Le 29 octobre 1965, Mehdi Ben Barka, considéré par le général Juin comme « le plus dangereux adversaire de la présence française au Maroc » est enlevé par deux policiers français devant la brasserie Lipp à Paris. La découverte de toute la vérité sur la disparition et l’assassinat de ce militant anticolonialiste se heurte toujours aujourd’hui à la raison d’État.
Mehdi Ben Barka est né à Rabat en 1920. Son histoire est fortement marquée par ces années du XXe siècle où les peuples colonisés luttent pour leur indépendance politique mais aussi pour la fin de la tutelle des ex-puissances coloniales, avec en perspective leur développement économique, social et culturel ; cela amène à préparer les nécessaires ruptures avec le système capitaliste qui est au cœur du colonialisme, mais aussi à repenser les rapports avec les États dits « socialistes ». Il ne se revendiquait nullement du mouvement libertaire mais de l’héritage socialiste, à travers la construction d’une force révolutionnaire clairement ancrée dans la lutte des classes et articulée avec les luttes pour l’émancipation des peuples.
Du colonialisme au néocolonialisme
Dès l’âge de 14 ans, Mehdi Ben Barka rejoint le Comité d’action marocaine qui deviendra ensuite le Parti national avant de se renommer parti de l’Istiqlal, c’est-à-dire parti de l’Indépendance. Étudiant, il milite à l’Association des étudiants nord-africains, dont il devient le président. Il fait partie des signataires du Manifeste de l’indépendance, rendu public le 11 janvier 1944 ; il en est d’ailleurs le plus jeune signataire. Il est alors emprisonné, comme les autres responsables du mouvement, puis sera licencié de son poste d’enseignant. A sa sortie de prison, il redynamise l’activité du parti de l’Istiqlal, dont il est devenu le secrétaire administratif. Il est dans le collimateur des dirigeants de l’État colonial et du Protectorat [1]. Déporté en mars 1951 au sud de l’Atlas, il est libéré en octobre 1954. Mehdi Ben Barka a joué un rôle majeur dans le mouvement qui aboutit à l’indépendance du Maroc, concédée officiellement à compter du 2 mars 1956.
Quelques années plus tard, il analysera de manière critique les conditions dans lesquelles cette indépendance fut obtenue : « C’est au bout de cette évolution qui a mis objectivement à l’ordre du jour le rôle et les objectifs des masses laborieuses citadines, la nécessité de leur liaison avec les masses paysannes, le problème de la violence, non dans un cadre étroit, mais dans une perspective anti colonialiste de plus en plus large, qu’est intervenu le compromis d’Aix-les-Bains […] Pourquoi le mouvement de libération nationale n’avait pas compris, et fait comprendre, aux militants la raison fondamentale, les problèmes essentiels de l’exploitation coloniale, et par conséquent les exigences d’une réelle libération ? [ … ] L’histoire nous avait donné tous les moyens de faire le travail de clarification que nous devions faire en tant que révolutionnaires. Le compromis que nous avions passé avec le colonialisme, l’avons-nous présenté comme un compromis ? C’est-à-dire un accord par lequel nous avions à la fois gagné et momentanément perdu. » [2]
Son activité militante ne s’arrête pas à l’indépendance et en 1959 il fait partie des fondateurs de l’Union nationale des forces populaires qui s’affirme « progressiste et révolutionnaire ». Forcé à l’exil et à la clandestinité en juillet 1963, il est condamné à mort par contumace, à deux reprises, par le tribunal militaire royal.
La tricontinentale
Outre la dénonciation du régime d’Hassan II et la popularisation à l’extérieur du pays des luttes menées au Maroc, Mehdi Ben Barka agit aussi au plan international, notamment en préparant la conférence de la Tricontinentale [3] , qui doit avoir lieu à La Havane en janvier 1966, dont l’ambition était de réunir les représentants et représentantes des peuples Afrique, d’Asie et d’Amérique latine confrontés à l’impérialisme.
Quatre points sont à l’ordre du jour [4] : – Lutte contre l’impérialisme, le colonialisme et le néo-colonialisme. – « Points chauds » de la lutte anti-impérialiste à travers les trois continents, particulièrement au Vietnam, à Saint-Domingue, au Congo, dans les colonies portugaises, en Rhodésie du Sud, en Palestine et dans le Sud-Arabique. – Solidarité anti-impérialiste parmi les peuples africains, asiatiques et latino-américains dans les domaines économique, social et culturel. – Unification politique et organique des efforts des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine dans leur lutte commune pour la libération et l’édification nationales.
