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Histoire - Page 10

  • La dette : l’arme qui a permis à la France de s’approprier la Tunisie (Cadtm)

     

    L’utilisation de la dette comme instrument de domination et d’aliénation de la souveraineté d’un État est bien illustrée par le sort réservé à la Tunisie par la France dans la deuxième moitié du 19e siècle. En 1881, la France conquiert la Tunisie en la transformant en protectorat. Jusque-là, la Tunisie, connue comme Régence de Tunis était une province de l’Empire ottoman |1|, disposant d’une importante autonomie sous l’autorité d’un Bey.

    Jusque 1863, la Tunisie n’empruntait pas à l’étranger

    Jusqu’à la fin du règne du Bey Mustapha en 1837, il n’existait aucune dette publique. La production agricole assurait la souveraineté alimentaire du pays. Son successeur, Ahmed Bey, qui régna de 1837 à 1855, entreprit un programme de dépenses publiques qui donnait la priorité à la constitution d’une armée permanente, à l’achat de matériel militaire, à la construction de résidences somptueuses et créait quelques manufactures (notamment la manufacture de draps de Tebourba) sur le modèle européen. Ces réalisations étaient très en deçà de ce que Mohamed Ali, le monarque égyptien, avait entrepris avec un succès |2| qui lui valait l’agressivité des puissances européennes |3|. Il y avait néanmoins un point commun entre les deux processus : l’absence d’emprunt à l’étranger durant la première partie du XIXe siècle. Les investissements étaient réalisés avec des ressources internes au pays.

    Le programme d’investissements publics fut un fiasco car il n’était pas basé sur la mise en valeur et le renforcement des producteurs locaux. L’armée permanente fut licenciée en 1853, le plus grand palais ne fût pas achevé et des manufactures furent abandonnées. Le Bey de Tunis avait recours à l’emprunt interne en acceptant des taux souvent usuraires qui ont fait gonfler la dette. L’État beylical contractait des dettes en vendant aux riches Tunisiens et aux résidents étrangers fortunés (Livournais, Génois, Français,…) des teskérés, c’est-à-dire des bons du trésor à court terme.

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    Mohammed es-Sadok

    Avec l’accession au trône de Mohammed es-Sadok en 1859 |4|, augmente fortement l’influence des puissances européennes, de leurs intérêts commerciaux et de leurs entreprises, en particulier de leurs banquiers. La corruption était répandue à la tête du régime et son responsable principal était le premier ministre Mustapha Khaznadar qui avait occupé d’importants postes depuis 1837 en commençant par celui de « trésorier » du Bey (trésorier = khaznadar en turc). Mustapha Khaznadar resta au faîte de l’État jusque 1873. Il prélevait des commissions sur chaque transaction, sur chaque emprunt, sur les recettes des impôts au point que sa fortune devint colossale. Jusqu’à sa mise à l’écart en 1873, Mustapha Khaznadar joua un rôle plus important que le Bey lui-même dans les décisions de l’État et dans les accords passés avec les financiers et entrepreneurs européens.

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    Mustapha Khaznadar

    En 1859-1860, Mustapha Khaznadar et le Bey Mohammed es-Sadok augmentèrent les dépenses publiques et la dette interne par des achats d’armes inutilisables à la Belgique, remplacées, au prix fort, par des fusils français, et par la construction de résidences consulaires de haut standing pour la France et pour la Grande-Bretagne. Des dépenses qui ne correspondaient évidemment nullement à l’intérêt de la population. La dette publique interne augmenta de 60 % au cours des trois premières années du règne de Mohamed es-Sadok. Les Tunisiens fortunés et les résidents étrangers tiraient profit d’une politique d’endettement interne qui leur fournissait un rendement élevé, les hauts dirigeants de l’État en profitaient car ils détournaient une partie de l’argent emprunté (s’ajoute à cela qu’ils se portaient eux-mêmes acquéreurs de la dette), les fournisseurs étrangers en tiraient également un bénéfice. Par contre le peuple devait supporter une charge croissante d’impôts.


    Le premier emprunt étranger de 1863 : une véritable arnaque

    Le premier emprunt de la Tunisie à l’étranger remonte à 1863. Il constitua une véritable arnaque qui déboucha 18 ans plus tard sur la conquête de la Tunisie par la France.

    À l’époque, la place financière de Paris était très active dans la concurrence avec celle de Londres, la principale au monde. Les banquiers parisiens, comme les londoniens, disposaient de liquidités abondantes et cherchaient des occasions de placement à l’étranger. Les prêts vers l’Amérique latine, l’Asie, l’Empire ottoman, l’Égypte, la Russie et l’Amérique du Nord étaient abondants |5|. Les crédits étaient destinés principalement à la construction des chemins de fer (avec une bulle spéculative en formation dans ce secteur), au refinancement des anciennes dettes - c’est le cas de l’Amérique latine - et à l’achat d’armes. Les rendements obtenus à Paris sur le marché local tournent autour de 4 à 6 % tandis que les rendements sur les prêts à l’étranger sont beaucoup plus élevés (ils pouvaient atteindre 10 à 11 % en rendement réel).

    Quand, début 1863, le Bey annonce qu’il souhaite emprunter 25 millions de francs à l’étranger, plusieurs banquiers et courtiers de Londres et de Paris proposent leur service, parmi lesquels le baron James de Rothschild, d’autres sociétés londoniennes, ainsi qu’à Paris le Crédit mobilier et Émile Erlanger, un banquier de Francfort basé dans la capitale française.

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    Émile Erlanger

    Le Consul de Grande-Bretagne à Tunis soutenait les offres des banquiers de Londres et celui de France appuyait les offres provenant de Paris. Finalement, le banquier Émile Erlanger obtint le « contrat ». Sa biographie mériterait d’être résumée |6|. Selon le consul britannique, le banquier Émile Erlanger lui aurait proposé 500 000 francs afin d’obtenir son soutien.


    En quoi consiste l’emprunt de 1863 ?

    Le banquier Erlanger, associé à d’autres, obtint l’autorisation du gouvernement français de vendre à la bourse de Paris des titres tunisiens. Selon un rapport établi en 1872-1873 par Victor Villet, un inspecteur français des finances, cet emprunt est une véritable escroquerie.

    D’après le banquier Erlanger, 78 692 obligations tunisiennes ont été émises. Chacune avait une valeur nominale de 500 francs. Elles ont été vendues à 480 francs et chacune donnait droit à un coupon annuel de 35 francs pendant une durée de 15 ans. Cela représente un taux d’intérêt théorique de 7 % mais, vu que les obligations ont été vendues à 480 francs, l’intérêt réel est de 7,3 %. Pour l’acheteur, cela veut dire qu’en déboursant 480 francs, il pouvait obtenir 525 francs (15 ans x 35 Fr.) sous forme d’intérêts plus les 500 Fr. que vaut une obligation.

    Pour l’emprunteur, le gouvernement tunisien, alors qu’il doit recevoir 415 Fr. (c’est-à-dire 480 Fr. moins 65 Fr qui correspondent à la commission d’émission et d’autres frais pour rémunérer le banquier), il doit rembourser 1025 Fr.

    Une autre manière de calculer, plus globale celle-là : l’emprunteur (la Tunisie) devrait recevoir environ 37,7 millions de francs (78 692 obligations vendues à 480 Fr., soit 37,77 millions) et en échange il s’engage à rembourser 65,1 millions.

    Selon les recherches réalisées par l’inspecteur français des finances, Victor Villet, le banquier Erlanger a prélevé un peu plus de 5 millions de commission (soit environ 13 % de la somme récoltée). Il faut aussi défalquer de la somme qui aurait dû être reçue, 2,7 millions Fr. qui ont été détournés, certainement par le premier ministre et le banquier E. Erlanger.

    Donc, pour environ 30 millions de francs à recevoir, le gouvernement tunisien s’engageait à rembourser 65,1 millions de francs.

    Pour parler de véritable arnaque ou escroquerie, il faut prendre en compte des éléments aggravants dans le comportement du banquier Émile Erlanger et du premier ministre tunisien. Erlanger a affirmé qu’il avait vendu un peu plus de 38 000 obligations à Paris et 40 000 à Tunis (rappelons que le total des obligations émises s’établissait à 78 692 obligations). Il semble que la vente à la bourse de Paris ait été très inférieure à ce que Erlanger a affirmé et, qu’en réalité, plus de 30 000 n’avaient pas trouvé acquéreurs et étaient restées en possession d’Erlanger. Or Erlanger a prélevé une commission totale de plus de 5 millions de Fr. comme s’il avait vendu toutes les obligations… Il semble qu’Erlanger ait emprunté à d’autres banquiers la somme qu’il s’était engagé à transférer au trésor tunisien (environ 30 millions Fr.) en quatre versements. Il est probable qu’il empruntait à d’autres banquiers en mettant en garantie les 30 000 titres qu’il n’avait pas réussi à vendre. C’est ce qu’avance le rédacteur du Moniteur des Fonds Publics dans un article publié le 19 août 1869 : « Nous croyons être dans le vrai en affirmant que 5 000 obligations, tout au plus, devinrent la propriété de porteurs résidant en France… Il restait donc environ 30 000 obligations entre les mains de M. Erlanger. Dans cette situation, il se trouvait fort embarrassé pour faire face aux engagements qu’il avait contracté avec le Bey. Comment fit-il ? Nous croyons que, déposant entre les mains du Comptoir d’escompte les titres qu’il n’avait pu placer, il en obtint une avance à l’aide de laquelle il put envoyer quelques fonds à son altesse ».

    Un indice clair de la solidité de cette hypothèse est que le banquier Erlanger prétend avoir racheté sur le marché secondaire de la dette 20 962 titres en janvier 1864 et 8 000 autres en 1865. Or ces rachats n’ont pas entraîné d’augmentation du cours de ces titres. Ce n’est pas vraisemblable. Un rachat de 20 000 titres alors que 38 000 sont officiellement en circulation doit produire automatiquement une augmentation du cours. Or, on n’a pas constaté d’augmentation du prix des obligations tunisiennes sur le marché secondaire. Cela signifie que les titres n’étaient pas en circulation sur le marché. Le banquier Erlanger a fait semblant de racheter des titres qu’en réalité il possédait.

    Notons que, par ailleurs, chaque année ces 30 000 titres donnaient lieu au paiement d’intérêts. Tant qu’ils étaient en possession du banquier Émile Erlanger, c’est lui qui touchait les intérêts…


    Le résultat immédiat de l’emprunt de 1863

     
    Cet emprunt extérieur devait servir à restructurer la dette interne qui était évaluée à une somme équivalente à 30 millions de Francs français (rappelons qu’elle avait augmenté de 60 % entre 1859 et 1862 à cause des dépenses du Bey Mohamed es-Sadok qui avait multiplié les achats de marchandises à l’étranger). Il s’agissait concrètement de rembourser les anciens titres avec l’argent emprunté à l’étranger. En réalité, alors que les anciens titres ont été remboursés, les autorités ont émis de nouveaux teskérés (ou bons du trésor) pour un montant équivalent. C’est ce que raconte l’inspecteur des Finances français, Victor Villet : « en même temps que dans les bureaux du représentant de la maison Erlanger à Tunis on remboursait les anciens titres… un courtier du gouvernement (M. Guttierez) installé dans le voisinage reprenait du public l‘argent que celui-ci venait de recevoir, en échange de nouveaux teskérés émis au taux de 91 %. A la faveur de cette comédie de remboursement, la dette se trouva simplement… augmentée de 15 millions à peu près ». Les recettes provenant de la vente de ces nouveaux teskérés étaient largement détournées vers les coffres du premier ministre, d’autres dignitaires et de résidents européens fortunés.

    Le même inspecteur des finances écrivait : « Les fonds provenant de l’emprunt de 1863 [qui] étaient versés en espèce au Bardo (le Bey et le premier ministre siégeaient au palais du Bardo) ont été … inscrits à un compte spécial : mais ne sont pas entrés dans la comptabilité générale du gouvernement, ils ne sont pas entrés dans les caisses de l’État et rien ne fait croire qu’ils aient servi à l’acquittement des dépenses publiques ».

    En moins d’un an, l’emprunt de 1863 a été dilapidé. Dans le même temps, l’État s’est retrouvé endetté, pour la première fois de l’histoire tunisienne, à l’égard de l’étranger et cela pour un montant très élevé. Les montants à rembourser envers l’étranger chaque année étaient insoutenables. Quant à la dette interne qui aurait dû être remboursée par l’emprunt extérieur, elle a été multipliée par deux. Le gouvernement du Bey a choisi sous la pression des créanciers de transférer la facture vers le peuple en augmentant de 100 % la mejba, l’impôt par habitant.


