« Nous intervenons dans 27 villages [environ 100 000 habitants en tout], que nous avons notamment sélectionnés en fonction du nombre d’attaques de colons dont ils étaient victimes chaque année », explique Mahmud Isleem, coordinateur pour Médecins du Monde. Depuis 2012, l’organisation a lancé un programme de soutien psychosocial aux populations victimes de violences dans le nord de la Cisjordanie, autour de Naplouse, suite au constat de l’intensification des agressions.
Une attaque de colons toutes les 36 heures
Jets de pierres ou de cocktails Molotov, incendies de terres agricoles ou de maisons : selon les chiffres des Nations Unies, les attaques des colons contre des Palestiniens ont été multipliées par quatre entre 2006 et 2014, atteignant un total de 2100 attaques sur ces huit ans. Soit une attaque toutes les 36 heures.
Les agressions visent autant les personnes que les biens : maisons, voitures, écoles… Dans le village de Qusra, on compte au moins un incident par mois. A Urif, à 13 km au sud de Naplouse, une maison a été visée 18 fois. Jusqu’à ce qu’une ONG les aide à construire une clôture autour de la propriété. Certaines maisons se mettent à ressembler à des prisons, mais c’est la seule solution pour les protéger. « Les colons s’en prennent aussi beaucoup aux oliviers, en les coupant ou en les brûlant, car nous sommes dans des communautés rurales, qui économiquement, dépendent largement de la récolte des olives », précise Patricia Grillo, chargée de plaidoyer à l’ONG Première urgence internationale (PUI).
Des attaques pour récupérer illégalement des terres
Principales victimes : les villages situés à proximité des colonies, ou des avant-postes, les implantations qui n’ont pas été approuvées par le gouvernement israélien. Les colonies israéliennes sont illégales au regard du droit international puisque la Convention de Genève interdit strictement le transfert de population civile d’un État vers un territoire occupé, mais Israël n’en tient pas compte en autorisant une grande partie des colonies en Cisjordanie. Les avant-postes s’y installent sans autorisation du gouvernement, et violent donc également les lois israéliennes, mais ils bénéficient pourtant souvent d’une validation rétroactive. « Ils attaquent pour gagner du terrain, récupérer des terres », analyse Mahmud Isleem.
Autre moteur des violences : la vengeance, avec le mouvement « le prix à payer », un mouvement informel dont se revendique les colons d’extrême droite. Ces colons ripostent ainsi à toute décision du gouvernement israélien qui ne leur serait pas favorable en s’en prenant au hasard aux Palestiniens. C’est notamment le cas après des évacuations d’avant-postes, qui sont illégaux même au regard de la loi israélienne.
« On voit des gosses qui jouent aux colons et aux Palestiniens »
« C’est la première fois que je vois autant d’incidents critiques en terme de fréquence. Au nord de la Cisjordanie, il y en a toutes les semaines. Et puis ce conflit dure depuis 60 ans », constate Maximilien Zimmerman, psychologue clinicien et coordinateur des programmes de santé mentale de Médecins du Monde en Palestine. Dans les villages où intervient l’organisation, un état de stress aigu semble être devenu la norme. Les familles évitent de sortir le soir, car c’est à ce moment-là que les risques sont les plus grands. Les parents ne laissent plus les enfants jouer librement dehors. Le climat de violence est présent dans tous les esprits, dès le plus jeune âge : « Dans ces endroits on voit des gosses qui jouent aux colons et aux Palestiniens, et on les voit imiter les incidents violents. »
« La répétition des attaques impacte la vie des habitants de ces communautés, leur manière d’éduquer leurs enfants, leur sentiment de sécurité. Quand ils élèvent leurs enfants, la question se pose : pour quel avenir ? Tout peut arriver n’importe quand. Même quand ils ne sont pas directement impliqués, c’est ancré dans leur tête et dans leur esprit », observe Maximilien Zimmermann. Dans une culture où exprimer ses émotions est encore perçu comme une faiblesse, les gens somatisent beaucoup. Les tensions au sein des familles augmentent. Les parents sont souvent plus affectés, car ils se sentent responsables de leurs enfants, qu’ils ne sont pas toujours sûrs de pouvoir protéger.
