvrissement des villages frontaliers majoritairement chrétiens après l’effondrement du secteur du tabac en 1976. Il a fait ainsi d’une pierre deux coups : en soutenant la création d’une milice locale anti-palestinienne idéologiquement proche du mouvement phalangiste qui ne tarde pas à affronter les villages propalestiniens, il s’arroge un contrôle indirect sur un espace convoité tout en déléguant l’affrontement avec les fedayin aux supplétifs libanais.
L’embrasement du Sud et le regain d’opérations des fedayin allait justifier une première invasion israélienne (mars 1978) qui s’est déployée jusqu’au fleuve Litani. Israël a pu ainsi forger une base territoriale pour la milice chrétienne des supplétifs libanais pro-israéliens. Interdite au déploiement de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), cette bande de terre contiguë à la frontière internationale a servi de tremplin à la stratégie politique israélienne de satellisation du Liban. Il s’agissait alors pour Israël de bâtir une alliance avec les alliés chrétiens des Forces libanaises en portant au pouvoir Béchir Gemayel, le leader chrétien phalangiste et ainsi signer un autre traité de paix séparé, après celui signé avec l’Égypte.
Emergence du Hezbollah
L’invasion terrestre de l’été 1982 a été d’une brutalité extrême, causant la mort de plus de 20 000 personnes ; elle obligea la résistance palestinienne à quitter Beyrouth sous protection internationale. Toutefois, l’échec de la stratégie israélienne a contraint en 1985 son armée à un repli sur la bande frontalière occupée, gardée par les supplétifs libanais stipendiés par Israël. Point focal de la lutte anti-israélienne, cette zone de 850 km2 est devenue la chasse gardée de la résistance armée anti-israélienne menée par le Hezbollah. Ce parti, constitué après l’invasion israélienne de 1982 par le regroupement de trois groupes politico-religieux chiites libanais et l’appui logistique de la République islamique iranienne, est officiellement apparu en février 1985 à la faveur de la publication d’une lettre ouverte dans la presse. Il a conféré un caractère religieux et communautaire à l’action de résistance, envisagée comme un devoir religieux.
Les opérations des martyrs de la « résistance islamique » contre les troupes d’occupation ont ainsi fait écho aux opérations des martyrs palestiniens qui se sacrifiaient pour la libération de la Palestine depuis la frontière libanaise. Enfin, le retrait unilatéral israélien de la zone occupée en mai 2000 a mis en lumière la zone des « fermes de Chebaa », un territoire d’une cinquantaine de kilomètres carrés aux confins libano-syro-israéliens, occupé par Israël dès 1967. Il s’agit de hauts pâturages dont les propriétaires fonciers sont libanais, mais dont le terrain est fautivement cartographié comme étant syrien7. Le refus israélien d’en évacuer ses troupes en 2000 au prétexte que ce territoire ne relevait pas de la résolution 425 du Conseil de sécurité de l’ONU témoigne en réalité de l’intérêt stratégique que l’État d’Israël y trouve : contrôler ce bassin versant du fleuve Dan, un affluent du Jourdain qui alimente la Galilée en eau douce.
Depuis lors, le Sud-Liban résonne d’une sourde menace, ponctuée par des opérations militaires israéliennes de plus ou moins grande envergure. La dernière en date fut en 2006 « la guerre de juillet » qui a causé d’énormes dégâts et fait plus de 1 100 victimes civiles. Cette zone de conflagration israélo-arabe a ainsi vu la lutte armée lancée par les fedayin prolongée symboliquement dans la revendication du Hezbollah à soutenir la cause palestinienne à travers ses opérations anti-israéliennes dans la zone frontalière sud.