Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Histoire - Page 12

  • Mars 1956 : le vote des pouvoirs spéciaux pour la guerre en Algérie (Lutte Ouvrière)

    classe.jpg

    Le 12 mars 1956, la majorité de l’Assemblée nationale, Parti communiste compris, accordait les pouvoirs spéciaux au gouvernement du socialiste Guy Mollet pour poursuivre la guerre en Algérie.

    Et, dès le 17 mars, Guy Mollet donnait par décret les pleins pouvoirs à l’armée française en Algérie. Celle-ci allait s’en servir en employant les pires méthodes contre la population algérienne et le Front de libération nationale, multipliant massacres et opérations arbitraires et généralisant l’usage de la torture.

    L’Algérie restait une colonie dominée par l’administration française et quelques grandes familles coloniales, comme Borgeaud et Blachette. Les Européens d’Algérie n’étaient évidemment pas en majorité de riches colons, mais ils occupaient de fait une position privilégiée par rapport aux Algériens.

    Le statut de 1947, dû au socialiste Ramadier, accordait théoriquement la citoyenneté française à tous les Algériens, mais aux élections à l’Assemblée algérienne, les 9 millions de musulmans votaient dans un collège à part, n’ayant pas plus d’élus que le 1,2 million d’Européens. Et l’administration française bourrait les urnes pour faire élire des candidats musulmans à sa dévotion.

    Guy Mollet et la « paix en Algérie »

    Le Front de libération nationale avait engagé la lutte armée en novembre 1954 sous l’impulsion d’une poignée de militants nationalistes. La riposte de l’État français ne se fit pas attendre. L’opération de police se transforma en véritable guerre coloniale. Le gouvernement d’Edgar Faure fit appel aux réservistes. De 50 000 en 1954, les troupes françaises présentes en Algérie passèrent à 200 000 en 1955.

    Le gouvernement, incapable de venir à bout d’un soulèvement montant, fit alors le choix de dissoudre l’Assemblée. Les socialistes, alliés à des radicaux et des mitterandistes au sein d’un Front républicain, se présentèrent aux élections de janvier 1956 en promettant « la paix en Algérie ». Guy Mollet, dirigeant du parti socialiste SFIO, évoqua des élections à collège unique, et qualifia la guerre en Algérie d’ « imbécile et sans issue ». Mais pour autant il considérait l’indépendance comme « une solution inacceptable pour la France qui deviendrait une puissance diminuée ». Guy Mollet se plaçait dans la continuité de la politique coloniale menée par ses prédécesseurs, tout en laissant entendre le contraire à ses électeurs.

    À l’issue des élections, Guy Mollet fut chargé de former un gouvernement, dont le programme pourtant bien limité se heurta immédiatement à l’opposition des partisans de l’Algérie française en métropole et surtout en Algérie. En visite à Alger en février 1956, Guy Mollet fit face à une manifestation violente organisée par l’extrême droite colonialiste. Il recula immédiatement, démettant le ministre-résident Catroux, cible des manifestants, et le remplaçant par le socialiste et ancien syndicaliste Robert Lacoste. Ce dernier exigea immédiatement des moyens militaires supplémentaires, et les obtint.

    Le gouvernement socialiste se montrait faible face à la droite, aux colons et à l’armée. Les masses algériennes, pour leur part, ne devaient en attendre que des coups.

    Le PCF et les pouvoirs spéciaux

    Avec la majorité de l’Assemblée, les élus du Parti communiste votèrent les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet le 12 mars 1956. Ils savaient qu’ils approuvaient ainsi la poursuite de la guerre en Algérie. Mais le Parti communiste avait depuis longtemps abandonné toute politique anticolonialiste et se portait garant des intérêts de l’impérialisme français. Par ailleurs, le Parti communiste voulait rompre l’isolement dans lequel le confinaient les autres partis depuis le renvoi des ministres communistes en 1947. En votant avec les socialistes, le PCF espérait réintégrer le jeu politique et retrouver à terme des positions dans un gouvernement dirigé par les socialistes.

    Le vote des pouvoirs spéciaux allait désorienter tous ceux qui, membres du PCF ou non, voulaient s’opposer à la guerre et au colonialisme. Cette complicité ouverte des organisations ouvrières françaises avec la politique coloniale contribuait à creuser le fossé entre les masses algériennes et les travailleurs de la métropole.

    Les moyens militaires s’accrurent les mois suivants, avec le rappel immédiat de 70 000 réservistes et la mobilisation du contingent dont le service fut prolongé à trente mois. De 200 000 hommes, les effectifs militaires en Algérie montèrent à 400 000 en juillet 1956, avec mission de quadriller le territoire algérien. Une partie significative de la jeunesse, sous l’uniforme, était enrôlée pour faire subir aux populations d’Algérie les déportations, les emprisonnements, les tortures et les massacres.

    Mitterrand, ministre de la Justice mais pas encore adhérent du PS, accorda les pleins pouvoirs aux tribunaux militaires, qui firent guillotiner de nombreux combattants algériens. En tant que ministre, il approuva l’exécution d’au moins trente militants du FLN et celle du communiste Fernand Yveton.

    Suite à des attentats du FLN dans le centre d’Alger, le socialiste Lacoste donna carte blanche au général Massu pour « pacifier » la ville dans laquelle il lâcha ses paras en janvier 1957. Ce fut la « bataille d’Alger ». L’armée pratiqua systématiquement la torture. Le bilan fut de plusieurs milliers de morts et de plus de 20 000 arrestations.

    La politique du gouvernement de Guy Mollet et de ses successeurs à participation socialiste jusqu’en 1958 fut menée sous la pression de la droite et des sommets de l’armée. L’incapacité de ces gouvernements à trouver une issue à cette guerre ignoble amena la fin de la quatrième République. La gauche de gouvernement finit de se déconsidérer en se jetant dans les bras de De Gaulle, que Mollet alla en personne tirer de sa retraite de Colombey. Les socialistes Guy Mollet et Max Lejeune participèrent d’ailleurs à son premier gouvernement, en juin 1958.

    Les guerres coloniales, une constante dans la politique des socialistes au pouvoir

    De Gaulle allait mettre fin à la guerre d’Algérie par un compromis avec le FLN, lors des accords d’Évian en 1962. Il fallut pour cela encore quatre ans de massacres. De Gaulle dut imposer un accord à l’armée et aux Français d’Algérie, ce que les socialistes n’avaient jamais osé faire.

    Le Parti socialiste, pour sa part, sortit de la guerre d’Algérie profondément déconsidéré. Il ne réussit pas à présenter de candidature aux élections présidentielles de 1965, et en 1969, son candidat Gaston Defferre recueillit un score dérisoire de 5 %. Le Parti socialiste allait devoir attendre 1981 pour accéder de nouveau au pouvoir. Il allait s’inscrire d’emblée dans la continuité de la politique de la droite, en soutenant les dictatures sanglantes des ex-colonies alliées de la France, et en intervenant militairement pour maintenir les intérêts de l’impérialisme français, dans ses propres colonies, en Nouvelle-Calédonie, mais aussi en Afrique et au Liban.

    Alain CHEVARD 02 Mars 2016
     
  • Le sionisme, du « rêve » nationaliste au cauchemar colonial (Npa)

    anti.jpg

    « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » ? Les fondateurs du sionisme ne furent jamais dupes de leur propre slogan. Loin d’ignorer l’existence des Palestiniens, ils n’y voyaient qu’une main-d’oeuvre à exploiter ou un obstacle à supprimer. Le sionisme, expression d’une révolte contre l’oppression des Juifs d’Europe, fut pourtant d’emblée un projet colonial. 

    L’oppression des Juifs d’Europe est une vieille histoire. A Strasbourg, encore au 18ème siècle, les Juifs devaient quitter la ville au son du cor, à la tombée de la nuit, pour regagner leur ghetto dans les faubourgs. Il fallut attendre la Révolution française pour briser ces discriminations infâmes.

    Le mouvement d’émancipation mit cependant du temps à gagner le reste de l’Europe.

    Au 19ème siècle, cette émancipation prit souvent l’allure d’une assimilation, par laquelle les Juifs perdaient leurs traits culturels particuliers. Malgré la persistance des préjugés, cette tendance à l’assimilation faisait pronostiquer à nombre d’intellectuels juifs du 19ème siècle rien moins que la disparition des spécificités juives en Europe, moyennant l’égalité des droits dans des sociétés de plus en plus libérales, notamment en Europe occidentale. 

    Mais le vrai centre de gravité des populations juives d’Europe était situé dans la partie occidentale de l’Empire russe.

    C’est là que les deux tiers de la population juive du monde étaient concentrés, dans les ghettos et villages du « Shtetl » de Lituanie, Pologne, Ukraine ou Russie. A la fin du 19ème siècle, six millions de Juifs vivaient sous la tutelle du tsar, dans cette « zone de résidence » obligatoire. Leur situation économique était catastrophique. Ils n’avaient pas le droit de posséder des terres et n’étaient pas embauchés comme ouvriers dans la grande industrie naissante. Dans un monde massivement paysan, ils représentaient une fraction considérable de la population citadine, par exemple 20 % de celle de Varsovie, qui comptait 200 000 Juifs. Condamnés à une existence misérable, ils étaient soumis à un antisémitisme légal (pas le droit d’être fonctionnaires, numerus clausus à l’université et dans les professions libérales, corvées et impôts particuliers) et subissaient des explosions chroniques d’antisémitisme, les pogroms, largement attisés par le pouvoir tsariste.

    L’invention du sionisme

    C’est dans ce contexte que le sionisme est né à la fin du 19ème siècle. Il n’était pourtant pas l’invention de Juifs du Shtetl. Son fondateur, Theodore Herzl, était un bourgeois juif autrichien qui se sentait parfaitement assimilé. Mais il racontait lui-même que c’est en France, pays de la première émancipation des Juifs, qu’il vit se déchaîner avec l’affaire Dreyfus une campagne nationale hystérique contre le « traître juif ». Il était évident que la veille oppression n’était pas près de disparaître.

    La situation des Juifs d’Europe était pourtant bien différente à l’est et à l’ouest.

    Une partie de la bourgeoisie et de l’intelligentsia juives occidentales accusaient d’ailleurs la « racaille » juive venue de l’est… d’alimenter l’antisémitisme et refusait avec horreur de pouvoir être confondue avec ces gens. Herzl, lui, en tira d’autres conclusions : que les Juifs dans leur ensemble devaient se donner leur propre Etat. Car il comprenait au moins une chose : les Juifs étaient victimes du processus général de construction des Etats modernes qui partout se créaient sur le dos des minorités et se dotaient d’idéologies nationalistes qui leur étaient hostiles… mais que partageaient Herzl et les autres fondateurs du sionisme.

    Dans L’Etat juif, publié en 1896, il écrivait : « nous avons partout loyalement essayé d’entrer dans les collectivités nationales qui nous environnent, en ne conservant que la foi de nos pères. On ne l’admet pas. En vain sommes-nous de sincères patriotes (…) Dans ces patries où nous habitons déjà depuis des siècles, nous sommes décriés comme étrangers (…) La majorité peut décider qui est l’étranger dans le pays. C’est là une question de puissance, comme tout d’ailleurs dans les relations des peuples (…) C’est donc en vain que nous sommes partout de braves gens. Ah ! Si l’on nous laissait tranquilles ! Mais je crois qu’on ne nous laissera pas tranquilles. »

    Il en déduisait la nécessité pour les Juifs de renoncer à l’assimilation et même à la conquête d’une simple égalité des droits dans chaque pays. Pour construire un Etat juif. Il fallait pour cela un territoire. Après quelques hésitations sur le lieu il proposa la « Terre de Sion », la Palestine, qu’il considérait comme le berceau historique du peuple juif. Les sionistes développèrent toute une mythologie historique, semblable à celles qui se construisaient alors en Europe. Ils reconstruisirent  l’histoire du judaïsme et du « peuple juif » pour fonder les droits d’un Etat juif en Palestine, comme l’a brillamment raconté Shlomo Sand dans son essai « Comment le peuple juif fut inventé ».

    Des raisons prosaïques

    Il y avait au choix de la Palestine des raisons plus prosaïques que le romantisme biblique. L’entreprise semblait impossible en Europe. A moins de se contenter de plus modestes institutions « nationales culturelles », à défaut d’un territoire ? En revanche l’Empire ottoman en déclin, maître de la « Terre sainte », était la nouvelle proie des ambitions anglaises, françaises et allemandes.

    Les Français montraient la voie aux sionistes : après avoir développé une colonie de peuplement en Algérie, ils avaient pris prétexte de l’existence d’une forte communauté chrétienne au Liban pour s’ériger en protecteurs de celle-ci et obtenir de l’empire turc des « capitulations » en faveur de la France. La région du « Mont Liban » devenait peu à peu une enclave coloniale française sur le flan de l’empire déclinant. Pourquoi ne pas faire de même en Palestine ? Y établir une colonie de peuplement juive, appelée à devenir un jour un Etat indépendant, sous la protection d’une grande puissance européenne ?

    Quant aux occupants réels, arabes, de la Palestine, ils ne comptaient pas plus pour Herzl que les Algériens pour les Français. Sur son projet colonial il écrivait : « nous devrions former là-bas une partie du rempart de l’Europe contre l’Asie, un avant-poste avancé de la civilisation s’opposant à la barbarie. » Et notait en 1895 dans son journal, à propos des Arabes : « nous devons les exproprier gentiment. Le processus d’expropriation et de déplacement des pauvres doit être accompli à la fois secrètement et avec prudence. »

    Pendant que des migrants juifs d’Europe orientale s’installaient, mais au compte-goutte, en Palestine, avant même d’ailleurs la fondation d’un mouvement sioniste structuré par Herzl, celui-ci fonda un congrès sioniste annuel et une banque coloniale juive pour recueillir des fonds, investir en Palestine et acheter des terres. Il prit aussi son bâton de pèlerin pour chercher la puissance européenne qui trouverait conforme à ses intérêts d’arracher la Palestine à l’empire turc pour en faire une colonie juive… Quand le Kaiser allemand Guillaume II se rendit en visite d’Etat à Jérusalem en 1898, Herzl fit aussitôt ses valises et se vit accorder cinq minutes d’audience, sans résultat. Ce fut le seul voyage de sa vie en « Terre sainte », dont il jugea d’ailleurs, dans son journal, le « climat très malsain » ! Des courbettes, il alla aussi en faire à Saint-Pétersbourg, capitale de la persécution mondiale des Juifs, pour expliquer au ministre de l’intérieur du tsar que le sionisme n’était pas un mouvement hostile au régime et qu’il conseillait aux Juifs non de se dresser contre le despotisme, mais d’aller chercher refuge en Palestine. Herzl demandait donc de l’aide au ministre pour faciliter l’exil.

    Ce que ce dernier faisait en réalité : la misère et les pogroms chassaient les Juifs de Russie, et cela continua après la guerre mondiale. Mais au grand désespoir des sionistes, les exilés n’allaient pas en Palestine, ou si peu ! Entre 1880 et 1929, près de quatre millions de Juifs émigrèrent de Russie, de Pologne, d’Autriche-Hongrie (puis des Etats successeurs) et de Roumanie. Trois millions allèrent aux Etats-Unis, 500 000 en Europe occidentale. La Palestine, elle, n’accueillit en cinquante ans que 120 000 juifs. New-York était la nouvelle Jérusalem.