Une famille brûlée vive par des colons : « Un impact sans précédent »
Le 31 juillet dernier, de nuit, deux colons s’introduisent dans le village de Duma (2000 habitants) et mettent le feu à la maison de la famille Dawabsheh, surprenant les parents et leurs deux enfants dans leur sommeil. Ali, un bébé de 18 mois, est brûlé vif. Ses parents, Sa’ad et Reham, mourront de leurs blessures dans les semaines suivantes. Ahmad, son frère de 4 ans, est toujours hospitalisé, victime de brûlures à 60%. Tout indique une attaque du « prix à payer ». Les auteurs ont laissé des graffitis derrière eux : « Vengeance » et « longue vie au Messie ». Le crime intervient alors que le gouvernement vient de démolir deux bâtiments de l’influente colonie de Beit El, suite à une décision de justice reconnaissant qu’ils étaient construits illégalement sur un terrain privé palestinien.
Pour Médecins du Monde, l’impact de ce triple meurtre est sans précédent et va bien au-delà de Duma. « Duma, c’est incompréhensible en terme d’inhumanité. Insulter, jeter des pierres, c’est quelque chose. Mais brûler vif des gens dans leur sommeil… on passe un cap », analyse Maximilien Zimmermann. Jamais autant de victimes directes et indirectes n’auront sollicité une assistance psychologique. Près de la moitié des 70 personnes visitées a eu besoin d’une intervention psychologique d’urgence. Tout le monde se connait à Duma. Personne n’était préparé à entendre les cris de Sa’ad et Reham, à voir leurs corps presque totalement brûlés, à attendre avec eux l’ambulance, à sortir un enfant calciné de la maison. Dans les villages voisins, et jusqu’à 50 kilomètres à la ronde, l’attaque hante les Palestiniens. Tous se disent qu’ils auraient pu être la famille Dawabsheh, et qu’il pourrait y avoir une autre famille décimée à l’avenir. D’après les psychologues intervenus sur le terrain, Duma a un effet boule de neige, encore difficile à évaluer.
Plus de 98% des crimes restent impunis
L’incendie de Duma a été condamné de toutes parts, y compris par le gouvernement israélien qui l’a qualifié d’acte terroriste. Problème : à ce jour, les responsables n’ont pas été arrêtés, alors même qu’ils auraient été identifiés. Selon le ministre de la Défense israélien Moshe Ya’alon, une arrestation mettrait en danger les services de renseignement [1]. Dans ce climat d’impunité, malgré l’appel de Benjamin Netanyahu pour une « tolérance zéro » envers les colons violents, les attaques ont connu une recrudescence. Après Duma, Médecins du Monde en compte deux par semaine dans les villages où l’ONG est présente, davantage que les mois précédents.
L’absence de sanction, là encore, n’a rien d’exceptionnel. D’après les chiffres de Yesh Din, une organisation israélienne de protection des droits humains, seuls 1,9% des cas de plaintes pour agressions par des colons aboutissent à une condamnation des auteurs des attaques. Dans bien des cas, les victimes renoncent à se signaler : porter plainte semble vain et beaucoup craignent de le payer en perdant, par exemple, leur permis de travail en Israël. Pour les ONG, cette impunité encourage la répétition des agressions. Les colons n’ont presque jamais à assumer les conséquences de leurs actes.
Des Palestiniens sans protection, des colons accompagnés par l’armée
Le contraste avec le traitement des Palestiniens auteurs d’attaques contre des israéliens est saisissant : eux sont exécutés sur le coup par l’armée, ou arrêtés dans les jours qui suivent, avec leurs complices, après des vagues d’incursions et de perquisitions dans toute la Cisjordanie. Leurs maisons font également l’objet de « démolitions punitives », qui touchent ainsi toute leur famille sans discrimination.
