Révolutions Arabes - Page 40
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Toulouse Solidarité Palestine
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Maroc : La question amazighe (NPA)
Le 15 janvier 2012, lors d'un rassemblement de célébration du Nouvel an amazigh. DR.Une des facettes de la contestation actuelle est lié a l’existence d’un mouvement culturel amazigh et aux luttes des populations autochtones.
La défense de la culture et de la langue a aussi un fondement social et se traduit par la recherche d’une jonction entre la défense d’une identité spécifique discriminée et la lutte pour une émancipation sociale et démocratique.
A Al Hoceima, les mobilisations contre la « hogra » (l’arbitraire et le mépris), suite à la mort du jeune vendeur de poisson Mohcine Fikri due à l‘intervention des autorités locales, ont un lien avec la situation particulière du Rif et la mémoire collective de la population.
Le Rif, c’est l’épopée d’Abdelkrim Al Khattabi qui a fondé une république (1917-1926) dans sa guérilla anticoloniale et témoigné toute sa vie d’une défiance vis-à-vis du makhzen ; ce sont les milliers de morts en 1958, après un soulèvement populaire noyé dans le sang par Hassan II, alors prince héritier ; c’est le cœur des émeutes populaires de 1984 contre les politiques d’ajustement structurel ; ce sont les cinq jeunes dont les corps ont été retrouvés carbonisés pendant le Mouvement du 20 février.
Et c'est la persistance d’une identité amazighe. Le terme Amazigh signifie « Homme libre ». Il est revendiqué face aux autres noms imposés par les différentes colonisations ou les élites, tel que « berbère ». La mobilisation à Al Hoceima associe le drapeau amazigh, celui de la république du Rif et les slogans sociaux et démocratiques contre le makhzen. Cette jonction entre revendications sociales, démocratiques et culturelles renvoie à une histoire spécifique
La population autochtone amazighe a dû faire face, pendant une longue période, aux tentatives de négation de son identité et ses formes d’organisation sociale. Les communautés paysannes regroupées en tribus (confédérées) avaient un droit d’usage collectif sur la terre et les ressources naturelles. Elles ont historiquement manifesté une autonomie plus ou moins marquée par rapport au pouvoir central. La colonisation française a visé une assimilation et une politique de déstructuration de leurs bases économiques et de leur rapport à la terre, suscitant des résistances populaires armées. Mais à l’indépendance, la question amazighe a été tout autant évacuée.
Discrimination au nom de l'identité arabo-musulmane
Pour le mouvement national officiel, principalement urbain, la question amazighe était inexistante. Même Mehdi Ben Barka proclamait au lendemain de l’indépendance que « le berbère est simplement un homme qui n’est pas allé à l’école. Il s’agit là d’un problème d’instruction et d’évolution sociale, d’équipement intellectuel et d’équipement technique des campagnes. » L’identité nationale marocaine portée par des élites urbaines ambitionnait alors de sortir les campagnes de « l’arriération culturelle ». N’étant ni « langue du pouvoir », ni « langue de développement », la langue et la culture amazighs ont été refoulées aux marges et folklorisées.
La monarchie a mis en avant le caractère arabo-islamique de sa légitimité. L’islam officiel ne peut être concurrencé par une autre langue, ni même par un islam populaire qui soit tant soit peu différent. La conception homogène de la nation marocaine, dont l’unité est matérialisée par la monarchie en tant que pouvoir indivisible sur tout le territoire, a accentué le refoulement politique et culturel des populations amazighes.
Les politiques linguistiques dans l’enseignement et l’administration, opposées aux langues maternelles, ont contribué à exclure socialement de larges catégories populaires. Les politiques socio-économiques ont marginalisé des territoires entiers, soit pour des motifs politiques (c’est le cas du Rif considéré comme une zone dissidente et « punie » par l’Etat), soit parce qu'ils sont intégrés au « Maroc inutile » (pour le capital local et international), en particulier dans le monde rural et dans les régions à dominante amazighe (le Souss et le Centre).
La question amazighe n’efface pas les influences multiples qui ont façonné la réalité culturelle, sociale et démographique d'aujourd'hui. Il n’existe quasiment plus, sauf dans des zones très restreintes, d’ethnie de « pure » appartenance amazighe ou arabe. La majorité est arabo-amazighe. Mais cela ne signifie pas évacuer l’existence d’une oppression spécifique cristallisée par l’Etat, ainsi que celle de spécificités régionales ethnoculturelles. Une communauté/peuple qui ne peut ni gouverner ni s’éduquer dans sa langue est discriminée.
Genèse et développement du mouvement amazigh
Le mouvement amazigh a connu plusieurs phases. Dans les années 1960/70, il s’est refugié dans une défense des « cultures populaires », sans avancer de revendications à caractère politique ou démocratique. Les années 1980 ont été celles d’une gestation difficile dans un contexte répressif. Ce n’est que dans la décennie suivante qu'en résonance avec la question kabyle dans l’Algérie voisine, un regroupement des différentes associations s'est produit sur la base de la Charte d’Agadir (1991). Celle-ci revendique la constitutionnalisation de la langue amazighe, son utilisation et généralisation dans l’enseignement et l’administration.
Mais cette politisation ne s'est accompagnée que de mémorandums à destination de la classe politique et du pouvoir. La direction du mouvement ne cherchait pas la confrontation. Dans les années 2000, le pouvoir a mené une politique de cooptation. Les directions majoritaires ont soutenu la création de l’Institut royal de la culture amazighe, se contentant de l’introduction partielle de l’amazigh dans certains cours (en 2003 ) et de la création d’une chaine de télévision à diffusion limitée (2008 ).
La cooptation s'est également appuyée sur une crise ouverte au sein du mouvement, entraînant nombre de ses cadres et militants à se replier sur l’associatif au plan local, financé par des organismes proches du pouvoir. Le mouvement a connu un reflux et la cristallisation de plusieurs courants : ethniciste-chauvin, autonomiste, institutionnel, démocratique radical… Cependant, en 2011, le M20F a montré la possibilité d’un mouvement populaire qui intègre les revendications spécifiques dans un combat général contre le despotisme. La reconnaissance de la légitimité des revendications amazighes faisait consensus. Cette dynamique a obligé le pouvoir à reconnaitre la langue amazigh comme langue officielle sans pour autant la mettre sur un pied d’égalité, cette « reconnaissance » elle-même devant attendre des décrets d’application, qui se sont avérés par la suite sans portée réelle.
Tâches et perspectives
Le pouvoir peut réprimer ou faire des concessions formelles, mais alors en contournant les revendications. La lutte pour la satisfaction des droits culturels et démocratiques ne peut s’appuyer sur le dialogue avec lui, ni se limiter à une reconnaissance officielle de la langue. Elle nécessite une rupture avec les politiques d’austérité qui asphyxient l’enseignement public, la formation des maîtres et la possibilité de généraliser son usage.
Mais il faut aussi lutter pour une réforme agraire et foncière. La culture et la langue amazighes ont en effet été portées par des communautés ancrées dans les liens sociaux et matériels que permettait un régime spécifique de propriété. Les terres étaient collectives, même si les communautés en avaient seulement l’usage. Le dahir (décret) de 1919 régit le « droit de propriété des tribus, fractions, douars ou autres groupements ethniques sur les terres de culture ou de parcours dont ils ont la jouissance à titre collectif ». Placées aujourd’hui sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, ces terres s’étendent sur une superficie estimée à 15 millions d’hectares. Les Amazighs sont aujourd’hui particulièrement touchés par l’intensification de l’accaparement des terres agricoles et pastorales, qui prive les populations rurales de leurs ressources naturelles (mines, forêts, parcours, eau) et de leurs moyens de subsistance, en suscitant en retour une dynamique de résistance.
Les mobilisations à Imider1 ont réactualisé les formes d’organisation communautaires, en associant l’ensemble des habitants à la conduite de la lutte. La culture amazighe s’assume ici comme un moyen de lutte collective sur des questions sociales, écologiques et démocratiques. A Al Hoceima , les assemblées générales se font dans la langue de l’opprimé. S’il est difficile de savoir sous quelle forme un mouvement de masse pourra s’unifier et se cristalliser, il y a d'ores et déjà une nouvelle génération qui ne se reconnaît pas dans les structures officielles du mouvement amazigh. L’enjeu est de reconstruire un mouvement combatif, indépendant, unitaire, laïc, qui sache combiner les luttes spécifiques et les luttes pour une émancipation globale.
Celle-ci implique un Etat laïque où les formes de légitimation du pouvoir ne reposent pas sur une religion instituée. L’égalité des droits des langues et cultures ne peut reposer sur la sacralisation de la langue arabe comme langue du coran. Une résolution démocratique implique en outre une rupture avec les conceptions centralisatrices et homogènes de la nation, afin de garantir la possibilité d’une autonomie nationale-culturelle et de l'auto-administration régionale. Mais aussi et en même temps, une lutte de classe résolue contre la classe dominante quelle que soit sa coloration ethnique, pour que les classes populaires conquièrent le pouvoir réel et construisent une société égalitaire, multiculturelle, affranchie de toute forme d’oppression et d’exploitation.
Karim Oub2
- 1. Imider : une lutte qui a commencé en 1996 mais a pris une dimension nouvelle depuis six ans, avec l’installation d’un campement permanent des habitants des différents villages qui luttent pour le droit aux ressources, accaparées par un holding royal, et contre la pollution générée par l’exploitation de la mine
- 2. L'auteur est un militant amazigh et marxiste révolutionnaire.
Mardi 7 février 2017, mise à jour Mardi 7 février 2017, 08:21
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Marseille "Colonialisme et nettoyage ethnique en Palestine" (AFPS)
Le 13 février, à la librairie Transit - 45, Boulevard de la Libération, 13001 Marseille
18h30 : présentation des associations et du teaser du prochain documentaire sur la Clef (et les villages détruits en 48)
19 h - 20h30 Conférence Eleonore et Eitan Bronstei
soirée organisée par Transit et BDS France Marseille avec le soutien de Palestine13 et de l’Union Juive Française pour la Paix
Eleonore et Eitan Bronstein, viennent de publier une carte intitulée "Colonialisme en destru(a)ction" qui recense l’intégralité des localités palestiniennes, syriennes et juives détruites depuis les premières vagues de migration sioniste (fin du 19è siècle) jusqu’à aujourd’hui et même dans le futur puisque vous pourrez également y trouver les localités palestiniennes menacées de destruction. Le découpage par strates historiques (destructions pré-1948, pendant la Nakba elle-même et post-48), répercuté visuellement par l’utilisation de trois couleurs de police sur la légende et sur la carte, montre le continuum historique de la persistance du projet colonial et le futur qu’il nous dessine s’il n’y a pas de mobilisation internationale substantielle pour exiger l’arrêt de la colonisation israélienne.
"Près de 750 000 Palestinien(ne)s et quelques 130 000 Syrien(ne)s ont déjà été déplacé(e)s, il était temps qu’une carte expose leurs pertes et leur expulsion. En solidarité avec celles et ceux qui ont tout perdu, nous espérons que cette carte sera un outil éducatif mais également un outil politique pour empêcher que chiffre n’augmente encore. "
lire la suite sur le site de PALESTINE13/
http://www.assopalestine13.org/spip...
PALESTINE 13 - Groupe marseillais de l’AFPS
Association France Palestine Solidarité
c/o La Cimade, 8 rue Jean-Marc Cathala, 13002 Marseille
asso.palestine13@gmail.com
www.assopalestine13.org -
Tunisie : 6 ans après une quasi-révolution, un interrègne qui n’en finit pas (Cadtm)
6 ans, ce n’est rien quand on a 90 ans.
Mais quand on en a entre 20 et 30, c’est long. Il y a six ans, le peuple tunisien a vu lui échapper un dictateur de bas étage, que l’ambassade US a fait en sorte d’évacuer vers un exil doré à l’ombre des derricks saoudiens. Ce que les médias européens se sont empressés de baptiser stupidement « révolution de jasmin » (expression qu’il n’est jamais venu à l’esprit des Tunisiens d’utiliser) a très vite dégagé un parfum de pourriture. Les politicards ont habilement repris les choses en main et ont concocté une issue dans le plus pur esprit du Guépard : « Nous changerons tout pour que rien ne change ».
Le résultat est accablant :
la Tunisie est gouvernée par une coalition de coquins copains comme cochon qui se sont partagé les miettes du gâteau rassis et n’en ont fait tomber que très peu entre les mains du petit peuple. Les tortionnaires et leurs victimes d’hier ont réalisé un compromis historique, se distribuant postes et prébendes. Les espoirs qui s’étaient réveillés dans les journées de décembre 2010-janvier 2011 – « Pain, Liberté, Dignité nationale » – se sont avérés fous. La déception, la dépression, le désespoir se sont installés. Un Tunisien se suicide chaque jour.
