Diplômée d’un doctorat en science politique, et du master de recherche « monde musulman » de Sciences-Po Paris, Leila Seurat est actuellement chercheure associée au Centre de Recherches Internationales (CERI/ CNRS). Son travail interroge le couple intérêt/idéologie à travers le cas du Hamas. Le mois dernier, elle a publié aux éditions du CNRS Le Hamas et le monde, préfacé par Bertrand Badie, qui fut son directeur de thèse. Loin des discours dogmatiques, des préjugés religieux, et de certaines idées reçues, l’ouvrage met en lumière la « boîte noire » du mouvement islamiste palestinien : stratège pragmatique, intransigeant et négociateur, parti de gouvernement.
Thomas Vescovi, Conseil national de l’AFPS, mardi 3 novembre 2015
Avant d’évoquer votre livre, et l’actualité, pouvez-vous expliquer ce qu’est le Hamas ?
Le Hamas est la branche palestinienne des Frères Musulmans. Ces derniers étaient présents en Palestine bien avant la création d’Israël, puisque le frère de Hassan al-Banna, fondateur et théoricien du mouvement, avait réalisé un voyage en Palestine à la fin des années 1930 pour y ouvrir un bureau, à Jérusalem-Est. Les militants de ce mouvement vont d’ailleurs être très actifs dans la première guerre israélo-arabe, entre 1947 et 1949, et vont payer un lourd tribut. Cette précision est importante car les autres forces politiques palestiniennes accusent régulièrement le Hamas d’être arrivé sur le tard, de ne pas être « vraiment » nationaliste. En réalité, jusqu’en 1967, des militants du mouvement vont participer à différentes actions armées contre les forces d’occupation, particulièrement dans la Vallée du Jourdain.
Pour contrer le caractère nationaliste du Hamas, le Fatah insiste sur la posture attentiste du mouvement jusqu’au déclenchement de la première Intifada. Or nous savons qu’en 1984, le cheikh Yassine avait été arrêté pour possession d’armes. Il est vrai que ses différents militants vont converger, au moment du déclenchement du soulèvement populaire de décembre 1987, pour quitter leur posture quiétiste et participer pleinement à la lutte armée. Le Fatah comme le Jihad islamique étaient nés d’une scission au sein des Frères Musulmans, critiquant leur immobilisme face à Israël.
Le soir du déclenchement de la première Intifada s’organise une réunion, dans la résidence de cheikh Yassine, où est décidée la création du Hamas, officialisée deux jours plus tard. Il faudra attendre le mois d’août 1988 pour que la Charte du mouvement soit rendue publique.
De par ses liens avec les Frères Musulmans, le Hamas est entouré d’une image négative, celle d’un mouvement islamiste, employant les armes du terrorisme. Dans quelle mesure le Hamas distingue-t-il, dans ses actions et son idéologie, le religieux du profane ?
Ma thèse démontre qu’il n’y a pas de dichotomie entre les intérêts et l’idéologie. L’idéologie n’est d’ailleurs pas forcément religieuse. Une idée en soi n’est pas une idéologie, mais la manière dont elle est construite peut devenir une idéologie. De part la lecture des origines du conflit proposée par le Hamas, la Résistance devient ainsi une idéologie. Avec le déclenchement des « Printemps arabes », s’est constitué un nouveau discours, plaçant le Hamas au centre de l’énergie populaire des soulèvements, un précurseur, un exemple à imiter. L’élément principal n’était pas l’utilisation du religieux, mais la victoire électorale du Hamas aux législatives palestiniennes de 2006. Dans ce schéma, l’idéologie, qu’elle soit religieuse ou non, ne fait qu’accompagner, des intérêts contingents. Son caractère religieux n’en fait pas un mouvement différent des autres partis politiques. La singularité du Hamas par rapport aux autres mouvements issus des Frères Musulmans, c’est l’emploi de la lutte armée.
