Omissions, mensonges et propagande
Programmer une série « spécial ramadan » consacrée aux juifs était un pari particulièrement audacieux. En Égypte, la chaîne Mehwar Drama l’a tenu. Avant sa diffusion, et tout au long du mois, des polémi- ques ont enflé sur les sujets abordés et la façon dont ils l’étaient. Le problème : les erreurs historiques sont multiples, les combats sont dépolitisés et la propagande actuelle contre les Frères musulmans et les Palestiniens relayée. Analyse de cette série dont les épisodes sont disponibles sur YouTube.
Avec son titre accrocheur, le thème de cette série ramadanesque était un pari risqué pour le réalisateur égyptien Medhat El-Adl. Dans Harat al-Yahoud « Le Quartier juif », il revient en effet sur un chapitre de l’histoire contemporaine controversé et finalement peu documenté : le départ des juifs d’Égypte suite à la création de l’État d’Israël et à la première guerre israélo-arabe de 1948-1949. C’est à travers l’histoire d’amour entre Ali, un officier de l’armée, musulman, et Leïla, une jeune fille juive que le réalisateur tente de réconcilier les Égyptiens avec un partie de leur héritage. Cependant, cette noble intention est desservie par les innombrables erreurs historiques qui parsèment la série et par des discours politiques qui sont le reflet trop manifeste de la propagande du régime actuel.
Un improbable « âge d’or » reconstitué en studio
Si le quartier juif existe toujours, le réalisateur a décidé de le reconstituer en studio. On découvre un quartier lumineux, aux rues larges et propres, avec un cinéma et des immeubles anciens caractérisés par des appartements à hauts plafonds et un mobilier luxueux. Rien à voir avec la réalité décrite par Albert Arié, rencontré par Orient XXI.
Agé de 85 ans, Albert Arié séjourna plusieurs semaines dans le quartier juif à la fin de l’année 1947. Détaché au « quartier juif » dans le cadre d’une campagne de lutte contre l’épidémie de choléra qui touche l’Égypte à cette époque, il raconte : « J’ai découvert l’un des quartiers les plus pauvres du Caire, aux immeubles branlants et en mauvais état, érigés le long de petites ruelles sales et enchevêtrées ». Il explique par ailleurs que s’il existait des quartiers où l’on trouvait des juifs, des musulmans et des chrétiens de classe moyenne vivant ensemble, comme à Abbassiyah ou à Sakakini, les habitants du quartier juif étaient en revanche tous juifs et vivaient bien en dessous du seuil de pauvreté. Avec un faible niveau d’éducation, souvent même illettrés, ils occupaient majoritairement de « petits boulots ». Rien à voir donc avec la mixité religieuse et les personnages cosmopolites mis en scène dans la série : pachas, officiers de l’armée et une classe moyenne petite-bourgeoise, composée d’orfèvres, de vendeurs de tissus, d’employées chez Cicurel1 et de diplômés du collège de la Mère de Dieu2, parlant français et récitant Albert Camus.
- Intérieur riche
Si l’on peut se réjouir par ailleurs de l’histoire d’amour entre Ali et Leïla, elle n’aurait probablement pas été tolérée du temps où l’Égypte était en guerre contre « l’entité sioniste » et où la loi martiale (déclarée en mai 1948 mais non mentionnée dans la série) était en vigueur. À ce sujet, Arié s’indigne : « il est grotesque d’imaginer qu’un officier aurait pu envoyer des lettres à sa petite amie juive depuis le front sans que celles-ci soient interceptées, ou qu’il soit renvoyé ». Il s’étonne aussi de l’ignorance des spécificités du judaïsme et de ses différentes doctrines, ignorance manifeste notamment dans la mise en scène d’un mariage peu probable entre une juive rabbinite et un juif karaïte (9).
La famille karaïte est par ailleurs noble et riche, à la tête d’un réseau finançant l’émigration des juifs égyptiens vers Israël. Or, les juifs karaïtes3 étaient parmi les plus pauvres d’Égypte et parmi ceux dont le sentiment national égyptien était généralement le plus fort. Le réalisateur gomme ainsi les écarts et contraintes séparant les différentes classes sociales de l’époque mais aussi les différentes religions et représente une Égypte telle qu’il se l’imagine, non telle qu’elle était, dans une vision plus romantique que nostalgique d’un « âge d’or » à l’andalouse où tout le monde coexistait4.