Des milliers d’autres ont pris le chemin du suicide glorieux, entre Libye et Syrie.
Les plus raisonnables et les mieux outillés s’organisent une émigration légale pour études ou pour « affaires », les petits malins vont à la mangeoire à subventions : il y a tant de gens riches qui nous veulent du bien ! Fondations allemandes, suédoises, suisses, US, japonaises, qataries, autrichiennes, et j’en passe : aujourd’hui, au moins 50 000 Tunisien-nes touchent un salaire d’une fondation, ONG ou OTG (organisation très gouvernementale) étrangère. Pour quelques millions d’Euros, « on » est arrivé à pacifier une bonne partie de l’aile marchante de la jeunesse qui avait fait – ou suivi sur Facebook – cette fameuse quasi-révolution. Le pouvoir est là où se trouvent les coffre-forts et ni dans les ministères ni dans la rue.
Zygmunt Bauman, le grand Polonais qui vient de nous quitter à 91 ans – un an de plus que Béji Caïd Essebsi, l’actuel président tunisien – avait coutume de dire que le grand problème de notre époque était la dissociation entre le pouvoir et la politique : le pouvoir est mondial, la « boulitique » continue de tenter de survivre à l’intérieur de frontières nationales, que plus personne ne respecte. Nous vivons donc, en Tunisie comme ailleurs, et peut-être encore plus qu’ailleurs, dans l’interrègne, terme emprunté à Antonio Gramsci, que l’avait lui-même repris de l’historien romain Tite-Live parlant du désarroi des Romains après la mort de leur roi Romulus. La grande majorité d’entre eux n’avait de toute sa vie connu que son règne et n’avait donc aucune idée de qui pourrait le remplacer. Gramsci, lui, parlant de la période entre la révolution russe de 1917 et la prise de pouvoir de Mussolini en 1921, écrivait : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ».
Les maîtres de l’interrègne sont les « bailleurs de fonds » :
pendant que ceux d’en bas bayent aux corneilles, ceux d’en haut bayent aux fonds. Le pays vit à crédit et le nœud coulant l’étrangle, lentement mais sûrement. Les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 ont emprunté pour rembourser la dette de la dictature, puis encore emprunté pour rembourser la dette de la dette et ainsi de suite, dans un cycle infernal qui semble sans fin. Ils ont agi non seulement en dépit de la morale la plus élémentaire mais, pire encore, du bon sens : la dette dont ils ont hérité était à la fois odieuse, illégitime, insupportable et même illégale. Donc celles qu’ils ont contractées pour pouvoir la rembourser le sont tout autant. Un bon Musulman paie certes ses dettes, mais seul un idiot paie celles d’autres. Un idiot ou un pervers.
Plus de 5 des 32 milliards du budget 2017 sont destinés au service de la dette
Résultat : la Tunisie a aujourd’hui une bonne cinquantaine de milliards de dinars de dettes, soit une vingtaine de milliards d’euros et plus de 5 des 32 milliards du budget 2017 sont destinés au service de la dette. Ce budget a fait l’objet de trois à quatre mois de polémiques et de tripatouillages pour être enfin voté dans un consensus touchant. Il se base sur une prévision que le prix du baril de pétrole cette année sera de 50$ (il a déjà passé le cap des 52) et que le taux de change du dinar sera de 2,25 pour 1 $ US (le $ est déjà à 2,28 DT). Bref, du grand n’importe quoi.Les syndicalistes ont calmé leurs revendications salariales et le bon peuple se serre la ceinture et grince des dents. Il n’est pas au bout de ses peines : le gouvernement va bien devoir finir par remplir toutes les conditionnalités de la Banque mondiale : privatisation des 3 banques publiques (pour la Banque centrale, c’est fait, elle est désormais indépendante, sur le modèle de la Réserve fédérale US et de la BCE), de l’assurance-maladie, de la sécurité sociale, des entreprises publiques de l’énergie et de l’eau, et, last but not least, abrogation des subventions aux produits de première nécessité et au carburant. Le seul éventuel aspect positif de l’application de ces conditions pourrait être une diminution de la consommation de sucre raffiné en poudre, dont les Tunisiens sont les champions du monde de la consommation : 36 kg par personne et par an, autrement dit 100 grammes par jour. Il faut bien adoucir l’amertume de la vie. Bref, n’en rajoutons pas.
Les tableaux ci-dessous en disent plus que de longs discours. Je remercie les camarades de l’association RAID-ATTAC-CADTM pour me les avoir transmis.
NB : les graphiques suivant se lisent de droite à gauche
Source : Basta YekfiAuteur.e
17 janvier par Fausto Giudice
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Du blocage économique à la contestation sociale dans l’Égypte de Moubarak (Cadtm)
Le 17 décembre 2010, l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi dans la ville de Sidi Bouzid, en Tunisie, était l’étincelle déclenchant une spectaculaire vague révolutionnaire à l’échelle de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
Des soulèvements populaires insurrectionnels ont lieu en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen, au Bahreïn et en Syrie, ainsi que d’importantes mobilisations sociales dans la quasi-totalité des pays de la région, y compris dans l’État d’Israël. Ce processus a également eu des répercussions internationales, puisque le vaste mouvement d’occupation des places connu sous le nom de 15M dans l’État espagnol (parfois désigné à l’étranger par les termes de « mouvement des Indignés ») peut être vu comme un héritage du soulèvement égyptien, tandis qu’il a lui-même permis de renforcer la lutte contre l’austérité en Grèce et inspiré le mouvement Occupy aux États-Unis.
En Égypte, six ans après le 25 janvier 2011 qui a marqué le début du soulèvement contre le régime de Hosni Moubarak, les revendications de liberté, de dignité et de justice sociale n’ont pas été satisfaites, bien au contraire. La situation politique est caractérisée par le retour des militaires sur le devant de la scène à travers une reprise en main autoritaire du pays et une poursuite du modèle économique rentier et de dépendance du pays aux puissances impérialistes et aux institutions financières internationales. Le mode de production capitaliste égyptien reste celui du capitalisme de connivence qui domine dans la région, favorisant l’enrichissement d’une minorité proche des cercles du pouvoir au détriment de la majeure partie de la population.
À l’occasion de la date anniversaire du soulèvement égyptien, nous publions en deux parties une analyse de la situation politique et économique de l’Égypte. La première partie sera consacrée aux conditions économiques et sociales touchant le pays et sa population sous la présidence de Hosni Moubarak et qui ont conduit au soulèvement de 2011. Cette analyse se base en grande partie sur celle faite par Gilbert Achcar, auteur de l’ouvrage de référence Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, publié en 2013 |1|. La seconde partie, qui fera l’objet d’un prochain article, sera consacrée aux développements politiques et économiques de l’Égypte depuis le début du soulèvement.
L’État capitaliste égyptienEn Égypte comme dans les autres pays du Maghreb et du Machrek, l’État tire une part importante de ses ressources financières de ses rentes, c’est-à-dire de revenus qui ne sont pas obtenus d’une activité productive.
Dans le monde arabe, on pense avant tout aux rentes extractivistes, en raison du statut de la majorité des États du Maghreb et du Machrek d’exportateurs nets d’hydrocarbures. En Égypte, les rentes sont composées de l’exportation du pétrole, mais aussi et surtout de l’exportation de gaz naturel. La Banque mondiale indique que, pour l’Égypte, la part des rentes dues aux ressources naturelles sur la période 2005-2008 était située, selon les années, entre 21,2 % et 26,5 % du PIB. Si cette part a diminué depuis 2009, elle était encore de 13,9 % en 2011 |2|.
Les rentes dites « géographiques » |3| sont particulièrement importantes en Égypte : elles proviennent de l’utilisation des oléoducs et gazoducs, mais surtout des droits de passage du canal de Suez, qui rapportaient environ cinq milliards de dollars par an avant le doublement du canal finalisé à l’été 2015 (en 2010, les recettes totales de l’Égypte étaient inférieures à 40 milliards de dollars |4|).
Enfin, les rentes dites stratégiques, ou géopolitiques, venant notamment des subventions militaires des États-Unis et des pays du Golfe, sont tout à fait significatives. Depuis la signature des accords de Camp David en 1978, l’Égypte reçoit deux milliards de dollars annuels de la part des États-Unis, dont 1,3 milliard est exclusivement destiné à l’armée |5|. De même, depuis la participation de l’Égypte à la guerre du Golfe contre l’Iraq en 1990-1991, le pays reçoit d’importantes rentes de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et du Koweït, sur lesquelles règne une certaine opacité. Ainsi s’ajoutent aux prêts bilatéraux consentis entre ces pays et l’Égypte plusieurs milliards de dollars de dons, de dépôts et d’investissements directs dans le pays. Tant dans le cas des États-Unis que dans celui des monarchies du Golfe, ces rentes semblent assimilables à des aides liées, c’est-à-dire conditionnées à l’achat de produits des pays d’où viennent les « aides ». Si ces dernières ne sont pas soumises à des échéances de remboursement, elles dépendent d’alliances stratégiques et politiques (coopération avec l’État d’Israël, soutien aux guerres impérialistes dans la région telles que les guerres du Golfe, etc.) et peuvent s’arrêter du jour au lendemain si l’Égypte met en œuvre des choix n’allant pas dans le sens de ses partenaires. Ainsi, suite à l’accession des Frères musulmans au pouvoir, les aides de l’Arabie saoudite se sont d’ailleurs ralenties – remplacées par celles du Qatar allié aux Frères musulmans – |6|, pour ne reprendre qu’une fois Mohamed Morsi renversé et remplacé par Abdel Fattah Al-Sissi. De même à l’automne 2016, les différends opposant l’Égypte à l’Arabie saoudite depuis plusieurs mois (sur fond de divergences sur l’action à mener dans les conflits en Syrie et au Yémen, et de rapprochement entre l’Égypte d’Al-Sissi et la Russie de Vladimir Poutine) ont été confirmés, Riyad annonçant l’arrêt des livraisons de produits pétroliers au Caire |7|.
L’importance des rentes dans l’économie favorise – puis est alimentée par – le néopatrimonialisme. L’épuisement du modèle nassérien (basé sur une importante activité productive et une économie nationalisée) à la fin des années 1960 permet à Anouar el-Sadate d’entreprendre une libéralisation de l’économie dans les années 1970. Celle-ci va s’inspirer du modèle les monarchies du Golfe, dont les revenus du pétrole, considérables, permettent aux clans au pouvoir de se lancer dans les affaires et d’installer des États patrimoniaux dans la péninsule arabique. Bien sûr, la comparaison a ses limites : l’Arabie saoudite, pour ne citer qu’elle, est soumise à un pouvoir héréditaire théocratique et ultra réactionnaire (là où l’Égypte se prévaut d’avoir adopté un modèle républicain), et les rentes tirées des hydrocarbures sont bien plus importantes pour l’économie saoudienne que ne le sont celles de l’Égypte pour l’économie nationale. En Égypte, le modèle politique autoritaire de Gamal Abdel Nasser est maintenu par Sadate lorsque celui-ci arrive au pouvoir en 1970. L’armée joue un rôle politique majeur depuis le coup d’État de 1952. Ces facteurs vont faciliter le développement d’un modèle d’État néopatrimonial.
Gilbert Achcar résume ainsi la définition du patrimonialisme telle qu’établie par Max Weber dans Économie et société : « Il s’agit d’un pouvoir autocratique absolu et héréditaire, qui peut néanmoins fonctionner avec un entourage collégial (parents et amis) et qui s’approprie l’État : sa force armée, dominée par une garde prétorienne (une force dont l’allégeance va aux personnes des gouvernants, et non à l’État), ses moyens économiques et son administration. » |8| Il continue en écrivant : « Le néopatrimonialisme se distingue du régime précédent par le fait qu’il s’agit d’un pouvoir républicain autoritaire institutionnalisé – au sens où l’exercice du pouvoir a, en termes wébériens, une dimension bureaucratique “légale-rationnelle” importante – avec un degré plus ou moins grand d’autonomie de l’État par rapport aux dirigeants politiques, qui restent susceptibles d’être remplacés. » |9| Ces régimes vont donc favoriser l’émergence d’un capitalisme de connivence (« crony capitalism » en anglais, également traduit par « capitalisme de copinage » ou « capitalisme de compérage »), dans lequel la bourgeoisie d’État, composée des cercles proches du pouvoir, est prépondérante par rapport à la bourgeoisie de marché traditionnelle : le népotisme et la corruption en sont des caractéristiques majeures.