    La révolte de 1864, conséquence de la décision d’augmenter de 100% un impôt pour rembourser l’emprunt de 1863

    L’augmentation de l’impôt provoqua en 1864 une rébellion générale dans le pays. Le refus de l’augmentation de l’impôt mejba, la capitation, était la revendication principale des protestataires |7|. Dès que les agents du Bey se déplacèrent dans le pays pour prélever la mejba portée à 72 piastres, la révolte éclata. Le 10 mars 1864, le vice-consul français Jean-Henri Mattei télégraphia de Sfax : « Toutes les tribus sont d’accord pour ne point payer le nouvel impôt de 72 piastres. (…) La jonction de toutes les tribus aura lieu au premier signal du départ de Tunis d’un camp quelconque ayant l’intention de prélever cet impôt » |8|. Quelques semaines plus tard, dans une autre dépêche consulaire, on lisait « L’insurrection est générale et s’étend jusqu’à une heure de Tunis » |9|. D’après différents témoins, les insurgés accusaient le gouvernement, et en premier lieu le premier ministre Mustapha Khaznadar, d’avoir vendu le pays aux Français. Selon eux, l’emprunt de 1863 émis à Paris par le banquier Erlanger en était une preuve.
    La France, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Empire ottoman envoyèrent des navires de guerre dans les eaux territoriales tunisiennes afin d’intimider les populations et d’intervenir pour prêter secours aux autorités si la situation devenait incontrôlable. Le Bey recula face aux protestations et annonça le 21 avril 1864 qu’il renonçait au doublement de la mejba |10|. Il réitéra les concessions en juillet 1864 afin d’obtenir un accord avec le leader principal de la révolte Ali ben Ghedahem |11|. Puis, avec l’appui des puissances étrangères, il se lança dans la répression. Le Sultan, monarque de l’Empire ottoman, apporta un soutien financier au Bey pour qu’il puisse lever des troupes fraîches et se lancer dans la répression. C’était une initiative du Sultan pour ne pas être débordé par la France |12|, la Grande-Bretagne et l’Italie.


    Une répression massive

    Le Bey se lança dans une répression massive a posteriori permettant d’extorquer un maximum d’impôts et d’amendes à la population. Le consul français écrivit le 4 décembre 1864 au ministre des Affaires étrangères à Paris : « Le gouvernement du bey a promptement renoncé au système de clémence qu’il semblait vouloir inaugurer… ; il est revenu à la rigueur, à celle qui se traduit par les fers et la torture, pour obtenir, des provinces du littoral, des impôts exorbitants de guerre ». « Il est de mon devoir de vous informer » déclara par écrit au consul de France, un vice-consul : « de la façon barbare dont agit le général Zarrouk pour exécuter les ordres du bey, en dépouillant complètement les indigènes, en mettant à la torture les personnes âgées et les femmes qui n’ont pris aucune part à la révolution » (lettre du 16 février 1865). Un autre fonctionnaire français : « L’amende n’a pu être perçue qu’au moyen de la réclusion, de la mise aux fers, de la bastonnade et des rigueurs les plus illégales au point de vue de notre droit public actuel. Parmi ces rigueurs, je signalerai la confiscation des biens, la torture poussée parfois jusqu’à ce que lésion ou mort s’ensuive, la violation de domicile… et, enfin, le viol des femmes tenté ou consommé sous l’œil même des pères ou des maris enchaînés » (1er mars 1865). Jean Ganiage ajoute : « En mars 1865, Espina, vice-consul, estimait à 23 millions de piastres, les sommes que le gouvernement avait tirées du Sahel, d’octobre 1864 à janvier 1865, sans compter quelque 5 millions de piastres extorqués par ses employés pour leur propre compte » |13|.


    Le deuxième emprunt externe réalisé à Paris en 1865

    Vu que l’emprunt de 1863 n’avait en rien amélioré la situation financière du pays, le Bey et son premier ministre optèrent pour la fuite en avant et passèrent un accord avec le banquier Erlanger pour réaliser un nouvel emprunt en mars 1865. La Tunisie s’endetta pour un montant de 36,78 millions de Fr. Il le fit à des conditions encore plus mauvaises et scandaleuses qu’en 1863. En effet, alors que les titres de 500 Fr. avaient été vendus au prix de 480 Fr. en 1863, les nouveaux titres furent vendus à 380 Fr. c.-à-d. à 76 % de la valeur faciale.

    Un acheteur d’un titre à 500 Fr. payait 380 Fr. pour l’acquérir en escomptant percevoir chaque année un coupon de 35 Fr. pendant 15 ans (soit 525 Fr.) auquel s’ajoutait 500 Fr. à l’échéance en 1880. Un investissement de 380 Fr. rapportant 1025 Fr., soit un bénéfice de 645 Fr. était très alléchant. Le taux d’intérêt théorique était de 7 % mais vu que le coupon annuel s’élevait chaque année à 35 Fr., le rendement réel était de 9,21 % (=35/380).

    Si on se place du point de vue de l’État tunisien emprunteur : la nouvelle dette liée à l’emprunt de 1865 s’est élevée à 36,78 millions de Fr., mais il ne devait recevoir qu’un peu moins de 20 millions de Fr. car les frais de courtages et les commissions prélevées par le banquier Erlanger et ses associés Morpurgo-Oppenheim se sont élevés à 18 %. Il faut y ajouter que près de 3 millions ont été détournés directement, une moitié pour les banquiers, une moitié pour le premier ministre et ses associés. Le bilan tient en trois chiffres :

    • La nouvelle dette contractée en 1865 s’élève à 36,78 millions de Fr.
    • La somme réellement reçue s’élève à moins de 20 millions de Fr. |14|
    • La somme à rembourser en 15 ans s’élève à 75,4 millions.

    Les banquiers avaient réalisé une très bonne affaire : sans avoir rien investi, ils ont prélevé au moment de l’émission environ 6,5 millions de Fr. sous forme de commissions, de frais de courtage et de vol pur et simple. Tous les titres ont été vendus en quelques jours. Il régnait à Paris une euphorie à propos des titres des pays musulmans (Tunisie, Empire ottoman, Égypte), qui était désignés comme les « valeurs à turban ». Les banquiers payaient les rédactions des journaux pour publier des nouvelles tout à fait rassurantes. Alors que l’économie et les finances tunisiennes étaient en plein marasme, l’hebdomadaire parisien la Semaine financière écrivait à propos de l’emprunt de 1865 : « Le Bey de Tunis est aujourd’hui sous le protectorat moral de la France, qui a intérêt à favoriser la prospérité du peuple tunisien puisque cette prospérité est une sécurité de plus pour l’Algérie » |15|.

    Les escroqueries des banquiers Erlanger, Morpurgo-Oppenheim ne s’arrêtent pas là. Non contents d’endetter la Tunisie à des conditions léonines, ils sont intervenus activement pour que l’argent prêté soit utilisé pour des dépenses dont ils allaient pouvoir tirer profit. Deux exemples : ils ont convaincu le Bey d’acheter à un négociant marseillais, un certain Audibert, deux navires inutilisables au prix du neuf (250 000 Fr.). Selon l’inspecteur des Finances, Victor Villet, E. Erlanger qui s’était engagé à faire livrer 100 canons rayés nouveau modèle pour un million Fr. n’a en réalité fourni «  que de vieux canons dont la culasse avait été doublée d’une sorte de manchon. La fraude était par trop grossière ; on sut bien vite que ces canons n’avaient coûté au fournisseur que 200 000 Fr environ » |16|. La liste des affaires de fournitures contenant des signes évidents d’escroquerie est longue. Par ailleurs, Erlanger obtint du Bey comme garantie de l’emprunt, la concession de la manufacture de draps de Tetourba.


    Les dettes accumulées pendant la période 1863-1865 conduisent à la mise sous tutelle de la Tunisie

    Les nouvelles dettes accumulées au cours des années 1863 – 1865 mirent la Tunisie à la merci de ses créanciers extérieurs ainsi que de la France. Il était tout simplement impossible à la Tunisie de réussir à rembourser les sommes qui étaient exigées d’elles. Les recettes exceptionnelles d’impôts suite à la répression de la fin 1864-début 1865 avaient permis de faire rentrer dans le trésor public une somme importante (30 millions de piastres, somme qui dépassait largement les revenus de l’État en année normale) qui fut engloutie rapidement par le paiement de la dette ainsi que de nouvelles dépenses somptuaires et contraires à l’intérêt des populations.

    L’année 1867 fut très mauvaise en termes de production agricole. De plus, pour se procurer des revenus, le Bey faisait exporter des produits agricoles. Cela déboucha sur une disette dans plusieurs parties du pays et sur une épidémie de choléra, favorisée par l’état d’affaiblissement d’une partie de la population (écrasée par les impôts et affectée par la hausse du prix des aliments de base) et par l’absence de dépenses publiques au niveau sanitaire. On parle de 5 000 décès dans la capitale, dus à la famine principalement, et de 20 000 dans toute la Tunisie |17|.

    Au niveau international, les banquiers étaient devenus subitement frileux et en tout cas ils exigeaient des rendements encore plus élevés que par le passé. En 1866, le Mexique avait infligé une défaite militaire cuisante au corps expéditionnaire français et, dans la foulée, avait répudié le paiement de la dette, considérée comme odieuse, à l’égard des banquiers français et des porteurs de bons mexicains (notamment ceux vendus à Paris par le banquier Erlanger en 1864 et en 1865). En conséquence le Bey et son premier ministre ne réussirent pas à obtenir la réalisation d’un nouveau grand emprunt à Paris ou ailleurs. Ils visaient un emprunt de 100 millions mais cela se termina par un fiasco. En effet, en février 1867, ils avaient signé un nouveau contrat avec le banquier Erlanger. Alors qu’Erlanger souhaitait vendre 200 000 obligations tunisiennes à Paris, après quelques semaines, il n’en avait vendu que 11 033. Il n’y avait plus d’engouement pour les valeurs tunisiennes à turban. Du coup, le Bey recourait à de « petits » emprunts à des taux usuraires auprès d’autres banquiers parisiens comme Alphonse Pinard |18|, directeur du Comptoir d’escompte de Paris qui organisa un emprunt de 9 millions Fr. à Paris en janvier 1867. Rothschild, contacté, ne voulait pas prêter à la Tunisie. Oppenheim et d’autres exigeaient des taux de l’ordre de 15 %.

    À partir de 1867, le Bey suspend partiellement le paiement de la dette interne et externe. Cela amène A. Pinard, directeur du Comptoir d’Escompte de Paris, à poursuivre la Tunisie au tribunal civil de la Seine pour non-exécution des clauses de l’emprunt de 9 millions Fr. de janvier 1867. A. Pinard demande à être mis en possession notamment des revenus des douanes tunisiennes ainsi que des revenus tirés de la récolte d’olives. La sentence est rendue en août 1867 et A. Pinard perd le procès : la Régence de Tunis était un pays étranger et non soumis à la juridiction du tribunal.

    Alphonse Pinard et d’autres banquiers utilisent une autre stratégie. Il forme un syndicat |19| de détenteurs de titres tunisiens dans lequel on retrouve les banquiers Bischoffsheim, Bamberger, Lévy-Crémieu, Edmond Adam, mais aussi Joseph Hollander, administrateur de la Banque des Pays-Bas, futur beau-père du fils Pinard. Ce syndicat se charge « d’aider » le gouvernement beylical à payer les coupons. Plus tard, en 1869-1870, il réussit à être représenté directement dans la commission internationale financière qui prend le contrôle des finances tunisiennes et obtient une victoire totale (voir plus loin).


    Les dettes qui sont la conséquence des emprunts de la période 1863-1867 sont odieuses et auraient dû être répudiées

    La dette contractée entre 1863 et 1867 est clairement une dette odieuse pour le peuple tunisien. Elle correspond à la lettre à la définition donnée en 1927 par Alexander Nahum Sack, professeur de droit à Paris et théoricien de la doctrine de la dette odieuse : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’État entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir. » |20|

    Il ajoute un peu plus loin : « On pourrait également ranger dans cette catégorie de dettes les emprunts contractés dans des vues manifestement intéressées et personnelles des membres du gouvernement ou des personnes et groupements liés au gouvernement — des vues qui n’ont aucun rapport aux intérêts de l’État ». Cela s’applique parfaitement au comportement du premier ministre Mustapha Khaznadar et aux autres dignitaires du régime beylical |21|.

    Sack souligne également que les créanciers de telles dettes, lorsqu’ils ont prêté en connaissance de cause, « ont commis un acte hostile à l’égard du peuple ; ils ne peuvent donc pas compter que la nation affranchie d’un pouvoir despotique assume les dettes « odieuses », qui sont des dettes personnelles de ce pouvoir ». Le banquier Émile Erlanger, le banquier Alphonse Pinard et leurs associés savaient parfaitement que les montants empruntés ne servaient pas l’intérêt général. De plus, ils étaient, comme nous l’avons montré, acteurs directs de l’escroquerie.

    S’agissant de la politique d’émission de titres à haut risque sur le plan financier et odieux sur le plan juridique de la part du banquier E. Erlanger, il faut également rappeler qu’à la même époque, il a émis en 1864 et en 1865 des titres mexicains pour le compte de l’État fantoche mis en place par l’armée française au Mexique avec à sa tête Maximilien d’Autriche qui sera fusillé en juin 1867. En 1863, E. Erlanger a émis à Paris et à Londres un emprunt de 15 millions de dollars pour les États esclavagistes du Sud (les Confédérés) gagé sur le coton et lui permettant de faire un profit immédiat d’environ 4 millions de dollars |22|.