Certes, le réalisateur n’échappe pas aux contradictions du cinéma et de la société égyptiens, comme lorsqu’il habille les jeunes actrices de tenues aguichantes, courtes et décolletées, dignes de la haute couture à l’européenne et plutôt associées aux classes moyennes de l’époque. On peut dire aussi qu’il s’agit d’une fiction et que le réalisateur peut donner libre cours à son imagination, comme dans l’épisode 9, lorsque le personnage de l’officier égyptien parvient, après s’être évadé d’une prison de l’armée israélienne, à rejoindre l’Égypte en se jetant dans un train qui relie les États israélien et égyptien... bien qu’il n’y ait jamais eu de train entre ces deux États. Interrogé à ce sujet par Al-Masry al-Youm, le réalisateur a simplement répondu : « je voulais qu’il s’échappe par le train. »
Petits arrangements avec l’Histoire
La série n’en demeure pas moins une fiction historique, et ce qui pourrait passer pour des lubies de la part du réalisateur devient plus problématique lorsqu’il réécrit le cours des événements. La chronologie est en effet bien souvent malmenée, comme lorsque l’assassinat du premier ministre Mahmoud Al-Nuqrashi (décembre 1948, ici épisode 10) se produit après la signature de l’accord d’armistice entre l’Égypte et Israël (janvier 1949 mais épisode 6 !)5.
Dans un premier temps, ce manque de rigueur du réalisateur a eu pour conséquence de décrédibiliser auprès du public égyptien et arabe l’ensemble de la série, y compris et surtout le portrait « humain » dressé des juifs, inédit dans le cinéma égyptien. Il aura retenu toutes les attentions, dénoncé comme une manipulation supplémentaire destinée à donner une image positive d’Israël6 bien que la série ait son lot de « méchants » juifs, comme le personnage d’un orfèvre avide qui reprend les clichés les plus classiques du cinéma égyptien.
La représentation romantique d’une Égypte tolérante et respectueuse de ses communautés éclipse les moments douloureux qui ont poussé les juifs à quitter l’Égypte, comme la série d’attentats à la bombe contre le quartier juif dès 1947, les dizaines de victimes et la vague d’exode qui s’ensuivit. Les politiques de persécutions et d’exil forcé orchestrées par le gouvernement et notamment le ministère de l’intérieur sont, elles aussi, occultées par la représentation d’une nation égyptienne forte et unie, en lutte contre l’occupant britannique. Le seul cas d’exil forcé mentionné dans la série, sans être pour autant expliqué, est celui d’Henri Curiel, dont le personnage fait une furtive apparition aux épisodes 18 (1 minute 30) et 19 (40 secondes). Finalement, la question du départ des juifs d’Égypte se retrouve dépolitisée et les prises de position politique des personnages, qu’il s’agisse du choix d’émigrer en Israël ou de l’adoption d’un discours anti-juif, sont réduites à une dimension individuelle, résultat de déceptions amoureuses, de querelles ou encore de ressentiment personnels.
Dans ce contexte, les quelques événements historiques et discours politiques qui surgissent en toile de fond de manière grossière, voire caricaturale, s’intègrent mal et il est difficile de ne pas y voir le reflet d’une propagande politique plus actuelle.
Caricature des Palestiniens
À l’image de la question de l’émigration des juifs d’Égypte, les conséquences de la création de l’État d’Israël pour les Palestiniens sont éclipsées et les représentations ponctuelles et caricaturales qui sont faites ne redorent guère leur image dans le contexte politique et médiatique égyptien actuel, particulièrement hostile aux Palestiniens.
Le premier Palestinien de la série apparaît au 4e épisode sous les traits d’un « collabo » des forces d’occupation israéliennes. Bien que par la suite, ce personnage s’avère en réalité un agent double espionnant l’ennemi, on regrette que ce soit l’entrée choisie par le réalisateur, d’autant que la représentation des Palestiniens ne s’améliore pas au cours des épisodes suivants (8, 9 puis 19) où ils apparaissent uniquement sous les traits de quelques villageois (bédouins ?) palestiniens, totalement passifs, aux habits folkloriques, entourés de leurs chameaux, dans un décor semi-désertique.