En Égypte, ces caractéristiques sont bien visibles à partir de la mise en place des politiques de libéralisation de l’économie connues sous le terme d’ « Infitah » (« ouverture ») sous Sadate, puis sous Moubarak. Si la libéralisation des années 1970 est avalisée par l’armée, qui était au pouvoir sous Nasser, c’est parce qu’en plus de maintenir le contrôle du complexe militaro-industriel égyptien sous sa seule responsabilité, ses officiers à la retraite ont la possibilité d’acquérir des entreprises et de vastes terrains privatisés afin d’y développer une activité économique civile (cette activité sera observée plus en détail dans la deuxième partie de cette analyse, qui fera l’objet d’un autre article). Rappelons que Sadate était l’un des officiers dits libres à l’origine du coup d’État de 1952, et que Moubarak est également issu de l’institution militaire. L’expression la plus emblématique du népotisme en Égypte est l’ascension de Gamal Moubarak, fils de Hosni Moubarak. Homme d’affaires, la libéralisation économique lui a permis d’amasser des sommes considérables. Or, c’est Gamal Moubarak lui-même et un cercle d’hommes d’affaires proches de lui qui ont entrepris la vague de privatisations sous le gouvernement dirigé par Ahmed Nazif, entre 2004 et 2011. De plus, Hosni Moubarak envisageait depuis le début des années 2000 que son fils Gamal prenne sa succession à la tête de l’État, cherchant ainsi à établir une hérédité du pouvoir et à s’émanciper partiellement du modèle républicain.
L’Égypte est également marquée par une corruption importante. Ainsi, alors que l’ONG Transparency International estime dans un rapport de 2009 qu’il est positif que se mettent en place en Égypte plusieurs mécanismes assurant, en théorie, un système de poids et de contrepoids dans le système politique, elle tempère ces propos de manière significative, puisqu’elle fait le constat que ces mécanismes sont mal appliqués dans la pratique, ce qui les rend trop peu efficaces, voire entièrement inefficaces |10|. La même ONG donne à l’Égypte un indice de perception de la corruption de 3,1 en 2010 (où 0 signifie que la corruption est très importante, 10 que l’intégrité est très importante), plaçant l’Égypte à la 98e place mondiale |11|. À cette corruption s’ajoute un comportement économique particulièrement irrationnel de la part des gouvernants et de leurs « compères » composant la bourgeoisie d’État dans les systèmes patrimoniaux. À leur propos, Gilbert Achcar écrit à juste titre : « Leur rationalité économique de rentiers ne se déploie non dans le développement de la production, mais dans la maximisation du rapport de leur épargne placée à l’étranger. » |12| Ainsi en Égypte, le gel des avoirs de la famille Moubarak à l’étranger sera l’une des premières demandes du procureur général après la chute du gouvernement en février 2011 |13|. Les estimations quant au montant des avoirs détournés par la famille Moubarak varient, mais toutes se chiffrent en milliards de dollars. Les investissements à long terme dans des domaines de l’activité productive se font rares, la bourgeoisie d’État privilégiant en effet les activités spéculatives et commerciales (telles que celles liées aux secteurs de l’extraction gazière, de l’immobilier et du tourisme), tandis que la bourgeoisie de marché est marginalisée par ces pratiques économiques et politiques.
Le fardeau de la dette publiqueCette faiblesse des investissements publics et privés conduit les dirigeants égyptiens à se tourner vers les institutions financières internationales. Évidemment, en raison de la confiscation de la démocratie et des richesses du pays, les prêts des institutions financières ne pouvaient pas permettre au pays de faire face à ses difficultés. Ils n’en ont pas moins été accordés et se sont accompagnés de conditionnalités accélérant la mise en œuvre des politiques néolibérales, à travers les tristement célèbres plans d’ajustement structurel (PAS). Déjà en 1977, l’abandon de subventions alimentaires par l’État afin d’obtenir un prêt de la Banque mondiale avait conduit à d’importantes protestations qualifiées d’« émeutes de la faim », face auxquelles Sadate avait fait appel à l’armée, provoquant la mort de dizaines de manifestants et en blessant des centaines d’autres. Les subventions avaient finalement été rétablies. À la fin des années 1980, le pays doit faire face à une dette extérieure élevée, une inflation en forte hausse et une balance des paiements non soutenable. L’allégement de la dette consenti par le Club de Paris en 1991 suite à la participation égyptienne dans la guerre du Golfe ne permet pas de résoudre les problèmes du pays, qui met en place la même année un PAS sous l’égide du FMI et avec la participation d’autres institutions financières internationales telles que la Banque mondiale |14|.
Dans la première moitié des années 1990, la baisse du déficit budgétaire et de l’inflation conduit les institutions financières internationales à considérer l’Égypte comme le bon élève de la mondialisation néolibérale. Cependant, en l’absence de modifications réelles dans le modèle économique du pays, les facteurs explicatifs de la croissance économique de l’Égypte restent les revenus des rentes et l’investissement dans des projets d’infrastructures gigantesques et inutiles, véritables « éléphants blancs » (tels que de nouvelles villes bâties au milieu du désert ou encore la vallée artificielle de Tochka |15|). L’investissement et les exportations augmentent peu. L’emploi devient de plus en plus informel, et donc précaire. La croissance du PIB ne conduit pas à une diminution des inégalités de revenus.
Ces dettes multilatérales s’additionnent à celles contractées auprès des États occidentaux et des monarchies du Golfe. À la chute de Moubarak, la dette publique externe de l’Égypte s’élève à plus de 30 milliards de dollars, s’ajoutant à un endettement interne colossal. Le ministère des Finances indique ainsi que le service de la dette pour l’année fiscale 2010-2011 représentait 29,2 % des dépenses totales de l’État |16|, empêchant ainsi la mobilisation de ressources dans les secteurs prioritaire tels que ceux de la santé, de l’éducation ou du logement. Cette dette a servi au fonctionnement d’un État autoritaire et de ses forces armées, et à l’enrichissement d’une minorité de privilégiés – au premier rang desquels figure la famille Moubarak. La gauche égyptienne se bat pour son annulation, notamment à travers la Campagne populaire pour l’abolition de la dette, lancée en 2011 et particulièrement active en 2012 |17|. Cette revendication a rencontré un certain écho : dans une résolution du Parlement européen adoptée en mai 2012, les parlementaires avaient ainsi jugé « odieuse la dette extérieure publique des pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient » et demandé aux créanciers européens de procéder à « un réexamen de la dette, et notamment de celle liée aux dépenses d’armement » |18|. Cependant, ces demandes sont restées lettres mortes : la dette odieuse de Moubarak continue d’être payée et les autorités européennes endettent la population égyptienne en collaborant avec le pouvoir autoritaire d’Al-Sissi.
Une population pauvre en situation précaire.Si le taux de croissance moyen du PIB par habitant en Égypte est l’un des meilleurs de la région entre 1970 et 1990, les performances économiques du pays diminuent de manière importante après cette période. Les chiffres de la Banque mondiale indiquent ainsi que ce taux de croissance, sans être négatif (sauf en 1972 et en 1991), tend à diminuer sur la période 1970-2010. En 2010, le PIB par habitant était de 2803 dollars US courants en Égypte, alors qu’il était de 3835 dollars dans la région des pays à revenu moyen dont l’Égypte fait partie |19|.
Dans ses rapports spécifiques au monde arabe, le PNUD propose de chiffrer la pauvreté à partir du seuil national supérieur de pauvreté, représentatif pour chaque pays du seuil permettant de couvrir les coûts de nourriture et de produits indispensables. En Égypte, 40,93 % de la population vivait sous ce seuil fixé à 2,70 dollars en parité de pouvoir d’achat (PPA) en 2004-2005 |20|. Rappelons ici qu’en contraste, les richesses de l’État sont partagées par la bourgeoisie d’État qui amasse quant à elle d’importantes sommes d’argent, sans les redistribuer ni les réinjecter de manière productive dans l’économie.
Par ailleurs, Gilbert Achcar souligne la précarité (qui se distingue par une prépondérance « de l’informalité, du chômage et du sous-emploi » |21|) qui touche une part importante des populations arabes, y compris de la population égyptienne. La prépondérance du secteur informel est un facteur de précarité évident car les personnes travaillant au noir ne bénéficient pas de protection : elles n’ont ni contrat de travail, ni affiliation à la sécurité sociale. Selon des chiffres obtenus entre 2000 et 2007, ce sont 44,9 % de la population active qui ne sont pas inscrits à la sécurité sociale en Égypte |22|. Si, en 2010, les chiffres officiels du chômage sont de 9 % en Égypte |23|, Achcar souligne que ce chiffre est sous-estimé par rapport à la réalité, puisque les individus ayant exercé un travail ponctuel, donc à temps partiel (parfois pour une seule journée), et souvent informel, ne sont pas comptés en tant que chômeurs. Ainsi, le sous-emploi n’est pas comptabilisé dans les chiffres du chômage, alors même qu’il est extrêmement important au Maghreb et au Machrek. Achcar ajoute que la couverture sociale du chômage est pratiquement inexistante dans ces pays : si les chiffres officiels ne sont pas disponibles pour l’Égypte, il estime que près de 100 % des chômeurs ne reçoivent pas d’allocation dans le pays |24|. Enfin, il relève que le chômage et le sous-emploi sont très élevés chez les jeunes et chez les femmes. Si le phénomène est également présent dans nombre d’États industrialisés, il est particulièrement fort en Égypte. Les chiffres de l’Organisation internationale du travail (OIT) indiquent pour 2010 un taux de chômage de 26,3 % pour les jeunes âgés de 15 à 24 ans, et de 22,2 % pour les femmes dans leur ensemble |25|.
Des conditions de vie alarmantesDans ces conditions économiques et sociales déplorables, les droits humains fondamentaux de la population ne peuvent être satisfaits. La pauvreté, le chômage et la précarité ont évidemment des conséquences néfastes sur les conditions de vie, ce que l’on peut observer à travers des indicateurs tels que la santé ou l’éducation. Si ses critères ne sont pas exhaustifs, l’indice de développement humain (IDH) développé par le PNUD cherche à combler les lacunes du chiffrage de la pauvreté calculé uniquement par des statistiques économiques. Celui-ci prend notamment en compte l’espérance de vie de la population, et son niveau d’éducation. En 2010, l’Égypte se situait, avec un IDH de 0,620 (un indice tendant vers 0 représente un faible « développement humain », tandis qu’un indice tendant vers 1 représente un fort « développement humain »), au 101e rang mondial (sur 169 pays comptabilisés), et parmi les pays disposant d’un IDH « moyen ». Ces chiffres étaient par exemple inférieurs à ceux de la Libye (avec un IDH de 0,755), ou de la Tunisie (0,683) |26|.
En termes de santé, c’est notamment la malnutrition, favorisée par la pauvreté, qui menace l’Égypte. Ainsi, les coupes dans les subsides alimentaires imposées par le FMI et la Banque mondiale sont particulièrement malvenues. À partir de 2005, l’insécurité alimentaire augmente de manière inquiétante en Égypte. Selon des chiffres établis entre 2006 et 2010, 29 % des enfants de moins de 5 ans souffrent d’un retard de croissance |27|. L’obésité (due à un manque de diversité du régime alimentaire) et les carences nutritionnelles sont deux autres conséquences de cette situation. De plus, si la Haute-Égypte, composée de zones rurales particulièrement pauvres, reste la région la plus touchée par l’insécurité alimentaire, la malnutrition se développe de plus en plus rapidement dans les zones urbaines de la Basse-Égypte et du Caire.
La pauvreté conduit également les enfants à travailler : 7 % des enfants de 5 à 14 ans travaillent en Égypte |28|. Si les chiffres dont nous disposons ne permettent pas d’établir de lien de causalité, nous pouvons supposer que ce travail empêche certains d’entre eux d’accéder à l’éducation : dans la tranche d’âge de 15 à 24 ans, 18 % des femmes et 12 % des hommes sont analphabètes |29|.
Ces conditions de vie nous éclairent sur la situation de l’Égypte à la veille du soulèvement. Les conditions de domination sociopolitique de la caste dirigeante et de ses cercles proches possédant les moyens de production ont empêché le développement des forces productives du pays et favorisé de manière préoccupante la pauvreté d’une partie importante de la population. Cela permet de comprendre l’insatisfaction de 22,8 millions d’Égyptiens par rapport à leurs conditions de vie, selon les chiffres d’un sondage mené par l’entreprise américaine Gallup entre 2005 et 2010 (bien sûr, ce sondage doit être observé avec précaution, mais la tendance générale est bien celle d’un nombre important et croissant d’Égyptiens insatisfaits de leurs conditions de vie) |30|. Face aux contradictions du modèle local du capitalisme, des mouvements sociaux auto-organisés vont naître dans les années précédant le renversement de Moubarak.