    La colonisation de la Palestine

    L’alya (le « retour ») s’est cependant accélérée après la Première Guerre mondiale. Les Etats-Unis, la France et l’Angleterre se faisaient de moins en moins accueillants. Mais surtout, les sionistes avaient enfin réussi à se faire adopter par la première puissance impérialiste, la Grande-Bretagne.  En 1917, en plein conflit, le ministre des affaires étrangères Lord Balfour promettait officiellement « l’établissement d’un foyer national juif en Palestine ».

    Le calcul britannique était parfaitement cynique. Pendant la guerre, ils promettaient la Palestine deux fois, à l’émir Hussein et aux chefs nationalistes arabes comme aux dirigeants sionistes. En même temps, ils négociaient avec l’allié et concurrent français le partage colonial de l’empire ottoman. Les accords Sykes-Picot, plus tard refondus, donneraient la Syrie et le Liban à la France, l’Irak et la Transjordanie à l’Angleterre. Les Britanniques comptaient bien utiliser les colons juifs contre les Arabes. C’était d’ailleurs leur politique en général : découper des frontières selon leurs intérêts, créant un Irak artificiel tout en dispersant les Kurdes, taillant un émirat pétrolier au Koweït, donnant des privilèges à des minorités pour qu’elles soient le relais de leur domination contre le reste de la population. Ils savaient que la logique de la situation pousserait Juifs et Arabes à l’affrontement, ce qui leur permettrait de s’imposer à tous comme l’arbitre indispensable.

    Les sionistes n’étaient pas dupes.

    Ils acceptaient consciemment ce jeu en espérant que l’aggravation du sort des Juifs d’Europe en amènerait de plus en plus en Palestine, et que leur rôle de relais de l’impérialisme les rapprocherait de la création d’un Etat. L’immigration juive s’accéléra. En 1935 il y avait 500 000 juifs en Palestine, soit 29 % de la population totale du territoire à l’ouest du Jourdain.

    Le sionisme « socialiste »

    Mais en même temps cette immigration changea de nature. Elle était au début fortement dominée par des millionnaires conservateurs juifs, comme Rothschild, et par des organisations sionistes dans la ligne de Herzl. Mais au sein du sionisme, spécialement en Europe orientale, se développa un courant qui se proclamait socialiste et ouvrier. Un théoricien sioniste, Ber Borachov, affirmait ainsi vouloir concilier socialisme et nationalisme juif : le peuple juif était « anormal », avec peu d’ouvriers et de paysans, il n’avait pas sa propre structure économique, il était prisonnier d’économies étrangères. Il fallait donc créer en Palestine une paysannerie et une classe ouvrière juives, bases d’un Etat socialiste juif.

    C’est l’idéal que porteraient la plupart des fondateurs des fameux « kibboutz », et dont se font ainsi l’écho, rétrospectivement, Serge Moati et Ruth Zylberman dans leur livre et documentaire Le Septième jour d’Israël : « Les kibboutzim étaient alors comme la vitrine d’Israël. [Ils parlent des années 1950.] On venait s’y incliner avec respect devant ces Juifs d’un type nouveau qui avaient su faire de leur vie un miracle quotidien. Sur les marais qu’ils avaient su assécher, ils avaient bâti des villages pimpants (…) Ils avaient su, eux les enfants des Shtetls [les bourgades d’Europe centrale] et des mellahs [quartiers juifs] d’Afrique du nord, construire une société égalitaire, vraiment socialiste et collectiviste à l’heure où ce mot ne faisait pas encore peur (…) [Ils étaient arrivés en Palestine] animés par le rêve d’un homme nouveau ».

    Cet « homme nouveau », qui fit « fleurir le désert » comme on aime à le dire aujourd’hui en Israël, ne construisit cependant pas ses fermes- villages seulement sur des « marais ». Les sionistes créèrent au début du siècle un « Fonds national juif » qui collectait dans toute la diaspora pour ensuite acheter des terres en Palestine. Les terres étaient souvent achetées aux féodaux arabes, comme si les paysans qui travaillaient ces terres depuis des siècles n’existaient pas. Ceux-ci étaient brutalement expulsés et la colonie pouvait s’installer.

    On vit affluer en Palestine, à partir de 1910 et surtout après la Première Guerre mondiale, toute une jeunesse juive, surtout issue d’Europe orientale, influencée par les idées socialistes, guidée par l’idéal d’une société fraternelle et égalitaire, démocratique et sans exploitation… mais pour l’essentiel nationaliste. Et bien entendu bardée de tous les préjugés racistes et colonialistes de l’Europe dont elle venait. Dans leur travail pourtant presque amoureux sur le kibboutz, Moati et Zylberman, précisent donc : « les kibboutzim constituaient le meilleur des instruments pour mener à bien les objectifs nationaux du sionisme : colonisation juive, conquête territoriale de facto (…) Surtout dans les années 30, alors que l’opposition arabe aux implantations juives allait grandissant, les kibboutzim constituèrent les avant-ponts armés du combat sioniste, châteaux forts dressés face au monde extérieur. Des fermes, oui, mais aussi des forteresses bien armées. » Et si leur nombre passa de 24 en 1923 à 90 en en 1939, ils ne représentaient « qu’une proportion fort marginale de la population juive (entre 3 et 6 %), ils constituaient une véritable élite idéaliste et dévouée qui frappait et exaltait l’imagination des jeunes Juifs de par le vaste monde ». Bref, une avant-garde armée et idéologique.

    Autre paradoxe : ces pionniers d’un « socialisme national » voulaient devenir ouvriers agricoles, mais les grands propriétaires juifs préféraient exploiter la main d’œuvre arabe. Pour développer le « travail juif » à la campagne, ils fondaient donc leur propre communauté agricole, tandis qu’en ville ils luttaient avec âpreté… pour empêcher l’embauche des travailleurs arabes. Les socialistes fondèrent une organisation syndicale, la Histadrout, en 1920. Elle refusa de syndiquer les Arabes. Elle finançait des piquets empêchant la venue de travailleurs arabes dans une entreprise juive, organisait le boycott de la production arabe : il fallait acheter juif.

    C’était conforme à la décision prise en 1929 par le proto-gouvernement du mouvement sioniste en Palestine, l’Agence juive, dominée alors par les socialistes et leur leader David Ben Gourion, de construire par ces méthodes de séparation forcée une « économie juive » autonome en Palestine. Il n’y avait rien de naturel à cette coupure en deux des travailleurs arabes et juifs, malgré les préjugés et la colère des Arabes à se voir peu à peu dépossédés par la colonisation juive. La Histadrout sabota en 1920 une grève commune aux ouvriers arabes et juifs du port et de la raffinerie de Haïfa contre leurs employeurs britanniques, puis en 1931 une grève des camionneurs des deux communautés.

    Ainsi la montée en puissance du courant « socialiste » au sein de la colonisation juive en Palestine ne rendit pas celle-ci moins nationaliste ou anti-arabe.

    Elle contribua à l’orienter davantage vers l’idée d’une complète séparation et le projet d’expulser si possible les Arabes de Palestine, plutôt que de les y tolérer pour en faire un prolétariat corvéable à merci. Et puisque les émeutes antijuives se multipliaient au fur et à mesure des progrès de la colonisation, le paysan et l’ouvrier juif « socialiste » se transformait toujours davantage en colon armé face aux Arabes dépossédés, sous la direction des diverses organisations armées sionistes. Seule une minorité de Juifs, communistes (staliniens et trotskystes), prônaient une perspective commune aux Juifs et aux Arabes et s’efforçaient de les organiser ensemble.

    La grande révolte arabe de 1936

    Cela ne pouvait bien sûr tourner qu’à la guerre, une guerre à plusieurs fronts, opposant les uns aux autres les Arabes, les Juifs et la puissance coloniale anglaise.

    Le 20 avril 1936 une grève générale  dirigée par un Haut-comité arabe à la tête duquel il y avait le (très réactionnaire) grand Mufti de Jérusalem, fut organisée pour imposer aux autorités coloniales la fin de l’immigration juive, l’interdiction de la vente de la terre aux Juifs et la promesse d’un gouvernement désigné par les représentants de la majorité de la population. Elle dura six mois et tourna à l’insurrection.

    Des Arabes menèrent une guérilla dans les collines, firent dérailler des trains, sabotèrent l’oléoduc de l’Irak Petroleum Company (à capitaux britanniques).

    Les villages révoltés attaquèrent parfois les colonies juives, tout en luttant contre les troupes britanniques d’occupation, à tel point que des villes entières échappèrent au contrôle des autorités britanniques. Les Anglais menèrent une répression féroce. Des villages entiers furent rasés, des familles expulsées et regroupées dans des camps. Les pendaisons expéditives et publiques se multiplièrent. Entre 1936 et 1939, l’armée britannique tua des milliers d’insurgés.

    Les organisations sionistes, également visées par la révolte arabe, y virent l’occasion de se rendre indispensables aux Anglais. Elles reçurent l’autorisation de mettre sur pied des milices armées, participèrent à la répression et firent tout pour saboter la grève arabe en fournissant de la main-d’œuvre jaune et en faisant fonctionner les ports et les trains. Chaïm Weizmann, futur premier président d’Israël, le justifia avec un tranquille aplomb : « d’un côté, les forces de la destruction, les forces du désert, se développent, de l’autre tiennent fermement les forces de la civilisation et de la construction. C’est la vieille guerre du désert contre la civilisation, mais nous ne céderons pas. »

    En 1939, une fois la révolte écrasée, les Anglais « récompensèrent » le mouvement sioniste par un « Livre Blanc » qui gelait l’immigration juive. Les Britanniques voulaient renouer le contact avec les chefs féodaux arabes et rééquilibrer le rapport de forces entre les deux communautés pour mieux les dominer.

    Vers la « guerre d’indépendance »

    La Deuxième Guerre mondiale terminée en 1945, ils essayèrent d’ailleurs de prolonger cette politique de bascule, en freinant un moment l’immigration des Juifs qui fuyaient l’Europe où venait d’être perpétré le génocide nazi, pour perpétuer leur mainmise sur la région.

    Une fraction du mouvement sioniste réagit en prenant les armes contre les Anglais. Des sionistes d’extrême droite, admirateurs à leur façon des fascismes européens, constituèrent l’Irgoun, un groupe armé terroriste. Deux de ses chefs, Itzhak Shamir et Menahem Begin, deviendront un jour premier ministre d’Israël. Mais si le mouvement sioniste s’était diversifié politiquement, engendrant son aile gauche socialiste et son extrême droite quasi fasciste, le fond politique restait le même : construire à marche forcée un appareil militaire appuyé sur une population très soudée, pour créer un Etat juif homogène quand l’occasion s’en présenterait.

    Et elle se présenta après la Deuxième Guerre mondiale. Le fait déterminant ne fut pas en soi le génocide perpétré par les nazis, l’extermination de six millions de Juifs européens. Cette tragédie poussa bien entendu  de nombreux survivants à s’évader de l’Europe dévastée et pour beaucoup à choisir l’installation en Palestine. Mais là encore, souvent faute d’alternative. D’autant que des pogroms visèrent les Juifs survivants dans la Pologne de l’immédiat après-guerre.

    10 % des Juifs qui quittèrent l’Europe après la guerre se rendirent en Palestine. Mais sur le plan straté- gique, le fait décisif fut l’affaiblissement de l’impérialisme britannique, son incapacité à garder tel quel son empire colonial. L’Inde elle-même, joyau de la couronne, allait devenir indépendante dès 1947. La Grande-Bretagne se résigna à lâcher la « Transjordanie » et laissa l’ONU toute neuve « régler » le « problème judéo-arabe » que l’impérialisme anglais avait cyniquement contribué à construire lui-même en trois décennies.

    Contrairement aux Arabes de Palestine le mouvement sioniste était prêt et il y eut le dénouement que l’on sait : la guerre de 1948, la proclamation de l’Etat d’Israël, la catastrophe qui frappa des millions de Palestiniens.

    Yann Cézard

    https://npa2009.org/idees/le-sionisme-du-reve-nationaliste-au-cauchemar-colonial

    L’immigration juive en Palestine et Israël (Source : Lemarchand, Atlas géopolitique du Moyen-Orient et du Monde arabe, Complexe 1994.)

    Période Nombre d’immigrés principaux pays d’origine

    1902-1903

     25 000  Empire Russe
    1904-1914  40 000  Empire russe, Roumanie, Europe central
    1919-1931  130 000  Grece, Pologne, Turquie
    1932-1939  210 000  Allemagne, Roumanie, Pologne, Tchécoslovaquie
    1939-1948  180 000  Europe
    1948-1955  690 000  Maroc, Irak, Roumanie, Iran, Pologne, Egypte, Yémen, Turquie, Bulgarie
  • De 1948 à aujourd’hui : la colonisation à tombeau ouvert (Npa)

    1948

    La création d’Israël, l’expulsion des Arabes

    Quel serait le sort de la Palestine après le départ des Anglais programmé pour 1947 ? La direction sioniste refusa tout projet d’un Etat binational démocratique, accepta la proposition d’un partage pour obtenir une base territoriale propre, et construisit une armée pour non seulement défendre, mais étendre ce territoire et en chasser le plus grand nombre possible d’Arabes. David Ben Gourion, qui allait devenir le premier dirigeant de l’Etat d’Israël, écrivait ainsi dès 1937, dans une lettre à l’un de ses fils : « les Arabes doivent partir, mais nous avons besoin d’un moment favorable pour que cela arrive, par exemple une guerre. »

    Cette guerre désirée a démarré avant l’intervention des armées arabes. Dès mars 1948, des centaines de villages arabes et des quartiers arabes de villes comme Haïfa ou Tibériade furent attaqués par les 90 000 hommes de la Haganah, la population regroupée, des hommes exécutés, le reste chassé sur les routes, les maisons détruites ou appropriées. A Deir Yassine, un village près de Jérusalem, c’est toute la population qui fut massacrée. Le mouvement sioniste planifia cette vaste purification ethnique, à la faveur d’un climat de terreur, parce qu’il ne voulait pas accepter un Etat où les Arabes auraient représenté 40 % de la population (1 million d’Arabes, 1,5 million de Juifs selon le plan de partage de l’ONU).

    Le 15 mai, Ben Gourion proclamait l’Etat d’Israël. Ni bien armés ni bien organisés, les Palestiniens devaient compter sur « l’aide » des armées égyptienne, syrienne et jordanienne… qui n’intervinrent qu’a minima. Pire, le roi de Jordanie avait déjà négocié avec le gouvernement sioniste un partage de la Palestine, qui lui livrait Jérusalem-est et la Cisjordanie.  

    Six mois plus tard les combats cessaient. Le résultat était cette Naqba, « la catastrophe », dont parlent les Palestiniens. La création d’un Etat israélien colonialiste et militariste. Aucun droit national pour les Arabes de Palestine. 800 000 d’entre eux chassés de leurs terres et réduits à la condition de réfugiés misérables.