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    Le démantèlement de l’empire Ottoman


    La France cherche le moment opportun pour prendre complètement le contrôle de la Tunisie

    Depuis qu’ils se sont lancés dans la colonisation de l’Algérie dans les années 1830, les dirigeants français ont considéré que la France avait le droit d’étendre son domaine colonial à la Tunisie. Il fallait trouver le prétexte et le moment opportun. Il y avait aussi d’autres priorités tant sur le plan interne que sur le continent européen ou ailleurs dans le monde. Dans la région arabe, l’Égypte constituait la priorité pour des raisons géostratégiques : la possibilité d’avoir un accès direct à l’Asie par l’ouverture du canal de Suez entre la Méditerranée et la Mer rouge ; l’accès à l’Afrique noire par le Nil ; la proximité de l’Orient par voie terrestre ; le potentiel agricole de l’Égypte ; la concurrence entre la Grande Bretagne et la France : celle des deux puissances qui contrôlerait l’Égypte aurait un avantage stratégique sur l’autre. Napoléon l’avait compris et l’avait mis en pratique avec sa campagne d’Égypte en 1798.

    La conquête de la Tunisie ne constituait pas une priorité, d’autant que la stabilisation de la domination française sur l’Algérie était coûteuse en raison de la résistance rencontrée. En France, le soutien populaire à une nouvelle entreprise coloniale n’était pas du tout assuré. Dans les années 1860, l’entreprise de conquête du Mexique tournait à la catastrophe. Comme mentionné plus haut, Louis-Napoléon Bonaparte a dû retirer les soldats français du sol mexicain en 1866 face à la contre-offensive victorieuse des forces progressistes mexicaines et il a dû affronter la répudiation des dettes réclamées par les banquiers français au Mexique (environ 60 millions de francs) |23|. Fin 1867, Napoléon III était également préoccupé par l’avancée des chemises rouges républicaines de Garibaldi qui menaçaient de prendre Rome, protégée de la France.

    Néanmoins pour le consul en place à Tunis, représentant plénipotentiaire de la France auprès du Bey, la recherche de la mise sous tutelle ou de la conquête pure et simple de la Tunisie constitue une priorité et quasiment une obsession. Les faits et gestes des différents consuls qui se sont succédés à Tunis l’attestent. En pleine révolte de 1864, le Consul français, Charles Beauval, jouait sur deux tableaux : alors qu’officiellement la France soutenait le Bey, il négociait avec le principal leader de la révolte, Ali ben Ghedahem, au cas où il se déciderait à renverser le Bey. Il écrivait le 30 mai 1864, « Il sera digne de l’Empereur de réunir plus tard toutes les tribus de la Tunisie en une petite confédération arabe ». En septembre 1865, selon l’historien Jean Ganiage, « les affaires tunisiennes furent discutées en un conseil des ministres présidé par l’empereur. Consulté, le gouverneur de l’Algérie, le maréchal de Mac-Mahon, proposait d’envoyer un corps expéditionnaire jusqu’à Tunis et présentait un projet détaillé sur la marche et l’organisation de cette colonne. Mais ce plan dépassait de beaucoup les intentions du gouvernement » |24|. Deux ans plus tard, toujours selon J. Ganiage, « le consul de Botiliau ne voyait plus d’autre solution qu’une occupation de la Tunisie par la France, annexion définitive à l’Algérie ou occupation temporaire à titre de gage ».
    Par ailleurs, les déclarations racistes ne manquaient pas dans la correspondance des représentants de la France en Tunisie comme en témoigne une lettre du 2 décembre 1867 du consul de Botiliau dans laquelle il dénonçait « les moeurs de la race arabe, son inaptitude au travail, ses habitudes de fausseté, de mensonge, de corruption… » |25|.


    La Création de la Commission financière internationale en 1869

    La proposition de création d’une commission internationale qui doit prendre le contrôle des finances de la Tunisie est mise par écrit dans ses grandes lignes par le ministre des affaires étrangères de la France, le marquis de Moustier en janvier 1868 : « Il semble donc que nos efforts doivent avoir avant tout pour objet d’assurer s’il se peut la bonne gestion des revenus donnés en gage par le gouvernement du Bey, et qu’en parvenant à établir un contrôle sérieux sur les produits du fisc aujourd’hui abandonnés à des mains inhabiles ou infidèles, nous aurions fait un grand pas vers le but que nous poursuivons. Dans le cas où l’application de ce principe serait admise, on pourrait en confier le soin à une commission qui aurait son siège à Tunis ».

    En avril 1868, sous la dictée des représentants de la France, le Bey adopte un projet de décret de constitution de la Commission internationale financière. Et 15 mois plus tard, après que la France ait obtenu l’assentiment définitif de la Grande Bretagne et de l’Italie, le décret définitif est adopté par le Bey. Le texte du décret du 5 juillet 1869 constitue un véritable acte de soumission de la Tunisie aux créanciers (voir le texte complet en encadré). L’article 9 est particulièrement important car il indique très clairement que la commission percevra tous les revenus de l’État sans la moindre exception. Il ajoute qu’aucun emprunt ne pourra être réalisé sans son accord. L’article 3 précise, en termes diplomatiques il est vrai, que le représentant de la France est le personnage le plus important dans cette commission et est désigné par l’Empereur des Français. Le Bey ne fait en réalité que ratifier. C’est la commission qui établira le montant exact de la dette (art. 5). Du point de vue des banques créancières, c’est un point fondamental car la commission va restructurer la dette réclamée à la Tunisie et va déterminer s’il y a ou non une réduction de celle-ci. L’article 10 est également d’une importance fondamentale pour les banquiers de France car il prévoit que deux représentants directs de ceux-ci feront partie de la Commission. Effectivement quand celle-ci a été mise en place en novembre 1869, le syndicat des détenteurs de titres dirigé par le banquier parisien Alphonse Pinard y a obtenu un représentant de même que le banquier Erlanger |26|. Les créanciers anglais et italiens porteurs de titres de la dette interne y étaient également représentés.

    La restructuration de la dette tunisienne en 1870

    Une des tâches principales de la commission, la plus urgente, consiste à restructurer la dette. Victor Villet, l’inspecteur des finances désigné par la France s’y emploie. Comme nous l’avons dit c’est en principe le personnage principal de la commission. En décembre 1869, il propose à la commission de réduire de plus de moitié la dette évaluée au montant nominal de 121 millions de francs. Le dette réduite et restructurée devrait s’établir à 56 millions de francs |27|.

    Les représentants des banquiers refusent la proposition de l’inspecteur des finances et obtiennent le soutien de leur gouvernement respectif en particulier l’approbation du gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte, très lié à la haute finance de France. Aucune réduction de dette n’est accordée à la Tunisie. Au contraire, les banquiers obtiennent qu’elle soit portée à 125 millions de francs. C’est une victoire totale pour les banquiers représentés par les délégués d’Alphonse Pinard et d’Emile Erlanger. Alors qu’ils avaient racheté en bourse des titres de 1863 et de 1865 (qu’ils avaient émis pour le compte de la Tunisie) à 135 ou 150 Fr. après avoir spéculé à la baisse, ils obtiennent grâce à la restructuration de 1870 un échange de titres quasiment au prix de 500 Fr. Concrètement un ancien titre de 1863 ou de 1865 d’une valeur de 500 Fr. qu’ils ont racheté à 150 Fr. par exemple est échangé contre un nouveau titre de 500 Fr. Une véritable aubaine débouchant sur une nouvelle dette odieuse !

    Comme l’écrit l’historien Nicolas Stoskopf, il s’agissait de serrer un peu plus le nœud de la corde que le Bey s’était lui-même passé autour du cou. Réalisant un bilan de l’action du banquier A. Pinard qui dirige le syndicat des détenteurs de titre, N. Stoskopf écrit : « Dès 1867, la banqueroute tunisienne permit de passer à l’étape suivante. Dans les négociations âpres et les manœuvres occultes qui s’ensuivirent, Pinard n’eut de cesse de réaliser les profits attendus, avec un parfait cynisme à l’égard des épargnants français comme du sort des Tunisiens, mais avec l’efficacité redoutable d’un financier hors pair qui lui permit in fine de récupérer, lors de l’unification de la dette tunisienne en 1870, treize millions pour les cinq qui avaient été engagés par le syndicat » |28|.

    Les autorités tunisiennes étaient activement complices de ce pillage des ressources publiques. Le premier ministre Mustapha Khaznadar, d’autres dignitaires du régime, sans oublier les autres Tunisiens fortunés qui détenaient une très grande quantité de titres de la dette interne, ont pu faire d’énormes profits lors de la restructuration. Comme dans la grande majorité des pays, les classes dominantes locales sont solidaires des créanciers internationaux car elles tirent elles-mêmes une partie de leurs revenus du remboursement de la dette. C’était vrai au 19e siècle et c’est toujours le cas au 21e siècle.


    Les succès des banquiers sur le dos du peuple tunisien

    Les banquiers Alphonse Pinard et Émile Erlanger décident de se retirer de la Tunisie, ils ont été indemnisés et sont largement satisfaits. Émile Erlanger a réussi à construire un empire financier notamment grâce à ses opérations en Tunisie. Il met la main sur la banque Crédit mobilier de Paris et, quelques années plus tard, sur la fameuse agence de presse internationale Havas |29|. Alphonse Pinard, de son côté, poursuit ses activités en France et ailleurs dans le monde en contribuant à la création de la Société Générale (une des trois principales banques françaises aujourd’hui) ainsi qu’à une autre banque qui allait se transformer au cours du temps en BNP Paribas (la principale banque française actuelle).

    Ce passage du Capital de Karl Marx publié en 1867 résume bien le rôle joué par la dette publique : « Le système de crédit public, c’est-à-dire des dettes publiques, dont Venise et Gênes avaient, au Moyen Age, posé les premiers jalons, envahit l’Europe définitivement pendant l’époque manufacturière. (...) La dette publique, en d’autres termes, l’aliénation de l’État, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. (...) La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. (...) Avec les dettes publiques naquit un système de crédit international qui cache souvent une des sources de l’accumulation primitive chez tel ou tel peuple. » |30|
    Il ajoutait : « Dès leur naissance, les grandes banques, affublées de titres nationaux, n’étaient que des associations de spéculateurs privés s’établissant à côté des gouvernements et, grâce aux privilèges qu’ils en obtenaient, à même de leur prêter l’argent du public. (…) La dette publique a donné le branle aux sociétés par actions, au commerce de toute sorte de papiers négociables, aux opérations aléatoires, à l’agiotage, en somme, aux jeux de bourse et à la bancocratie moderne. » |31|.


    L’échec de la Commission internationale financière

    Comme prévu à l’article 9 du décret de création de la commission internationale financière de juillet 1869, ses membres ont le contrôle sur les revenus de l’État. Cependant, la politique économique dictée par le remboursement de la dette débouche sur la stagnation économique car l’État ne réalise aucun investissement productif, ne fait pas de dépenses pour stimuler l’activité économique et écrase d’impôts les petits producteurs locaux, qu’ils soient ruraux ou urbains. En conséquence, les recettes fiscales ne suffisent pas à rembourser la dette de 125 millions de francs.

    Les membres de la commission représentant les banquiers se retirent dès 1871 car ils ont obtenu satisfaction et n’ont plus de bénéfices à retirer des travaux de la commission, qui est confrontée à l’échec des politiques qu’elle dicte depuis 1869. L’échec est tel que le premier ministre Mustapha Khaznadar, qui occupe des postes gouvernementaux depuis 36 ans, est viré en 1873. Il est consigné à résidence car les détournements de fonds et la corruption dont il est responsable ont fini par avoir raison de lui sous pression de la France.

    Khérédine, le remplaçant de Mustapha Khaznadar essaye d’entreprendre quelques réformes, mais sans succès et il est mis à l’écart en 1876 notamment parce qu’il ne favorisait pas suffisamment les intérêts des entreprises françaises. Khérédine souhaitait également obtenir une réduction des intérêts à verser sur la dette. C’en était trop.

    La situation des artisans tunisiens est désastreuse car, suite aux accords de libre commerce, ils n’arrivent pas à faire face aux produits importés d’Europe. Les paysans vivotent. Aucune manufacture importante n’existe. Le réseau des chemins de fer ne dépasse pas quelques dizaines de kilomètres (Tunis – La Marsa et Tunis - La Goulette). Les rues de Tunis ne sont pas pavées et il n’y a pas de système d’égouts.

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    Artillerie Beylicale


    La France obtient le feu vert des autres grandes puissances pour s’emparer de la Tunisie

    Lors du Congrès des Nations tenu à Berlin en juin 1878, tant l’Allemagne que l’Angleterre font savoir à la France qu’elle peut disposer de la Tunisie comme elle l’entend.