Des mouvements sociaux annonciateurs d’une contestation largeSi les conditions objectives d’un mécontentement généralisé semblaient réunies en 2010-2011, il était difficile d’évaluer quels acteurs seraient capables de porter la contestation de manière assez forte pour remettre en question de manière crédible les structures politiques et socioéconomiques. Cependant, estimer que l’immobilisme des sociétés arabes face aux régimes autoritaires serait un état immuable relève du « mythe de la passivité des peuples arabes, de leur inaptitude à la démocratie » |31|, un mythe profondément essentialiste. En Égypte, les années précédant la période révolutionnaire ont été marquées par des luttes sociales historiques, notamment à partir de 2004.
Ces luttes se font en réaction aux conséquences de la libéralisation de l’économie. Comme nous l’avons écrit plus haut, cette politique est lancée dès les années 1970 et conduit l’Égypte à mettre en œuvre un important plan d’ajustement structurel à partir de 1991, conformément aux attentes du FMI et de la Banque mondiale. Ce plan prévoit la privatisation de plus de 300 entreprises, conduisant à de nombreux licenciements. En 2004, l’arrivée d’Ahmed Nazif à la tête du gouvernement prévoit l’accélération de ces privatisations sous l’égide d’un cabinet d’affaires composé des proches de Gamal Moubarak. Cette vague de privatisations s’accompagne de plans sociaux et de gels des salaires, qui vont conduire à d’importantes grèves et mobilisations dans les entreprises concernées, comme le rapporte l’union syndicale française Solidaires : « entre 2004 et 2008, plus de 1,7 million de travailleurs ont participé à 1900 grèves et autres formes de lutte » |32|. En 2004, l’augmentation des luttes sociales est de 200 % par rapport à l’année 2003 |33|. Notons que les luttes ne sont pas soutenues par les directions syndicales, puisque la seule fédération officiellement reconnue à ce moment-là est l’ETUF (Egyptian Trade Union Federation), qui est au service du régime. De nombreuses luttes concernent le secteur privé, même si le secteur public est le plus mobilisé. Ces luttes ouvrières s’accompagnent en 2004 d’un mouvement luttant sur le terrain de la démocratisation politique, Kefaya (« Ça suffit »). La grève du 6 avril 2008 sera d’ailleurs soutenue par différentes organisations d’opposition agissant sur un plan plus particulièrement politique : une dialectique entre mouvements sociaux et démocratisation politique cherche à s’établir, avec peu de succès cependant, puisque les organisations politiques ayant une existence significative avant 2011 ne se revendiquent pas du mouvement ouvrier (celles qui s’en réclament existent de manière marginale).
En 2006, la grève victorieuse de plus de 20 000 salariés de l’usine de textile Misr, à Mahallah, va largement encourager le développement des luttes sociales. L’hégémonie de l’ETUF est de plus en plus mise à mal par l’auto-organisation des salariés grévistes. En 2007, la grève et le sit-in de plusieurs milliers de collecteurs d’impôts fonciers aboutissent à la satisfaction de leurs revendications (l’augmentation de leurs salaires qui avaient été gelés), puis à la création d’un syndicat indépendant qui sera le premier à être officiellement reconnu par l’État : le mouvement ouvrier s’organise et se renforce. De plus, le sit-in comme forme de protestation se généralise, avec des rassemblements devant des lieux emblématiques du pouvoir. Cette forme de contestation sera l’une des caractéristiques majeures du processus révolutionnaire égyptien à partir de 2011.
Indéniablement, ces luttes sociales ont préparé la révolte. Si leur intensité varie selon les périodes, elles sont un facteur majeur pour comprendre le climat social et politique qui règne dans le pays depuis 2004 quand éclate le soulèvement du 25 janvier 2011. Ces grèves s’intensifient pendant les journées de protestation de janvier et février 2011. C’est ainsi lors d’une journée de grève générale, le 11 février, que Hosni Moubarak quitte le pouvoir (si, formellement, le dictateur est destitué par l’armée, c’est bien le mouvement populaire qui contraint les militaires à agir). Les grèves continuent après le départ du despote, y compris dans des entreprises qui n’avaient pas connu de mouvement social avant 2011. Les demandes vont de l’instauration d’un salaire minimum à des revendications plus locales de renvoi des responsables des entreprises, qu’elles soient publiques ou privées.
25 janvier par Nathan Legrand
L’auteur remercie Omar Aziki et Claude Quémar pour leurs relectures et suggestions.
Notes
|1| Gilbert Achcar, Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Sindbad/Actes Sud, 2013, 432 p.
|2| World Bank Data
|3| Voir par exemple Bruno Cabrillac, « Les spécificités de l’économie égyptienne », Égypte – Monde Arabe, Première série, n°12-13, 1993.
|4| International Monetary Fund, World Economic Outlook Database (October 2010). URL : http://www.imf.org/external/pubs/ft...
|5| US Department of State, Foreign Military Financing Account Summary (2009-2015). URL : http://www.state.gov/t/pm/ppa/sat/c...
|6| Gilbert Achcar, op. cit., p. 334.
|7| Benjamin Barthe, « L’Égypte privée de pétrole par l’Arabie saoudite », Le Monde, 15 octobre 2016.
|8| Gilbert Achcar, op. cit., p.91-92.
|9| Ibid., p.92.
|10| Transparency International, National Integrity System Study. Egypt 2009, p.13.
|11| Transparency International, Corruption Perceptions Index 2010. URL : http://www.transparency.org/cpi2010...
|12| Gilbert Achcar, op. cit., p.96.
|13| Le Monde avec AFP, « L’Égypte demande le gel des avoirs de Moubarak et de sa famille à l’étranger », LeMonde.fr, 21 février 2011. URL : http://abonnes.lemonde.fr/proche-or...
|14| Nathan Legrand, « Le FMI n’a tiré aucune leçon des révolutions arabes selon un ancien analyste de la Banque mondiale », 11 février 2016. URL : http://www.cadtm.org/Le-FMI-n-a-tir...
|15| Séverine Evanno, « Égypte, le retour du rêve fou d’un vieux pharaon », OrientXXI, 6 janvier 2015. URL : http://orientxxi.info/magazine/egyp...
|16| Voir http://www.mof.gov.eg/MOFGallerySou.... En Égypte, l’année fiscale commence le 1er juillet et prend fin le 30 juin.
|17| Voir Noha El-Shoky (entretien avec), Renaud Vivien (propos recueillis par), « Le peuple égyptien subit la même politique néolibérale que celle menée par Moubarak », 11 janvier 2012. URL : http://www.cadtm.org/Entretien-avec...
|18| Résolution du Parlement européen du 10 mai 2012 sur le commerce pour le changement : stratégie de l’Union européenne en matière de commerce et d’investissements pour le sud de la Méditerranée après les révolutions du Printemps arabe (2011/2113 (INI)), paragraphe 6. URL : http://www.europarl.europa.eu/sides...
|19| World Bank Data.
|20| PNUD, Arab Human Development Report 2009, p.114.
|21| Gilbert Achcar, op. cit., p.42.
|22| Roberta Gatti & alii, Striving for Better Jobs. The Challenge of Informality in Middle East and North Africa, World Bank Group, 2014, p.9.
|23| Chiffres de l’Organisation internationale du travail (OIT), World Bank Data.
|24| Gilbert Achcar, p.46.
|25| Chiffres de l’Organisation internationale du travail (OIT), World Bank Data.
|26| PNUD, Human Development Report 2010, p.144.
|27| Unicef, The State of the World’s Children 2012. Children in an Urban World, février 2012., p.92.
|28| Ibid., p.120.
|29| Ibid., p.104.
|30| Clemens Breisinger & alii, « Economie du Printemps arabe. De la révolution à la transformation et la sécurité alimentaire », Politiques alimentaires en perspective, n°18, IFPRI, mai 2011.
|31| Alain Gresh, « Ce que change le réveil arabe », Le Monde diplomatique, mars 2011.
|32| Solidaires, Solidaires International, n°7 (Égypte), novembre 2011, p.18.
|33| Amr Hamzawy, Marina Ottaway, « Protest Movements and Political Changes in the Arab World », Policy Outlook, Carnegie Endowment for International Peace, 28 janvier 2011.
Auteur.e
Nathan LegrandPermanent au CADTM Belgique
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Symptômes morbides (Actes Sud)
Trois ans après Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Gilbert Achcar analyse le blocage du processus révolutionnaire déclenché en 2010 et le contre-choc régional. En Syrie d’abord, il montre comment le soulèvement populaire a été noyé dans les conflits régionaux et souligne l’écrasante responsabilité internationale dans le désastre, qu’il s’agisse des alliés du régime ou de Washington.La consolidation des assises du pouvoir et la montée d’un djihadisme dont Daech est le prototype le plus spectaculaire ont contracté l’espace dans lequel s’exprimaient les revendications populaires et imposé l’image d’un pays pris entre deux barbaries. L’intervention militaire russe, épaulant l’offensive terrestre du régime et des milices pro-iraniennes, a rétréci davantage cet espace.En Égypte ensuite, le coup d’État du général Sissi, tirant profit de la gestion calamiteuse par les Frères musulmans de leur victoire électorale, a réinstallé au pouvoir les forces dominantes sous Moubarak. L’armée, la police et les services de renseignement prennent leur revanche en réprimant les révolutionnaires, en étouffant les libertés et en acquittant les hommes de l’ancien régime. Mégalomanie, culte de la personnalité, répression de plus en plus féroce, néolibéralisme économique forcené, les ingrédients d’une crise future s’accumulent.L’auteur conclut par une réflexion sur les guerres civiles en Libye et au Yémen, sur le compromis tunisien et une évaluation sans complaisance de la situation de la gauche dans le monde arabe. France Culture – La Grande table – Olivia Gesbert – 03.02.2017 -
Les gauches politiques (Inprecor)
© Photothèque Rouge/JMB
Contrairement à l’Égypte, en Tunisie les forces de gauche ont eu la capacité de maintenir une continuité pendant des dizaines d’années, même dans la clandestinité.
La principale raison en est l’existence depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale d’un mouvement syndical puissant. Celui-ci a joué un rôle décisif dans les luttes pour l’indépendance et a permis aux forces de gauche de se protéger partiellement des effets de la répression. Certains de ses débats ressemblent à ceux d’autres pays, à commencer par ce qui concerne ses relations avec les pouvoirs en place.
I. Aux origines des gauches
Débuts prometteurs
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la référence à la gauche n’existe pour l’essentiel que parmi une minorité de la population d’origine européenne (1). Cette gauche se situe dans le prolongement de la tradition socialiste européenne et avant tout celle de la France.
En 1920, la majorité de la Fédération socialiste se range au côté de la révolution russe et devient section de l’Internationale communiste. Celle-ci se déclare partisane de l’indépendance de la Tunisie (2).
Simultanément, une partie significative des salariés autochtones cherche à s’organiser syndicalement. Ne trouvant leur place ni au sein du prolongement local de la CGT française, ni dans le mouvement nationaliste tunisien de l’époque, ils fondent en décembre 1924 leur propre centrale syndicale, la Confédération générale tunisienne du travail (CGTT). On y trouve notamment des dockers, des cheminots et des traminots. Immédiatement la CGTU et les communistes tunisiens s’engagent pleinement à leur côté, dont leur porte-parole Jean-Paul Finidori.
La voie est ouverte au développement d’une gauche radicale où convergent référence au communisme, syndicalisme de lutte de tradition française et syndicalisme tunisien embryonnaire d’orientation nationaliste.
Mais très rapidement, deux obstacles majeurs vont faire dérailler ce processus naissant :
• La répression coloniale se déchaîne. Les fondateurs de la CGTT et leurs soutiens français se retrouvent en prison, dont les porte-parole de la CGTT et de la CGTU qui sont ensuite condamnés à l’exil.
• L’abandon de la revendication d’indépendance par les communistes, dont l’organisation prend en 1934 le nom de Parti communiste tunisien (PCT) : ils s’alignent en effet sur le tournant en ce domaine opéré par le PCF et l’Internationale communiste stalinisée.
Un pas supplémentaire est franchi en 1945. Dans le cadre du gouvernement français auquel le PCF participe, les responsables communistes combattent l’idée d’indépendance et y opposent celle d’autonomie au sein de l’Union française.
Tout cela explique pourquoi la gauche se réclamant du communisme et le mouvement national ont cheminé séparément pendant des dizaines d’années (3).
À partir des années 1930, le leadership politique passe dans les mains du Néo-Destour
Le parti fondé par Bourguiba en 1934 ne cherche pas à rompre avec le colonialisme mais à le réformer. Il ne cherche pas non plus à rompre avec le capitalisme mais à y introduire certains aménagements.
Ce parti devient hégémonique au sein du mouvement national, et la plupart des militants syndicaux autochtones en sont membres.
Ces derniers fondent en 1946 leur propre centrale sous le nom d’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Celle-ci joue un rôle décisif dans la lutte pour l’indépendance et absorbe par la suite ce qu’il reste des structures syndicales fondées par les Français. Il s’agit là d’une différence majeure et durable avec l’Égypte où le syndicalisme est éradiqué durablement au début des années 1950.