    1950

    Israël, Etat des Juifs du monde entier, pas des Arabes israéliens

    Israël devait être « l’Etat des Juifs ». Le parlement vota la « loi du retour » qui donnait à tout Juif vivant dans le monde le droit de devenir citoyen d’Israël. Au passage, la définition du « Juif » était fondée sur des critères religieux : l’Etat laïc d’Israël gouverné par une gauche ouvertement athée confiait les clefs de l’état-civil et de la nationalité aux religieux, avec l’influence qui irait avec.

    Les 160 000 Arabes restés sur le territoire du nouvel Etat eurent droit pour leur part à la prolongation du régime militaire instauré à l’époque du mandat colonial par les Britanniques : ni libertés ni citoyenneté pleine et entière, impossibilité d’acheter des terres, droit pour le gouvernement de confisquer leurs terres pour les revendre à des Juifs, arbitraire militaire à leur égard. Jusqu’en 1966. Et nul « retour » pour les expulsés de 1948…

    1956

    Une guerre politiquement décisive

    Israël attaqua l’Egypte aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne et envahit le Sinaï. L’URSS et les Etats-Unis firent pression pour arrêter le conflit. L’enjeu fut finalement plus politique que militaire : Israël manifestait sa disponibilité pour être l’allié de l’impérialisme dans la région, contre les peuples arabes. Israël assumait aussi, cyniquement, une rupture profonde avec le monde arabe, qui rendrait plus difficile la vie des Juifs du Maroc à l’Irak… et accélérerait donc leur émigration vers Israël.

    Un million de Juifs de langue arabe immigreront en Israël les deux décennies suivantes. Ces « Mizrahim » étaient assez juifs pour peupler Israël mais trop arabes pour être les égaux des fondateurs venus d’Europe. Ils seront méprisés et surexploités, jusqu’à maintenant. Ben Gourion disait des immigrants juifs marocains : « des poussières humaines, sans langue ni éducation, racines, traditions ou rêve national », qu’il faudrait « remodeler ». Une sorte de colonisation à l’intérieur même de la communauté juive…

    1966

    La fausse émancipation des Arabes d’Israël

    Le gouvernement leva enfin le régime militaire qui pesait sur eux. Ils reçurent une carte d’identité nationale israélienne. Mais sur celle-ci, leur nationalité était dite « arabe ». La majorité des Israéliens sont « juifs »... Il n’y a pas en effet de « nationalité israélienne ». Tout un symbole de ce que l’avenir réservait en fait de discriminations.

    Les villages et quartiers arabes ne bénéficieront jamais des mêmes équipements, écoles, centres de santé. Les Arabes n’ont pas les nombreux droits sociaux conditionnés au fait d’avoir fait son service militaire… qu’ils ne peuvent pas faire. Et les réquisitions de terres continueront. Aujourd’hui, les Arabes sont 17 % de la population et ne possèdent que 2 % des terres du pays.

    1967

    Le grand Israël ?

    Le 5 juin 1967, l’armée israélienne déclencha une guerre éclair et écrasa en six jours les armées jordanienne, syrienne et égyptienne. Le Sinaï et le plateau du Golan furent occupés, et surtout la bande de Gaza et la Cisjordanie. Le gouvernement israélien triomphait : c’était en quelque sorte le rêve du « Grand Israël » cher aux fondateurs qui se réalisait.

    Mais que faire de ces territoires occupés ? Et de sa population arabe ? Les choix du parti travailliste, alors encore largement hégémonique, furent déterminants pour l’avenir. En réalité Israël n’arriva pas à trancher. Les Arabes, contrairement à ce qui s’était passé en 1948, n’étaient pas massivement « partis ». Le gouvernement n’osa pas les expulser. Il n’osa pas non plus annexer purement et simplement les nouveaux territoires occupés. D’ailleurs Ben Gourion, à la retraite, conseilla pour sa part de les rendre, non par respect des droits nationaux des Palestiniens, on s’en doute, mais parce qu’annexer ces territoires sans en expulser ses habitants menacerait démographiquement la nature juive de l’Etat d’Israël.

    La « gauche », l’armée, la majorité des Israéliens n’étaient pas pour autant capables de renoncer à leur conquête. Jérusalem-Est fut annexée (la ville deviendra « capitale éternelle et indivisible d’Israël » en 1980) et d’année en année, un mouvement de plus en plus puissant de colonisation reprit de ce côté de l’ancienne frontière. Les pionniers qui reprenaient ainsi les vieilles méthodes des premiers colons sionistes étaient souvent des fanatiques religieux, qui se regroupèrent dans le Goush Emounim, le « Bloc de la Foi ». Ils s’installaient sur des collines, chassaient les Arabes, puis après s’être fait plus ou moins gronder par les autorités d’Israël, se faisaient vite protéger par l’armée contre la colère des Palestiniens.

    La colonisation de la Cisjordanie commença sous la « gauche » travailliste, qui soit la favorisait, soit ne voulait pas politiquement l’affronter. Il est vrai que le sionisme en général, même s’il était dominé par des athées et des laïcs, a toujours eu des relations coupables – instrumentales – avec le fanatisme religieux. Comme le disait le président de la LDH israélienne à la fin des années 1960, « il y a des sionistes qui ne croient pas que Dieu existe, mais les mêmes vous diront que c’est Dieu qui a donné la terre au peuple juif ».

    C’est ainsi que les religieux, à côté de l’armée, sont devenus l’aile marchante de l’expansion coloniale d’Israël. Alors même que leurs entreprises (qui parfois tournent carrément au massacre de Palestiniens ou à d’infâmes provocations religieuses) entraînent toujours davantage l’ensemble des Israéliens dans une spirale de guerre sans fin, ils peuvent se présenter comme les nouveaux héros du sionisme. C’est ce qui a assuré leur emprise grandissante sur la société israélienne.

    Aujourd’hui, il y  a plus de 500 000 colons dans les territoires occupés. 200 000 sont installés à Jérusalem-est, encerclant la vieille ville arabe. Des territoires palestiniens ont été inclus dans le « Grand Jérusalem » et transformés en zone de peuplement juif. Dans leurs quartiers les ultra-orthodoxes juifs, qui la considèrent comme « leur ville », donnent la chasse aux homosexuels et aux femmes « impudiques » ; ils multiplient aussi les implantations dans la vieille ville arabe et certains d’entre eux rêvent de « rebâtir le Temple » sur l’esplanade des mosquées. La ville « unifiée » et annexée de Jérusalem compte désormais 700 000 habitants, dont 500 000 Juifs.

    1973

    La guerre du Kippour : l’ombre d’un doute ?

    L’Egypte et la Syrie déclenchèrent une offensive en octobre 1973. Surprise, l’armée israélienne dut reculer, puis mit quinze jours pour reprendre le terrain perdu dans le Sinaï et dans le Golan, au prix de nombreux morts.

    La confiance de l’opinion israélienne en son gouvernement et sa capacité à toujours l’emporter militairement en sortait ébranlée. Fallait-il continuer la politique de la chef du gouvernement, Golda Meir, qui ne jurait que par la force et déclarait sans complexe : « les Palestiniens cela n’existe pas. Les Palestiniens c’est nous les Juifs » ? Mais le doute n’était pas permis pour l’écrasante majorité des forces politiques israéliennes. Puisque la force ne suffisait pas, il fallait plus de force ! Six ans plus tard Israël faisait la paix avec l’Egypte mais resserrait encore son emprise sur les Palestiniens et renforçait son appareil militaire.

    1982

    L’invasion du Liban

    Menahem Begin, premier des premiers ministres de droite et son ministre de la défense, Ariel Sharon, décidèrent d’envahir le Liban. L’armée y tua des dizaines de milliers de Libanais et Palestiniens, écrasa Beyrouth sous les bombes et détruisit le quartier général de l’OLP. Le 16 septembre, ses alliés, les milices chrétiennes libanaises, massacrèrent 3 000 hommes, femmes et enfants dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila. Ariel Sharon  et l’état-major israélien couvraient et aidaient l’opération.

    Cette fois, des dizaines de milliers d’Israéliens (juifs et arabes), écœurés, manifestèrent à Tel-Aviv pour dire leur honte et leur colère. Ce fut le vrai point de départ d’un « camp de la paix » en Israël. Mais le poids écrasant du nationalisme et la complicité de la « gauche » qui ne voulait pas critiquer l’armée (ses dirigeants ont eux-mêmes beaucoup de sang sur les mains), ont fait que ni Sharon ni aucun officier n’eut jamais à rendre des comptes.

    1987 

    La Première Intifada

    En décembre 1987, alors que l’agitation montait dans les territoires occupés, avec grèves, manifestations, affrontements sporadiques, un camion israélien écrasa quatre ouvriers palestiniens. Ce fut le signal d’un soulèvement général. Les différents groupes de la résistance palestinienne prirent le contrôle de villages et de quartiers, s’attaquèrent à des positions militaires. Mais surtout, jour après jour, la jeunesse palestinienne affronta l’armée, pierres contre tanks.

    Le ministre de la défense (et futur prix Nobel de la Paix,) le travailliste Yitzhak Rabin, donna pour consigne à ses troupes : « brisez-leur les os ! » Ce n’était pas une métaphore. Plus d’un millier de Palestiniens furent tués, des milliers torturés, des dizaines de milliers emprisonnés. Mais aux yeux du monde, la révolte des pierres démystifia largement Israël et rendit enfin visible le peuple palestinien et ses droits nationaux bafoués. Elle provoqua une crise politique et pour ainsi dire morale dans le consensus sioniste. Elle ne chassa pas l’occupant mais aurait pu, aurait dû créer de nouvelles possibilités historiques.

    1993

    L’illusion – et la duperie – d’Oslo

    Le 13 septembre 1993, sous le parrainage de Bill Clinton, Yasser Arafat et Yitzhak Rabin se serraient la main devant la Maison Blanche pour entériner des accords négociés à Oslo.

    Le gouvernement Rabin, tout en devant tenir compte des exigences (limitées) du grand parrain américain, cherchait à transformer son mode de domination des Palestiniens. Un peuple qui venait de prouver sa détermination, mais dont la principale organisation nationale, l’OLP, affaiblie, était peut-être disposée à se laisser domestiquer, voire acheter d’une certaine façon. Les dirigeants israéliens ne cherchaient aucunement à rendre possible une paix fondée sur la constitution d’un véritable Etat palestinien indépendant. Ils voulaient résoudre le dilemme de ces territoires occupés qu’ils ne voulaient ni annexer ni décoloniser, en y offrant à l’OLP la sous-traitance de la gestion de la misère et de la « sécurité », quitte à lui accorder les apparences plus ou moins dérisoires d’un embryon d’Etat.

    La preuve en est qu’après les accords d’Oslo, la situation réelle des Palestiniens ne changea guère. La domination économique israélienne continua, l’implantation des colonies ne fut même pas ralentie. On passa de 200 000 à 400 000 colons en Cisjordanie entre 1993 et 2000. On allait tout droit vers un bantoustan palestinien, à l’image des Etats fantômes inventés par le régime d’apartheid en Afrique du sud.

    Pas de paix sans justice : la deuxième Intifada commençait en septembre 2000.

    2001

    La deuxième Intifada et l’arrivée au pouvoir de Sharon

    Ce nouveau soulèvement du peuple palestinien n’eut pourtant pas les mêmes répercussions idéologiques sur la société israélienne que la première. De multiples raisons peuvent l’expliquer, mais l’une d’entre elles doit être soulignée : le parti travailliste (un des grands partis historiques du sionisme, celui qui dirigea le plus longtemps Israël et qui parraina les premières grandes étapes de la colonisation) avait fait cette fois le sale boulot de décourager la population tentée par la recherche de la paix par des concessions et la reconnaissance du droit des Palestiniens à avoir un Etat

     Rabin lui-même avait laissé la bride sur le cou à la colonisation. Cependant, la haine que lui portait la droite israélienne conduisit à son assassinat en 1995 par un fanatique religieux juif. Son gouvernement ne saisit pas l’occasion de casser les reins de l’extrême droite. Au contraire, le premier ministre Ehud Barak s’ingénia à offrir à l’OLP des « conditions de paix » – la dite « offre généreuse » de 2000 – inacceptables et faites pour ne pas être acceptées. Ce gouvernement expliqua alors aux Israéliens qu’il s’était trompé, que les attentats qui se multipliaient prouvaient bien que les Palestiniens ne voulaient pas la paix, qu’Israël « n’avait plus de partenaire pour la paix », qu’il fallait décidément protéger les colonies en Cisjordanie, construire un mur et bombarder sans retenue de l’autre côté.

    2015

    La guerre permanente

    Il était logique alors que celui qui incarnait le mieux une telle politique devienne le nouvel homme fort du pays. En 2001, Ariel Sharon, le boucher de Sabra et Chatila, était triomphalement élu premier ministre. Depuis  la société israélienne, gangrénée et façonnée par son entreprise coloniale, de massacres en bombardements de Gaza, n’a cessé de tomber toujours plus sous l’emprise des pires forces réactionnaires et racistes. Nouvelles colonies et blocus de Gaza, révoltes palestiniennes, répression de plus en plus barbare : la politique d’Israël est désormais celle de la guerre permanente.

    Yann Cézard

     
  • Les racines de l’État islamique (Cetri)

    1233-IrakSyrie-1024x747.jpg

    L’État islamique (EI) n’est pas né d’un seul coup à l’été 2014. Il est enraciné dans l’histoire mêlée de l’Irak et de la Syrie de ces vingt dernières années. Loulouwa Al Rachid et Matthieu Rey démêlent cet héritage complexe de l’EI, à la fois legs de l’autoritarisme baasiste et de l’intervention américaine en Irak.

    La Vie des Idées : Pourquoi est-il nécessaire de revenir à l’histoire de la Syrie et de l’Irak de ces vingt dernières années pour comprendre l’État islamique (EI) ?

    Loulouwa Al Rachid : Quand on parle de l’EI, on fait mine de croire à une naissance miraculeuse, comme si cet « État » auto-proclamé était né à l’été 2014 avec la prise de Mossoul, la deuxième plus grande ville d’Irak et qu’il suffisait de quelques centaines de combattants circulant dans des pick-up pour fonder une organisation terroriste puissante.

    Or l’EI n’est pas le fruit d’une naissance miraculeuse mais résulte plutôt d’un déni de grossesse : les symptômes étaient là depuis longtemps sur le terrain irakien. L’année 2003 a constitué à cet égard un tournant décisif : elle a installé la matrice jihadiste de type Al-Qaida au cœur du Levant. C’est l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, suivie d’une occupation militaire qui a donné au phénomène jihadiste un nouvel essor dans notre voisinage méditerranéen.

    Parmi les groupes ayant tout de suite pris les armes contre l’armée américaine et ses auxiliaires irakiens, il y avait une composante « étrangère » rapatriée d’Afghanistan et d’autres terrains du jihad, le Caucase notamment. Et sur cette matrice là se sont greffés des groupuscules armés irakiens, qui s’inscrivaient d’abord dans une posture « nationaliste » de lutte contre l’occupation étrangère. Ces groupuscules formés par des anciens du régime de Saddam Hussein se sont par la suite dissous dans la nébuleuse jihadiste, contribuant ainsi à la professionnaliser et à lui insuffler un moteur supplémentaire, celui de haine des chiites ; l’armée américaine a cru avoir éradiqué ces jihadistes en 2007-2009 en s’appuyant sur les tribus locales qu’elle a armées et financées pour pacifier les régions sunnites d’Irak.