    L’Allemagne du chancelier Otto von Bismarck qui a infligé une défaite cuisante à la France en 1870-1871 (elle a fait prisonnier Louis Napoléon Bonaparte à Sedan, a pris l’Alsace-Lorraine et obtenu des réparations) considère qu’il faut un cadeau de consolation pour les nouveaux dirigeants français (le Second Empire a été remplacé en 1870 par la Troisième République |32|). La Tunisie ne présente aucun attrait pour l’Allemagne. Bismarck considère que si la France se concentre sur la conquête de la Tunisie avec son accord, elle sera moins revendicative en ce qui concerne la récupération de l’Alsace-Lorraine. L’Angleterre, qui donne la priorité en Méditerranée à la partie orientale (Chypre, Egypte, Syrie,…), voit aussi d’un bon œil que la France soit occupée par l’accaparement de la Tunisie. Lord Salisbury, le représentant de l’Angleterre déclare à son homologue français : « Prenez Tunis, si vous voulez, l’Angleterre ne s’y opposera pas et respectera vos décisions. D’ailleurs, vous ne pouvez pas laisser Carthage aux mains des barbares » |33|. Le ministre français de l’Intérieur écrit de son côté : « M. de Bismarck nous fit entendre que nous pourrions nous emparer de la Tunisie sans qu’il eût rien à redire… » |34|. Le gouvernement français en discute longuement mais ne se résout pas à passer à l’action car il a d’autres priorités. Pendant ce temps, le Consul français à Tunis cherche des occasions de provoquer un faux pas du Bey qui pourrait justifier une intervention militaire française |35|.

    Finalement, le passage à l’acte se déroule en 1881 quand une majorité se dégage dans le gouvernement français pour conquérir la Tunisie. Le prétexte : les « exactions » de la tribu des Kroumirs (voir plus loin).

    Les banquiers informés des intentions du gouvernement rachètent à bas prix massivement à la bourse de Paris les titres de la dette tunisienne qui se vendaient à 330 Fr. en janvier 1881. A la veille de l’intervention française, ils valaient 487 Fr. (pour une valeur nominale de 500 Fr.), un montant qu’ils n’avaient jamais atteint auparavant. Le raisonnement des banquiers et d’autres financiers est simple : si la France prend le contrôle de la Tunisie, elle restructurera la dette une nouvelle fois et indemnisera les créanciers. Ils n’ont pas eu tort : la restructuration de la dette a lieu en 1884, pendant le second mandat de Jules Ferry et le Trésor public a été mis à contribution pour satisfaire les banquiers.

    L’agence Havas qui appartient au banquier Erlanger depuis 1879 participe à une campagne médiatique en faveur de l’intervention française.


    L’invasion de 1881

    La France n’attend donc qu’une occasion favorable pour mettre à exécution cet accord. La difficulté, pour Jules Ferry, président du Conseil, est que cela signifie une intervention militaire, et qu’il faut donc convaincre la Chambre des députés.

    Comme indiqué plus haut, la diplomatie française n’a de cesse de provoquer un incident ou de trouver une occasion qui justifie une intervention de la France. Théodore Roustan, le consul de France, était à la manœuvre. En mai 1880, il écrivait au baron de Courcel fort influent dans la diplomatie française (il sera ambassadeur à Berlin à partir de 1881 et participe à la conférence de 1884-1885 sur le partage colonial de l’Afrique) |36| : « Nous devons attendre et préparer nos motifs d’agir avant nos moyens d’actions. La sottise du gouvernement tunisien nous y aidera ». Le conflit entre la tribu algérienne des Ouled Nahd et les Kroumirs tunisiens donnera l’occasion de lancer une intervention militaire française de grande ampleur. Vers la fin février 1881, à la suite de nombreux différends entre deux tribus, les Ouled Nahd « algériens » attaquent le campement des Kroumirs « tunisiens ». Cinq Ouled Nahd et trois Kroumirs sont tués.

    Le Consul français exulte : « Nous ne saurions trouver une meilleure occasion pour agir ici et pour agir seuls, car c’est une question dans laquelle les autres puissances n’ont rien à voir ». Pour venger leurs morts, les 30 et 31 mars, 400 à 500 membres de la tribu nomade des Kroumirs attaquent à deux reprises la tribu des Ouled Nahed en territoire algérien mais se voient repoussés par les troupes françaises ; les combats font six morts parmi les soldats français |37|.

    Jules Ferry obtient un crédit du Parlement pour « rétablir l’ordre ». Voici comment Jules Ferry présente, de manière parfaitement hypocrite et mensongère, la demande de crédit de guerre le 11 avril 1881 à l’Assemblée nationale : « Nous allons en Tunisie pour châtier les méfaits que vous connaissez ; nous y allons en même temps pour prendre toutes les mesures qui pourront être nécessaires pour en empêcher le renouvellement. Le Gouvernement de la République ne cherche pas de conquêtes, il n’en a pas besoin (vifs applaudissements à gauche et au centre) ; mais il a reçu en dépôt des gouvernements qui l’ont précédé cette magnifique possession algérienne que la France a glorifiée de son sang et fécondée de ses trésors. Il ira dans la répression militaire qui commence, jusqu’au point où il faut qu’il aille pour mettre à l’abri, d’une façon sérieuse et durable la sécurité et l’avenir de cette France africaine (Nouveaux applaudissements) » |38|.

    24 000 soldats sont envoyés contre les Kroumirs.

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    Le traité du Bardo est validé, à une écrasante majorité, par la Chambre des députés française. Un seul député vote contre, le courageux socialiste Alfred Talandier |39|. Ce traité du 12 mai 1881 est signé entre le Bey de Tunis et le gouvernement français (voir en encadré le texte du traité du Bardo). Il instaure un protectorat français en Tunisie. De peur de se voir détrôner par les Français qui tenaient en réserve son frère Taïeb, le Bey se soumet et confie, au « résident général de France », tous ses pouvoirs dans les domaines des affaires étrangères, de la défense du territoire et de la réforme de l’administration.

    Il faut souligner que quelques mois plus tard, la France sous la conduite de Ferry renforce son action militaire en Indochine pour étendre son domaine colonial. Pendant l’été 1881, Ferry fait voter à l’assemblée nationale des crédits pour une offensive militaire dans le Tonkin |40|. La France utilise là aussi un prétexte pour justifier ses manœuvres coloniales.

    L’armée française occupe Tunis en octobre 1881 et s’empare de la ville sainte de Kairouan à la fin du même mois |41|.

    Devant la résistance de la population et en particulier des tribus tunisiennes qui entrent en rébellion |42|, l’intervention militaire de la France s’accroît. Le corps expéditionnaire français est porté à 50 000 soldats. La France, par la convention de La Marsa de juin 1883, dépouille le Bey du reste de son autorité et institue une administration directe de la France sur le pays (voir en encadré le texte de la Convention de La Marsa).

    Il faut souligner que tant le traité du Bardo (1881) que la convention de la Marsa (1883) contiennent des dispositions très claires en ce qui concerne la dette comme outil de soumission et de spoliation. L’article 7 du traité du Bardo décrète que : « Le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de Son Altesse le Bey de Tunis se réservent de fixer, d’un commun accord, les bases d’une organisation financière de la Régence, qui soit de nature à assurer le service de la Dette publique et à garantir les droits des créanciers de la Tunisie. ». L’article 2 de la Convention de la Marsa précise : « Le Gouvernement français garantira, à l’époque et sous les conditions qui lui paraîtront les meilleures, un emprunt à émettre par Son Altesse le Bey, pour la conversion ou le remboursement de la dette consolidée s’élevant à la somme de 125 millions de francs et de la dette flottante jusqu’à concurrence d’un maximum de 17.550.000 francs. Son Altesse le Bey s’interdit de contracter, à l’avenir, aucun emprunt pour le compte de la Régence sans l’autorisation du Gouvernement français. »


    Conclusion

    Nous pouvons affirmer, sans risque de nous tromper, après cette analyse de l’irruption de la dette en Tunisie pendant la deuxième moitié du 19e siècle, qu’elle était de nature odieuse et qu’elle a facilité la mainmise coloniale sur le pays.

    Par la suite, elle n’a cessé d’être un outil important de domination et de pillage des ressources naturelles et humaines de la Tunisie, et par là même une des causes essentielles de son « arriération » et de sa marginalisation.
    Se fondant sur ce constat, le peuple tunisien est en droit de réclamer des réparations à la France, qui devrait mettre à contribution les banques (par exemple BNP Paribas et Société générale) et les entreprises françaises qui ont profité de la dette pour spolier le peuple tunisien.

    Par ailleurs, les enseignements qu’on peut tirer de cette analyse sont d’un grand intérêt pour la compréhension de la situation de la Tunisie contemporaine.

    À l’image de la dette contractée entre 1863 et 1867, celle contractée sous le régime de Ben Ali, entre 1987 et 2010 est largement odieuse, et les institutions financières internationales et les créanciers du Nord (au premier rang desquels figure la France) le savent parfaitement, comme en témoignent des résolutions du Sénat belge (juillet 2011) et du Parlement européen (mai 2012).

    Les politiques économiques et sociales mises en œuvre par le pouvoir beylical au 19e siècle pour rembourser sa dette sont étonnamment similaires à celles fixées par les conditionnalités du FMI depuis son plan de restructuration en 1986 |43|.

    En 1864, l’augmentation de la mejba conduisit à une révolte populaire importante. En décembre 2010, c’est l’abandon des politiques sociales à cause de la charge de la dette qui conduit à la révolution. Alors qu’en 1864, la France dépêcha des navires de guerre pour faire face à la révolte, en janvier 2011 elle propose au régime de Ben Ali son aide matérielle afin de maintenir l’ordre, par la voix de la ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie.

    Enfin, là où les créanciers internationaux profitèrent de la situation au 19e siècle pour instaurer des accords de libre commerce, la libéralisation des échanges imposée à la Tunisie par l’Union européenne depuis 1995 pour les produits manufacturiers, et qui est en train d’être étendue aux produits de l’agriculture et de la pêche, aux services et aux marchés publics (Accord de libre-échange complet et élargie - ALECA) conduit aux mêmes effets désastreux pour la société tunisienne.

    Le renversement du dictateur Ben Ali en 2011 n’a pas mis fin au système dette. Au contraire, les gouvernements successifs, sous la pression des créanciers, ne cessent de pousser la Tunisie dans plus d’endettement.
    Dans le même temps, la lutte s’organise et s’intensifie contre la dette. Un projet de loi portant sur l’audit de la dette publique extérieure et intérieure, depuis juillet 1986, sera déposé au cours du mois de juin 2016 à l’Assemblée des Représentants du Peuple par une quarantaine de députés (sur un total de 217).

    La Tunisie n’a pas d’autre choix, pour sortir de l’impasse de la domination et du sous-développement, que de rompre les chaînes du système de la dette. 31 mai par Eric Toussaint

    http://cadtm.org/La-dette-l-arme-qui-a-permis-a-la

     

  • Nouveautés sur "Lutte Ouvrière" et "CCR"

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    LO:

    Maroc : cinq mois de grève à Maghreb Steel

    Avril-mai 1956 : la révolte des rappelés

    CCR:

    Maroc. Grèves et mobilisation contre la réforme des retraites du gouvernement

  • Histoire : la dette comme instrument de la conquête coloniale de l’Égypte (Essf)

    Je dédie cet article à la mémoire de Youssef Darwish (en arabe : يوسف درويش‎) 1910 - 2006, militant égyptien qui a combattu inlassablement pour la justice et l’internationalisme. Plusieurs fois mis en prison et torturé pour son engagement communiste et pour son combat pour les droits humains (il était juriste), il a poursuivi la lutte jusque la fin de ses jours [1].  En 2005, un peu avant sa mort, il avait pris contact avec le CADTM international car il souhaitait créer un CADTM égyptien.

    Succès puis abandon de la tentative de développement autonome de l’Égypte

    L’Égypte, bien qu’encore sous tutelle ottomane, entame au cours de la première moitié du XIXe siècle un vaste effort d’industrialisation [2] et de modernisation. George Corm résume l’enjeu de la manière suivante : « C’est évidemment en Égypte que Mohammed Ali fera l’œuvre la plus marquante en créant des manufactures d’État, jetant ainsi les bases d’un capitalisme d’État qui ne manque pas de rappeler l’expérience japonaise du Meiji » [3]. Cet effort d’industrialisation de l’Égypte s’accomplit tout au long de la première moitié du XIXe siècle sans recours à l’endettement extérieur ; ce sont les ressources internes qui sont mobilisées. En 1839-1840, une intervention militaire conjointe de la Grande Bretagne et de la France, suivie un peu plus tard d’une seconde agression réalisée cette fois par la Grande-Bretagne et l’Autriche obligent Mohammed Ali à renoncer au contrôle de la Syrie et de la Palestine, que ces puissances considèrent comme des chasses gardées. (voir plus bas la carte de l’extension de l’Égypte sous Mohamed Ali)

    Un tournant radical est pris à partir de la seconde moitié du siècle. Les successeurs de Mohammed Ali adoptent le libre-échange sous la pression du Royaume-Uni, démantèlent des monopoles d’État et recourent massivement aux emprunts extérieurs. C’est le début de la fin. L’ère des dettes égyptiennes commence : les infrastructures de l’Égypte seront abandonnées aux puissances occidentales, aux banquiers européens et aux entrepreneurs peu scrupuleux.