Pas étonnant dans ces conditions qu’une symbiose existe après l’indépendance (1956) entre le Néo-Destour et le mouvement syndical. On assiste ensuite à une alternance de périodes de coopération et de conflictualité entre le pouvoir destourien et l’UGTT.
La trajectoire des partis socialistes et communistes
Après l’indépendance, les partis de gauche, sont dans un piteux état.
• Les membres de la SFIO, qui sont presque uniquement européens, quittent la Tunisie et ce parti disparaît,
• En ce qui concerne le Parti communiste tunisien (PCT), le départ de la plupart de ses membres français et/ou autochtones d’origine juive est partiellement compensé par l’adhésion de jeunes intellectuels tunisiens (4).
La marginalisation de la gauche politique facilite l’instauration d’un régime autoritaire. Entre 1963 et 1981, le seul parti autorisé est celui de Bourguiba. Le seul contrepoids réel est l’UGTT envers qui le pouvoir alterne des phases de séduction et de répression. La marge est donc plus qu’étroite pour construire une alternative politique de gauche.
Interdit en 1963, le PCT est à nouveau légalisé en 1981. Il connaît alors une évolution comparable à celle de l’ex-Parti communiste italien. À partir de 1993, il ne se réclame plus du communisme mais du centre-gauche et prend alors le nom d’Harakat Ettajdid (Mouvement de la rénovation).
Son opportunisme envers le pouvoir ne cesse de se confirmer. En 1999, le secrétaire général d’Ettajdid déclare : « Nous entretenons les meilleurs rapports du monde avec le Président Ben Ali. Nous avons dépassé la conception d’une dualité absolue et manichéenne entre pouvoir et opposition. Parce que nous avons affaire à un pouvoir national qui est en train de réaliser de grandes réformes, sous l’impulsion réformatrice du Président Ben Ali. Aujourd’hui, nous sommes à la fois pour le soutien et la critique ». « Je soutiens Ben Ali, donc je ne serai jamais candidat contre lui, je revendique mon soutien et ma participation au consensus national, et je considère qu’il n’y a pas d’alternative au Président Ben Ali. » (5) Il convient de préciser qu’après son congrès de 2001, Ettajdid a pris ses distances avec le pouvoir et présentera un candidat aux élections présidentielles.
II. L’émergence de gauches radicales depuis le milieu des années 1960
Comme en Égypte, une nouvelle génération qui n’a pas vraiment vécu les luttes pour l’indépendance se lance dans le militantisme à partir du milieu des années 1960. Elle est le produit d’une rupture d’une part avec le bourguibisme, d’autre part avec le Parti communiste tunisien.
Ces nouvelles gauches ont comme matrice commune « Perspectives » qui voit le jour en 1963. Ce courant, né à l’époque de la guerre au Viêtnam et du développement de la résistance palestinienne, se maoïse en partie à partir de 1967.
Après avoir milité à l’Université, les anciens étudiants commencent ensuite à travailler et un certain nombre d’entre eux deviennent syndicalistes, en particulier dans l’enseignement, les banques, les PTT et la santé.
Perspectives éclate au milieu des années 1970. Trois courants durables voient alors le jour. Celui dirigé par Ahmed Néjib Chebbi rompt avec le maoïsme. Il donne naissance en 1983 au Rassemblement socialiste progressiste (RSP) devenu en 2001 le Parti démocrate progressiste (PDP) autour de qui se constituera Al Joumhouri en 2012.
À noter qu’un petit courant trotskiste fait à ses débuts le choix de militer au sein du RSP. Il fonde ensuite dans les années 1980 l’OCR (Organisation communiste révolutionnaire). Brisé par la répression, ce courant se maintient entre 2002 et 2011 sous la forme d’un réseau informel.
Les deux grands courants de gauche radicale : Watad (Patriotes démocrates) et PCOT
Deux grands courants issus de Perspectives se réclament explicitement du marxisme-léninisme :
• Cho’la (La Flamme), qui donne ensuite naissance à la mouvance Patriote démocrate (Watad) (6),
• Al Amel Tounsi (Le Travailleur tunisien), journal édité en arabe à partir de 1969, et dont est issu en 1986 le PCOT (Parti communiste des ouvriers de Tunisie), qui prendra en juillet 2012 le nom de Parti des travailleurs (7).
Certaines divergences entre ces deux courants sont de nature idéologique, phénomène courant à l’époque partout dans le monde, en particulier chez les étudiants : les Patriotes démocrates (Watad) se réclament de la Chine de Mao, et le PCOT de l’Albanie d’Enver Hodja.
D’autres divergences, plus durables, sont liées à des positionnements différents sur le plan syndical. En janvier 1978 a lieu la répression meurtrière d’une grève générale suivie d’une attaque d’ampleur contre l’UGTT. Bourguiba arrête notamment Habib Achour, le secrétaire général de l’UGTT, puis le remplace par un homme de confiance dans le but de caporaliser la centrale syndicale.
Les militants de la mouvance Watad exigent le retour d’Habib Achour et se battent pour remettre en place la vie syndicale sur des bases légitimes. Ils font notamment paraître 6 numéros clandestins du journal Echaab (Le Peuple). Cette attitude courageuse explique en grande partie le poids important des Patriotes démocrates au sein de l’UGTT depuis des dizaines d’années (8).
Il est parfois reproché aux militants ayant créé en 1986 le PCOT de ne pas avoir agi à l’époque de la même façon. Ils sont souvent accusés d’avoir continué à militer au sein des structures syndicales totalement annexées par Bourguiba. Ce serait une des raisons pour lesquelles le PCOT a eu par la suite une influence plus faible que les Patriotes démocrates au sein de l’UGTT.
Une troisième divergence est liée à la volonté de maintenir ou pas la forme partidaire face à la dictature. Dans les années 1980, les Patriotes démocrates dissolvent en effet leur parti pensant ainsi mieux s’introduire dans le milieu syndical et rebâtir clandestinement l’UGTT. Le courant représenté ensuite par le PCOT a, par contre, maintenu depuis 1986 sa structuration en parti clandestin contre vents et marées.
En 2005, une partie des Watad décide de revenir à la tradition partidaire en fondant le PTPD (Parti du Travail patriotique et démocratique). Parmi ses principaux dirigeants figurent Abderazak Hammami (décédé en 2016) qui évoluera vers le centre-gauche, et Mohamed Jmour qui fera partie en 2012 des fondateurs du PPDU et du Front populaire.
Une des divergences entre le PTPD et le PCOT concerne les alliances que ces deux familles politiques concluent, dans les cinq dernières années de la dictature. Le PTPD et le PCOT pratiquent, en ordre dispersé, une ouverture envers des partis situés à leur droite (9).
Le PCOT au sein de la coalition du 18 octobre 2005 qui revendique l’obtention de droits démocratiques, dont la fin de la répression contre les islamistes. On y retrouve Ennahdha, le PDP, le FDTL, et le CPR de Moncef Marzouki (10). Il convient de rappeler qu’en Égypte, des liens existent également de 2001 à 2010 entre les Socialistes révolutionnaires (trotskistes proches du SWP britannique) et les Frères musulmans (11).
Le PTPD de son côté participe à « L’alliance pour la citoyenneté et l’égalité » formée en 2009 avec Ettajdid (ex-PC) et le FDTL (social-démocrate). Celle-ci cherche à négocier avec Ben Ali une réforme du régime.
Si la gauche politique radicale est parvenue à survivre dans la clandestinité, elle reste faible numériquement, peu structurée (sauf le PCOT) et marquée par le sectarisme.
Une partie de cette gauche a tendance à glisser vers le centre comme par exemple une aile du PTPD et le PSG (Parti socialiste de gauche) qui a scissionné du PCOT en 2006 (12).
L’apparition d’un courant se réclamant de la social-démocratie
En 1994, est fondé le FDTL (Forum démocratique pour le travail et les libertés) sous la houlette de Moustapha Ben Jaafar, un ancien militant du MDS (une scission du parti de Bourguiba).
Légalisé en 2002, le FDTL n’est pas représenté à l’Assemblée. Il cherche vainement à négocier avec Ben Ali une réforme du régime en compagnie d’Ettajdid et du PTPD. Le FDTL participe simultanément à la Coalition du 18 octobre 2005 aux côtés du PCOT et d’Ennahdha.
Avant 2011, le FDTL a seulement le statut d’observateur de l’Internationale socialiste : la section officielle de l’Internationale socialiste est en effet à l’époque le PSD de Bourguiba puis le RCD de Ben Ali (à noter qu’en Égypte, le PND du dictateur égyptien Moubarak était également membre de l’Internationale socialiste !).
III. La révolution de 2011 et ses suites
Les gauches et la nouvelle génération militant
En Égypte, le déclenchement de la révolution a été le fait de la jeunesse, et celle-ci continue à en être la locomotive jusqu’en juillet 2013.
Si le démarrage est comparable en Tunisie, des militant-e-s de la génération précédente s’y impliquent rapidement. Beaucoup d’entre eux appartiennent à l’aile gauche du mouvement syndical et associatif, et un certain nombre sont simultanément membres d’organisations politiques de gauche.
Contrairement à l’Égypte une continuité politique et associative de plusieurs dizaines d’années existe en effet en Tunisie, en grande partie grâce à la protection que leur apporte l’existence de l’UGTT. Souvent enseignants ou avocats, les leaders de la gauche politique ayant longtemps milité sous l’ancien régime du temps de Ben Ali se retrouvent rapidement en 2011 sur le devant de la scène. Ils apportent leur capacité d’analyse et d’organisation, mais également leurs habitudes acquises du temps de la clandestinité avec leur lot de repliement sur soi, de sectarisme et d’éparpillement.
En d’autres termes le renouvellement générationnel a du mal à s’opérer au sein de la gauche tout comme la féminisation de celle-ci.
Après le 14 janvier 2011, on assiste à un foisonnement d’organisations politiques. En ce qui concerne la gauche radicale, voient notamment le jour :
• Une seconde organisation Patriote démocrate qui se constitue autour de Chokri Belaïd en mars 2011 (MOUPAD),
• Une petite organisation trotskiste fondée en janvier 2011 par d’anciens militants de l’OCR sous le nom de Ligue de la gauche ouvrière (LGO).
Détricotage - retricotage des alliances
Avec l’instauration des libertés démocratiques et la fin de la persécution d’Ennahdha, disparaît l’objet même de la coalition constituée le 18 octobre 2005 par le PCOT avec Ennahdha, le PDP et le FDTL. La rupture est ensuite définitive entre les forces de gauche et les islamistes (13).
Après le 14 janvier 2011, l’heure n’est plus en Tunisie au dialogue avec Ben Ali que souhaitait instaurer la coalition « Alliance pour la citoyenneté et l’égalité » constituée en 2009 par Ettajdid, le PTPD et le FDTL. Aux lendemains du 14 janvier, le PTPD rompt avec Ettajdid et le FDTL qui participent aux gouvernements de transition dirigés par des anciens benalistes.
La désagrégation de ces deux alliances dégage la voie pour un regroupement des forces politiques ayant milité ensemble de longue date pour chasser Ben Ali et qui refusent toute compromission avec les rescapés de l’ancien régime.
Dès le 20 janvier, voit le jour une première tentative de regroupement sous le nom de Front du 14 janvier. On y retrouve notamment le PCOT, plusieurs courants Watad (dont le PTPD), la LGO et plusieurs organisations nationalistes arabes. En Égypte, un regroupement de gauche voit également le jour le lendemain de la chute de Moubarak (14).
Mais après le pic atteint avec le départ du deuxième gouvernement Ghannouchi le 27 février 2011, les mobilisations se ralentissent. Essebsi, ancien cadre du régime Bourguiba et des débuts de l’ère Ben Ali manie habilement le bâton et la carotte. Il parvient notamment à substituer au « Comité national de la protection de la révolution » une « Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique ». Celle-ci regroupe des commissions mises en place par les gouvernements Ghannouchi et des personnalités appartenant à un large éventail de sensibilités politiques, syndicales et associatives (dont la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’Association tunisienne des femmes démocrates) (15).
Le Front du 14 janvier éclate à propos de l’attitude à observer envers la Haute instance :
• Le PCOT refuse d’y siéger estimant que son but est de « torpiller » le Conseil national de protection de la révolution (16).
• Du côté des Watad par contre, Mohamed Jmour (PTPD) et Chokri Belaïd (MOUPAD) participent à la Haute instance.
• Simultanément, le balancier qui avait poussé vers la gauche les Watad repart dans l’autre sens : en avril-mai 2011 ils participent en effet à des pourparlers avec des forces du centre en vue de constituer un « pôle moderniste » aux élections prévues à l’époque pour l’été. Même si un terme est mis en juin à la participation des Patriotes démocrates à une alliance centre-gauche, ces approches différentes expliquent en grande partie l’éclatement du Front du 14 janvier.