    Or ces groupuscules jihadistes n’ont jamais véritablement disparu depuis 2003 : ils se sont tantôt fondus dans une population sunnite qui supportait mal les pratiques, souvent discriminatoires, du nouveau pouvoir central chiite, tantôt repliés dans les zones désertiques ou montagneuses de l’ouest et du nord de l’Irak. Ils ont surtout trouvé refuge en Syrie, profitant d’un espace frontalier entre les deux pays devenu largement ouvert et poreux depuis le début des années 1990. En effet, le régime de Saddam Hussein, très affaibli par les sanctions internationales imposées par les Nations unies, avait partiellement perdu le contrôle de son territoire et de ses frontières, laissant se développer avec la Syrie une importante contrebande et des trafics en tous genres pour contourner l’embargo. Après 2003, les jihadistes ont fait de cet espace frontalier un territoire « intégré » avec des circulations incessantes d’hommes, d’idées et bien entendu, d’armes. Ils ont été aidés en cela par l’attitude bienveillante à leur égard du régime de Bachar al-Assad soucieux de participer à l’échec de la transformation « démocratique » de l’Irak décidée par George Bush.

    Matthieu Rey : L’importance de la question syrienne et de l’EI tient au présent immédiat et à la façon dont la question syrienne s’est imposée dans l’actualité française.

    Dans un premier temps, la question syrienne n’a pas fait sens pour la majorité des Français. Alors que la majorité de sa population se mobilise contre le régime de Bachar al-Assad au prix d’une implacable répression, elle ne parvient pas à faire écho dans le débat public. Là où les actualités titrent avec enthousiasme sur les expériences révolutionnaires et démocratiques, tunisiennes et égyptiennes, elles lisent la Syrie comme un processus « complexe ».

    Dans un deuxième temps, la question syrienne entre en scène à l’automne 2013 autour du problème du départ d’individus d’Europe vers la Syrie, devenue la nouvelle terre du jihad, mais d’un jihad différent de celui mené en Afghanistan. Il est beaucoup plus massif et plus « démocratique » : c’est un jihad « low cost », tant sur le plan de l’investissement matériel (aller en Syrie n’est pas cher) que de l’engagement spirituel (il n’est pas besoin d’être un musulman érudit pour s’enrôler). Dans les médias et au sein des instances officielles, on assiste à la construction d’un discours de peur autour du départ de ces Européens qui apprendraient à se battre et qui pourraient revenir en Europe pour y organiser des attentats. A cela, s’ajoute la première vague migratoire de réfugiés, au sein de laquelle on suspecte la présence de jihadistes. La question du jihad se greffe ainsi à celle des réfugiés.

    Le troisième temps démarre en janvier 2015 avec les attentats contre Charlie Hebdo et surtout la prise d’otages de l’Hyper Cacher. Au cours de la prise d’otage, les paroles de Coulibaly font explicitement référence à la Syrie. Enfin, en novembre 2015, avec la revendication des attaques dans le 11e arrondissement par l’EI, le lien entre la question syrienne et les événements français est établi, selon une lecture qui se focalise sur les agissements de l’État islamique.

    On retrouve ce phénomène en novembre 2015 : cette fois-ci, les attentats sont immédiatement revendiqués par l’EI. On assiste là à une projection de la question syrienne, sans qu’elle soit comprise, sur le territoire français.

    La Vie des Idées : Quels sont les traits caractéristiques des régimes syrien et irakien depuis les années 1990, notamment dans leur rapport à la religion et à la violence ?

    Loulouwa Al Rachid : Avant 2003, les liens entre le régime de Saddam Hussein et la nébuleuse jihadiste sont insignifiants, pour ne pas dire inexistants, contrairement aux allégations avancées par les États-Unis pour justifier leur invasion de l’Irak. Le référent jihadiste était certes utilisé par Saddam Hussein dans les années 1990, mais il s’agissait davantage d’un jihad patriotique et nationaliste que d’un jihad religieux.

    La propagande du régime va au cours de cette période user et abuser du mot « jihad » qui devient synonyme de résistance et de combat contre l’impérialisme. Il ne s’agit toutefois pas d’un combat dirigé vers l’extérieur : c’est un combat mené sur le sol irakien. Prenons un exemple apparemment anodin : celui de la reconstruction du secteur de l’électricité détruit par les bombardements aériens de la coalition internationale formée pour libérer le Koweït. Il a été présenté par le régime comme un « jihad électrique » pour prouver aux États-Unis et à leurs alliés que les Irakiens pouvaient, seuls et avec leurs propres moyens, reconstruire leurs infrastructures. Même chose pour la reconstruction des aéroports : c’est un jihad contre l’embargo aérien.

    Dans ce contexte de lutte contre les effets dévastateurs des sanctions internationales, le jihad n’est donc pas une catégorie religieuse. Son utilisation dans la phraséologie baasiste n’en trahit pas moins la faillite idéologique et matérielle d’un État qui se targuait auparavant d’être séculier et progressiste. En effet, les sanctions internationales qui dépossèdent l’Irak de sa rente pétrolière (98% des revenus proviennent de l’exportation de brut) entraînent à la fois la déliquescence des institutions publiques et la paupérisation massive de la population ; elles mettent le pouvoir littéralement à nu. Par une sorte de glissement, la religion apparaît alors aux yeux de ce dernier comme la seule ressource symbolique restante pour se (re)légitimer auprès d’une population brutalisée par une répression sans relâche et des guerres à répétition depuis le début des années 1980.

    C’est pourquoi Saddam Hussein décrète en 1994 une Campagne nationale pour la foi. Cela commence par l’ajout, sur le drapeau irakien, de la formule « Dieu est grand » (Allahu Akbar). Puis, petit à petit, le régime « islamise » son discours et ses pratiques. De nouvelles mosquées sont érigées partout dans le pays ; on oblige les cadres du parti Baas à suivre des cours d’instruction religieuse ; on accorde des remises de peine aux détenus qui apprennent par cœur le Coran, ce qui permet aussi de soulager un système carcéral à bout de souffle, etc.

    Mais surtout, une plus grande marge de manœuvre est donnée aux hommes de religion, ce qui permet à une multitude d’activistes islamistes, sunnites comme chiites, de faire de la prédication et d’élargir leurs réseaux au sein de la société irakienne. Cette « islamisation par le haut » de la société est perçue comme une nécessité par un régime qui n’a plus les moyens de son autoritarisme, autrement dit comme une simple soupape de sécurité pour canaliser la colère sociale. Mais le recours à la religion va s’avérer contre-productif : il alimente la contestation et surtout politise dangereusement les appartenances confessionnelles dans une société de plus en plus polarisée entre une minorité sunnite et une majorité chiite. À tel point qu’à la fin des années 1990 le régime lui-même se retourne contre les secteurs qui se sont islamisés, aussi bien du côté sunnite que du côté chiite.

    Cela étant, je dirais que bien plus qu’une islamisation impulsée par le haut, les Irakiens ont dû, dans les années 1990, développer des stratégies de survie (trafics, économie informelle, etc.) et se « débrouiller » par eux-mêmes, passant outre les frontières et les réglementations d’un État autoritaire calcifié. Le territoire national devient un espace de violence et de prédation et qui n’assure plus ses fonctions habituelles de sécurité et de régulation socio-économique. Les Irakiens n’ont pas d’autre choix que l’exode hors d’Irak ou le repli sur les plus petits dénominateurs communs, tels que le quartier, la région, la tribu, l’appartenance ethnique ou confessionnelle. Ce terreau sera favorable à l’autonomisation de groupes qui mobilisent à la fois la ressource religieuse et la ressource tribale comme stratégies de survie et de pouvoir et dont l’EI est aujourd’hui l’une des multiples facettes.

    Matthieu Rey : La Syrie des années 1990 est, au contraire de l’Irak, un système dans lequel l’autoritarisme apparaît stabilisé, rigidifié : le président Hafez al-Assad a achevé de liquider toute forme d’opposition au cours des années 1980 et semble selon son titre « le président éternel » (al-rais al-khalid). L’édifice repose sur un chef arbitrant entre des polices politiques, mises en concurrence, ce qui les empêche de préparer un coup d’État. Comme en Irak lors de l’intifada de 1990-1991, ce sont davantage les services de renseignement (moukhabarat), et notamment les services dépendant de l’armée et de la police, c’est-à-dire des organismes de répression et de coercition, plutôt que le parti qui sont garants de la stabilité en Syrie. On a affaire à des régimes qui développent des formes de « paranoïa institutionnelle », qui considèrent leurs sociétés comme menaçantes et qui sont prêts pour les contrôler à atteindre des niveaux de violence très forts.

    Concernant les rapports entre les autorités en place et les groupes terroristes, les gouvernements irakien et syrien en ont une grande pratique. Ils les traitent de manière assez simple : ils encadrent les activités de ceux qu’ils peuvent contrôler, les utilisant dans une logique de nuisance à l’égard de pays voisins ou occidentaux auxquels ils s’opposent.

    Les populations intègrent l’idée de la « mémoire du régime » et d’une répression diffuse dans le temps : lorsque le régime réprime la révolte de Hama en 1982, les représailles perdureront dans les faits tout au long des années 1980-1990 dans des formes très variés : répression politique mais aussi mise au ban de l’économie. Il faut donc comprendre qu’aujourd’hui, tout jeune ou citoyen syrien sait que le pouvoir détient l’avenir, c’est-à-dire que les autorités poursuivront la répression tant qu’ils n’auront pas arrêté ceux qui, à un moment, ont participé aux mouvements. La société syrienne anticipe une répression qui s’étendra sur dix, vingt, trente ans.

    Par ailleurs, de même qu’on a exagéré le poids de la confession en Irak et de l’appartenance chiite/sunnite, le caractère alaouite du régime syrien a été exacerbé parce que les milices policières du régime ont été recrutées dans l’entourage immédiat du président Assad ou des principales figures du régime. Mais cela répond davantage à une logique d’attraction et un effet d’aubaine qu’à une logique confessionnelle. Comme en Irak avec les Sunnites, on a l’impression de l’extérieur que les Alaouites gouvernent alors que ce sont seulement certains segments de cette communauté qui ont réussi leur ascension sociale. On ne peut donc pas parler d’État confessionnel en Syrie.

    L’autre caractéristique de ce régime est l’absence de système fiscal efficient et l’usage de la prédation, comme en Irak, comme mode de rémunération. Mais à la différence de l’Irak, la Syrie peut déployer sa stratégie de prédation à travers toute une série de trafics sur le Liban, dans lequel elle s’est « invitée » au cours de la guerre civile à partir de 1976. Chaque syrien peut se rémunérer, suivant son niveau hiérarchique, sur le pays et sur les myriades de contrebandes qui se développent à ce moment-là. C’est notamment sur la frontière syro-libanaise qu’on voit se développer un groupe, les Shabiha, en charge de l’encadrement du trafic de haschich. Ils seront les hommes de main du régime pour écraser la contestation en 2011.

    L’autre élément qui participe de la pérennisation du régime dans les années 1990 est d’ordre international. La Syrie revient au premier plan par le biais de la guerre contre l’Irak en 1990. Elle entre dans la coalition internationale dénonçant le régime de Saddam Hussein comme celui qui a violé l’unité arabe en envahissant le Koweït. Elle fournit une caution aux États-Unis (sans toutefois mobiliser ses troupes) qui lui reconnaissent en retour un rôle important. La Syrie devient l’acteur susceptible de régler trois problèmes en même temps : la guerre civile au Liban, la légitimité de l’intervention des Occidentaux contre l’Irak qui voit dans la Syrie, régime baasiste, un allié de taille, et la paix arabo-israélienne [1].

    Loulouwa Al Rachid : Après 2003, se met en place un nouveau régime politique façonné de l’extérieur, par les États-Unis et leurs alliés irakiens, les opposants à Saddam Hussein rentrés de leur exil. Puissance occupante, investie de toutes les prérogatives et responsabilités, notamment le rétablissement de l’ordre et la mise en place d’une transition démocratique, les États-Unis multiplient les erreurs. La débaasification, qui consiste à éradiquer les membres du parti Baas dans le champ administratif, politique et militaire, est une politique extrêmement brutale d’exclusion de l’ancien personnel du régime de Saddam Hussein des nouvelles institutions. On se prive, largement pour des raisons idéologiques, de toute la technostructure sur laquelle s’était appuyé le régime pour gouverner le pays. Entendons-nous bien : même si le régime était déjà en voie de déliquescence, la débaasification aggrave ce processus en privant le pays de ses cadres les plus compétents.

    L’autre erreur commise par l’administration Bush à l’époque, c’est la dissolution de l’armée irakienne : entre 400 000 et 500 000 soldats sont renvoyés chez eux. Or, une des caractéristiques des armées dans les régimes autoritaires, c’est l’inflation des grades supérieurs qu’on distribue pour coopter les militaires et garantir leur loyauté. En 2003, l’armée irakienne compte quelque 10 000 généraux, là où l’armée américaine n’en compte qu’un millier. Or ces généraux renvoyés chez eux se voient, du jour au lendemain, destitués et privés de toute ressource (salaire, retraite, prestige social) basculent dans l’insurrection armée. Pour les remplacer, l’administration américaine va faire appel à une autre « catégorie » en surnombre de ces régimes autoritaires : les exilés. Les exilés sont ceux qui, après chaque coup d’État ou changement de régime, ont fui le pays en profitant de l’accueil que leurs réservent les régimes hostiles au pouvoir en place. Dans le cas de l’Irak, c’est notamment en Syrie qu’iront se réfugier un certain nombre d’opposants.

    Dans les années 1980, l’Iran est également une terre d’accueil de ces exilés, notamment des islamistes chiites victimes de la répression baasiste et qui ont été « réinjectés » dans l’Irak post-2003. Certains de ces anciens exilés, à l’instar de Hadi Al-Amiri, dirigent aujourd’hui une grande partie des combats contre l’EI.

    Dans des sociétés déjà fragilisées et marquées par de fortes clôtures communautaires, la politique américaine, en confiant les rênes du pouvoir aux anciens exilés chiites, sème ainsi les germes d’une insurrection armée jihadiste dont est aujourd’hui issue l’EI.

    Ce que les années 1990-2000 vont mettre au jour, de manière très explicite en Irak, ce sont les fondations extrêmement fragiles du pouvoir. La conquête éclair de Mossoul par l’EI en 2014 est de ce point de vue très révélatrice. L’armée irakienne n’est pas vraiment vaincue par l’irruption de quelques centaines de combattants jihadistes : elle refuse tout simplement de se battre pour défendre un gouvernement central discrédité et corrompu, de même qu’elle ne l’avait pas fait en 2003 lors de l’invasion américaine.
    Ce n’est pas qu’une question de rapport de force : l’État, son armée, ses institutions, son territoire ne vont plus de soi et souffrent d’un déficit de légitimité. À défaut, ce qu’il reste de cet État est obligé de recourir à des potentats locaux et à des milices dûment stipendiées pour tenter de reprendre le contrôle de la situation.