    Les banquiers européens veulent prêter massivement hors de l’Europe occidentale

    Entre les années 1850 et 1876, les banquiers de Londres, de Paris et d’autres places financières cherchaient activement à placer des sommes considérables d’argent tant en Égypte que dans l’Empire ottoman et dans d’autres continents (en Europe avec l’Empire russe, en Asie dont la Chine en particulier, en Amérique latine) [4]. Plusieurs banques sont créées en Europe afin de canaliser les mouvements financiers entre l’Égypte et les places financières européennes : l’Anglo-Egyptian Bank (fondée en 1864), la Banque franco-égyptienne (fondée en 1870 et dirigée par le frère de Jules Ferry, important membre du gouvernement français) et la Banque austro-égyptienne (créée en 1869). Cette dernière avait été fondée sous les auspices du Kredit Anstalt où les Rothschild de Vienne avaient leurs intérêts. Les grandes banques de Londres étaient aussi particulièrement actives. Les banquiers londoniens se spécialisèrent dans les prêts à long terme et les banquiers français dans les prêts à court terme, plus rémunérateurs, surtout à partir de 1873 quand une crise bancaire a affecté Londres et Vienne.

    Réussite apparente et éphémère du développement économique de l’Égypte basé sur l’endettement et le libre-échange

    Dans un premier temps, le nouveau modèle fondé sur l’endettement et le libre-échange semblait très bien fonctionner, mais, en réalité, cet apparent succès tenait à des événements extérieurs que ne maîtrisaient aucunement les autorités égyptiennes. En effet, l’Égypte a temporairement tiré profit du conflit entre les États sudistes et les nordistes en Amérique du Nord. La guerre de sécession (1861-1865) de l’autre côté de l’Atlantique provoqua une chute des exportations de coton que réalisaient les États sudistes. Cela fit monter très fortement le prix du coton sur le marché mondial. Les revenus d’exportation de l’Égypte, productrice de coton, explosèrent. Cela amena le gouvernement d’Ismaïl Pacha à accepter encore plus de prêts des banques (britanniques et françaises principalement). Lorsque la guerre de sécession prit fin, les exportations sudistes reprirent et le cours du coton s’effondra. L’Égypte dépendait des devises que lui procurait la vente du coton sur le marché mondial (principalement à l’industrie textile britannique) pour effectuer le remboursement de la dette aux banquiers européens. La diminution des recettes d’exportation créa les premières difficultés de remboursement de la dette égyptienne.

    Cela n’empêcha pas les banquiers, en particulier les banquiers anglais, d’organiser l’émission d’emprunts égyptiens à long terme (20 à 30 ans) et les banquiers français d’octroyer de nouveaux crédits, à court terme principalement, car ils donnaient droit à des taux d’intérêts très élevés. L’historien Jean Bouvier décrit cet engouement : « Des organismes de crédit - Banque de Paris et des Pays-Bas, Crédit Lyonnais, Société Générale, Comptoir d’Escompte de Paris, Crédit Foncier – qui avaient jusque-là participé aux “avances” et “emprunts” d’Égypte un peu au hasard des affaires, se mirent à rechercher systématiquement de tels placements et à prospecter les opérations gouvernementales des pays sous-développés. Lorsqu’en avril 1872, le Crédit Lyonnais s’attend à participer, aux côtés des Oppenheim, à une “avance” égyptienne – bons à dix-huit mois, pour 5 millions de livres sterling, à 14 % l’an – son directeur Mazerat confie à un correspondant : “On espère, au moyen de cette grosse avance, mettre la main sur l’emprunt qui doit être émis l’année prochaine.” [5] »

    La dette égyptienne atteint un niveau insoutenable

    En 1876, la dette égyptienne atteignait 68,5 millions de livres sterling (contre 3 millions en 1863). En moins de 15 ans, les dettes extérieures avaient été multipliées par 23 alors que les revenus augmentaient de 5 fois seulement. Le service de la dette absorbait les deux tiers des revenus de l’État et la moitié des revenus d’exportation.

    Les montants empruntés qui sont parvenus réellement à l’Égypte restent très faibles tandis que les montants que les banquiers exigeaient et recevaient en retour étaient très élevés.

    Prenons l’emprunt de 1862 : les banquiers européens émettent des titres égyptiens pour une valeur nominale de 3,3 millions de livres sterling, mais ils les ont vendus à 83 % de leur valeur nominale, ce qui fait que l’Égypte ne reçoit que 2,5 millions de livres dont il faut encore déduire la commission prélevée par les banquiers. Le montant que doit rembourser l’Égypte en 30 ans s’élève à près de 8 millions de livres si on prend en compte l’amortissement du capital et le paiement des intérêts.

    Autre exemple, l’emprunt de 1873 : les banquiers européens émettent des titres égyptiens pour une valeur nominale de 32 millions de livres et ils les vendent avec un rabais de 30 %. En conséquence, l’Égypte ne reçoit qu’un peu moins de 20 millions de livres. Le montant à rembourser en 30 ans s’élève à 77 millions de livres (intérêt réel de 11 % + amortissement du capital).

    On comprend aisément que cet accroissement de la dette et les taux d’intérêts exigés sont intenables. Les conditions financières qui sont imposées par les banquiers rendent insoutenable le remboursement. L’Égypte doit constamment emprunter afin d’être en mesure de poursuivre les paiements dus sur les anciennes dettes.

    Sous pression des créanciers, le souverain Ismail Pacha, khédive [6] d’Égypte se met à vendre à partir des années 1870 des infrastructures et à accorder diverses concessions afin d’obtenir des liquidités pour payer la dette. Il doit aussi régulièrement augmenter les impôts pour les mêmes raisons.
    Après une petite quinzaine d’années d’endettement externe (1862-1875), la souveraineté égyptienne est aliénée.

    En 1875, pris à la gorge par les créanciers, l’État égyptien cède au gouvernement du Royaume-Uni ses parts dans la Compagnie du Canal de Suez qui avait été inauguré en 1869 [7]. Le produit de la vente des 176 602 actions Suez que détenait l’Égypte – soit près de la moitié du capital de la Compagnie de Suez – au gouvernement britannique à la fin de novembre 1875 est largement destiné à respecter les échéances de paiement de la dette de décembre 1875 et de janvier 1876 qui étaient particulièrement lourdes. Le gouvernement de Londres devient du même coup créancier direct de l’Égypte : les titres achetés ne permettant pas de toucher de dividendes avant 1894, le gouvernement égyptien s’engageait à payer à l’acheteur pendant cette période un intérêt de 5 % l’an sur les quelque cent millions de francs du prix d’achat.

    Selon l’historien Jean Bouvier : « Le khédive disposait encore des chemins de fer « évalués à 300 millions », selon un administrateur du Crédit Lyonnais, et de son droit aux 15 % des bénéfices nets annuels de la Compagnie de Suez. Ayant réglé les échéances de fin d’année grâce aux 100 millions de la vente de ses actions, le khédive fait reconduire en janvier 1876 et début février les « avances » en cours fournies par l’Anglo-Egyptian et le Crédit Foncier, à trois mois, au taux de 14 % l’an. Il offre en garantie sa part de 15 % dans les tantièmes de Suez, les produits de l’octroi de la ville d’Alexandrie et les droits du port. La Société Générale participe à l’affaire, qui porte sur 25 millions de francs. »

    En 1876 l’Égypte comme d’autres pays suspend le paiement de la dette

    Finalement, malgré les efforts désespérés pour rembourser la dette, l’Égypte est amenée à suspendre le paiement de la dette en 1876. Il est important de souligner qu’au cours de cette même année 1876, d’autres États se sont déclarés en cessation de paiement, il s’agit de l’Empire ottoman, du Pérou (à l’époque, une des principales économies d’Amérique du Sud) et de l’Uruguay. Il faut donc chercher les causes sur le plan international. Une crise bancaire avait éclaté à New-York, à Francfort, Berlin et à Vienne en 1873 et avait progressivement affecté les banquiers de Londres. En conséquence, la volonté de prêter à des pays périphériques s’était fortement réduite, or ces pays avaient constamment besoin d’emprunter pour rembourser les anciennes dettes. De plus, la situation économique s’étant dégradée dans les pays du Nord, les exportations du Sud baissèrent, de même que les revenus d’exportation qui servaient à effectuer les remboursements. Cette crise économique internationale dont l’origine se trouve au Nord a largement provoqué la vague de suspensions de paiements. [8] Dans chaque cas particulier, il faut en plus distinguer certaines spécificités.

    Dans le cas de l’Égypte, les banquiers français, moins affectés que les autres par la crise, avaient poursuivi les prêts à l’Égypte en profitant de la situation pour augmenter fortement les taux d’intérêts et en ne prêtant le plus souvent qu’à court terme. En 1876, ils ont accentué la pression sur l’Égypte et en resserrant l’accès au crédit, ont provoqué la suspension de paiement afin de forcer l’Égypte à accepter la création d’une Caisse de la dette contrôlée par le Royaume-Uni et la France. Ils ont réalisé cela en bonne entente avec les banquiers de Londres,

    La création de la Caisse de la dette publique sous tutelle britannique et française

    Les gouvernements de Londres et de Paris, bien que concurrents, se sont entendus pour soumettre l’Égypte à leur tutelle via la Caisse de la dette. Ils avaient procédé de la même manière dans les années 1840-1850 et à partir de 1898 à l’égard de la Grèce [9], en 1869 à l’égard de la Tunisie [10] et ils ont répété l’opération avec l’Empire ottoman à partir de 1881 [11]. En Grèce et en Tunisie, l’organisme qui a permis aux puissances créancières d’exercer leur tutelle a été nommé la Commission financière internationale ; dans l’Empire ottoman, il s’est agi de l’Administration de la Dette publique ottomane et, en Égypte, la Caisse de la Dette publique créée en 1876 a joué ce rôle [12].

    La Caisse de la Dette publique a la mainmise sur une série de revenus de l’État et ce sont les représentants du Royaume-Uni et de la France qui la dirigent. La mise en place de cet organisme a été suivie d’une restructuration de la dette égyptienne, qui a satisfait tous les banquiers concernés car aucune réduction du stock n’a été accordée ; le taux d’intérêt a été fixé à un niveau élevé, 7 %, et les remboursements devaient durer 65 ans. Cela assurait une rente confortable garantie à la fois par la France, le Royaume-Uni et par les revenus de l’État égyptien dans lesquels la Caisse de la Dette publique pouvait puiser.

    La priorité donnée à la satisfaction des intérêts des banquiers dans la résolution de la crise de la dette égyptienne de 1876 apparaît très clairement dans une lettre envoyée par Alphonse Mallet, banquier privé et régent de la Banque de France, à William Henry Waddington, ministre français des Affaires étrangères et futur président du Conseil des Ministres. Ce banquier écrit au ministre à la veille du Congrès de Berlin de 1878 au cours duquel va se discuter le sort de l’Empire ottoman (en particulier de ses possessions dans les Balkans et dans la Méditerranée) : « Mon cher ami, ... Si le Congrès se réunit, comme on l’espère, il suffit de combiner un mécanisme international... qui puisse exercer un contrôle efficace sur les agents administratifs du gouvernement, les tribunaux, l’encaissement des recettes et les dépenses. Ce qui a été fait en Égypte sous la pression des intérêts privés, en dehors de toute considération d’ordre public européen tant pour les tribunaux que pour le service de la dette... peut servir de point de départ. » (Lettre du 31 mai 1878. Mémoires et documents, Turquie, n° 119. Archives du Ministère des Affaires étrangères.) [13].

    Les enjeux géostratégiques entre grandes puissances européennes

    Si la mise en place de la Caisse de la Dette publique et la restructuration de la dette égyptienne qui a suivi satisfaisaient au premier chef les intérêts des banquiers, les intérêts des grandes puissances, dont provenaient les banquiers, étaient également directement en jeu. Le Royaume-Uni était de loin la première puissance européenne et mondiale. Elle considérait qu’elle devait contrôler et dominer entièrement la Méditerranée orientale qui gagnait en importance vu l’existence du Canal de Suez, qui donnait accès directement à la route maritime des Indes (qui faisait partie de son empire) et du reste de l’Asie. Le Royaume-Uni souhaitait marginaliser la France, qui exerçait une influence certaine en Égypte à cause des banques et du Canal de Suez dont la construction avait été financée via la bourse de Paris. Afin d’obtenir de la France qu’elle laisse entièrement la place au profit de l’Angleterre, il fallait primo satisfaire les intérêts des banquiers français (très liés aux autorités françaises, c’est le moins qu’on puisse dire) et secundo lui offrir une compensation dans une autre partie de la Méditerranée. C’est là qu’intervient un accord tacite entre Londres et Paris : l’Égypte reviendra au Royaume-Uni tandis que la Tunisie passera entièrement sous le contrôle de la France. En 1876-1878, le calendrier exact n’est pas encore fixé, mais la perspective est très claire. Il faut ajouter qu’en 1878 le Royaume-Uni a acheté l’île de Chypre à l’Empire ottoman. Chypre est un autre pion dans la domination britannique de la Méditerranée orientale.