Même si les « régimes amis » (URSS, Chine…) ne permirent pas au mouvement de se développer de manière autonome, l’ordre du jour de cette conférence Tricontinentale montre comment les autorités de nombreux pays pouvaient s’inquiéter de sa tenue et se satisfaire de la disparition de son principal promoteur.
Ben Barka, chargé de la préparation politique et matérielle de cette conférence, devait rencontrer un producteur et un réalisateur d’un film qui devait s’intituler Basta et qui devait être projeté à l’ouverture de la Conférence.
L’enlèvement
- Mehdi Ben Barka, « ce mort aura la vie dure, ce mort aura le dernier mot » (Daniel Guérin)
Si ce sont bien deux policiers français, Louis Souchon et Roger Voitot, qui enlèvent Mehdi Ben Barka le 29 octobre, il est tout de suite emmené dans la maison d’un truand français, Georges Boucheseiche, à Fontenay-le-Vicomte. Celui-ci s’envole pour le Maroc le 1er novembre et y restera jusqu’à sa mort en 1972. Le prétendu producteur, George Figon, qui avait attiré Ben Barka au rendez-vous, se « suicide » le 17 janvier 1966.
L’enquête de deux journalistes d’investigation du quotidien israélien Yediot Aharonot publiée en mars 2015 apporte d’implacables précisions sur ce que l’on soupçonnait déjà très fortement, à savoir l’implication directe du Mossad israélien. Au début des années 1960, les services de renseignements israéliens installent, en échange d’une coopération active dans l’élimination du FLN algérien, une base à Paris pour y planifier leurs opérations en Europe. Israël considérait ses relations avec le Maroc comme stratégiques et les deux pays avaient réussi à se trouver des intérêts communs. Le roi Hassan II facilite l’émigration des juifs marocains vers Israël en échange d’une aide technologique et de la formation des militaires marocains. En septembre 1965 ce deal permet à des agents du Mossad d’obtenir des informations capitales sur le sommet de la Ligue arabe qui se tient alors à Casablanca. C’est d’ailleurs en partie sur la foi de ces informations que l’armée israélienne recommanda au gouvernement de Levi Eshkol de lancer ce qui deviendra la guerre des Six-Jours en 1967.
Israël est alors redevable d’une dette envers le Maroc, qui exige, en dédommagement de cette collaboration, la tête de Ben Barka. C’est ainsi que le Mossad réussit à localiser Ben Barka à Genève, au kiosque où il relevait son courrier. L’opération sera menée par les services marocains avec l’assistance technique du Mossad (fourniture de voitures et des passeports aux marocains et français impliqués dans l’affaire pour qu’ils puissent rapidement s’enfuir). C’est également le Mossad qui met au point l’embuscade de la réalisation d’un documentaire pour attirer Ben Barka à Paris.
Ben Barka est séquestré et torturé, probablement à mort, à coups de brûlures de cigarettes, d’électrochocs et de simulations de noyade. Les services de renseignements israéliens font ensuite disparaître le corps, dissous à l’acide à l’aide de produits chimiques achetés dans plusieurs pharmacies, puis enterré en pleine nuit dans la forêt de Saint-Germain.
Combat pour la vérité
Ce fut un des nombreux combats menés par Daniel Guérin [5] . Une quête de la vérité, mais dans quels buts ? Béchir Ben Barka l’explique dans l’entretien de 1995 : « Ce qui nous poussait, qui poussait Daniel, c’était ce désir de justice mais pas uniquement la justice pour la justice. Ce qui le poussait à travers cette recherche de la vérité, outre cet acharnement à dévoiler toutes les responsabilités, c’était, je crois, la volonté de rester fidèle à un certain idéal et de rendre hommage à celui qui, pour beaucoup de peuples du tiers-monde, le représentait par son engagement ».
Depuis cinquante ans, l’obstruction d’État est totale. Déjà en décembre 1981, Daniel Guérin concluait son livre par cette phrase : « Bachir [Ben Barka] a formulé le souhait que le changement politique, issu de l’élection présidentielle du 10 mai 1981, permette enfin de découvrir toute la vérité sur le meurtre de son père. » Trente-quatre ans plus tard, nous savons qu’il n’en est rien : Mitterrand ou Hollande n’ont rien fait de plus que Chirac ou Sarkozy. De Fabius à Buffet en passant par Duflot ou Mélenchon et bien d’autres, les ministres socialistes, communistes et écologistes ont défilé dans les ministères, pas un et pas une n’a dénoncé publiquement la scandaleuse chape de plomb maintenue sur cette « affaire d’État(s) » dont ils et elles sont ainsi devenu-e-s complices. Comble du ridicule, en 2014 puis en 2015 c’est l’avocat de la famille Ben Barka qui est traîné devant les tribunaux pour une pseudo « violation du secret de l’instruction ». La plainte émanait de l’une des personnes visées par les mandats d’arrêt internationaux [6] non suivis d’effet depuis des années.