    Matthieu Rey : Le changement en Syrie au cours des années 2000 se déroule en trois temps. Le premier temps, c’est l’arrivée de Bachar al-Assad : le régime syrien est le seul régime arabe à réussir la succession père-fils, non sans tension toutefois. L’arrivée de Bachar al-Assad va modifier la donne établie par Hafez al-Assad de deux manières.

    D’abord, à la différence de son père, il arrive tout de suite au sommet de l’État, sans lutte pour le pouvoir. Cette situation crée une autre mutation. Hafez al-Assad a gouverné en partenariat avec des grandes figures, des personnes qui sont montées avec lui, au cours des luttes pour le pouvoir dans les années 1970-1980. Ces derniers formaient un collège de conseils. Avec Bachar al-Assad, ils deviennent une menace et sont mis de côté. Son pouvoir se rétracte sur son clan : son frère et surtout son beau-frère, Rami Makhlouf qui va contrôler l’économie syrienne en la mettant au service du clan Assad au détriment d’une répartition plus équitable des richesses.

    Ensuite, avant même son intronisation et à des fins de construction de son pouvoir par rapport à la vieille garde, Bachar al-Assad entre dans une logique de troc de la souveraineté syrienne en échange d’un soutien politique et économique de la part des puissances extérieures. En 1998, il reconnaît ainsi les frontières turques, entérinées par l’accord de 2005. Jusque-là, la Syrie refusait à la Turquie toute souveraineté sur le Sandjak d’Alexandrette, territoire donné par la France à la Turquie en 1939. Là où Hafez al-Assad s’inscrivait davantage dans une logique de sanctuarisation du territoire syrien, retournant la lutte d’acteurs extérieurs vers les autres pays du Moyen Orient, Bachar al-Assad réintègre les acteurs étrangers dans le jeu syrien. Il est donc prêt, pour accroître son pouvoir, à donner des segments de souveraineté.

    Cet usage stratégique du territoire et de la souveraineté, à des fins de renforcement de son autorité, est décisif pour comprendre la période post-2011, avec un arrimage de plus en plus important aux partenaires iraniens et russes et l’implantation de l’EI dans l’Est de la Syrie.

    Les modifications des années 2000 enfin sont provoquées par des secousses régionales : le renversement du régime irakien menace la Syrie – Bachar al-Assad pense être le prochain sur la liste – qui va s’évertuer à faire perdre la paix aux Américains pour les dissuader d’intervenir en Syrie. Le régime de Bachar al-Assad envoie donc des hommes en soutien à l’insurrection irakienne contre les Américains, en même temps qu’il participe à l’effort de coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme. C’est une stratégie habile du régime puisqu’il connaît ces individus qu’il a souvent lui-même contribué à former et à envoyer en Irak. Cette stratégie syrienne vise à entretenir le chaos irakien et non à le créer : c’est une fenêtre d’opportunité qu’elle investit pleinement à des fins de maintien du régime.


    Loulouwa Al Rachid :
    Il y a un savoir-faire de ces régimes autoritaires en matière sécuritaire qui devient, après le 11 septembre 2001, une ressource extrêmement précieuse et « monnayable » à l’échelle internationale. C’est ce qui explique que les démocraties occidentales continuent de coopérer avec eux. Mais on a affaire, avec ces régimes, à des spécialistes de la sécurité… mais aussi de l’insécurité selon la demande.

    Bachar al-Assad, en s’appuyant sur ses services de renseignement et sa police politique, va donc nouer des liens avec les jihadistes. Il laisse se développer à la marge un espace de circulation d’hommes, d’armes, d’argent, de trafics en tous genres, qui était déjà en germe dans les années 1990, mais qui va à ce moment-là prendre une tout autre ampleur.

    C’est sur cet espace à cheval entre la Syrie et l’Irak (qui se dessine dans les années 2000) où la frontière étatique perd de sa pertinence qu’est aujourd’hui assis l’EI. Le phénomène auquel on assiste aujourd’hui est largement dû à une prolifération d’acteurs locaux, d’intermédiaires et d’entrepreneurs en mal de pouvoir et de richesses qui contrôlent désormais la population et qui s’inscrivent dans des logiques d’allégeance à la fois multiples et instables : certains roulent pour les Américains, d’autres pour les Saoudiens, les Syriens, les Iraniens.

    Matthieu Rey : Les acteurs locaux ont besoin, pour se consolider sur le plan intérieur, du soutien de partenaires extérieurs – des puissances occidentales, de la communauté internationale – à qui ils vendent ce dont ils ont besoin. Dans le cas syrien, c’est la lutte contre le terrorisme qui leur a permis d’y parvenir. En Syrie, on ne peut toutefois pas parler, à la différence de l’Irak, de système milicien dans les années 2000 dans la mesure où le régime détient encore le monopole de la violence et autorise des trafics pourvu qu’il les contrôle.

    Mais cette stratégie est risquée pour le régime qui envoie des hommes qu’il ne contrôle pas tout à fait se former au combat, qui reviennent en Syrie tout à fait aguerris et qui essaiment autour d’eux dans des lieux de socialisation plus ou moins formels, comme les prisons notamment mais aussi les réseaux de contrebande etc. Il sait tout de même enfermer ceux qui le menacent. Ainsi la prison de Saidnaya se remplit d’hommes revenus d’Irak, gage de la bonne volonté du régime à lutter contre le terrorisme. En 2011, devant la contestation, Bachar al-Assad décider de « céder aux pressions » de sa population et surtout de la communauté internationale : il libère des prisonniers politiques choisis judicieusement parmi ces hommes aguerris aux combats en Irak. Ce sont les futurs chefs des brigades jihadistes qui émergent en 2012 sur le territoire syrien. Au nom des réformes, le régime assure le déploiement d’activistes formés en Irak sur le territoire syrien.

    L’autre bouleversement des années 2000 tient au retrait syrien du Liban. Sous la pression de l’ONU, les troupes syriennes partent et mettent fin à la prédation à grande échelle de ce territoire, les pratiques de prédation sont alors déployées en Syrie. Par l’intermédiaire de Rami Makhlouf, le régime ouvre le territoire syrien à de telles entreprises : des terres principalement agricoles sont ainsi transformées en complexes touristiques, ce qui dans un contexte de pénurie alimentaire fragilise encore plus la société syrienne. Parmi les zones, le Hawran, dont la capitale Deraa devient le lieu moteur de la révolution, est particulièrement affecté. Cette stratégie s’avère extrêmement profitable aux jeunes élites urbaines de l’entourage de Rami Makhlouf qui, du même coup, trouvent de nouveaux modes d’enrichissement en dehors du secteur des renseignements et de la police. Le régime se voit donc dans l’obligation de recruter son personnel policier ailleurs que dans les segments élitaires alaouites. Il puise notamment dans le vivier des tribus vivant aux alentours de villes comme Deir ez-Zor, c’est-à-dire à la frontière irakienne, et qui sont parties prenantes de tous les trafics dont on a parlé précédemment.

    On assiste donc à une modification de la structure sociale concomitante à la montée d’un ressentiment extrêmement fort à l’égard de la famille Assad et une exacerbation des stratégies d’accaparement des ressources (pétrole notamment) sur le territoire syrien.

    En 2011, le peuple syrien se soulève en remettant en cause les deux piliers du régime : la coercition, c’est-à-dire la torture systématique, et la prédation. Les périphéries géographiques qui en ont le plus fait les frais sont les premières à se soulever. Rapidement la contestation se militarise par la désertion des appelés. Devant cette nouvelle menace, le régime se replie, reprenant une technique très proche de la configuration irakienne. Il détermine un espace comme nécessaire et vital : Damas, Homs et la route vers la côte. Il se retire des autres espaces, notamment la frontière syro-irakienne, ouverte à partir de l’été 2012 à toute migration d’hommes en armes. Ce faisant, le régime délaisse une zone stratégique. Crée-t-il l’ État islamique ou s’entend-il avec lui ? Certainement pas. Mais il ne fait rien pour contrer son expansion.

    La Vie des Idées : L’EI fonctionne de manière transnationale mais il est fortement ancré en Irak et en Syrie. Que doit plus spécifiquement l’EI à l’Irak d’une part, et à la Syrie d’autre part ? Et comment expliquer que ce soit cet « imaginaire syrien » qui se soit imposé dans le discours de l’EI ?


    Loulouwa Al Rachid :
    C’est là qu’entre en jeu un autre élément clé dans la genèse de l’EI, à savoir le problème toujours non résolu depuis 2003, de l’exclusion des Arabes sunnites du pouvoir en Irak. Les sunnites étaient collectivement assimilés au régime de Saddam Hussein et devaient après 2003 en payer le prix. Depuis, ils expérimentent différentes postures : insurrection armée, boycott des élections, ralliement aux nouvelles institutions post-baasistes, protestations pacifiques, etc. Mais, au fond, ils n’acceptent pas le statut de minorité politique qui leur est dévolu dans le nouvel Irak en raison de leur infériorité démographique. Ils s’estiment lésés, humiliés, et déchus. La stratégie américaine consistant à armer les tribus sunnites pour se débarrasser d’Al Qaida en Irak a affaibli et divisé le monde sunnite en empêchant l’émergence d’un leadership fort ; elle a nourri le ressentiment des laissés-pour-compte de cette cooptation et provoqué des combats tribaux fratricides.

    De ce point de vue, le gouvernement de Nouri Al Maliki (2006-2014) – qui fait partie de ces anciens exilés réfugiés en Syrie dont il a été question plus haut – pourtant placé sous le signe de la réconciliation entre chiites et sunnites, s’est montré particulièrement intransigeant à l’égard des Arabes sunnites, contribuant ainsi à leur radicalisation et au retour en force des groupes armés.

    À partir de 2012-2013, à la faveur de la confusion et de la militarisation de l’arène syrienne et du printemps arabe, les éléments jihadistes reprennent, en effet, du service pour « venger » le monde sunnite. C’est donc sur ce terreau de l’exclusion et son corollaire, la radicalisation, que les militants historiques d’Al Qaida ont repris leurs activités et ont commencé à reformer leurs réseaux. Sauf qu’ici il n’est plus question de jihad contre les Américains mais contre l’autre communautaire : le chiite. Mais la matrice irakienne du jihad n’aurait pas suffi à développer cette force de projection de l’EI, et c’est là qu’entre en scène la Syrie.

    Matthieu Rey : Du côté syrien, on a la fois un processus révolutionnaire à partir de 2011 (la population se soulève et est massivement réprimée) puis à partir du printemps 2012, une guerre entre les forces du régime qui bombardent les villes, et des groupes disparates se revendiquant de la révolution. Cette situation constitue la toile de fond de l’ingérence de l’EI. Ce dernier entre en Syrie en 2013. Il bénéficie de cet affrontement qui lui sert à teinter son discours d’universalité et en faire une lutte du Bien contre le Mal. Les destructions systématiques à l’encontre d’une population dont une partie importante est sunnite, sont captées par l’EI pour en faire un combat pour la défense de l’Islam écrasé dans l’indifférence de la communauté internationale. L’EI peut mobiliser un discours de l’humanité meurtrie dans son combat.

    Sur le terrain, à partir de 2012-2013, profitant du champ libre laissé à la frontière entre la Syrie et l’Irak, les segments irakiens et syriens se rapprochent : c’est d’abord la naissance d’Al Nosra puis de l’EI. La différence entre les deux repose sur une question d’allégeance et sur le cadre du combat. Al Nosra prête allégeance à Al Qaida, parrain lointain qui permet à Al Nosra de rester dans un combat syro-syrien. Contrairement à des analyses en termes exclusivement de groupes terroristes, cette affiliation doit être perçue comme une manière de capter des ressources - celles des filières du jihad international - sans pour cela que le parrain étranger ne puisse réellement agir, n’étant pas sur place. Au contraire, l’EI revendique la naissance du combat en Irak et sa continuité en Syrie. L’EI met sur le même plan la lutte des sunnites contre l’oppresseur minoritaire chiite en Irak et celle des Syriens contre la minorité alaouite : en bref, dans le discours de l’EI, Nouri Al Maliki c’est Bachar Al Assad. Surtout, l’EI sort de la lutte révolutionnaire. Pour lui, le combat tient à l’établissement immédiat d’un califat, indépendamment du sort de la révolution. Que la révolution soit écrasée ou non, n’importe pas. Il peut régner sur l’Est syrien, et mettre en application ses idées. Les forces révolutionnaires deviennent vite sa principale cible.

    Mais ce que fournit la Syrie à l’EI que ne fournit pas l’Irak, c’est un potentiel d’universalisation. Si l’EI était resté en Irak, il aurait été coincé dans un combat irako-irakien qui ne porte pas au-delà. La question irakienne ne fait pas vraiment sens pour la majorité des populations extérieures. En outre, la myriade des groupes armés empêche de voir qui affronte qui. L’EI aurait été une milice parmi les milices. La Syrie permet à l’EI de profiter de l’élan révolutionnaire. Il peut instrumentaliser ce discours de l’humanité meurtrie : des images de torturés, la reproduction d’un imaginaire de sens pour toutes les populations arabes du tout-puissant contre le faible, de celui qui a tous les droits contre celui qui n’a rien, celui qui peut utiliser toute la violence contre celui qui ne peut s’en défendre. Cet imaginaire fait référence pour les populations arabes à deux situations : celle du colonisateur dont la mémoire reste présente, et surtout celle de la lutte israélo-palestinienne.

    Grâce à la Syrie, l’EI capitalise sur le sentiment d’injustice, alors que sur le terrain, l’EI écrase la révolution syrienne dont le projet n’a rien à voir avec lui. Il élimine les cadres de la révolution de 2011, qu’il considère comme ses ennemis puisqu’il s’agit là d’acteurs capables de mener un combat armé et de construire une autre société que celle voulu par l’EI. L’EI est en concurrence direct avec les révolutionnaires de 2011, sauf qu’il sait pratiquer des campagnes de répression à leur encontre.

    À la différence du régime de Bachar al-Assad, et c’est ce qui fait la force de l’EI, les hommes recrutés par l’EI, qui appartiennent pour une partie aux familles mises de côté par la révolution (le cousin de l’ancien représentant du parti, etc.), connaissent très bien le terrain et la clandestinité. Ils connaissent très bien leur société. Ils savent donc qui ils doivent arrêter ou tuer. L’EI représente donc une menace bien plus importante que le régime pour cette ‘autre Syrie’ revendiquée depuis 2011.


    La Vie des Idées : Comment caractériser le rapport de l’EI à la violence ? Est-il inédit ?