    L’avenir de la Tunisie et de l’Égypte ne se règle pas seulement entre la France et le Royaume-Uni. L’Allemagne, qui vient d’être unifiée et qui est la principale puissance européenne montante à côté du Royaume-Uni, a son mot à dire. Otto von Bismarck, le chancelier allemand, a été manifestement clair : il a déclaré à maintes reprises, lors de conversations diplomatiques secrètes, que l’Allemagne ne prendrait pas ombrage d’une prise de contrôle de l’Égypte par Londres et d’une prise de contrôle de la Tunisie par la France. En contrepartie, l’Allemagne voulait le champ libre dans d’autres parties du monde. Les dirigeants politiques français étaient d’ailleurs bien conscients des motivations de Bismarck. L’Allemagne avait imposé une défaite militaire humiliante à la France en 1870-1871 et lui avait ravi l’Alsace et la Lorraine. Bismarck, en « offrant » la Tunisie à la France, voulait détourner Paris de l’Alsace et de la Lorraine en lui offrant un prix de consolation. Une très large documentation est disponible à ce sujet.

    En somme, le sort réservé à l’Égypte et à la Tunisie préfigure le grand partage de l’Afrique auquel les puissances européennes se livrèrent, quelques années plus tard, lors d’une autre conférence à Berlin tenue en 1885 [14].

    L’occupation militaire de l’Égypte à partir de 1882 et sa transformation en protectorat

    Dans le cas de l’Égypte et de la Tunisie, la dette a constitué l’arme la plus puissante utilisée par des puissances européennes pour assurer leur domination, en les menant jusqu’à la soumission totale d’États jusque-là indépendants.

    Suite à la mise en place de la Caisse de la Dette publique, les banques françaises font le maximum pour obtenir toujours plus de remboursements et de profits en prenant de moins en moins de nouveaux engagements. À partir de 1881, les banques françaises renoncent à octroyer de nouveaux prêts à l’Égypte, elles se contentent d’engranger les remboursements des anciennes dettes restructurées. Quand en janvier 1882 une crise boursière éclate à Paris, les banques françaises ont d’autres préoccupations que l’Égypte.

    La Caisse de la Dette publique impose à l’Égypte des mesures d’austérité très impopulaires qui génèrent une rébellion, y compris militaire (le général Ahmed Urabi défend des positions nationalistes et résiste aux diktats des puissances européennes). Le Royaume-Uni et la France prennent prétexte de la rébellion pour envoyer un corps expéditionnaire à Alexandrie en 1882. Finalement, la Grande-Bretagne entre en guerre contre l’armée égyptienne, occupe militairement de manière permanente le pays et le transforme en un protectorat. Sous domination britannique, le développement de l’Égypte sera largement bloqué et soumis aux intérêts de Londres. Comme l’écrivait Rosa Luxemburg en 1913 : « L’économie égyptienne a été engloutie dans une très large mesure par le capital européen. D’immenses étendues de terres, des forces de travail considérables et une masse de produits transférés à l’État sous forme d’impôts ont été finalement transformés en capital européen et accumulés. » [15]

    La Caisse de la Dette publique ne sera supprimée qu’en juillet 1940 [16] (voir illustration ci-dessous). L’accord imposé à l’Égypte par le Royaume-Uni en 1940 prolonge la domination financière et coloniale car le Royaume-Uni obtient la poursuite des remboursements d’une dette qui est devenue permanente.

    Il faudra le renversement de la monarchie égyptienne en 1952 par de jeunes militaires progressistes dirigés par Gamel Abdel Nasser et la nationalisation du Canal de Suez le 26 juillet 1956 pour que, pendant une période d’une quinzaine d’années, l’Égypte tente à nouveau un développement partiellement autonome [17].

    Eric Toussaint

    http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37998

    Bibliographie

    • Anderson, Perry. 1976. L’État absolutiste. Ses origines et ses voies, traduction française 1978, Paris : Maspero, 2 volumes, 203 p. et 409 p.
    • BATOU, Jean. L’Égypte de Muhammad Ali. Pouvoir politique et développement économique, 1805-1848. Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 1991, 46ᵉ année, N°2. pp. 401-428, en ligne
    • BOUVIER, Jean. 1960. Les intérêts financiers et la question d’Égypte (1875-1876), Revue Historique, 1960, T. 224, Fasc. 1, pp. 75-104.
    • CORM, Georges. 1982. L’endettement des pays en voie de développement : origine et mécanisme in Sanchez Arnau, J.-C. coord. 1982. Dette et développement (mécanismes et conséquences de l’endettement du Tiers-monde), Editions Publisud, Paris
    • DRIAULT, Edouard et LHÉRITIER, Michel. 1926. Histoire diplomatique de la Grèce de 1821 à nos jours, Paris : Presses universitaires de France (PUF), 5 tomes.
    • Foreign Affairs, United Kingdom, Treaties. 1940. CONVENTION RELATIVE A L’ABOLITION DE LA CAISSE DE LA DETTE PUBLIQUE EGYPTIENNE. 17 July 1940. London.
    • LUXEMBURG, Rosa, 1913, L’Accumulation du capital, Paris : Maspero, Vol. II, 1969.
    • MANDEL, Ernest, 1972, Le Troisième âge du capitalisme, Paris : La Passion, 1997, 500 p.
    • MARICHAL, Carlos, 1989, A Century of Debt Crises in Latin America, Prince­ton : Princeton University Press, 283 p.
    • Ministère des affaires étrangères de la France. 1876. Décret d’institution de la caisse de la dette publique d’Égypte... et 6 autres décrets relatifs au Trésor et à la dette, Paris, 1876. 30 pages. consulté le 14 mai 2016
    • Ministère des affaires étrangères de la France. 1898. Arrangement financier avec la Grèce : travaux de la Commission internationale chargée de la préparation du projet, Paris, 1898, 223 pages.
    • REINHARDT, Carmen et ROGOFF, Kenneth, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Paris, Pearson, 2010.
    • REINHARDT, Carmen M., and SBRANCIA, M. Belen. 2015. The Liquidation of Government Debt. Economic Policy 30, no. 82 : p 291-333
    • SACK, Alexander Nahum, 1927, Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières, Recueil Sirey, Paris.
    • THIVEAUD, Jean-Marie. Un marché en éruption : Alexandrie (1850-1880). Revue d’économie financière, 1994, n°30. Les marchés financiers émergents (II) sous la direction de Olivier Pastré. pp. 273-298.
    • Toussaint, Éric. 2004. La Finance contre les peuples. La bourse ou la vie, CADTM-Bruxelles/CETIM-Genève/Syllepse-Paris, 640 p.
    • TOUSSAINT, Éric. 2016. « La Grèce indépendante est née avec une dette odieuse »
    • TOUSSAINT, Éric. 2016. « Grèce : La poursuite de l’esclavage pour dette de la fin du 19e siècle à la Seconde Guerre mondiale »
    • Toussaint, Éric. 2006. Banque mondiale : le coup d’État permanent, Liège-Paris-Genève, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006.
    • WESSELING, Henri. 1996. Le partage de l’Afrique - 1880-1914, Paris, Denoël (Folio Histoire, 2002 ; 1re édition en néerlandais en 1991), 840 p.

    Remerciements

    L’auteur remercie pour leur relecture et leurs suggestions : Gilbert Achcar, Mokhtar Ben Afsa, Omar Aziki, Fathi Chamkhi, Alain Gresh, Gus Massiah, Claude Quémar, Patrick Saurin, Dominique Vidal.

    L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.

    http://cadtm.org/La-dette-comme-instrument-de-la

     

  • Creuse (Lutte Ouvrière)

    tardi drapeau

    Quand les rappelés refusaient de partir pour l’Algérie

    Soixante ans plus tard, un hommage a été rendu à la mairie de Tarnac par une cinquantaine de personnes aux soldats insoumis du 7 mai 1956 et aux courageux anticolonialistes qui n’ont jamais été réhabilités et étaient tombés dans l’oubli.

    En effet, le 7 mai 1956, un convoi militaire transportant une vingtaine de rappelés en route pour l’Algérie faisait halte dans la commune de La Villedieu-en-Creuse.

    Au moment de repartir, les rappelés s’opposèrent. Les habitants de la commune, dont le maire René Romanet, les aidèrent et les cachèrent dans des granges. Une compagnie de CRS fut envoyée dans la nuit mais le lendemain, 8 mai, des habitants des communes voisines de Faux- la-Montagne et de Nedde envahirent le bourg, en soutien aux rappelés insoumis.

    Le maire de La Villedieu, Robert Romanet, l’instituteur de Faux-la-Montagne, Gaston Fanton, et Antoine Meunier, un ancien combattant, furent arrêtés. Le maire de La Villedieu, en raison de son passé de résistant, ne fut pas condamné à de la prison ferme mais à trois ans avec sursis, et révoqué et déchu durant cinq ans de ses droits civiques. Antoine Meunier, mutilé de guerre, eut droit à une peine symbolique, mais l’instituteur de Faux-la-Montagne, lui, écopa de huit mois de prison à Fresnes et, interdit d’exercer sa profession durant cinq ans, devint bûcheron.

    En 1956, le président du Conseil et chef du gouvernement était le socialiste Guy Mollet qui, sous le nom de pacification, menait la sale guerre coloniale d’Algérie.

    Correspondant LO 18 Mai 2016
     
  • Nouveautés sur "Lutte Ouvrière"

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  • La Nakba : de 1948 à aujourd’hui (AFPS)

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    Bilin, Ramallah

    Qu’est-ce que la Nakba ?

    La Nakba (« catastrophe » en arabe) renvoie au nettoyage ethnique des Palestiniens et à la destruction des communautés palestiniennes qui ont eu lieu lors de la création de l’Etat d’Israël en 1948.

      Environ 85 à 90 % des Palestiniens qui vivaient dans ce qui est devenu Israël furent expulsés (quelque 700 à 800.000). [1] Les quatre cinquièmes des villes et des villages palestiniens furent détruits, ou repeuplés par des Israéliens juifs. [2] Dans des villes comme Haïfa et Acre, les quartiers palestiniens furent vidés, et réoccupés.

    Le déplacement des Palestiniens était en bonne voie au moment de la déclaration unilatérale d’indépendance d’Israël. Entre le 30 mars et le 15 mai, quelque 200 villages palestiniens furent, selon les mots de l’historien israélien Ilan Pappe, “occupés et leurs habitants expulsés.” [3] Ainsi avant même que la guerre" israélo-arabe » n’ait commencé, environ la moitié du total final des réfugiés palestiniens avaient déjà perdu leur foyer. [4]

    Le nettoyage ethnique n’a pas seulement commencé avant mai 1948, il a aussi continué pendant quelque temps après ; l’expulsion des Palestiniens de Al-Majdal vers la Bande de Gaza, par exemple, n’a pas été totale jusqu’à la fin de 1950. [5]. Vidée de ses habitants palestiniens, Al-Majdal devint la ville portuaire israélienne d’ Ashkelon.

    Pourquoi les Palestiniens ont-ils quitté leur foyer ?

    La raison primordiale de l’évacuation de centaines de villages palestiniens en 1947-48 a été un mélange de force et de peur, quelque chose longtemps maintenu par les historiens palestiniens. [6] Le travail d’historiens israéliens comme Benny Morris en a fourni des preuves supplémentaires ; selon Morris, sur à peu près les 400 villages palestiniens détruits qu’il a étudiés, “l’évacuation sur des ordres arabes” n’a été le facteur décisif dans l’évacuation de la population que dans six cas. [7]

    Les massacres par les forces sionistes – dont il y a eu au moins deux douzaines – a joué un rôle majeur pour répandre la terreur parmi les Palestiniens. [8] Deir Yassin, où 100 à 120 villageois furent tués le 9 avril 1948, est l’atrocité la plus célèbre, mais il y en a eu beaucoup d’autres : à al-Dawamiya, en octobre 1948, plus de 100 villageois– hommes, femmes, et enfants – furent tués. ‘The Poem That Exposed Israeli War Crimes in 1948’, Ha’aretz, March 18, 2016, http://www.haaretz.com/israel-news/.premium-1.709439.

    Dans beaucoup de villes et de villages, les Palestiniens furent expulsés sous la menace des armes, comme à Lydda and Ramla. Après que des centaines de personnes aient été tués dans la conquête des villes, on estime que 50.000 habitants furent forcés de partir à pied vers la Cisjordanie. [9]. Dans beaucoup d’autres villages, des colonnes de réfugiés furent la cible de tirs de mortiers pour “leur faire accélérer le train.” [10]

    Pourquoi les Palestiniens ne sont-ils pas retournés chez eux après la fin des combats ?

    Les réfugiés palestiniens furent empêchés de retourner chez eux par la violence, et par les lois. Dès juin 1948, David Ben-Gourion – premier Premier ministre d’Israël – déclara à son cabinet que “aucun réfugié arabe ne doit être autorisé à revenir". [11] Il est resté fidèle à sa parole.