Justement, quelle est la place d’Israël dans ce jeu idéologique ?
Il existe un flou sur cette question. Certains dirigeants affirment que le Hamas n’entretient aucune forme de relation avec Israël, que ce soit de manière directe ou indirecte. Pour autant, d’autres dirigeants affirment que, pour les questions humanitaires ou celles relatives aux prisonniers, ils peuvent mener des négociations indirectes avec Israël. Le reste est considéré comme illicite. L’objectif est évidemment de se différencier dans l’opinion publique de l’Organisation de Libération de la Palestine. Concrètement, l’étude des différents dossiers montrent d’une part les tractations entreprises entre le Hamas et Israël sur différentes questions, avec souvent l’Egypte comme médiateur, particulièrement lorsqu’il est question de trêves ; d’autre part des cas où des dirigeants du Hamas se sont entretenus directement avec leurs homologues israéliens sans intermédiaire comme l’ont montré les négociations autour de la libération du soldat Gilad Shalit : Ghazi Hamad, vice ministre des affaires étrangères du Hamas représentait le Hamas et Girshon Baskin, un universitaire, Israël. Ce sont bien des négociations directes qui ont contribué à conclure cet accord d’échange de prisonniers.
En 2006, le Hamas a remporté les élections législatives palestiniennes, sortant de l’opposition pour former à lui seul le gouvernement de l’Autorité Palestinienne. Comment le mouvement s’est adapté à ce nouveau contexte ?
Il y a eu une première rupture en 2005. Au mois de mars, les accords du Caire, signés par toutes les factions palestiniennes, consacrent la participation du Hamas au jeu électoral. Jusque là, celui-ci ne participait qu’aux élections locales. Le Hamas avait ainsi refusé de participer aux élections législatives de 1996, considérant qu’un engagement dans ce processus signifierait une reconnaissance de l’Autorité Palestinienne, et une manière de légitimer les accords d’Oslo. Pour expliquer, cette volte face, il assure que désormais les accords d’Oslo sont morts ; la participation aux structures de l’AP ne peut donc plus les légitimer. Toutefois, il est évident qu’au delà du discours, l’objectif du Hamas était indéniablement de profiter des ressources offertes par l’Autorité Palestinienne, née de ces accords.
Cette même année 2005 coïncide également avec la sortie d’Israël de la bande de Gaza. L’armée est cantonnée aux portes du territoire, et les colonies sont démantelées. Pour le Hamas, c’est une victoire de la résistance. C’est d’ailleurs sur ce point qu’il faut lire aujourd’hui les différences d’appréciation du soulèvement : pour le Fatah qui se situe plutôt dans une logique d’apaisement, la seconde Intifada a été un échec ; pour le Hamas au contraire qui prône l’élargissement de la mobilisation, la seconde intifada n’a été qu’un échec partiel puisqu’elle a quand même conduit à l’évacuation de la bande de Gaza.
L’autre élément à souligner tient dans l’affirmation répétée du Hamas à la légitimité du gouvernement formé en mars 2006. Ce gouvernement, mené par Ismaël Haniyeh, va tenir onze mois. Une période courte mais considérée par le Hamas comme une apogée. Dans les faits, ce gouvernement a souffert du fait que quasiment tous les Etats arabes, ainsi que la communauté internationale, continuaient à considérer l’OLP comme seule et unique représentante du peuple palestinien. Arrive ensuite 2007, et la prise de Gaza par la force par le Hamas. Commence une période de discrédit pour le Hamas, notamment parce que le second gouvernement qui va être créé, mené par Salam Fayyad, est rapidement reconnu comme légitime par les Etats arabes et la communauté internationale.
Les Printemps arabes ont signifié une redistribution de certaines cartes politiques pour le Hamas, puisque son chef Khaled Mechaal a quitté Damas, où le mouvement avait son leadership extérieur, au profit de Doha, au Qatar. Quelle est la situation depuis ?