    Matthieu Rey :
    L’EI n’entretient pas avec les populations une relation de contrôle similaire à celle d’un Etat ordinaire. Il requiert de leur part une allégeance de tous et de chacun, divisant la société en autant de groupes. Il s’agit d’un dialogue, d’un partenariat stratégique avec les intéressés, en envoyant une série de signaux qui peuvent aller de l’extrême violence (massacres d’une tribu pour l’exemple) à une simple mise en garde et une invitation au dialogue, selon une logique pragmatique très similaire à celle des régimes baasistes. Ici le cas de la ville de Tal Abyad à la frontière syro-turque est tout à fait parlant : cette ville (reprise depuis par les Kurdes) est « tombée » dans les mains de l’EI sans un seul combat mais par une série de tractations. En outre, de par leur très bonne connaissance de la société, ils savent également jusqu’où ils peuvent aller dans leur stratégie de conquête, ils s’abstiennent d’entrer dans les territoires qu’ils ne s’estiment pas en mesure de pouvoir les contrôler. Ils étendent leur influence de manière graduée.

    Sur la violence, un point sur lequel on n’insiste pas assez, est que certes l’EI a des comportements sanguinaires et brutaux extraordinairement spectaculaires. Mais dans un contexte où le niveau violence est déjà extrêmement élevé et incommensurable. Quantitativement, il ne pratique que faiblement la violence. Entre la Syrie et l’Irak, ces sociétés sont les témoins depuis des décennies, de centaines de milliers de morts, de torturés, de réfugiés…Aujourd’hui en Syrie on compte cinq millions d’assiégés qui sont en train de mourir de faim. La force de l’EI c’est d’être parvenu à légitimer cette violence extrême au nom d’un combat pour le juste et le bien, d’où leur besoin de la Syrie, beaucoup plus que de l’Irak aujourd’hui.


    Loulouwa Al Rachid
     : L’EI opère dans des sociétés où la violence est banalisée voire esthétisée, notamment parmi la jeunesse des marges économiques et géographiques. L’EI est clairement une entité violente, révolutionnaire en ce sens qu’il cherche à fonder un ordre nouveau, moral, sacré, territorial, administratif, militaire. Mais la violence dont il fait preuve sur le terrain irako-syrien n’a rien à voir avec celle qu’on a connue en France en 2015 ; elle s’insère dans une logique d’imposition d’un ordre nouveau qui, à cet égard, représente de nombreuses similarités avec la violence pratiquée par les régimes baasistes. La violence signale, par le massacre d’une tribu par exemple ou par l’exécution des traîtres et des espions, les lignes rouges à ne pas franchir, l’impératif de l’obéissance absolue. Il y a un dosage judicieux de la cruauté allié à une très bonne connaissance de la société.

    Même s’ils comptent dans leurs rangs de nombreux jihadistes venus de l’étranger, notamment d’Europe, les hommes de l’EI ne sont pas des exilés qui ont coupé les liens avec leur société pendant des décennies et qui, quand ils la voient en face, sont pris d’horreur. Ce sont des gens fortement enracinés dans le tissu social local : ils en connaissent parfaitement les fractures et les maillons faibles. C’est cet enracinement local qui fait leur force.

    C’est pour cela que si on peut les qualifier de terroristes ici en France, ce terme n’est pas pertinent là-bas. La dynamique de l’EI en Irak n’est pas, comme en Syrie, une dynamique révolutionnaire, mais s’inscrit davantage dans un processus de sécession territoriale, administrative et politique du monde sunnite vis-à-vis du centre. Et c’est parce que c’est davantage une guerre de sécession que l’issue en Irak sera sans doute plus aisée qu’en Syrie. Selon moi, le phénomène EI est moins difficile à déconstruire du côté irakien que du côté syrien, en raison de son enracinement très local. Si on arrive à découpler la matrice syro-irakienne, à réinscrire l’EI dans un jeu irako-irakien, alors le gouvernement de Bagdad et la coalition internationale anti-EI pourront peut-être commencer à résoudre la situation. Dans tous les cas, le phénomène État islamique n’est pas réductible à un phénomène terroriste au Levant. Marieke Louis 15 février 2016

    Note

    [1] Par son rôle au Liban, la Syrie est alors supposée être en mesure de faire cesser les hostilités entre Israël, Liban et Syrie, réduisant le danger militaire arabe pour Israël à la Jordanie.

    http://www.cetri.be/Les-racines-de-l-Etat-islamique

     

    L’intifada (« insurrection ») de 1991 est un moment clé de la politisation des identités confessionnelles et de la polarisation entre sunnites et chiites.

    Elle éclate au cours de la débandade de l’armée irakienne, fuyant le Koweït sous le déluge de feu infligé par la coalition menée par les Etats-Unis. Des soldats en colère retournent alors leurs armes contre le régime et sont rejoints par une partie de la population. Cette intifada commence dans les villes chiites du Sud de l’Irak très touchées par les bombardements, d’abord Bassora puis Bagdad, exactement comme ce qui se passera en Syrie en 2011.

    Les insurgés prennent alors contact avec la coalition et demandent aux Occidentaux de leur fournir des armes et d’imposer un embargo aérien afin de renverser eux-mêmes le régime. Cette demande se heurte au refus de la coalition d’intervenir pour renverser, même indirectement, le régime de Saddam Hussein qui parvient à écraser l’insurrection en la présentant comme un complot ourdi par l’Iran et ses agents chiites Irakiens.

    L’intifada de 1991 a profondément divisé la société irakienne en exacerbant une tension entre une majorité démographique chiite dominée politiquement et une minorité démographique sunnite politiquement dominante et confondue avec le régime de Saddam Hussein, de même qu’on présente aujourd’hui Bachar Al-Assad comme incarnant un régime politique minoritaire alaouite, comme si aucun sunnite ou aucun chrétien ne soutenait ce régime. Et cette fiction d’un régime minoritaire autosuffisant est alimentée aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, donnant aux identités confessionnelles une teneur politique en complet décalage avec la réalité des interactions au sein des sociétés irakienne et syrienne.

  • 1916-2016 : cent ans de manœuvres françaises au Moyen-Orient (2/2) A&R

     
     
     
     
     
     
     
     
     
    *
    Nous publions la seconde partie de cet article. Après avoir développé quelle a été la politique de l’État français au Moyen-Orient, des accords Sykes-Picot de 1916 aux années 1980, nous revenons ici sur les évolutions survenues entre les années 1990 et aujourd'hui.

    Les années 1990 et 2000 : un repositionnement français

    Suite à la guerre du Golfe, la France soutient l’embargo qui provoque la mort de 500 000 à 1 million d’enfants entre 1991 et 2003. Mais elle soutient aussi le cynique programme « pétrole contre nourriture », mis en place en 1996. Lors de l’invasion américaine de 2003 est publiée la liste des personnalités politiques, patrons et entreprises ayant bénéficié du système de rétro-commissions mis en place par Saddam Hussein grâce à ce programme. Outre l’ancien ministre Charles Pasqua et d’autres dirigeants de la droite française, on y trouve l’entreprise Total et son futur patron Christophe de Margerie (alors directeur pour le Moyen-Orient) et la banque BNP-Paribas.

    Faut-il en conclure que la défense des intérêts français en Irak est la cause de l’opposition de Jacques Chirac à la guerre de George Bush Jr en 2003 ? C’est certainement un facteur déterminant dans sa politique.
     
    Cela n’empêche pas la France de continuer à jouer sur deux tableaux. En 1999, Jacques Chirac est le premier chef d’État à recevoir le jeune Bachar el-Assad, qui a été intronisé comme successeur de son père suite à la mort de son frère aîné en 1994. Et en juin 2000, Chirac est le seul chef d’État occidental à se rendre aux funérailles d’Hafez el-Assad. Total bénéficie pleinement de l’exploitation du pétrole. Depuis le milieu des années 1990, la production d’or noir atteint les 600 000 barils par jour.

    Mais en mai 2004, les relations se tendent de nouveau à propos du Liban. La Chambre des députés décide de reporter l’élection présidentielle[1], prolongeant ainsi le mandat du général Émile Lahoud. Celui-ci est considéré par Chirac et Bush comme l’homme de la Syrie : il a signé en 1989 l’accord de Taëf, qui a mis fin à la guerre civile et permet une présence militaire syrienne depuis. En juin, alors que Bush est en France pour célébrer les 60 ans du débarquement de Normandie, les chefs d’État français et américain lancent l’initiative diplomatique qui débouche en septembre sur la résolution 1559 des Nations unies. Celle-ci exige le retrait des 15 000 soldats syriens encore présents au Liban. Un mois après, le Premier ministre, l’homme d’affaires multimilliardaire (et grand ami de Chirac) Rafiq Hariri, démissionne. Il est assassiné par un attentat attribué au Hezbollah en février 2005. Chirac fait alors tout ce qui est en son pouvoir pour isoler la Syrie dans la communauté internationale.

    Deux ans plus tard, Sarkozy nouvellement élu tente un rapprochement avec la Syrie afin de débloquer la situation de vacance de la présidence libanaise (le mandat de Lahoud s’est terminé sans consensus pour sa succession), ce qui est fait en mai 2008. Sarkozy rend hommage à Assad pour son rôle dans la résolution du conflit et l’invite à assister au défilé du 14 juillet. Et puis, comme son allié iranien, le régime syrien n’est-il pas un modèle de stabilité et un appui dans la lutte contre Al-Qaïda ?

    Depuis 2011 : un redéploiement toujours chaotique

    Mais en fait de stabilité et de lutte contre le terrorisme, la situation n’est plus aussi idyllique depuis le début de la révolte populaire anti-Assad, en 2011. On estimait, en septembre dernier, le nombre de morts à 240 000 depuis 2011, dont 80 % sont l’œuvre des forces gouvernementales (armée régulière, mais aussi Hezbollah...) et 10 % de Daech.

    Pour les capitalistes, d’autres chiffres comptent. Entre 2011 et 2014, les pertes dans le secteur des hydrocarbures s’élèvent à près de 16 milliards d’euros. La production de pétrole s’est effondrée de 96 % et celle du gaz de 50 %. Un terrible gâchis pour ceux qui regardent avec avidité les 2,5 milliards de barils de réserves estimées. Un terrible handicap pour leur commerce aussi, alors que la Syrie pourrait occuper une position de carrefour du gaz et du pétrole... Une terrible menace enfin, pour la stabilité, déjà bien précaire, de la région.

    Pour les entreprises françaises implantées en Syrie, aussi diverses que le groupe fromager BEL ou le cimentier Lafarge, la seule solution est la délocalisation vers le Liban, l’Égypte ou la Turquie. Total a également dû rapatrier son personnel en décembre 2011, après l’adoption de sanctions par l’Union européenne. L’entreprise voit avec grand-crainte l’évolution de la situation en Irak, où elle a déjà peiné à remporter des contrats face à la concurrence britannique, nord-américaine et, fait nouveau, asiatique (depuis 2009, elle exploite ainsi le champ pétrolier Halfaya avec les entreprises chinoise CNPC et malaisienne Petronas), d’autant que l’essentiel de son implantation est au Kurdistan. Les récents accords avec l’Iran ont certes ouvert la possibilité d’un retour des pétroliers européens dans la République islamique. Mais la fermeté française sur le dossier du nucléaire, le soutien sans faille de Hollande à l’État d’Israël, son partenariat privilégié avec l’Arabie saoudite et les accusations de corruption de Total en Iran[2] risquent de handicaper le pétrolier français dans les attributions de marchés.

    Quant aux ressources du sous-sol syrien, elles sont désormais convoitées par le fidèle allié russe. Soyuzneftegaz Company a ainsi signé en 2013 un accord de prospection pétrolière et gazière off-shore pour une durée de 25 ans.

    Autre concurrent pour l’exploitation des ressources : l’État islamique, qui parvient à s’autofinancer grâce aux exportations vers l’Irak et la Turquie.
     
    On comprend sans peine l’empressement de Hollande à lancer une offensive contre la Syrie en 2013, puis sa ferme volonté de participer, fût-ce avec des moyens symboliques, aux bombardements en Irak depuis l’an dernier et en Syrie depuis septembre 2015. Désormais, la cible prioritaire n’est plus le régime d’Assad, mais Daech. L’émotion post-attentats explique en partie ce changement de stratégie. Mais pas seulement. Une nouvelle fois, les impérialistes tâtonnent, ont peur de s’embourber, sont incapables de trouver une solution viable.

    Le maintien d’Assad semblait impensable il y a quelques mois. Il est maintenant sérieusement envisagé par plusieurs forces de la coalition, y compris hors de l’axe Moscou-Téhéran. Mais un tel scénario pourrait signifier un net recul de l’implantation des entreprises françaises dans le pays.
     
    Le choix français se porte donc davantage vers les adversaires de l’axe Damas-Téhéran : l’Arabie saoudite et le Qatar en premier lieu. En 2014, 9 milliards d’euros de contrats ont été signés et le montant s’élève à 17 milliards en 2015. Dassault négocie avec les Emirats arabes unis 12 milliards d’euros de ventes. Le secteur de l’armement, lui, ne connaît pas la crise.

    L’impérialisme français est fragilisé mais toujours actif, et sans doute plus agressif depuis l’arrivée de Hollande au pouvoir. Le dénoncer, critiquer ses guerres et son hypocrisie, c’est sans doute aujourd’hui aller à contre-courant. Mais ne l’était-ce pas aussi pour les militants et militantes anti-impérialistes aux États-Unis en 2003 ? Pourtant, l’enlisement et la catastrophe des occupations de l’Afghanistan et de l’Irak a rendue bien plus forte, sinon majoritaire, l’idée que ces guerres pour le pétrole et les intérêts capitalistes n’étaient pas légitimes et devaient prendre fin. Notre tâche immédiate est de continuer à le dénoncer et de prendre des initiatives militantes, afin de préparer les mobilisations anti-guerre de demain.

    Jean-Baptiste Pelé
     
    ------
    [1] Le président de la République libanaise n’est pas élu au suffrage universel mais par la Chambre des députés, en principe pour un mandat de six ans. Le choix se fait en principe au consensus entre les forces politiques, d’autant que le poste est obligatoirement occupé par un chrétien (le Premier ministre doit être sunnite et le président de la Chambre des députés chiite).
    [2] Entre 1996 et 2003, Total aurait versé 38 millions de dollars à des dirigeants iraniens pour l’attribution de contrats.
     
     
    Note; Ce texte est issu d'un courant du NPA "Anticapitalisme et Révolution"

  • La gauche devant le colonialisme Retour sur une longue histoire (Essf)

    indes.jpg

    Texte introductif au numéro 13 des Nouveaux Cahiers du Socialisme consacré à l’impérialisme [1]. Pierre Beaudet revient ici sur l’histoire de la la gauche (de Marx à nos jours) face au colonialisme et au racisme.