    Les Palestiniens essayant de revenir furent qualifiés d’ "agents infiltrés » par les autorités israéliennes, et considérés comme une menace à la sécurité. En 1956, jusqu’à 5.000 réfugiés palestiniens essayant de revenir chez eux avaient été tués par les forces israéliennes ; la plupart moururent alors qu’ils essayaient de retourner chez eux, d’avoir accès à leurs récoltes ou à leurs propriétés perdues, ou recherchaient ceux qui leur étaient chers. [12]

    Pendant ce temps, le gouvernement israélien a fait rapidement adopter des lois qui à la fois s’appropriaient les biens et les terres des Palestiniens expulsés, et aussi les dépouillaient de la citoyenneté qui leur avait été attribuée en tant qu’habitants du nouvel état. [13]

    Pourquoi des gens considèrent-ils ceci comme un « nettoyage ethnique" ?

    Il n’y a pas de définition formelle du nettoyage ethnique dans le droit humanitaire international, et ce terme tire son origine de la violence du début des années 1990 dans l’ancienne Yougoslavie. [14] En 1994, un article du Journal Européen de Droit International a défini le but à long terme d’une « politique de nettoyage ethnique” comme “la création de conditions de vie qui rendent impossible le retour de la communauté déplacée.” [15]

    La Nakba correspond à notre compréhension du nettoyage ethnique : la peur et la violence ont été utilisées pour vider des centaines de villes et villages et leur habitants furent empêchés de revenir. En outre , les intentions de la direction sioniste antérieure à l’état, qui devint Ie premier gouvernement d’Israël, étaient claires.

    Comme les recherches historiques l’ont montré, l’idée de « "transférer" tous les Arabes de Palestine ou une partie d’entre eux en dehors du futur état juif était largement répandue parmi les cercles dirigeants sionistes", longtemps avant la Nakba. [16] En 1930, par exemple, le président d’alors du Fonds National Juif déclarait : “S’il y a là d’autres habitants, ils doivent être transférés ailleurs. Nous devons prendre le contrôle des terres.” [17]

    Pendant la Nakba, encore, un ordre opérationnel commun donnait comme instruction aux forces israéliennes “de s’emparer des villages, de les nettoyer de leurs habitants (les femmes et les enfants devaient (aussi) être expulsés)” et “de brûler le plus grand nombre possible de maisons .” [18] Quand on a demandé à Ben-Gourion ce qu’ils fallait faire des habitants de Lydda et Ramla, sa réponse fut brève : “Expulsez-les.” [19]

    En 1900, la population de la Palestine était environ à 4 % Juive et à 96 % arabe, et en1947, les arabes palestiniens constituaient encore plus des deux tiers de la population. [20] Ainsi, comme le journaliste et historien israélien Tom Segev l’a dit, “’faire disparaître les Arabes se situait au coeur du rêve sioniste, et était aussi une condition nécessaire de sa réalisation.” [21]

    Les gens commémorent-ils la Nakba en Palestine/Israël ?

    Les Palestiniens célèbrent le Jour de la Nakba le 15 mai, parmi lesquels les Palestiniens de Cisjordanie et de la Bande de Gaza Occupées. Beaucoup de citoyens palestiniens d’ Israël, dans le même temps, célèbrent la Nakba le "Jour de l’Indépendance » officiel de l’état, qui change chaque année car fondé sur le calendrier juif.

    Ce jour-ci, les citoyens Palestiniens, rejoints par un certain nombre d’Israéliens juifs, marchent vers le site d’un village détruit. Ceci n’est pas seulement une action de commémoration ; ainsi au moins un quart des Palestiniens qui vivent à l’intérieur des frontières d’Israël d’avant 1967 sont qualifiés de "présents absents", ils sont des déplacés internes de la Nakba et jusqu’à ce jour, sont empêchés légalement de revenir sur leur terre et sur leurs propriétés. [22]

    Ces dernières années, le gouvernement israélien a cherché à saper la commémoration de la Nakba par la communauté palestinienne, en faisant passer une loi qui “punit d’amende les entités qui ouvertement rejettent Israël en tant qu’état juif ou qui célèbrent la Jour de l‘Indépendance d’Israël comme un jour de deuil.” ‘ [23] En janvier 2012, la Haute Cour de Justice a rejeté une pétition contre la loi, bien qu’elle porte atteinte à la “liberté d’expression.” [24]

    Est-ce que la Nakba n’est que de l’"histoire ancienne" ?

    Les réfugiés palestiniens continuent à exiger que leur droit, internationalement reconnu, à la fois au retour et à la restitution de leurs biens soit respecté. Aujourd’hui il y a environ 5,2 millions de réfugiés enregistrés par l’ONU (le nombre total de Palestiniens dans la diaspora est de 7,5 millions), dont 2 millions vivant en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza sous gouvernement militaire israélien– et à quelques milles de distance de leurs terres. [25]

    Les Palestiniens font référence aussi à une « Nakba continue", dans le sens où Ies politiques israéliennes de déplacement forcé et de colonisation ont continué, et même pris de l’ampleur , au cours des décennies. Pendant la conquête israélienne en 1967 de la Bande de Gaza et de la Cisjordanie, par exemple, quelque 300.000 Palestiniens ont fui ou ont été expulsés. Parmi ceux qui ont quitté la Cisjordanie, moins de 8 % furent autorisés par Israël à revenir. [26]

    Actuellement, les exemples en cours comprennent l’expulsion de familles palestiniennes par des colons israéliens à Jérusalem-Est occupée, ainsi que la démolition de maisons et le déplacement des Palestiniens dans diverses zones de Cisjordanie, parmi lesquelles la Vallée du Jourdain et le Sud des collines d’Hébron.

    Avril 2016 (traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers)

    Article commandé spécialement par la "Palestine Solidarity Campaign" (PSC) équivalent britannique de l’AFPS, écrit par l’auteur Ben White.

    Ben White - PSC, dimanche 15 mai 2016

    [1Charles D. Smith, ‘Palestine and the Arab-Israeli Conflict’, Bedford/St Martin’s, 2004 ; Rosemary Sayigh, ‘The Palestinians : From Peasants to Revolutionaries’, Zed Books, 2007.

    [2Hussein Abu Hussein & Fiona McKay, ‘Access Denied’, Zed Books, 2003.

    [3Ilan Pappe, ‘The Ethnic Cleansing of Palestine’, Oneworld Publications, 2007.

    [4Rashid Khalidi, ‘The Palestinians and 1948 : the underlying causes of failure’, in ‘The War for Palestine’, Cambridge University Press, 2007.

    [5Benny Morris, ‘The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited’, Cambridge University Press, 2004

    [6Walid Khalidi, ‘Plan Dalet : Master Plan for the Conquest of Palestine’, Journal of Palestine Studies, Vol. 18, No. 1, Autumn, 1988, pp. 4-33.

    [7Morris, ‘The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited’, 2004.

    [8‘Survival of the fittest’, Ha’aretz, January 8, 2004, http://www.haaretz.com/survival-of-the-fittest-1.61345.

    [9Pappe, 2007 ; Morris, ‘The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited’, 2004

    [10Morris, ‘The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited’, 2004.

    [11Mark A. Tessler, ‘A History of the Israeli-Palestinian Conflict’, Indiana University Press, 1994.

    [12Benny Morris, ‘Israel’s Border Wars, 1949-1956’, Oxford University Press, 1993 ; Avi Shlaim, ‘The Iron Wall’, W.W.Norton, 2000.

    [13Victor Kattan, ‘The Nationality of Denationalised Palestinians’, Nordic Journal of International Law, Vol. 74, 2005.

    [14International Committee of the Red Cross, https://www.icrc.org/customary-ihl/eng/docs/v2_rul_rule129_sectionc.

    [15Ethnic Cleansing – an Attempt at Methodology, Drazan Petrovic, European Journal of International Law, Issue Vol. 5 (1994) No. 1.

    [16Benny Morris, ‘Revisiting the Palestinian exodus of 1948’, in ‘The War for Palestine : Rewriting the History of 1948’, Cambridge University Press, 2008.

    [17Nur Masalha, ‘Expulsion of the Palestinians : The Concept of “Transfer” in Zionist Political Thought, 1882-1948’, Institute of Palestine Studies, 1992.

    [18Morris, ‘The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited’, 2004.

    [19Alexander B. Downes, ‘Targeting Civilians in War’, Cornell University Press, 2008.

    [20Ben White, ‘Israeli Apartheid : A Beginner’s Guide’ (Second Edition), Pluto Press, 2014.

    [21Tom Segev, ‘One Palestine, Complete : Jews and Arabs Under the British Mandate’, Abacus, 2001.

    [22‘High Court Rejects the Right of Ikrit Refugees to Return Home’, Ha’aretz, June 27, 2003, http://www.haaretz.com/high-court-rejects-the-right-of-ikrit-refugees-to-return-home-1.92437.

    [23High Court Rejects Petition Against Israel’s Controversial ‘Nakba Law’, Ha’aretz, January 5, 2012, http://www.haaretz.com/israel-news/high-court-rejects-petition-against-israel-s-controversial-nakba-law-1.405636.

    [24Adalah press release, January 5, 2012, http://www.adalah.org/en/content/view/7188.

    [25‘Where we work’, UNRWA, www.unrwa.org ; ‘Bureau : Majority of Palestinians live in diaspora’, Ma’an News Agency, May 13, 2015, https://www.maannews.com/Content.aspx?id=765378.

    [26White, 2013.

  • Les massacres du 8 mai 1945 : un crime colonial impuni (Algeria Watch + UJFP+ TC)

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    Le Général De Gaulle, « avait laissé clairement entendre qu’il ne pouvait tolérer que soit piétinée, la souveraineté française dans les colonies.»

    Dès le déclenchement des émeutes, il envoya un télégramme lu le 11 mai aux délégations financières, par le Gouverneur Général : « Veuillez prendre toutes les mesures nécessaires, pour réprimer tous agissements anti-français, d’une minorité d’agitateurs.» Le Général bénissait de son autorité, toutes les actions répressives qui étaient décidées et menées en vue « du rétablissement de l’ordre.»

    A l’origine, selon des témoignages historiques, d’un côté, « une revendication émancipatrice, portée par un mouvement politique, aux prolongements populaires jusque-là, jamais égalés, les AML (Amis du Manifeste et de la Liberté)»1, de « l’autre, les tenants du statu quo colonial » prêts à en découdre avec toute velléité d’indépendance chez les peuples colonisés. Des exactions monstrueuses, sont commises à grande échelle : « exécutions sommaire en masse, viols et tortures systématiques, destructions partielles ou complètes de villages et de douars, par des bombardements, des pilonnages et des incendies dans plusieurs villes et surtout, Sétif, Bouandas, Kherrata, Guelma et Bougie.»2 Le 8 mai 1945, la France avec les alliés « célébrait la fête de la victoire, sur l’Allemagne nazie.» Les contingents algériens, ont participé à une guerre « qui prit naissance et se développa dans le camp impérialiste.»3

    Les Algériens, ont voulu célébrer la victoire des alliés, en rendant hommage aux Algériens tombés pendant la guerre et réclamer haut et fort, le droit à la liberté et à la libération.

    Ce jour, le 8 mai 1945, fut gravé à jamais dans l’inconscient collectif. Les promesses de liberté du « monde libre », se sont transformées en génocide d’un peuple. Le 8 mai 1945, est aussi le ferment de la lutte de libération nationale.

    Des idées vont germer, la jeunesse va mûrir et rien, ni personne, « ne peut disculper la France coloniale de ses crimes.»4 L’ouverture « des archives des évènements douloureux du 17 octobre 1961 et les aveux du tortionnaire Paul Aussaresses », n’y feront rien. Comme symbole de sacrifice, de cette journée mémorable et tragique, un jeune Sâal Bouzid, a donné tout ce qu’il avait…Sa vie. C’est le premier martyr de ces évènements sanglants. La haine coloniale, comme seule réponse à la soif de liberté et de libération, d’un peuple spolié et exploité.

    En combattant «dans les rangs des armées de l’empire, les Algériens pensaient qu’ils avaient arraché à la puissance coloniale française, cette reconnaissance tant espérée de leur droit à l’émancipation, au prix du sang (des milliers de morts et des dizaines de milliers de blessés, pour les deux grandes guerres).»

    Dans de nombreuses villes, « comme Sétif, Guelma et Kherrata, la police chargeait les manifestants à la seule vue du drapeau algérien, brandi pourtant au milieu des mêmes étendards français, américains et anglais, avant de se mettre à tirer sur eux, dans le tas, sans discernement.»

    Le scénario, était partout le même.

    Quelques jours plus tôt à Alger, à l’occasion d’une manifestation nationaliste du 1er Mai une dizaine de morts et de nombreux blessés tombaient parmi les algériens, sous le feu de la police et des projectiles lancés par des pieds noirs dont certains avaient fait usage d’armes à feu, à partir des balcons. Les violences, avaient fini par provoquer, à Sétif et Guelma, « des foyers d’émeutes un peu partout.»5 Vers le soir, à Sétif « les légionnaires arrivaient dans la région, pour un massacre à ciel ouvert.»