Il faut attendre l’épisode 18, soit plus de la moitié de la série, pour que la résistance palestinienne entre en scène incarnée par... des Palestiniens attaquant un kibboutz. Cette scène silencieuse d’une durée de 40 secondes ponctuée uniquement par des coups de feu montre les Palestiniens tournant autour de ce qui semble être une antenne relais, tels des Indiens autour du feu. L’épisode se conclut par une seconde attaque sur la personne du dirigeant du kibboutz par un enfant palestinien qui tente de le tuer avec un fusil.
Agents doubles, agresseurs ou spectateurs mais toujours silencieux ou tout simplement absents d’un conflit qui n’est plus le leur, les Palestiniens se trouvent ainsi réduits au rôle de figurants tandis que par ailleurs la série reprend certains éléments du discours sioniste sans aucun démenti : un commandant de kibboutz explique que cette terre est en réalité la terre des juifs « depuis 2000 ans » et que ce qu’il veut c’est vivre en paix : il rêve d’une grande maison, d’amour, de paix et de musique... mais ils doivent se défendre contre les Palestiniens qui les attaquent (16 et 18). En revanche, les propos antisémites sont toujours attaqués par des répliques scandalisées et véhémentes.
Les débats politiques sur la colonisation et l’occupation de la Palestine ainsi mis en scène apparaissent donc simplifiés, pour ne pas dire simplistes, et finalement biaisés dans un contexte où les relations avec Israël n’ont jamais été aussi fortes, du renforcement du blocus sur Gaza après le coup d’État du 3 juillet 2013 au renvoi d’un ambassadeur en Israël après presque 3 ans d’absence en passant par la complicité de l’Égypte dans l’attaque menée par Israël sur Gaza à l’été 2014. Ce n’est donc pas tant l’humanisation des juifs que l’absence de traitement identique vis-à-vis des Palestiniens et des Frères musulmans qui se fait le reflet de la nouvelle phase de normalisation accrue avec l’occupant israélien entamée par les nouvelles autorités égyptiennes.
Frères musulmans, une vision manichéenne
Dès le premier épisode, le ton est donné avec une attaque contre les Frères musulmans et leur rôle dans la guerre contre l’occupant sioniste et le déni de la réalité de l’envoi de brigades fréristes en Palestine. C’est ensuite leur rôle politique dans la réussite du coup d’État des Officiers libres (1952) qui est occulté, alors qu’ils constituaient l’une des principales forces mobilisatrices, sans compter leurs rapports organisationnels avec les Officiers libres dont nombre des membres du comité exécutif ont appartenu à un moment ou un autre aux Frères Musulmans et alors que l’on dénombrait plus de 70 recrues des Frères musulmans parmi les Officiers libres7. Le réalisateur présente les Officiers libres comme une force détachée des courants idéologiques de l’époque et les communistes sont eux aussi vivement attaqués, accusés à tort de « rassembler des juifs pour les envoyer en Israël », alors que les communistes égyptiens rejetaient le sionisme.
À partir de l’épisode 10, les réunions secrètes qui se multiplient en vue d’une révolte ne font qu’exacerber l’aspect caricatural des discours de chacune des parties : d’un côté, des officiers uniquement préoccupés par le bien du pays veulent rejoindre les Officiers libres, rejetant l’idée d’une adhésion aux Frères musulmans — des « assassins » qui « mélangent politique et religion pour tromper les pauvres et les innocents » (17). De l’autre, des Frères musulmans qui discutent essentiellement de leurs intérêts et de l’avenir de la confrérie après l’assassinat de leur leader Hassan Al-Banna (14, 15).
Hypocrites dans leur solidarité avec les Palestiniens et finalement plus occupés à semer la discorde dans le pays (et dans le quartier) en propageant l’idée que « les juifs ici sont comme les juifs en Israël » (4), le portrait dressé des Frères musulmans est loin d’être aussi humain que celui des juifs. Albert Arié, communiste et juif, qui a côtoyé de nombreux Frères musulmans, notamment pendant ses onze années de détention en tant que prisonnier politique, explique : « Les Frères musulmans ont effectivement mené certaines attaques contre les juifs mais ils avaient d’autres chats à fouetter, surtout après leur dissolution. Réduire l’histoire post-1948 des juifs égyptiens à ces attaques, c’est réductionniste et c’est une insulte à la vérité. Ce n’est pas la peur des Frères musulmans qui a poussé les juifs à partir mais la peur et les pressions de la sécurité intérieure et du ressentiment populaire croissant ».