Les guerres qui ont lieu aujourd’hui au Moyen-Orient s’enlisent vers une confessionnalisation entre sunnites et chiites. Les ruptures sont à plusieurs échelles. D’abord l’axe chiite, Iran, Syrie, Hezbollah, qui soutenait financièrement le Hamas, est mis à mal. Des militants du Hamas ont participé à la lutte contre les troupes d’Assad, voire sur certains terrains, les combattants du Hezbollah. Ensuite, il faut aussi remarquer que ces divisions concernent aussi le monde sunnite, entre les Frères musulmans et les différentes mouvances se réclamant du salafisme, des quiétistes aux jihadistes. Ces luttes ont lieu au sein même de la bande de Gaza où des groupes qui se revendiquent de Daech bien que ne lui étant pas officiellement affiliés, combattent le Hamas.
En février 2012, lorsque Mechaal a quitté définitivement Damas, il y a eu une période de flou, son bras droit Abu Marzouk essayant de faire réinstaller les bureaux au Caire. Finalement Doha a représenté une base plus stable pour le mouvement. La période de transition est terminée puisque le bureau politique du Hamas est en train de se reconstituer au Qatar. Un élément sensible de cette recomposition régionale est le rapprochement entre le Qatar et l’Arabie Saoudite, de moins en moins virulente à l’égard des Frères Musulmans. Pour les Saoudiens, la menace principale reste l’Iran. Ils essayent donc de fortifier leurs liens avec l’ensemble des acteurs politiques sunnites de la région, y compris du côté des Frères musulmans et du Hamas, afin d’empêcher ce dernier de consolider à nouveau ses relations avec la République islamique. Toutefois, ces signes ne constituent pour l’instant que les prémices d’un possible réalignement stratégique du Hamas et d’un rapprochement significatif avec l’Arabie saoudite qui n’a pour l’instant pas encore pris forme. Si en juillet dernier, Mechaal s’est rendu en visite à Doha, où il n’était plus le bienvenu depuis 2007, l’Arabie Saoudite nie ces rapprochements, indiquant que l’objet de sa visite n’était pas religieux et martelant que l’OLP demeure seul représentant du peuple palestinien.
L’Iran avait en effet très mal accueilli la réorientation de politique étrangère préconisée par Mechaal. En juin 2013, le Cheikh Youssef al-Qardawi accusa dans un discours à la grande mosquée de Doha, en présence de Mechaal, l’Iran et le Hezbollah de faire le jeu des sionistes. Le même mois, dans un communiqué, Mechaal demandait solennellement à l’Iran de se retirer de Syrie. Les réponses iraniennes visent essentiellement Mechaal, devenu persona non grata à Téhéran, et non les dirigeants du Hamas à Gaza, puisque l’on sait que les figures des brigades des martyrs d’al Qassam, branche armée du mouvement, refusent la rupture avec leur financier iranien.
L’Union Européenne considère le Hamas comme un mouvement terroriste. Celui-ci cherche-t-il à se faire accepter par l’Occident ?
Le Hamas cherche à obtenir la reconnaissance. Depuis 2006, le mouvement a multiplié les tentatives pour obtenir cette légitimité obtenue par les urnes et pourtant « bafouée ». L’Union européenne est centrale dans ce travail de lobbying : à travers l’action diplomatique de ses députés, invités par la Fédération Internationale des Parlementaires ou par d’autres institutions européennes, le Hamas tente d’être reconnu en tant que gouvernement légitime. Des membres du Hamas et de son instance exécutive se rendent souvent en Europe via leur statut de député. C’est le cas de Mouchir al-Masri qui s’est rendu plusieurs fois à Genève entre 2012 et 2014. Néanmoins, ces visites se font exclusivement dans un cadre parlementaire, et il arrive fréquemment qu’elles soient annulées, lorsque l’étiquette de membre du Hamas est révélée publiquement. Ce qui est intéressant, c’est que ces pressions ne viennent pas seulement d’Israël ou de groupes soutenant Israël, mais aussi de l’OLP qui souhaite demeurer l’unique interlocutrice.