    La répression « mettait la région à feu et à sang, obligeant les populations à fuir dans les montagnes.» A seize ans Kateb Yacine, élève au lycée Eugène Albertini, se rappelle ce jour qui a marqué au fer rouge, toute son œuvre et tout son parcours d’intellectuel-militant : « …On voyait des cadavres partout, dans toutes les rues… La répression était aveugle. C’était un grand massacre. J’ai vu des Sénégalais qui tuaient, violaient, volaient…

    Après l’Etat de siège, l’armée commandait.» Un témoin, raconte à Henri Alleg : « les légionnaires prenaient les nourrissons par les pieds, les faisaient tournoyer et les jetaient contre les parois de pierre où leurs chairs s’éparpillaient sur les roches.»

    A Guelma, selon les témoignages de la même personne, plus exactement à Kef-El-Boumba, « les français faisaient descendre d’un camion des personnes aux mains ligotées et les mettaient sur la route, avant de les arroser d’essence pour les brûler vifs.» Quant à Benhamla Saci, qui habitait non loin des fours à chaux de Guelma, rien ne pourra le guérir de son horrible obsession : « la fumée bleue des cadavres, l’insupportable odeur de chair brûlée et le va-et-vient continuel des camions.» A Kherrata, « le peuple fut massacré sans sommation et sans pitié, les gorges de Kherrata s’emplissaient de cadavres. Des gents étaient balancés morts ou vifs, dans les crevasses profondes… » En souvenir de ses hauts faits d’armes, contre les populations civiles désarmées, « la légion étrangère a gravé son triste nom, en face du premier tunnel : « Légion étrangère 1945.»

    Dans les gorges, « les prisonniers étaient mutilés, égorgés avant d’être jetés dans le ravin à partir du pont qui porte maintenant le nom du martyre Rabah Hanouz, assassinés là avec ses trois enfants, Tayeb âgé de vingt-cinq ans, Abdelhafid, vingt-deux ans et Hanafi dix-huit ans, tous morts un certain 11 mai 1945.» Je voyais, rapporte un autre témoin de Guelma, « des camions qui sortaient de la ville et après des intervalles de dix à quinze minutes, « j’entendais des coups de feu. Les victimes étaient alignées sur le bord de la route et exécutées, sans aucune forme de procès.

    Cela a duré deux mois.

    Les miliciens ramassaient partout des gens pour les tuer. Les exécutions se faisaient surtout à Kef-El-Boumba et à la carrière de Hadj M’barek.» Une note adressée par Roger Esplaas, au Général Tubert chargé d’enquêter sur les massacres, rapporte : « l’armée a complètement rasé un douar… A Sétif, on m’a confirmé le caractère impitoyable de la répression qui a été exercée sur la région. On m’a cité le chiffre de 20 000 musulmans qui auraient été massacrés.

    La région Nord de Sétif, n’est plus qu’un vaste cimetière.»

    Selon le général Weiss, « 20 actions répressives auraient été menées, dans la seule région de Guelma, par 28 avions pendant plus de 15 jours. Les croiseurs Duguay Trouin et le Triomphant n’arrêtaient pas de bombarder la région de Bougie, de Kherrata, de Bouandas et de Jijel.»

    Il y aurait eu 45 000 morts, selon les militants du Parti du Peuple Algérien (P.P.A), 40 000, selon le Consul Général américain et 80 000 d’après les Oulémas. Le décompte macabre de la barbarie, les investigations et enquêtes engagées puis vite arrêtées, devant l’ampleur des massacres, incriminent l’administration coloniale sans exception, dans des faits « perpétrés contre une population sans défense.»

    En fait, « la responsabilité du crime, était loin de se limiter à quelques enragés du système colonial comme Achiary ou Lestrade Carbonnel qui avaient pris une part active dans la constitution, l’entraînement et l’équipement des milices, mais s’étendait également aux autorités militaires et civiles dans leur totalité, ainsi qu’à la majorité des colons, unis et soudés par la peur du changement et la hantise de voir leur statut ainsi que tous les avantages qui s’y rattachaient, remis en cause.»

    Indéniablement, leur inculpation menait droit au procès du colonialisme qui était à l’origine de tous les maux et de tous les malheurs, vécus par le peuple algérien, depuis 1830.

    Le Général De Gaulle, « avait laissé clairement entendre qu’il ne pouvait tolérer que soit piétinée, la souveraineté française dans les colonies.» Dès le déclenchement des émeutes, il envoya un télégramme lu le 11 mai aux délégations financières, par le Gouverneur Général : « veuillez prendre toutes les mesures nécessaires, pour réprimer tous agissements anti-français, d’une minorité d’agitateurs.» Le Général bénissait de son autorité, toutes les actions répressives qui étaient décidées et menées en vue « du rétablissement de l’ordre.»

    Il avait dépêché le Général Tubert, « aux mêmes fins, mais lui avait aussitôt ordonné de mettre un terme à ses investigations, en raison des retombées désastreuses que cela pouvait avoir, sur tous les responsables.» L’unanimité s’était faite alors, autour de la volonté de faire le silence, sur tout ce qui s’était passé lors de ces mois de mai et juin 1945.

    A la fin de la guerre de libération nationale, les archives civiles relatives aux évènements sanglants, du 8 mai 1945, vont être expédiées par navire de guerre vers la France. Ils seront verrouillés, au centre d’Aix-en-Provence. Le crime de la France contre le peuple Algérien, était aussi le crime contre sa mémoire.

    Le témoignage de l’historienne d’Annie-Rey Goldzeiguer, concernant cette période de la colonisation, est accablant : « en 1985, rapporte-t-elle, grâce au conservateur qui sera sanctionné pour son initiative, j’ai pu consulter les rapports de Berge. C’est le document le plus bouleversant que je n’ai jamais lu de toute ma vie de chercheur. Quand aux archives militaires partiellement ouvertes en 1990, elles ont été nettoyées. La correspondance du Général Raymond Duval, Commandant de la division du Constantinois en 1945, a été tronquée de la période du 8 au 11 mai. Nous ne sommes pas capables de regarder notre histoire en face.»6

    Par Benyassari, Libre Algérie, 10 mai 2016

    http://www.algeria-watch.org/8mai45/crime_colonial_impuni

    Lire aussi:

    http://www.ujfp.org/spip.php?article4895

    http://tendanceclaire.org/article.php?id=959

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  • Travail forcé et exploitation coloniale : souvenons-nous ! (Ujfp)

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    Il y a soixante-dix ans, le 11 avril 1946, après de nombreux atermoiements, l’Assemblée nationale constituante votait enfin la proposition de loi de Félix Houphouët-Boigny tendant à la suppression « immédiate » du travail forcé dans les colonies françaises.

    « L’exploitation [coloniale] a été perpétrée si souvent (…) avec une telle cruauté, par l’homme blanc sur les populations arriérées du monde, qu’on fait preuve (…) d’une insensibilité totale si on ne lui accorde pas la place d’honneur chaque fois que l’on parle du problème colonial. » Karl Polanyi (1944)

    Il y a soixante-dix ans, le 11 avril 1946, après de nombreux atermoiements, l’Assemblée nationale constituante votait enfin la proposition de loi de Félix Houphouët-Boigny tendant à la suppression « immédiate » du travail forcé dans les colonies françaises.

    Quelques jours auparavant, ce député était intervenu à la tribune pour dénoncer la situation des « indigènes » toujours soumis à des formes exceptionnelles et particulièrement brutales d’exploitation. Usant d’une anaphore qui lui a permis de brosser un tableau précis des pratiques coloniales, il déclarait : « il faut avoir vu ces travailleurs usés, squelettiques, couverts de plaies, dans les ambulances ou sur les chantiers ; il faut avoir vu ces milliers d’hommes rassemblés pour le recrutement, tremblant de tout leur corps au passage du médecin chargé de la visite ; il faut avoir assisté à ces fuites éperdues (…) vers la brousse ; (…) il faut avoir vu ces théories d’hommes, de femmes, de filles, défiler silencieusement, le front plissé, le long des chemins, qui mènent au chantier. (…) L’indigène ne peut plus comprendre ni admettre ce servage, cent cinquante après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et cent ans après l’abolition de l’esclavage. »

    Précision essentielle : ce travail forcé – tâches de construction, transport de marchandises, entretien des agglomérations… - est imposé de façon autoritaire et souvent violente aux autochtones qui n’ont commis ni crime ni délit.

    En effet, les hommes et les femmes visés ne sont pas des individus condamnés à une peine privative de liberté prononcée par un tribunal, à laquelle viendrait s’ajouter celle des travaux forcés ; cette obligation concerne les populations civiles de l’empire dont les membres sont « sujets indigènes », soit l’écrasante majorité des individus. Légitimé et défendu, sous la Troisième République, par de nombreux hommes politiques, juristes et professeurs d’université notamment, le travail forcé a, sous différentes formes, été la règle dans les possessions françaises jusqu’à son abolition tardive le 11 avril 1946.

    Ainsi fut construit, par exemple, le chemin de fer destiné à relier Brazzaville à Pointe-Noire, sur la côte atlantique.

    Bilan de cet “exploit”, réputé témoigner de la glorieuse « mise en valeur » du Congo français : 17 000 morts « indigènes » pour la réalisation des 140 premiers kilomètres et un taux de mortalité sur ce chantier de 57% en 1928. Qui a livré ce dernier chiffre ? Un anticolonialiste farouche ? Non, le ministre des Colonies, André Maginot, dans une déclaration faite devant une commission ad hoc de la Chambre des députés. L’entreprise chargée des travaux ? La Société de construction des Batignolles dont la prospérité est en partie liée aux nombreux contrats remportés dans les possessions françaises. Son héritier et successeur n’est autre que le groupe bien connu aujourd’hui sous le nom de SPIE-Batignolles. En 2013, Jean Monville, ancien PDG de ce groupe, rappelait benoîtement « la fierté de ce qu’on avait fait dans le passé, de notre professionnalisme et de notre engagement dans nos “aventures” d’outre-mer ». (Le Monde, 21 mai 2013). Nul doute, les descendants de ceux qui sont morts à l’époque apprécieront la délicatesse de ces propos.

    Réformé mais jamais véritablement supprimé, le travail forcé a ainsi perduré sous la Troisième République, le régime de Vichy et dans les colonies passées aux côtés de la France libre.

    A preuve, les orientations soutenues par Félix Eboué, gouverneur général de l’Afrique équatoriale française, pendant la Seconde Guerre mondiale. Souvent présenté comme un grand humaniste, qui a toujours défendu les droits de l’homme, Eboué, comme la majorité de ses pairs, ne s’est jamais prononcé dans ses écrits pour l’abolition immédiate du travail forcé. De même les résistants prestigieux qui, à partir du 30 janvier 1944, se réunissent à Brazzaville pour définir la politique à mettre en œuvre dans les territoires d’outre-mer.

    Inaugurée par le général de Gaulle, cette conférence doit prendre une décision relativement à cette forme particulière de labeur. En raison de « l’effort de guerre », les représentants de la France libre, rassemblés dans la capitale du Congo français, décident de prolonger le travail forcé pour une durée de cinq ans ! En métropole, ils n’ont de cesse de dénoncer le Service du travail obligatoire (STO) établi par les autorités de Vichy le 16 février 1943 ; dans les colonies, ils trouvent normal d’imposer aux « indigènes » de vingt à vingt-cinq ans reconnus aptes, mais non incorporés à l’armée, un Service obligatoire du travail (SOT). Subtilité des sigles et triomphe du relativisme politico-juridique. De là ces indignations sélectives et hexagonales cependant que dans les possessions ultra-marines la condamnation cède le pas à l’acceptation.

    Rares sont ceux qui, comme la philosophe Simone Weil, ont dénoncé « les déportations massives » des « indigènes » et le recours meurtrier au travail forcé en Afrique française et en Indochine. En dépit de ses protestations, exprimées dès 1943 alors qu’elle a rejoint la Direction de l’Intérieur de la France libre dans la capitale du Royaume-Uni, S. Weil n’a pas été entendue. Tout comme André Gide et Albert Londres une quinzaine d’années auparavant. Voilà qui aide à comprendre les lenteurs de l’Assemblée nationale constituante à la Libération.

    Joli tableau, n’est-il pas, de la très glorieuse colonisation française toujours présentée, par de nombreux contemporains, comme une entreprise généreuse destinée à apporter la civilisation aux peuples qui en ignoraient jusque-là les bienfaits. Cette sinistre réécriture de l’histoire prospère avec la caution de quelques faiseurs de livres – A. Finkielkraut, P. Bruckner et E. Zemmour, notamment – qui prennent leur ignorance et leurs audaces prétendues pour de brillantes découvertes. Ils n’hésitent pas à se dire amis de la connaissance et de la vérité ; sur ces sujets, comme sur beaucoup d’autres, ils ne sont que de vulgaires idéologues qui traitent les faits établis en chiens crevés. Demeurent de pauvres écholalies qui réhabilitent un discours impérial-républicain forgé sous la Troisième République. Audaces intellectuelles ? Stupéfiante régression et grand retour du roman national.

    Olivier Le Cour Grandmaison lundi 11 avril 2016