Autre différence majeure : les colons, y compris pendant leurs attaques, sont protégés par les forces de sécurité israéliennes, qui n’hésitent pas à tirer sur les Palestiniens à coup de bombes lacrymogènes, balles en caoutchouc voire balles réelles si ceux-ci répliquent face aux agresseurs. Côté palestinien, aucune force de sécurité officielle. Les accords d’Oslo ne les autorisent pas à gérer la sécurité dans les zones B et C de la Cisjordanie, qui représentent 98% du territoire. Ce serait donc à Israël de protéger les populations dans ces zones. Et aux États tiers de faire pression sur l’État hébreu pour respecter cette obligation en vertu du droit international. En l’absence de réaction des uns et des autres, les violences des colons se perpétuent.
La colonisation par l’instauration de « zones de peur »
Les acteurs humanitaires s’entendent pour dire que ces actes violents doivent être mis en lien avec la politique de colonisation de la Cisjordanie. D’après l’organisation israélienne Yesh Din, ils font partie des stratégies d’accaparement de ce territoire par ceux qui le considèrent comme la Judée et Samarie, une terre israélienne. Cela passe par l’installation des colonies et avant-postes, la déclaration de zones de sécurité ou zones militaires autour de ces implantations, l’appropriation de terrains pour leurs infrastructures… puis l’instauration de « zones de peur » où en raison des violences et du harcèlement les Palestiniens n’oseront plus aller [2]
Le mouvement du « prix à payer », quant à lui, contribue à faire pression sur le gouvernement israélien pour obtenir des politiques favorables à la colonisation. En 2013 la ministre de la justice israélienne Tzipi Livni propose de les sanctionner comme des terroristes, proposition qui sera rejetée par Benjamin Netanyahu. L’absence de fermeté d’Israël à l’encontre de ces factions – ils ne représentent qu’une partie des 340 000 colons – est souvent perçue comme un soutien implicite à la colonisation. Impression alimentée par la poursuite des implantations en Cisjordanie et la légalisation a posteriori des avant-postes.
Les gens qui vont mieux sont souvent ceux qui sont actifs dans la lutte
Selon Mahmud Isleem, « les Palestiniens restent parce qu’ils ne veulent pas devenir des réfugiés ». Mais pour Maximilien Zimmerman, « dans une situation pareille, il est difficile de se projeter dans l’avenir, de donner du sens à l’existence, de faire des projets ». Dans la région, les sources de frustration sont multiples : expansion des implantations israéliennes illégales en Cisjordanie, conflit autour de la mosquée d’Al Aqsa, démolitions, restrictions de mouvements, arrestations, impossibilité de développer l’économie, enfermement et bombardements de Gaza, radicalisation d’une frange de plus en plus importante de la société israélienne à l’encontre des Palestiniens…
La cohabitation avec des colons agressifs et les confrontations avec l’armée sont à replacer dans un contexte de sentiment d’oppression et d’injustice plus large, à l’échelle de tout un territoire, et sur des décennies. « Ce qu’on fait est un sparadrap sur une plaie qui ne se refermera pas tant que le conflit est là », conclut Maximilien Zimmermann. « Finalement, on constate que les gens qui vont mieux sont souvent ceux qui sont actifs dans la lutte : ils gèrent mieux d’un point de vue psychologique. Les gens désespérés, passifs, ont une souffrance plus grande que ceux qui vont s’engager dans un mouvement, une ONG, ou une forme d’expression artistique pour transformer ces émotions négatives. » Avec la montée des tensions dans toute la Cisjordanie, les attaques se sont intensifiées et les acteurs de terrain peinent à tenir les comptes. L’issue de cette escalade est pour le moins incertaine mais les impacts sur les communautés seront forcément significatifs.
Antoine Besson 20 octobre 2015