    « La bourgeoisie, en tant que classe, est condamnée à prendre en charge toute la barbarie de l’histoire, les tortures du Moyen-âge comme l’inquisition, la raison d’état comme le bellicisme, le racisme comme l’esclavagisme. »

    Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme [2]

    Le monumental ouvrage coordonné par Marc Ferro, Le livre noir du colonialisme [3], est une référence incontournable pour tous ceux et celles qui veulent comprendre notre planète chaotique. Ferro et ses collègues racontent ce qu’on essaie toujours de cacher, à savoir comment le capitalisme, l’impérialisme, le colonialisme, le racisme forment en fin de compte un dispositif du pouvoir qui constitue le fondement du monde contemporain. Devant tout cela, les mouvements anticapitalistes sont interpellés. À la fois acteurs, complices, victime, ils cherchent à élaborer un projet à travers tout cela, mais la plupart du temps, il faut constater qu’ils échouent à confronter l’impérialisme de « leurs » nations. Les classes populaires dans leur hétérogénéité sont « fracturées » par le capitalisme : ruraux contre urbains, précaires contre ouvriers, hommes contre femmes, immigrants contre tous les autres. Dans les réseaux organisés se distillent des idéologies réactionnaires et racistes, prônant le racisme, l’ethnisme, le nationalisme de droite. C’est là qu’entre en jeu le projet de l’émancipation. Avec Marx, avec la révolution des soviets, avec l’irruption des mouvements de libération nationale, les mouvements populaires se réinventent, forgeant une nouvelle identité internationaliste. Les deux voies, celle de la fragmentation et celle de l’émancipation, restent ouvertes, jusqu’à aujourd’hui. C’est pourquoi l’œuvre de Ferro et d’autres penseurs et mouvements que nous évoquerons ici vaut le détour.

    Conquérir, exterminer, mettre en esclavage, piller

    Au tournant du seizième siècle, l’Europe sort de la profonde somnolence dans laquelle elle est plongée pendant 1000 ans. Des villes expérimentent la financiarisation et la marchandisation de la production. Ces marchands se glissent entre les mailles des systèmes féodaux. Avec les nouvelles techniques de navigation, cette Europe presque capitaliste se disperse dans le monde. Elle « découvre » l’Amérique, que les pêcheurs et les pirates connaissent depuis longtemps, mais qui devient un vaste territoire à conquérir. De là l’Europe procède à une systématique extermination des peuples autochtones. Dans l’ile d’Hispaniola (Haïti et la République dominicaine aujourd’hui), le massacre fait passer la population d’un million à 60 000 en 10 ans. Les enconiemdas (grandes concessions accordées aux chefs des expéditions) deviennent des camps de la mort où le travail forcé combiné à l’utilisation massive de la torture enferme les populations dans un cycle de mort.

    Les profits gigantesques extraits de ces opérations alimentent l’essor du capitalisme et renforcent les marchands qui deviennent peu à peu des bourgeois [4]. La population des Amériques pratiquement éliminée, le capitalisme européen passe à une deuxième étape qui passe par la mise en esclavage de millions d’Africains. De 10 à 15 millions de personnes sont capturées et envoyées dans les plantations des Amériques. Le capitalisme des plantations, très « rationnel » du point de vue économique, expérimente également l’organisation « scientifique » du travail sur une main d’œuvre totalement dépossédée et menée comme dans les futurs camps de concentration nazis [5]. En Angleterre, où le passage au capitalisme est plus rapide, l’esclavage permet l’approvisionnement des matières premières transformées par les industries où sont concentrées les masses prolétariennes. Après l’Afrique et les Amériques, l’Europe capitaliste se tourne vers l’Asie. En Inde, un immense territoire économiquement développé mais politique fragmenté, l’Empire britannique détruit la production locale et transforme la population en une masse corvéable à volonté, entassés dans les ateliers de misère de Bombay et Calcutta [6].

    L’ère des massacres

    Au tournant du dix-neuvième siècle, l’Afrique acquiert une nouvelle importance alors que s’accélère la course aux ressources entre les rivaux impérialistes traditionnels (France et Angleterre) et « émergents » (Allemagne, Japon, États-Unis) [7]. Réunis à Berlin en 1885, les Européens découpent le continent en zones d’influence pour mettre la main sur les riches ressources minières et agricoles. Le pouvoir colonial procède à de massives expropriations. Les Africains sont soumis à une prédation de nature terroriste, comme au Congo, où la Belgique affame et conduit à la mort des millions de personnes. C’est selon Elikia M’Boholo, « le temps des massacres » [8]. On observe comment le capitalisme avec ses nouveaux moyens expérimente de nouvelles techniques de prédation. Des génocides sont perpétrés un peu partout, comme en Afrique du Sud, en Namibie, au Cameroun, en Angola, à Madagascar. L’esclavage est délaissé pour être remplacé par un système de travail forcé. Alimentant les clivages ethniques, le capitalisme colonialiste recrute des supplétifs locaux qui commettent des atrocités. Dans les colonies de peuplement où arrivent des milliers de colons, le pillage prend la forme du vol des terres, comme en Algérie [9].

    À travers le bain de sang, les États impérialistes agissent à la fois par la coercition et l’hégémonie. L’hégémonie, c’est pour inculquer, non seulement les « bonnes manières », mais l’idée que la domination et le pillage sont légitimes. Ainsi en Europe sont ressuscités les mythes ancrés dans la tradition sur l’infériorité des Noirs. Sous l’égide des Lumières comme l’explique Catherine Coquery-Vidrovitch, le discours colonial insiste sur la nécessité de civiliser les sauvages, quitte à les dominer pour « sauver leurs âmes » [10]. Plus tard, le virage « scientifique » impulsé par Darwin avance l’idée qu’il « existe des races inaptes au progrès » [11]. Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, le comte de Gobineau (l’inspirateur d’Hitler) défend la subjugation. Ernest Renan, dont l’influence est énorme sur les débats intellectuels en France, explique que l’Europe domine parce qu’elle est supérieure sur le plan économique. Il est donc normal, affirme-t-il que les pays de race étrangère deviennent des « pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier » [12]. Se construit alors une conscience racialisée au sein des populations européennes, y compris parmi les couches populaires [13].

    À la recherche d’une stratégie

    Ces pratiques prédatrices deviennent systématiques au moment où le capitalisme s’internationalise. En même temps, c’est l’époque où surgissent des mouvements anticapitalistes. Comment expliquer alors le fait que les mouvements en question s’engagent très peu sur le terrain de la lutte anticoloniale ? En réalité, il sévit dans ces mouvements une conscience tronquée, basée sur le fait que le capitalisme représente un « progrès inévitable », une sorte de « marche irrésistible de l’histoire ». Le capitalisme selon Marx confronte la « barbarie » des régions non-européennes. Il crée dans les centres du capitalisme mondial une classe moderne qui pourra éventuellement renverser le système et le remplacer par le socialisme. En attendant, malgré les énormes destructions commises par les capitalistes européens en Inde et en Afrique, le colonialisme contribue à provoquer les transformations sociales qui sont nécessaires pour que le capitalisme prenne son essor et pour que le socialisme, marchant sur ses traces, puisse s’imposer à l’humanité.

    En attendant explique le collaborateur de Marx, Friedrich Engels, « des peuples qui n’ont jamais eu leur propre histoire, qui passent sous la domination étrangère à partir du moment où ils accèdent au stade le plus primitif et le plus barbare de la civilisation, ou qui ne parviennent à ce premier stade que contraints et forcés par un joug étranger, n’ont aucune viabilité » [14]. C’est le cas avec le Mexique, où la brutale invasion par les États-Unis est une « bonne chose », selon Engels : « Est-ce un malheur que la splendide Californie soit arrachée aux Mexicains paresseux qui ne savaient qu’en faire ? Est-ce un malheur que les énergiques Yankees, en exploitant rapidement les mines d’or qu’elle recèle augmentent les moyens monétaires, qu’ils concentrent en peu d’années sur cette rive éloignée de l’Océan Pacifique une population dense et un commerce étendu, qu’ils fondent de grandes villes, qu’ils créent de nouvelles liaisons maritimes (…) qu’ils ouvrent vraiment pour la première fois l’Océan Pacifique à la civilisation ? » [15] L’écrasement de la révolte en Algérie, affirme le même Engels, est une chose positive, puisque les Bédouins sont une « nation de voleurs ». Le colonialisme français apportera le capitalisme, donc la civilisation [16]. De la même manière, la colonisation de l’Inde par l’Angleterre impériale est certes une tragédie, mais en imposant le capitalisme à une société barbare, la colonisation est un « instrument inconscient de l’Histoire ». Un texte de Marx, longtemps commenté et critiqué, reflète cette pensée binaire :

    « […] aussi triste qu’il soit du point de vue des sentiments humains de voir ces myriades d’organisations sociales patriarcales, inoffensives et laborieuses se dissoudre (…) et leurs membres perdre en même temps leur ancienne forme de civilisation et leurs moyens de subsistance traditionnels, nous ne devons pas oublier que ces communautés villageoises idylliques, malgré leur aspect inoffensif, ont toujours été une fondation solide du despotisme oriental (…) en en faisant un instrument docile de la superstition et l’esclave de règles admises, en la dépouillant de toute grandeur et de toute force historique (…) Il est vrai que l’Angleterre, en provoquant une révolution sociale en Hindustan, était guidée par les intérêts les plus abjects (…). Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si l’humanité peut accomplir sa destinée sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie [17]. »

    Basculement du monde

    Plus tard, Marx nuancera ses positions, en se détachant de la vision simpliste d’une « marche irrésistible de l’histoire. Il devient partisan des luttes d’indépendance de la Pologne et surtout de l’Irlande, en qui il voit des ferments d’une lutte à finir contre le capitalisme. Néanmoins, le mal est fait, dans un sens. Les partis socialistes européens comme en Allemagne, en France, en Angleterre ne s’opposent pas à l’avancée du colonialisme dont ils déplorent par ailleurs les impacts négatifs. Sous l’égide de la Deuxième Internationale, les socialistes collaborent à « civiliser » les nations barbares. En Namibie en 1904, le premier génocide du siècle est commis par l’armée allemande contre les populations hereros. La puissance social-démocratie s’émeut du caractère inhumain de l’opération, mais leur théoricien Édouard Bernstein déclare : « les colonies sont là pour rester. Les peuples civilisés doivent guider les peuples non civilisés. Notre vie économique repose sur des produits qui viennent des colonies que les indigènes ne peuvent pas utiliser » [18]. En France, Jean Jaurès et propose d’humaniser le colonialisme : « Là enfin où la France est établie, on l’aime, là où elle n’a fait que passer, on la regrette ; partout où sa lumière resplendit, elle est bienfaisante [19].

    Pendant que les socialistes s’enfoncent dans le nationalisme qui les mène à renoncer à leurs principes fondamentaux en 1914, les peuples subjugués n’attendent pas la permission pour se révolter. L’Inde connait un immense soulèvement en 1857 qui met l’Empire britannique à mal. En Chine, une véritable guerre éclate contre les impérialistes qui veulent obliger la vente de l’opium, une énorme source de profits et en même temps une calamité pour ce pays. Au Mexique, les insurrections paysannes débouchent sur une révolution nationale et démocratique (1910-11).

    Avec la révolution des soviets en 1917, le monde bascule. La nouvelle Union soviétique renonce à tous les traités coloniaux établis par l’ancien régime. Des liens sont créés avec les mouvements de libération en Asie. À Bakou se tient en 1920 le « Premier Congrès des peuples de l’Orient » où sont présents 2500 délégués venus de Chine, de l’Inde, de Turquie, de Perse. Soucieux d’étendre la révolution vers l’est (devant l’échec de révolutions européennes en Italie, en Hongrie, en Allemagne), le pouvoir des soviets veut changer la donne [20]. Quelques temps avant, le deuxième congrès de la nouvelle Internationale communiste (Troisième Internationale) fait le constat que l’impérialisme depuis la catastrophe de la Première Guerre mondiale est en crise. Il ne suffit plus de compatir avec les souffrances des peuples colonisés, mais, selon Lénine de « faire une politique tendant à réaliser l’union la plus étroite de tous les mouvements de libération nationale et coloniale avec la Russie des Soviets » [21]. Dans son allocution finale, Lénine insiste sur le fait que la révolution mondiale se déplace vers les pays où réside la grande majorité de la population mondiale, opprimée sous le joug de l’impérialisme. Cet impérialisme colonialiste, estime le communiste indien M. N. Roy, maintient le capitalisme en vie : « il y a longtemps que le système capitaliste en Angleterre se serait écroulé sous son propre poids sans les vastes possessions coloniales que ce pays a acquises pour l’écoulement de ses marchandises et pour servir de source de matières premières pour ses industries sans cesse croissantes. En réduisant en esclavage les centaines de millions d’habitants de l’Asie et de l’Afrique, l’impérialisme anglais est arrivé à maintenir jusqu’à présent le prolétariat britannique sous la domination de la bourgeoisie. » [22] Il est impératif que la gauche change de cap, selon la déclaration du Congrès de Bakou :

    « Le socialiste qui, directement ou indirectement, défend la situation privilégiée de certaines nations au détriment des autres, qui s’accommode de l’esclavage colonial, qui admet des droits entre les hommes de race et de couleur différentes ; qui aide la bourgeoisie de la métropole à maintenir sa domination sur les colonies au lieu de favoriser l’insurrection armée de ces colonies, – ce « socialiste », loin de pouvoir prétendre au mandat et à la confiance du prolétariat, mérite sinon des balles, au moins la marque de l’opprobre . » [23]

    En tournant des années 1920, l’IC accentue sa campagne antiimpérialiste au moment où les puissances acceptent du bout des lèvres le droit à l’autodétermination, ce qu’elles renient en perpétuant les pratiques coloniales. De nouveaux massacres sont perpétrés au Maroc, au Vietnam, au Nicaragua. Le congrès de fondation de la Ligue anti-impérialiste est convoqué à Bruxelles en 1927 par l’IC et des mouvements de libération de cinq continents. Les « nations obscures » prennent leur élan et bientôt, se détachent de l’Internationale qu’ils trouvent trop inféodé à la politique soviétique [24]. Des dissidents comme Sultan Galiev, un tatar qui participe à la révolution soviétique, trouvent que l’Internationale reste trop européocentrique, ce qui laisse penser que l’influence d’une certaine gauche coloniale reste vivante [25]. Cette thématique sera reprise sous des formes diverses par des mouvements et des penseurs importants tel Mao Tsétoung, Ho Chi Min, Amilcar Cabral, etc.

    Le rebond de l’histoire

    Après la Deuxième guerre mondiale, l’irruption du tiers-monde emporte les vieux empires coloniaux en Afrique et en Asie. La révolution chinoise, à la fois anti-impérialiste et antiféodale, inaugure un cycle des grands mouvements d’émancipation sociale et nationale. Réunis à Bandung (Indonésie) en 1955, des États indépendants et des mouvements de libération nationale s’érigent en troisième pôle dans une géopolitique mondiale dominée par l’affrontement entre les États-Unis et l’Union soviétique [26]. La plupart des pays africains arrachent leur indépendance, sauf dans les régions où sévit le colonialisme de peuplement (Afrique du Sud, Angola, Mozambique, Algérie). Au tournant des années 1960, ces mouvements se radicalisent et définissent un agenda de transformation radicale.

    Les pays impérialistes alors, États-Unis en tête, réorganisent leur stratégie. Ils concèdent l’indépendance là où des relais locaux sont prêts à perpétuer les pratiques coloniales sans le statut colonial : c’est le « néocolonialisme ». Ce projet est rejeté par plusieurs mouvements, notamment au Vietnam, où le Front national de libération continue d’affronter les États-Unis et leurs fantoches après le départ des colonialistes français. Aux États-Unis et dans plusieurs pays capitalistes, un grand mouvement de solidarité internationale se met en place en soutien à la lutte du peuple vietnamien. Ce renouvellement de l’internationalisme bouscule les partis de gauche et mobilise des secteurs importants de la jeunesse.