La tradition de sectarisme reprend alors le dessus. Chacune des principales organisations de gauche est persuadée qu’elle va réaliser une percée aux élections et imposer son hégémonie sur les autres. Lors des élections d’octobre 2011, Chokri Belaïd et Mohamed Jmour sont par exemple candidats dans la même circonscription !
À ces élections d’octobre, Ennahdha remporte 41,5 % des sièges pour 37 % des suffrages exprimés.
Une certaine démoralisation traverse alors les forces vives de la révolution. Les militant-e-s politiques de gauche qui ont combattu pendant des années sont d’autant plus amers que leurs organisations, qui se sont présentées en ordre dispersé aux élections, ont obtenu des résultats calamiteux.
La difficile recherche de l’indépendance politique
Le besoin de s’unir face à la violence de l’offensive islamiste pousse à nouveau les organisations de gauche à chercher à s’unir. Une telle coalition n’a de sens que si y participent au minimum les deux principaux courants Patriote démocrate (Watad), le PCOT et une partie au moins des nationalistes arabes.
Plusieurs obstacles doivent être préalablement dépassés, dont notamment :
• Les méfiances existant à l’égard des Patriotes démocrates suite à leurs ambiguïtés envers le centre-gauche, ainsi que les accusations de bureaucratisme faites envers certains de leurs responsables syndicaux ;
• Les méfiances envers le PCOT dont :
– une volonté supposée d’imposer son hégémonie, et cela d’autant plus qu’il est la seule force de gauche ayant une réelle tradition partidaire,
– son alliance avec Ennahdha entre 2005 et 2010 dans le cadre de la Coalition du 18 octobre,
– un comportement syndical privilégiant la construction de son courant politique au détriment du caractère de masse du syndicat,
– une tendance à confondre au niveau syndical compromis et compromission,
– sa propension à traiter de bureaucrates les responsables syndicaux avec lesquels il est en désaccord et notamment ceux du Watad (17) ;
• Des méfiances envers les militants se réclamant de gouvernements nationalistes arabes autoritaires ;
• La difficulté des principales organisations à traiter sur un pied d’égalité des forces plus petites comme la LGO, Tunisie verte ou l’association RAID-ATTAC, ainsi que des indépendants ;
• La capacité limitée des organisations existantes à permettre aux jeunes et aux femmes de prendre toute leur place.
Sur le plan de l’orientation politique, une clarification politique décisive intervient à l’été 2012 avec l’éclatement du PTPD (18). L’aile gauche du PTPD (Jmour), qui refuse toute idée d’alliance avec Nidaa, fusionne alors dans la foulée sur cette base avec le MOUPAD de Chokri Belaïd au sein du PPDU (Parti des Patriotes démocrates unifiés). L’aile droite conserve l’usage du sigle PTPD et lorgne désormais sans retenue vers le centre-gauche.
Une nouvelle tentative de regroupement à gauche est désormais à l’ordre du jour.
S’opposant à Ennahdha, tout en refusant de s’allier pour autant avec des forces issues de l’ancien régime, la plupart des forces de gauche et nationalistes arabes finissent par former en octobre 2012 le « Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution » dont le slogan « ni Ennahdha ni Nidaa » résume le positionnement. Parmi elles les Patriotes démocrates du PPDU, le PCOT, la LGO, deux organisations nationalistes arabes, Tunisie verte et RAID (Attac et Cadtm en Tunisie).
Certaines organisations fondatrices cessent par la suite de faire partie du Front, comme par exemple Tunisie verte, le MDS ou un petit courant Patriote démocrate souvent désigné sous le nom de Watad révolutionnaire (19). Le courant social-démocrate Qotb rejoint par contre le Front en juin 2013.
Le Front populaire est depuis octobre 2014 la troisième force politique de Tunisie, avec 15 députés contre 5 auparavant pour ses organisations constitutives. Le Front ne dispose toutefois que de 6,9 % des députés avec 3,6 % des voix aux élections législatives et 7,8 % à la présidentielle (20).
La situation est très différente de l’Égypte où les organisations de gauche restent faibles numériquement et ne réussissent pas à construire des coalitions stables. Après la prise du pouvoir par les militaires égyptiens à l’été 2013, la gauche est soumise à une intense répression qui la ramène à un niveau inférieur à celui atteint avant 2011.
Depuis sa création, le Front populaire de Tunisie est périodiquement soumis à des tentations de glissement vers une orientation centre-gauche d’alliance avec Nidaa. Celles-ci se traduisent après l’assassinat de Mohamed Brahmi par la participation à un Front de salut national (FSN) au côté de Nidaa lors du deuxième semestre 2013, ce qui entraîne un grand malaise au sein du Front et un certain nombre de démissions (21).
À partir de janvier 2014, le Front renoue avec son orientation initiale. Cela se traduit notamment par les positionnements successifs suivants :
• Refus de ses députés, le 29 janvier 2014, de voter la confiance au gouvernement néolibéral de Jomaa qui a succédé à celui dirigé par Ennahdha (22).
• Affirmation, le 11 décembre 2014, de la nécessité de combattre à la fois Nidaa et le duo Marzouki-Ennahdha lors du second tour de l’élection présidentielle (23).
• Refus, fin 2014, de voter la loi de finances 2015 et le budget qui en découle (24).
• Refus, en janvier 2015, de voter la confiance au gouvernement Nidaa-Ennahdha, et à plus forte raison d’y participer.
• Refus en juin 2016 de participer au gouvernement d’union nationale proposé par Essebsi.
Mais le positionnement du Front populaire n’est toutefois pas exempt d’oscillations et d’ambiguïtés.
Le député Front populaire Fathi Chamkhi explique par exemple : « Il y a eu en 2014 un débat intense au sein du Front populaire, autour de la question des alliances électorales : une partie du Front populaire se situait dans la vague du “vote utile” et était favorable à une alliance électorale large anti-Ennahdha. » (25)
Le petit courant social-démocrate « Qotb-Le Pôle », qui n’a aucun député, explique en effet en octobre qu’il est pour répondre positivement aux avances de Nidaa (26). Une partie du PPDU, qui a quatre députés, était sur la même position. Le député Mongi Rahaoui déclarait par exemple : « Nous sommes disposés à travailler avec ceux qui prendront en considération les éléments les plus importants de notre programme. » (27)
Un débat comparable a rebondi en juin 2016 avec la proposition d’Essebsi de constituer un « gouvernement d’union nationale ». Contrairement à la position retenue par le Front populaire, Mongi Rahoui a notamment déclaré vouloir devenir ministre du gouvernement dirigé par Nidaa et Ennahdha, avant d’y renoncer finalement (28).
Si depuis le début 2014, le Front populaire est progressivement revenu à son positionnement initial refusant à la fois la droite islamiste et la droite dirigée par des rescapés de l’ancien régime, cela ne s’est pas fait sans turbulences et tensions.
Fin 2014, le Front populaire avait par exemple été à deux doigts d’une scission : les deux députés de la LGO avaient annoncé par avance qu’ils ne voteraient ni la confiance au gouvernement dirigé par Nidaa, ni le budget, et cela quelle que soit la décision qu’adopterait le Front (29). Au final, Nidaa ayant opté pour une alliance gouvernementale avec Ennahdha, cela a aidé une nouvelle fois le Front à trancher unanimement en faveur de l’indépendance envers le pouvoir.
Suite à l’échec en août 2016 de la manœuvre du Président Essebsi visant à faire participer le Front populaire au gouvernement dirigé par Nidaa et Ennahdha, une campagne médiatique intense a lieu contre le Front populaire, alimentée par les déclarations incessantes de Mongi Rahoui.
Malgré ses faiblesses organisationnelles et sa difficulté à mettre sur pied un programme, le Front est la seule force politique de gauche ayant une réelle existence. Toutes les tentatives de construire une force à gauche du Front populaire ont par ailleurs échoué.
L’impasse des politiques d’allégeance aux partis dominants
Le Parti du travail de Tunisie (PTT). Ce parti voit le jour en mai 2011, autour d’Abdeljalil Bédoui (expert économique de l’UGTT et militant associatif) et Ali Romdhane (dont le non-renouvellement du mandat au Bureau exécutif de l’UGTT est programmé pour la fin 2011). Le PTT, qui proclame sa vocation à devenir le prolongement politique de l’UGTT, disparaît rapidement de la circulation.
Ettajdid puis Massar. Dans la continuité de son attitude antérieure, Ettajdid (qui a pris en 1993 la suite de l’ancien Parti communiste tunisien) n’a pas appelé le 14 janvier 2011 « à la chute du régime, mais bien à une porte de sortie honorable pour le président tunisien sous forme de transition négociée » (30).
Après le 14 janvier, Ettajdid participe aux deux gouvernements Ghannouchi, l’ancien Premier ministre de Ben Ali (en compagnie du PDP de Chebbi et du FDTL de Ben Jafaar). À partir du 17 mars, ces trois partis participent à la Haute instance.
Ettajdid met ensuite en place un « Pôle moderniste » en compagnie de Mustapha Ben Ahmed (permanent syndical qui rejoindra ensuite Nidaa Tounes puis en scissionnera en décembre 2015), du PSG (puis PS, petite scission droitière du PCOT qui sera en 2012-2014 allié à Nidaa au sein d’Union pour la Tunisie), du Parti républicain (qui fusionnera en avril 2012 avec le PDP de Chebbi pour former Joumhouri), du Riadh Ben Fadhel (qui rejoindra le Front populaire en juin 2013 avec un petit courant social-démocrate ayant conservé l’usage du nom de Pôle : « Qotb »). Les pourparlers visant à y inclure le PTPD et le MOUPAD sont rompus en juin 2011. Lors des élections d’octobre 2011, le « Pôle démocratique » obtient 5 élus puis éclate dans les mois qui suivent.
Par la suite, Ettajdid lance, le 1er avril 2012, une nouvelle formation intitulée « La Voie démocratique et sociale » ou « El Massar » en compagnie d’une partie du PTT et d’indépendants du « Pôle moderniste ». En 2013-2014, Massar participe au regroupement Union pour la Tunisie dirigé par Nidaa (en compagnie du PTPD, du PSG et brièvement de Joumhouri). Contrairement à ses espoirs, Massar n’obtient en octobre 2014 aucun député, puis aucun ministère.
Récidivant dans la même orientation, Massar répond favorablement en juin 2016 à la proposition d’élargissement de la coalition gouvernementale dirigée depuis février 2015 par Nidaa et Ennahdha (31). Massar obtient enfin un ministère en août 2016.
FDTL-Ettakatol Après le 14 janvier, le FDTL prend au sein de l’Internationale socialiste la place de section officielle de l’Internationale socialiste devenue vacante après l’exclusion du parti de Ben Ali le 17 janvier 2011.
Dans la foulée de son espoir de 2009-2010 de négocier avec Ben Ali une réforme de la dictature, le FDTL participe aux deux gouvernements de transition dirigés par l’ancien Premier ministre de Ben Ali, Mohamed Ghannouchi. Il se met ensuite à la remorque d’Ennahdha après la victoire de ce parti aux élections d’octobre 2011. Le Président du FDTL-Ettakatol se voit alors octroyer la présidence de l’Assemblée, et son parti quelques ministères en 2012-2013 dans les gouvernements dirigés par Ennahdha.
Bilan calamiteux des partis vassaux
Le bilan des partis ayant fait alliance avec un des deux partis dominants est catastrophique. Le parti de Marzouki (CPR) et celui de Ben Jaffar (FDTL-Ettakatol) ont exercé le pouvoir avec Ennahdha en 2012-2013. Résultat, le parti de Marzouki passe de 35 députés en octobre 2011 à 4 députés quatre ans plus tard. Quant à Ettakatol-FDTL, il est passé de 20 à 0 siège. Il en va de même pour ceux qui se sont alliés à Nidaa (dirigé par des cadres de l’ancien régime) : le PDP-Joumhouri est passé en octobre 2014 de 16 à un seul député, et les listes soutenues par Ettajdid-Massar de 5 à 0.
* Dominique Lerouge est militant du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et de la IVeInternationale.
Notes:
1. En Égypte également, le mouvement ouvrier n’est pratiquement pas implanté dans la population autochtone aux lendemains de la Première Guerre mondiale.
2. La minorité, qui est opposée à l’indépendance, prend en 1921 le nom de Fédération tunisienne de la SFIO (section française de l’Internationale socialiste).
3. Un phénomène comparable existe en Égypte.
4. Cf. Juliette Bessis, Cahiers du mouvement social n° 3 (1978), p. 286.
5. Citations tirées de l’ouvrage de Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi « Notre ami Ben Ali », La Découverte, Paris 2002, pp. 75-76.