Relancer l’affaire
Un nouveau Comité pour la vérité dans l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka a été formé. Comme le rappelle son manifeste, il y a urgence à relancer l’affaire car « aussi bien du côté marocain que sans doute du côté français, des témoins en possession d’une part de vérité sont encore en vie, les archives pouvant apporter des réponses doivent encore exister, en particulier celles de la CIA. » La Commission rogatoire internationale adressée au Maroc depuis septembre 2003, renouvelée au printemps 2005, n’a toujours pas été exécutée et les autorités politiques françaises refusent la levée du secret-défense sur la totalité des documents relatifs à l’affaire.
Notre courant communiste libertaire est particulièrement attaché à cette lutte, notamment de par l’important rôle joué durant des années par notre camarade Daniel Guérin ; celui-ci a laissé, sur ce sujet comme sur bien d’autres thèmes, un héritage politique qui est une des références sur lesquelles se fonde l’activité d’Alternative libertaire. C’est dans ce prolongement que nous soutenons le Comité nouvellement reconstitué.
Gisèle (AL Paris Nord Est) et Christian (AL Transcom)
MEDHI BEN BARKA, MON PÈRE...
- Bechir Ben Barka
Bechir Ben Barka est le fils de Medhi Ben Barka. Il anime le Comité pour la vérité sur l’affaire Ben Barka. Dans cet entretien, réalisé en 1995, il résume les raisons qui ont amené à la mort de son père [7].
Medhi Ben Barka, mon père, a été interpellé devant la brasserie Lipp, le 29 octobre 1965, par deux policiers français. Il les a suivis puisqu’ils lui ont montré leurs cartes et, confiant, il est monté avec eux dans la voiture de service. Outre les deux policiers, un agent des services secrets français et un truand ont pris place dans la voiture qui les a menés à Fontenay-le-Vicomte dans la maison du truand. Mon père est entré dans la maison et après on ne sait plus ce qui s’est passé. On suppose qu’il a été assassiné mais on ne sait pas de quelle manière et on n’a jamais retrouvé son corps. [...] Il va y avoir une convergence d’intérêts pour mettre fin aux activités de mon père. Cette convergence va se remarquer parmi les protagonistes de l’affaire. En premier lieu, le ministre marocain de l’Intérieur, un agent des services français, des truands chargés de faire le sale boulot, des agents des services secrets américains et israéliens. […]
Il y avait eu deux procès en 1966 et 1967 où les ravisseurs de mon père ont été jugés mais on n’a jamais pu répondre aux questions de fond car on s’est heurté à la raison d’État. En 1975, nous déposons une seconde plainte pour l’assassinat de mon père pour éviter que l’affaire soit définitivement close par prescription. Daniel Guérin avait découvert un élément nouveau. En 1966, lors de la première enquête, le soi-disant producteur de films était recherché par la police française et au moment où il allait être arrêté, il s’est "suicidé" de deux balles dans le dos. Dans sa mallette, on a retrouvé un questionnaire de type policier, destiné à l’interrogatoire de mon père. Et puis personne n’y a fait attention. Toujours est-il qu’en 1970 un deuxième questionnaire a été retrouvé mais avec des commentaires manuscrits. C’est Daniel Guérin qui a conclu que le scripteur n’était autre qu’un certain Pierre Lemarchand, ancien député gaulliste et un des anciens chefs des barbouzes. Malgré les promesses d’apporter dans les plus brefs délais les preuves de son innocence en justice, cette dernière n’a pas cru bon de le reconvoquer jusqu’à aujourd’hui.
- Cabu dessine le procès de l’enlèvement de Ben Barka en octobre 1966 pour le Figaro. « Les fonctionnaires du SDECE, MM. Klein et Como, tels que le président Pérez a pu les voir. On reconnait à gauche les accusés et leurs avocats ; à droite la partie civile. »
Deuxième blocage, celui du Sdece [8] qui se retranche derrière le secret-défense et refuse de fournir ses dossiers. Après l’élection de Mitterrand, Pierre Mauroy a ordonné aux services secrets d’ouvrir les dossiers. Mais ces derniers n’ont fourni que des éléments dont nous avions déjà connaissance. Vingt à trente ans après l’enlèvement de mon père, il n’y avait toujours pas une volonté politique de faire aboutir la vérité. Je dirais même qu’il y avait une volonté politique de ne pas faire apparaître la vérité. […]