Depuis plusieurs mois différents médias spéculent autour d’un accord entre Israël et le Hamas, via la médiation de Tony Blair, visant la mise en place d’une ligne maritime pour désenclaver Gaza. Tractation que l’OLP considère être une atteinte au projet national palestinien, les négociations ne se faisant pas sur Gaza et la Cisjordanie, mais uniquement sur Gaza. Qu’en est-il vraiment ?
Il y a des faits avérés de discussions entre les Israéliens et le Hamas depuis l’hiver 2014 visant à une trêve de longue durée en échange d’une ligne portuaire depuis la partie turque de Chypre vers Gaza. Ne nous trompons pas, cela n’implique pas un port, mais une ligne portuaire. Les cargaisons seraient déchargées à plusieurs milles de la baie de Gaza, et les débats portent notamment sur qui contrôlerait ce point de connexion entre la ligne portuaire et Gaza. Par ailleurs, les négociations se font à Doha, donc même si un l’accord parvenait à être signé, rien ne peut présager que les autorités du Hamas à Gaza l’acceptent. Mais, vu la situation humanitaire désastreuse de la bande de Gaza, on peut imaginer qu’un accord soit accepté y compris par le Hamas de l’intérieur pour lequel l’assouplissement du blocus par Israël demeure une priorité. Ce qui est certain, c’est qu’en poursuivant de telles discussions avec Israël, le Hamas, depuis Doha, fait le jeu de l’État hébreu qui cherche à divise les Palestiniens et à échapper à l’édification d’un État.
Le Hamas n’est-il pas concurrencé par d’autres mouvements palestiniens, à commencer par le Jihad islamique palestinien ?
Politiquement non, puisque le Jihad islamique ne participe pas aux élections, et ne revendique pas, comme le Hamas, une large base militante. En revanche, sur la lutte armée, le Jihad islamique accuse le Hamas de ne plus être un mouvement de résistance, d’avoir accepté trop de compromis pour rester au pouvoir. Tout n’est pas soluble dans la résistance.
Là où il y a concurrence également, c’est sur les liens avec l’Iran. Actuellement, Téhéran est sans doute plus proche du Jihad islamique, qui à l’inverse du Hamas n’a pas pris position en Syrie, et dans sa lutte contre Israël s’avère tout aussi efficace. Les salafistes quant à eux rejettent à la fois le Hamas et le Jihad Islamique, jugés pro-Chiites. Cela ne mérite cependant pas que l’on spécule, mais c’est une donnée à prendre en compte.
Le soulèvement actuel semble se focaliser sur la Cisjordanie et les Palestiniens d’Israël. Comment le Hamas gère-t-il la bande de Gaza dans ce contexte ?
Le Hamas a clairement affirmé son soutien au soulèvement, tout en refusant de lancer des roquettes. Ses forces de sécurité empêchent d’ailleurs toutes les autres factions armées d’opérer des actions contre Israël. Son soutien ne reste donc qu’au niveau du discours. Il y a deux choses à retenir. La première c’est que le Hamas est fatigué de ces trois dernières guerres à Gaza, particulièrement de la dernière. Il ne souhaite donc pas pour l’instant prendre part à la mobilisation. Par ailleurs, l’amplification du soulèvement en Cisjordanie peut également favoriser le Hamas dans sa volonté de décrédibiliser l’Autorité Palestinienne. Le Hamas cherche à tout prix à mettre en difficulté Abbas notamment sur la question de la gestion des Lieux Saints, jugé incapable de les protéger, et la coordination sécuritaire. Dernièrement, à Hébron, le Hamas a accusé des policiers palestiniens en civil d’empêcher les manifestants de lancer des pierres. En bref, selon lui, Abbas étoufferait l’avancée de l’Histoire, alors que le Hamas l’impulse.
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