6. Concernant la mouvance Watad, voir « Tunisie : note de travail sur la mouvance Patriote démocrate (avril-juin 2011) » : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22112
7. Concernant le PCOT, voir « Tunisie : note de travail sur le PCOT (avril-juin 2011) » : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22113
8. Sont le plus souvent issus de cette tradition Watad les militants ayant créé en 2005 le PTPD ainsi que ceux qui fondent, après le 14 janvier 2011, le Mouvement des Patriotes démocrates (MDP ou MOUPAD).
9. Présentation en 2010 de ces deux alliances par Mohamed Jmour, à l’époque responsable du PTPD : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article19837
10. À propos du Collectif du 18 octobre, voir : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article3436. En mars 2011, Hamma Hammami récapitule dans le magazine tunisien l’Economiste l’évolution du positionnement du PCOT envers Ennahdha : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22113
11. Entre 2001 et 2010, s’est développée en Égypte une forme d’unité d’action entre les Socialistes révolutionnaires et certains jeunes Frères musulmans. Les Socialistes révolutionnaires et la direction des Frères musulmans participaient ensemble aux « rencontres du Caire ».
12. Violemment opposé à l’alliance réalisée par le PCOT avec Ennahdha au sein de la Coalition 18 octobre 2005, le PSG voit le jour en 2006 autour de Mohamed Kilani. Le PSG soutient le candidat d’Ettajdid aux élections présidentielles de 2009 puis participe avec lui au « Pôle démocratique » en 2011. Rebaptisé Parti socialiste (PS) en octobre 2012, il participe en 2013-2014 à l’éphémère coalition Union pour la Tunisie aux côtés de Nidaa Tounes, Massar (ex-Ettajdid), le PTPD et momentanément Joumhouri. Le PSG (PS) n’a eu aucun député en 2011, ni en 2014.
13. En Égypte, après les avoir côtoyés pendant une dizaine d’années, les Socialistes révolutionnaires (SR) expliquent au printemps 2011 que les Frères musulmans sont « devenus des contre-révolutionnaires ». En juin 2012, ils appellent néanmoins à voter pour le candidat des Frères au deuxième tour des élections présidentielles, puis agiront à nouveau avec eux contre la répression après le coup d’État de l’armée en juillet 2013. Voir à ce sujet les interviews de responsables SR parus dans la revue Inprecor n° 605-606 de mai-juillet 2014 (http://www.inprecor.fr/article-Dossier Égypte-Le combat des Socialistes révolutionnaires?id=1644)
14. En Égypte, le regroupement Tahalouf est créé le 26 janvier 2011, un courant nassérien y participe.
15. Liste des membres de la Haute instance : http://www.tunisie.gov.tn/index.php?option=com_content&task=view&id=1488&Itemid=518&lang=french
16. Déclaration du PCOT (15 mars 2011) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article20733
17. Jilani Hammami, un des responsables du PCOT explique par exemple : « Le grand fléau de la gauche, c’est que chaque fois qu’il y a des militants qui ont des postes dans l’appareil, ils se font aspirer à des positions supérieures ». « Les patriotes démocrates sont à l’UGTT, comme tout le monde certes ! Mais le problème porte sur les choix syndicaux. Eux sont avec la bureaucratie ». En décembre 2010, « ces responsables dits de gauche avaient un langage inqualifiable. Ils disaient : “nous n’agissons que dans les structures”. Nos camarades patriotes démocrates de gauche dans la direction de l’UGTT étaient contre faire quoi que ce soit qui irait contre la volonté de la direction UGTT ». (Contretemps n°11 septembre 2011 : http://www.contretemps.eu/node/1008)
18. Sur l’éclatement du PTPD, lire les propos de Chedli Gari en juillet 2012 : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article25957
19. Portant successivement le nom « Les Patriotes démocrates », puis « Parti Watad révolutionnaire », ce groupe constitué autour de Jamal Azhar s’est séparé du Front populaire et a ensuite éclaté (voir : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22112).
20. Voir : « Après les élections législatives du 26 octobre 2014 » (http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33830) et « Une élection présidentielle dans la continuité des législatives » (http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33634)
21. De nombreux articles sont disponibles sur l’épisode du Front de salut national, en particulier : « Entre le “déjà plus” et le “pas encore” » (Inprecor n° 597, septembre 2013 : http://www.inprecor. fr/article-Tunisie-Entre le « déjà plus » et le « pas encore »?id=1522) et « Au congrès de la LGO, le débat sur l’appartenance au FSN » (http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article30417),
22. « L’orientation du Front populaire » (mars 2014) : http://www.inprecor.fr/article-TUNISIE-L’orientation du Front Populaire de Tunisie ?id=1587
23. « Déclaration du 11 décembre 2014 » : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33807
24. « Le débat à l’Assemblée sur le budget d’austérité » (11 décembre 2014) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33859
25. « La “normalisation” est lancée », Inprecor n° 612-613, février-mars 2015 : http://www.inprecor.fr/article-Tunisie-La « normalisation » est lancée?id=1734 http://www.inprecor.fr
26. Riadh Ben Fadhel dans La Presse du 29 octobre 2014.
27. Voir : http://www.realites.com.tn/2014/11/06/mongi-rahoui-parmi-nos-conditions-figure-celle-de-ne-pas-sallier-avec-ennahdha/
28. Sur l’affaire Rahoui, voir des extraits d’articles parus dans les médias tunisiens et reproduits sur ESSF : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38728 ; http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38758 ; http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38788 ; http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38800 ; http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38970
29. « Après les élections législatives du 26 octobre 2014 », Inprecor n° 609-610, octobre-décembre 2014 : http://www.inprecor.fr/article-Tunisie-Après les élections législatives du 26 octobre 2014?id=1680
30. Nicolas Dot-Pouillard, La Tunisie et ses passés, L’Harmattan, Paris 2013, p. 62.
31. Voir : http://lapresse.tn/10062016/115756/largumentaire-dun-choix.html et http://www.lapresse.tn/11062016/115791/necessite-du-dialogue-sur-le-programme-du-gouvernement-dunion-nationale.html
Dominique Lerouge
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Syrie : Après Alep, contre tous les tyrans (Alternative Libertaire)
La victoire russo-iranienne à Alep marque une nouvelle étape dans la mêlée impérialiste en Syrie. Moscou et Téhéran sont à présent en position de force pour régler le conflit à leur avantage, avec le consentement d’Ankara. Dans cette nouvelle configuration, la gauche kurde cherche à consolider le Rojava.
Les 23 et 24 janvier, à Astana (Kazakhstan), la Russie, la Turquie et l’Iran ont lancé un premier round de négociations de paix avec leurs clients respectifs – Bachar d’un côté, chapeauté par Moscou et Téhéran ; les brigades islamistes parrainées par la Turquie de l’autre. Les autres puissances ingérentes sont, pour le moment, en retrait. Mais que s’est-il passé pour qu’un tel retournement de situation soit possible ?
Il se passe que la Turquie, qui apparaît d’ores et déjà comme la grande perdante de la guerre civile en Syrie, cherche à sauver les meubles.
- Lire aussi : Syrie : « Au cœur de la mêlée impérialiste », Alternative libertaire, octobre 2016.
Erdoğan embourbé
En 2011, le Printemps syrien et sa féroce répression avaient convaincu le président turc que le régime Assad ne tiendrait pas longtemps, et qu’il fallait parier sur l’avenir. Il avait donc rompu les relations diplomatiques avec son allié de la veille et accueilli les partis d’opposition qui, à Istanbul, forment le Conseil national syrien. En peu de temps, pensait-il, serait installé à Damas un nouveau gouvernement qui serait son obligé. Dès la fin 2011, la Turquie finançait et armait les mutins de l’Armée syrienne libre (ASL), de même que la France, le Royaume-uni, les États-Unis et les pétromonarchies du golfe.
Las, tout a mal tourné.
Moscou et Téhéran ont volé au secours de Bachar, qui n’est pas tombé. Profitant du chaos, la gauche kurde – ennemie jurée d’Ankara – a proclamé l’« autonomie démocratique » du Kurdistan syrien. Erdoğan a surenchéri en encourageant les brigades salafistes et djihadistes qui ont émergé à cette époque, notamment le front Al-Nosra, puis l’État islamique.
On connaît la suite : les Occidentaux qui, peu confiants dans une ASL gangrenée par l’islamisme, renoncent peu à peu à leur soutien, songent un temps à intervenir militairement par eux-mêmes (2013), puis font machine arrière ; la montée en puissance de Daech (2014), qui acquiert des moyens de rétorsion envers son parrain turc ; la bataille de Kobanê qui met en lumière la duplicité d’Erdoğan ; l’enlisement des pétromonarchies dans une intervention désastreuse au Yémen (2015) ; les bombardements russes sur l’ASL qui remettent Bachar en selle et provoquent une escalade diplomatique avec Ankara...
A l’été 2016, le résultat de cinq ans d’intervention en Syrie est donc calamiteux pour le régime Erdoğan : Bachar est toujours là ; des sommes considérables ont été englouties en pure perte ; 2,7 millions de réfugiés syriens survivent sur le sol turc ; le Rojava et Kobanê ont galvanisé l’extrême gauche turque et kurde ; Daech a créé des cellules actives jusqu’à Istanbul ; la Russie a engagé des sanctions économiques contre la Turquie ; la guerre contre le PKK ravage de nouveau l’Anatolie.
Bref, le rêve néo-ottoman des années 2000, celui d’une Turquie à la fois membre de l’Union européenne et leader au Moyen-Orient, est en miettes.
La tentative de putsch de juillet 2016 couronne le tout, révélant que l’hostilité à l’aventurisme d’Erdoğan en Syrie a gagné jusqu’à l’état-major de l’armée – le rôle de confrérie Gülen, montrée du doigt par le pouvoir, ne suffit pas à expliquer cette sédition ni les purges de dizaines de milliers de personnes qui ont suivi.
Ce putsch raté décide Erdoğan à chercher une porte de sortie en Syrie tout en gardant la tête haute. Il renonce à renverser Bachar ; l’endiguement des Kurdes devient l’objectif prioritaire.
Le nouveau trio Moscou-Téhéran-Ankara
Entre août et octobre, c’est la réconciliation russo-turque dont on visualise bien, aujourd’hui, les tenants et les aboutissants : Poutine autorise la création d’une zone d’occupation turque en Syrie en échange du lâchage d’Alep-Est par Erdoğan, prélude à des négociations de paix. Washington a vraisemblablement acquiescé à la condition qu’Erdoğan lâche Daech.
- Poutine et Erdogan le 10 octobre 2016 à Istanbul. Le deal : laisse-nous prendre Alep ; je t’autorise à occuper le nord de la Syrie.
- cc Kremlin.ru
En septembre, l’armée turque envahit donc le nord de la Syrie, empêchant l’unification du Rojava. Daech lui cède le terrain sans résister. Dans la foulée, plusieurs milliers de combattants islamistes à la solde d’Ankara abandonnent Alep pour se replier dans la zone turque. Le mois suivant, l’offensive russo-iranienne contre Alep-Est débute. Elle se termine en décembre avec l’évacuation du dernier carré de combattants vers des territoires tenus par la rébellion – un deal, encore une fois, entre Moscou et Ankara [1]. Pendant que les vaincus d’Alep quittent la ville dans une noria d’autocars, l’armée turque et ses supplétifs donnent l’assaut à Al Bab, ville tenue par Daech, pour s’en emparer avant les Forces démocratiques syriennes (FDS, coalition arabo-kurde).
La nouveauté c’est qu’à Al Bab, pour la première fois, Daech ne se retire pas sans combattre. Malgré les bombardements de l’aviation russe, l’EI tient les Turcs en échec. Cela confirme deux choses : primo, l’armée turque a été passablement désorganisée par les purges de l’été ; secundo, le divorce entre Erdoğan et Daech est consommé. L’EI a d’ailleurs commis plusieurs attentats sur le sol turc – notamment le massacre du Nouvel An – et, pour la première fois, les a revendiqués. Jusqu’ici, Daech ne revendiquait ni ne démentait ses attentats en Turquie [2]. Ils avaient valeur de coups de semonce. Ce jeu-là est révolu. La guerre est officielle entre l’EI et son ex-parrain.
Les autres impérialismes sur la touche
Après Alep, l’avantage est donc aux impérialistes russes et iraniens. Leurs rivaux du golfe persique d’une part, occidentaux d’autre part, tergiversent.