À l’épisode 11, suite à l’assassinat du premier ministre Nokrachi, les attaques contre la confrérie sont formulées par le personnage d’Al-Banna lui-même : « Ce que j’ai bâti depuis 1928 est en train d’être détruit par des gens qui sont immatures, instables et ne comprennent rien ». « Ce qui nous est arrivé avant est une chose mais ce qui va nous arriver maintenant va être bien pire. Aujourd’hui va commencer la guerre contre nous », ajoute-t-il ; une déclaration presque prophétique si l’on considère la répression actuelle subie par les Frères musulmans. Par ailleurs, la nécessité de lutter contre les idées de la confrérie revient à de nombreuses reprises : alors que dans le quartier, voyous et prostituées deviennent eux aussi les héros de la résistance contre l’occupant (16) entraînés par l’officier Ali, celui-ci explique que les idées des Frères musulmans doivent être combattues, tandis que ceux qui les embrassent sont présentés comme des jeunes trop crédules (la sœur d’Ali) ou fanatiques (son compagnon).
Face aux Frères musulmans (et aux communistes), les jeunes et beaux officiers, courageux, aux discours progressistes et unitaires, sont les seuls véritables patriotes, l’officier amoureux Ali renonçant finalement à son bonheur personnel dans la dernière scène, son amour de la patrie étant plus fort que celui qui le lie à Leïla.
La vision romantique d’une nation égyptienne forte, unie dans toutes ses composantes et conduite par une armée glorifiée fait écho au slogan du coup d’État militaire du 3 juillet 2013 : « le peuple, l’armée, la police, main dans la main ». Et finalement, alors que le réalisateur tente de retracer les deux années qui ont suivi le coup d’État de 1952 et la nouvelle dissolution des Frères musulmans en 1954, les discours anachroniques contre les Frères accusés de vouloir « récupérer la Révolution » ou de faire partie d’une « cinquième colonne » cachent mal les positions assumées du réalisateur qui compare Gamal Abdel Nasser et Abdel Fattah Al-Sissi : « Nous voyons l’histoire se répéter. Les Frères musulmans ont essayé de prendre le dessus sur la révolution de juillet mais ont échoué parce que Nasser était un leader avec une stratégie. C’est arrivé à nouveau avec la révolution du 25 janvier (2011, début du printemps égyptien) comme les événements le prouvent. »8 L’un des éclairs de vérité sur cette question réside peut-être dans cette phrase prononcée dans l’un des derniers épisodes par un jeune Frère musulman : « Quoi qu’il advienne, ils disent toujours que c’est notre faute ou celle des communistes » (28).
Au service du discours dominant actuel
L’histoire des juifs d’Égypte, celle de la révolution de 1952 et la question palestinienne sont des thématiques sensibles qui ont été soumises, au fil des décennies, à l’interprétation et à la manipulation des différents régimes égyptiens. La série Le quartier juif est le reflet de son époque et du discours dominant actuel, alors que la peine de mort de Mohamed Morsi, accusé d’espionnage au profit « du Hamas, du Hezbollah chiite libanais et des pasdarans iraniens » a été confirmée le 16 juin 2015.
Certes, concernant la question des juifs d’Égypte, cette série représente une nouvelle tentative9 de briser un tabou et de bousculer certaines idées reçues auprès de la population égyptienne, comme le montrent non seulement les nombreuses polémiques mais aussi l’intérêt porté par certains médias ces dernières semaines à cet aspect de l’histoire contemporaine négligé jusque-là. Son héritage est menacé ; sur 100 000 juifs égyptiens en 1948, il n’en reste plus que quelques uns10. Nous conclurons alors avec ces mots d’Albert Arie dans un entretien à Ahram online : « Ce qu’il faut maintenant c’est faire en sorte que l’histoire des juifs égyptiens, qui fait en fait partie de l’histoire de l’Égypte, soit bien documentée et leurs monuments préservés pour qu’un jour peut-être, l’histoire complète soit correctement racontée, loin des buts de propagande politique ou de gains commerciaux ».