    En Amérique du Sud, cette insurrection contre le contrôle impérialiste connait un rebond imprévu à Cuba (1959). Les révolutionnaires cubains lancent un grand mouvement latino-américain pour accentuer la résistance. Dans son « Message à la Tricontinentale » (une organisation fondée à Cuba pour coordonner les luttes), Che Guevara déclare qu’il faut se battre : « Le rôle qui nous revient à nous, exploités et sous-développés du monde, c’est d’éliminer les bases de subsistance de l’impérialisme : nos pays opprimés, d’où ils tirent des capitaux, des matières premières, des techniciens et des ouvriers à bon marché et où ils exportent de nouveaux capitaux (des instruments de domination) des armes et toutes sortes d’articles, nous soumettant à une dépendance absolue » [27].

    Ce cri du cœur du Che s’ajoute à d’autres interventions qui viennent secouer le confort d’une certaine gauche institutionnalisée qui fonctionne à travers les partis de gauche dans les pays capitalistes, et qui est globalement alignée sur l’Union soviétique. C’est le cas notamment de Frantz Fanon (voir le texte d’Immanuel Wallerstein sur Fanon dans ce numéro des Nouveaux Cahiers du Socialisme). Dans les années 1970, le mouvement anti-impérialiste et anticolonialiste continue d’avancer à travers les victoires marquées en Angola, au Mozambique, au Nicaragua. Le dispositif impérialiste est menacé de dislocation devant la montée des résistances. Les États du tiers-monde constituent des alliances qui reprennent le drapeau de Bandung et mettent de l’avant un « Nouvel ordre économique international ».

    Après une période d’instabilité, les États-Unis se remettent sur un mode offensif dans les années 1980. Ils contribuent à l’enlisement de l’Union soviétique qui commet une erreur stratégique en envahissant l’Afghanistan (1980). Plusieurs États du tiers-monde entrent dans une crise prolongée provoquée par les nouvelles politiques macro-économiques imposées par Washington via la Banque mondiale et le FMI. Quand l’URSS implose en 1989, les États-Unis et leurs alliés subalternes estiment qu’ils peuvent consolider leur emprise en déployant leurs forces militaires dans toutes les régions du monde. De conflit en conflit, cette tension permanente débouche sur les évènements de 2001 et subséquemment, sur le déclenchement de la « guerre sans fin » de George W. Bush.

    Le colonialisme et l’anticolonialisme aujourd’hui

    Une guerre de position (selon la formule de Gramsci) est en cours et déterminera les contours de la géopolitique et de la géo-économie mondiales. Dans le sillon de la guerre sans fin se déploie une véritable entreprise de reconquête d’un vaste « arc des crises » qui traverse l’Asie jusqu’à l’Afrique en passant par le Moyen-Orient. Au début, les États-Unis pensaient occuper militairement cette zone et procéder à une « réingénierie » politique, sociale, économique. C’était sans compter sur les résistances qui ont empêché ce plan de se réaliser, notamment en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Palestine. Ces résistances anticoloniales s’expriment davantage sous la forme de mouvements nationalistes utilisant la religion comme référence et sur la base d’un projet relativement non-défini où les accents réactionnaires (contre les droits des femmes et des minorités par exemple) occupent une place importante.

    Pour autant, la confrontation avec l’impérialisme prend d’autres formes, notamment en Amérique latine où la vague progressiste (voir le texte de Thomas Chiasson-Lebel dans ce numéro des Nouveaux Cahiers du Socialisme) remet en question des mécanismes du contrôle exercé par les États-Unis et ses alliés-subalternes du G7.

    Devant tant de points de blocage, les dominants ressortent un certain nombre de vieilles recettes. Le regain d’un néonationalisme de droite couplé à l’hostilité entretenue face aux Arabes et aux Musulmans s’ajoute à une remonté du racisme anti-immigrant. L’idéologie derrière cela est de présenter la « menace » d’un ennemi à la fois « intérieur » et « extérieur », antinomique avec les « valeurs » du capitalisme et de la démocratie libérale où les zones sans droit de Gaza, Bagdad, Kaboul se combinent aux quartiers immigrants ghettoïsés dans les grandes villes capitalistes. On en vient à une autre facette de la « guerre sans fin » dans le domaine de la culture et des médias. Les lubies du politicologue conservateur Samuel Huntingdon reviennent à la mode, dans le sens d’une « guerre de civilisations » où le camp « occidental » doit se défendre dans une confrontation sans fin et sans merci.

    Dans cette évolution, le racisme occupe toute sa place, mais un racisme « modernisé :

    « La hiérarchie raciale se présente plus comme une pyramide que comme une opposition entre deux pôles homogènes. Elle est à la fois bipolaire, opposant Blancs et non-Blancs, et pyramidale : face aux Blancs ou plutôt en dessous des Blancs s’empilent les différents groupes raciaux opprimés, par strates de couleur ou de culture, chacune selon son rang dans l’humanité ou la civilisation [28]. »

    La gauche contemporaine saura-t-elle éviter cette dérive ? Les enjeux sont multiples, car on y trouve à la fois de profondes régressions sur le plan des droits ainsi que l’extension de la militarisation et des confrontations, non seulement contre des mouvements de résistance, mais contre des États perçus comme des adversaires (les « émergents »). Des secteurs de la social-démocratie, convertis au social-libéralisme, semblent tout à fait disposés à s’engager dans cette « guerre sans fin ». Il reste aux secteurs toujours dévoués à la cause de l’émancipation d’y faire échec et de repenser luttes et stratégies au prisme de la « décolonialité » politique et théorique, qui « met en évidence la dimension raciste et culturellement infériorisante de la domination coloniale et s’ouvre à des modes de vie et de pensée disqualifiés depuis le début de la modernité capitaliste/coloniale » [29].

    Pierre Beaudet

    http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36927

    Lire aussi:

     

     

  • Hocine Aït Ahmed, le militant infatigable de la démocratie (Algeria Watch)

    ait-ahmed.jpg

    Hocine Aït Ahmed, l’un des neuf chefs historiques du FLN, est décédé mercredi 23 décembre dernier en Suisse à l’âge de 89 ans.

    Impliqué dès son jeune âge dans la lutte nationaliste, il adhère au Parti du Peuple Algérie (PPA) à 17 ans alors qu’il était lycéen. A 20 ans, il rédige pour la direction du parti le texte connu sous le nom « rapport Zeddine » qui esquisse la stratégie de la lutte armée.

    A la suite de ce rapport, le parti crée l’Organisation Secrète (OS) qu’il dirigera après la mort de Mohamed Belouizdad. Suite à la crise qui secoue le parti au début des années 1950, il appartiendra au courant populiste révolutionnaire qui créera le FLN et qui lancera l’insurrection le 1er Novembre 1954. En 1956, il est arrêté avec Ben Bella, Boudiaf, Khider et Lacheraf dans l’avion qui avait été mis à leur disposition par le roi Mohammed V et qui avait été détourné par l’armée de l’air française au-dessus de la méditerranée.

    Libéré lors du cessez-le-feu en mars 1962, il s’opposera en vain au renversement du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) par l’Etat-Major dirigé par le colonel Houari Boumédiène. Il sera élu député dans la nouvelle Assemblée Nationale, se faisant remarquer par ses prises de position en faveur d’un Etat de droit et d’élections pluralistes. Lorsque le tandem Boumédiène-Ben Bella imposera le système du pari unique, il organise en 1963 une dissidence armée qui se limitera à la Kabylie. Arrêté en 1964, il sera jugé et condamné à mort par le régime de Ben Bella. Il s’évadera de prison en 1966 et s’installera à l’étranger où il continue à diriger son parti, le FFS, dans la clandestinité.

    A la suite des émeutes d’octobre 1988 qui mettront fin au système du parti unique, il rentre à Alger pour réorganiser son parti et le faire participer aux différentes élections. Face à la déferlante islamiste, il incarne l’espoir d’une démocratie ancrée dans les idéaux du mouvement national dont il est une des figures emblématiques.

    Il accepte le résultat des urnes même lorsque les élections sont remportées par les islamistes. C’est ainsi qu’il s’oppose à l’annulation du scrutin remporté par le FIS fin décembre 1991, et appelle à une marche historique le 2 janvier 1992 qui rassemble plus d’un million de personnes à Alger sous le slogan « ni Etat policier, ni Etat intégriste ». Cela n’empêche pas le coup d’Etat de janvier 1992 qui fera plonger le pays dans une violence meurtrière.

    En janvier 1995, il prendra part à la réunion de Rome à laquelle participent les partis qui ont eu des députés en décembre 1991 (FIS, FFS et FLN). Il apportera sa vision et son expérience dans la rédaction de la « Plate-Forme de sortie de crise », appelée « le contrat de Rome », rejeté par les chefs militaires opposés à l’idée de laisser la politique à des civils qu’ils ne choisissent pas. Malgré les pressions sur les militants de son parti, dont certains ont été assassinés dans des conditions non élucidées à ce jour, et malgré les campagnes de dénigrement dont il était quotidiennement l’objet, celui que le DRS appelait « le marabout de Lausanne » s’accroche à l’espoir d’un Etat civil dirigé par des élites représentatives élues par la population. Son parti présentera sa candidature au scrutin présidentiel d’avril 1999. Ayant été informé la veille que les chefs militaires avaient donné des instructions à l’administration pour truquer les élections en faveur de leur candidat, Abdelaziz Bouteflika, il se retire en refusant de légitimer par sa participation une élection dont le résultat avait été décidé à l’avance.

    Profitant de sa maladie apparue en 2012, la police politique infiltre le FFS et suscite une crise au sein de la direction, ce qui affaiblit le parti qui perdra des cadres de grande valeur. Soumis à des pressions de la part du régime, celui-ci arrive à infléchir sa ligne politique en lui faisant accepter les élections truquées et la gestion policière du champ politique.

    Après avoir détourné le FFS de sa vocation de vrai parti d’opposition, le régime opère un hold-up sur la mémoire de Aït Ahmed en suscitant des articles de presse dithyrambiques sur lui, occultant son combat pour la démocratie. Dans son message de condoléances à la famille du défunt, le président Bouteflika ira jusqu’à écrire que Aït Ahmed s’était évadé de la prison française alors qu’il s’était évadé en 1966 de la prison à l’époque du colonel Boumédiène.

    Après l’avoir pourchassé de son vivant, le régime récupère sa mémoire en décrétant un deuil national de 8 jours pour mieux cacher ce pourquoi Aït Ahmed a combattu. Avec lui, l’Algérie a raté l’occasion de se donner comme Chef d’Etat un homme qui incarnait à la fois le nationalisme et l’idéal démocratique universel.

    Lahouari Addi
    Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon  6 janvier 2016

    http://www.algeria-watch.org/fr/article/tribune/addi_hommage_ait_ahmed.htm

    Lire aussi:

    http://elwatan.com/contributions/l-ideal-democratique-constante-chez-ferhat-abbas-et-hocine-ait-ahmed

  • Projection du film « Ce n’est pas un rêve, la vie de Theodor Herzl » : Guillaume Weill-Raynal monte au créneau (Ujfp)

    Le sionisme en questions par Pierre Stambul

    Le 13 janvier 2016 aura lieu au Publicis Cinémas, sur l’avenue des Champs-Élysées à Paris, l’avant-première du documentaire « Ce n’est pas un rêve, la vie de Theodor Herzl ». Un film qui retrace le parcours du « fondateur du sionisme moderne ». C’est en apprenant que cette projection sera organisée sous le patronage du président de la République et sous le parrainage de la maire de Paris que Guillaume Weill-Raynal a décidé de monter au créneau. Cet avocat et essayiste nous explique pourquoi la tenue d’un tel événement le choque.

    LCDL : Pourquoi trouvez-vous choquant qu’un tel événement soit organisé à Paris ?

    Guillaume Weill-Raynal : Ça n’est pas tant le lieu qui me choque mais plutôt le moment et les personnalités publiques qui cautionnent cette manifestation. Que la communauté juive rende hommage à Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, c’est bien naturel. Chacun voit midi à sa porte… Le problème est que cet hommage est rendu sans le moindre recul.

    On célèbre la vision originelle du sionisme, celle des premières années du 20ème siècle, idéaliste mais complètement déconnectée du contexte d’aujourd’hui, qui est celui d’une politique de domination injuste et brutale menée par Israël sur les Palestiniens. Or, précisément la langue de bois de la communication israélienne tente chaque jour de justifier cette oppression par une référence permanente aux dogmes fondateurs du sionisme.

    Le fait que cette manifestation soit organisée sous le patronage du président de la république et sous le parrainage de la maire de Paris est effectivement très choquant. Ils prennent position pour les uns contre les autres. C’est une rupture de l’équilibre qu’ils disent chaque jour vouloir respecter.

    Est-ce la personnalité de Herzl qui vous pose problème ?

    Theodor Herzl est une « légende vivante ». Dans le bon et le mauvais sens du terme. Que l’on soit sioniste ou pas, c’est un personnage qui a compté et qui appartient à l’Histoire. Ce n’était qu’un intellectuel. Il a fondé le mouvement sioniste mais est mort en 1904, c’est-à-dire 44 ans avant la fondation de l’Etat d’Israël.

    Chacun est libre de le célébrer ou pas, de rappeler sa mémoire sous une forme apologétique ou critique. Mais là encore, le problème est que la projection de ce film le 13 janvier prochain n’est pas qu’une simple évocation historique. Elle est organisée par le Keren Hayessod, une organisation qui dépend directement de l’administration israélienne, ainsi que par le Centre Simon Wiesenthal, qui n’a plus, aujourd’hui, qu’un lointain rapport avec le célèbre chasseur de nazis et qui est devenu en réalité un think tank néoconservateur.

    Cela vous surprend-t-il que cette manifestation soit organisée sous le patronage du président de la République ?

    Ça n’est malheureusement pas une surprise. C’est une illustration de ce « deux poids deux mesures » qui est analysé dans le documentaire « l’affaire Salah Hamouri ». Ça va dans le même sens que la circulaire Alliot-Marie qui transforme en délit le seul fait d’appeler à des sanctions contre la politique israélienne.

    D’un côté, François Hollande et Anne Hidalgo parrainent un « hommage » à Herzl qui est en réalité une manifestation de soutien à la politique actuelle du gouvernement Netanyahu, et de l’autre, le tribunal administratif de Montreuil a annulé en juillet dernier la décision de la ville d’Aubervilliers qui avait fait citoyen d’honneur le leader palestinien Marwan Barghouti au motif que celui-ci a été condamné pour « terrorisme » par les tribunaux israéliens.

    Voilà des années que le CRIF (NDLR : Conseil Représentatif des Institutions Juives de France) et ses satellites clament que « le palestinisme est un antisémitisme ». Un discours qui a fini par porter ses fruits.

    Propos recueillis par Nadir Dendoune

    mardi 5 janvier 2016 par Guillaume Weill-Raynal

  • Hocine Aït Ahmed sur Algeria Watch

    un vrai homme.jpg