Pour l’Arabie saoudite, le Qatar, et les Émirats arabes unis, l’objectif d’un remplacement de Bachar el Assad par un gouvernement islamiste s’éloigne. Leurs dollars alimentent certes toujours d’importantes brigades salafistes – dont Ahrar al Cham – qui ont refusé d’aller à Astana. Mais, enlisées au Yémen, les pétromonarchies sont plus que jamais inaudibles sur le dossier syrien. Leur seul gain dans cette affaire sera d’avoir anéanti la portée subversive de la révolution populaire de 2011 en nourrissant, en son sein, la contre-révolution islamiste.
Quant aux États-Unis, à la France et au Royaume-Uni, ils ont désormais renoncé à soustraire la Syrie à l’aire d’influence russe et iranienne. Cela ne signifie pas pour autant que l’impérialisme US va, avec fair-play, s’en laver les mains. Donald Trump demandera sans doute des gages avant d’approuver une éventuelle pax russia en Syrie – et celle-ci est loin d’être gagnée.
La gauche kurde sur la corde raide
Malgré sa déclaration de victoire, Bachar ne contrôle pas toute Alep. De 15% à 20% de la ville autour du quartier de Cheick Maqsoud sont contrôlés par les FDS [3]. Se tenant à équidistance du régime et des groupes rebelles pendant la bataille d’Alep, les FDS ont accueilli à Cheick Maqsoud à peu près un tiers des réfugié.es fuyant les bombardements russes – 8.000 à 30.000 personnes selon les sources –, dont des rebelles non islamistes. La police militaire russe a été déployée autour de Cheick Maqsoud, pour éviter tout accrochage avec le Hezbollah ou les soldats de Bachar.
- Les FDS contrôlent 15% à 20% d’Alep (ici un groupe de miliciens dans le quartier de Cheick Maqsoud, en avril 2016.
- cc YPG Alep
Dans le contexte post-Alep, la gauche kurde reste entourée d’ennemis. D’une part, Daech menace toujours. D’autre part, Ankara, Téhéran et Damas veulent étrangler cet insolent Rojava, contre-modèle démocratique et symbole anticolonialiste.
Pour le moment, Moscou et Washington font barrage à ces prétentions. Les Russes sont bien disposés à l’égard du Parti de l’union démocratique (PYD) et pensent que son inclusion est nécessaire dans un processus de paix [4]. Mais l’opposition des trois autres est totale à la présence du PYD aux négociations de Genève et d’Astana. Quant aux Américains, ils continuent de livrer des armes aux FDS tant que ceux-ci poursuivent la campagne Colère de l’Euphrate vers Raqqa, la capitale du califat.
Raqqa peut sembler un objectif téméraire pour les FDS, même si la libération de Manbij, en juin, a montré que le confédéralisme démocratique était « exportable » en dehors du Rojava. Mais selon une source proche de la gauche kurde, les FDS cherchent en premier lieu à s’emparer du barrage d’Al Tabqah, ce qui garantirait l’approvisionnement électrique du Rojava, et à engranger le plus possible de livraisons d’armes, en prévision d’un éventuel lâchage russe et américain et d’une confrontation directe avec Bachar et Erdoğan.
La gauche kurde s’efforce cependant d’éviter ce scénario. Fin décembre, un congrès a réuni, à Rmaylan, 151 délégué.es des cantons kurdes et des zones libérées par les FDS. Il y a été décidé d’adjoindre à l’appellation Rojava celle de « Fédération démocratique du nord de la Syrie », moins exclusivement kurde et clairement inscrite dans le cadre syrien. L’idée est d’éviter l’accusation de séparatisme tout en persévérant dans le projet fédéraliste [5].
Guillaume Davranche (AL Montreuil), le 19 janvier 2017
LA SYRIE, OTAGE DES CRIMINELS DES DEUX CAMPS
Pendant la bataille d’Alep, les médias occidentaux ont relayé, à juste titre, la détresse de la population civile sous le déluge des bombes russes. Mais, par rejet de Bachar, ils ont souvent été complaisants avec les rebelles d’Alep-Est. Notamment en minimisant la domination de l’extrême droite islamiste en leur sein, au motif que le front Fatah al Cham (proche d’Al Qaeda) y était minoritaire et l’ASL majoritaire [6]. Or l’ASL n’est qu’une étiquette, couvrant un agrégat de brigades dont beaucoup sont gangrenées par l’islamisme, voire « djihado-compatibles » [7].
Cette réalité était connue avant la bataille d’Alep [8] et les crimes commis par des brigades estampillées ASL largement documentés [9]. Le Monde, dans un long récit collectif, a bien raconté l’étranglement de la révolution à Alep dès 2013, réprimée par le régime et poignardée dans le dos par les djihadistes arrivés de l’étranger [10]. La victoire de cette rébellion dégénérée en Syrie aurait des conséquences redoutables non seulement pour les minorités, mais aussi pour les démocrates anti-Assad. Cela explique qu’une partie de la population préfère le maintien du régime, malgré ses crimes.
Massacres punitifs
- « Prisonniers en Syrie : des méthodes de survie désespérées »
- Lire les témoignages recueillis par Amnesty International.
De leur côté les médias du Kremlin – le site Sputnik ou la chaîne Russia Today –, ont encore plus biaisé leur information, en englobant toute la rébellion anti-Assad sous l’étiquette commode de « terroriste » et en réhabilitant un régime pourtant indéfendable : quarante ans de colonialisme, de hiérarchisation raciste et de terreur policière, pratiquant enlèvements, torture et meurtres à grande échelle. Fin 2013, un photographe des services de sécurité (sous le pseudo Caesar) avait déserté en emportant une clef USB contenant près de 28.000 photos de corps suppliciés, mettant des images sur ce que l’on savait de longue date. L’ONG Human Rights Watch a authentifié le document au terme d’une enquête de onze mois, recueillant des dizaines de témoignages d’anciens détenus et de familles ayant reconnu l’un des leurs sur les photos [11].
Amnesty International a, pour sa part, estimé à 17.000 le nombre de détenus morts en prison depuis 2011 : une moyenne de 300 morts par mois, soit cent fois plus que durant la période 2001-2011 [12]… Si l’on y ajoute les massacres punitifs de l’armée dans les zones rebelles, notamment les largages de barils d’explosifs sur la population civile, il devient évident que les prétentions de Bachar à régner de nouveau sur la Syrie sont illusoires. Reste à savoir ce que le Kremlin va faire de son protégé. G.D.
JUSTICE : LA MORT « BIEN OPPORTUNE » D’ÖMER GÜNEY
Le 9 janvier 2013, trois militantes de la gauche kurde, Sakinê Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez, étaient abattues à Paris, en plein jour. L’enquête a montré que l’assassin, Ömer Güney, un militant d’extrême droite, était connecté aux services secrets turcs. Les investigations ne sont pas allées plus loin. Raison d’État : Paris n’a pas voulu se fâcher avec Ankara. Que vaut la vie de trois révolutionnaires kurdes ?
Gravement malade, l’assassin est finalement mort en prison un mois avant l’ouverture de son procès, qui devait avoir lieu le 23 janvier. Frustration et colère dans la diaspora kurde. Les avocats des familles ont dénoncé le peu d’empressement du parquet à fixer une date d’audience, alors qu’on savait Güney en fin de vie, permettant cette mort « bien opportune » alors que l’enquête n’a jamais été achevée. Conclusion : « La France n’est toujours pas capable de juger un crime politique commis sur le territoire français par des services secrets étrangers. »
Pour que l’affaire soit malgré tout jugée, la diaspora kurde organise une grande manifestation chaque année à Paris. Le 7 janvier, plusieurs milliers de personnes venues de France, d’Allemagne et de Belgique ont ainsi défilé à Paris, encadrés par un fort dispositif policier. Le Conseil démocratique kurde de France (CDKF) avait également mis en place un solide service d’ordre, et chaque manifestant.e était préalablement fouillé.e, pour réduire le risque d’attentat terroriste. Des délégations amazigh et arménienne étaient là, ainsi qu’AL, le NPA, le PCF, la CGA, la CNT et l’Union syndicale Solidaires.
- Près de 4.000 personnes ont défilé le 7 janvier à Paris à l’appel des organisations kurdes pour réclamer vérité et justice.
- (c) Xénia Kozlitina
Dans son allocution, AL a affirmé sa solidarité avec toutes celles et ceux qui luttent pour la justice sociale, la démocratie et l’égalité, et a dénoncé la duplicité du gouvernement français. Celui-ci salue la gauche kurde quand elle combat Daech, mais maintient le PKK sur la liste des organisations terroristes et bloque l’enquête sur l’assassinat de 2013. Ce même gouvernement condamne l’étouffement de la liberté de la presse en Turquie mais se tait quand l’armée turque martyrise le Kurdistan. Le discours, traduit en turc, a été très applaudi.
[1] Christophe Ayad, « Syrie : la disparition des Arabes », Le Monde, 29 décembre 2016.
[2] Ariane Bonzon, « Pourquoi Daech ne revendique pas d’attentats en Turquie », Slate.fr, 19 janvier 2016.
[3] Raphaël Lebrujah, « L’autre gagnant de la bataille d’Alep », Le club de Mediapart, 21 décembre 2016.
[4] « Syrie : la Russie réunit les Kurdes et Damas à la table des négociations », Sputnik, 14 janvier 2017.
[5] « Une fédération démocratique en Syrie comme garantie d’une coexistence fraternelle des peuples », communiqué de la Représentation du Rojava en France, 31 décembre 2016.
[6] Par exemple : « Alep : faux et usage de faux », Libération, 16 décembre 2016.
[7] « Syrie : Les enjeux impérialistes des bombardements », webdito Alternative libertaire, 1er septembre 2013
[8] Laure Stephan, « À Alep, le nouveau visage de l’insurrection syrienne », Le Monde, 9 août 2016.
[9] Amnesty International, « Syrie. Enlèvements, torture et exécutions sommaires aux mains des groupes armés », 5 juillet 2016.
[10] Barthe, Aubenas, Rémy, Stephan, Zerrouky, « Alep, chronique d’une révolution impossible », Le Monde, 14 décembre 2016.
[11] HRW, « If the dead could speak. Mass deaths and torture in Syria’s detention facilities », 90 pages, 16 décembre 2015.
[12] Amnesty International, « It breaks the human. Torture, disease and death in Syria’s prisons », 73 pages, 18 août 2016.
24 janvier 2017
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Arrestation de syndicalistes et violation de leurs droits Polémique entre la CSI et le gouvernement algérien (Algeria Watch)
Dans une correspondance, dont El Watan détient une copie, Sharan Burrow, secrétaire générale de la Confédération syndicale internationale (CSI), saisit le Président algérien pour dénoncer des intimidations et des entraves aux libertés syndicales.
Le 30 novembre 2016, des employés communaux se rassemblent à l’entrée du siège de la wilaya de Bouira. Une action de contestation parmi les centaines qui se tiennent tout au long de l’année. Cette fois, les travailleurs contestent la nouvelle loi sur la retraite et la loi de finances 2017.
Très vite, la police intervient, comme à chaque fois qu’un rassemblement est organisé dans un espace public. La manifestation pacifique est sévèrement empêchée et des syndicalistes sont arrêtés. Une manifestation parmi tant d’autres.
A la différence que, cette fois, les syndicalistes entrent en contact avec la Confédération syndicale internationale (CSI) pour signaler cette entrave à leur liberté syndicale.Et celle-ci n’a pas manqué d’écrire à l’ambassadeur d’Algérie à Bruxelles pour mettre en garde le gouvernement algérien contre l’arrestation de syndicalistes et la violation de leurs droits. Dans une correspondance, dont El Watan détient une copie, Sharan Burrow, secrétaire générale de l’organisation internationale, a adressé à l’ambassade d’Algérie à Bruxelles, en date du 1er décembre 2016, une lettre dans laquelle elle saisit le président algérien pour dénoncer des intimidations et des entraves aux libertés syndicales.
Une lettre à laquelle l’ambassadeur en poste, Amar Belani, a répondu, deux semaines plus tard, soit le 16 janvier, en réfutant ces accusations qu’il qualifie d’«allégations mensongères qui dérogent aux plus élémentaires règles d’élégance exigibles à l’adresse de la plus haute autorité d’un Etat souverain».
Insurrection civile
Dans un plaidoyer empreint d’indignation, le représentant officiel de l’Algérie a assuré que «les autorités algériennes ont agi conformément à la réglementation et dans le seul objectif de préserver l’ordre public contre un attroupement non autorisé dont les visées étaient, selon toute vraisemblance, l’incitation aux troubles civils».
Il qualifie l’attroupement d’«acte illégal» et accuse le Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique (Snapap), à l’origine de l’action de protestation du 30 novembre 2016, de «vouloir le bouleversement de l’ordre public, voire la provocation d’une insurrection civile, un agissement éminemment politique et loin de toute revendication à caractère syndical».
La réponse de la Confédération syndicale internationale, par la voix de sa secrétaire générale, en date du 26 janvier, est cinglante : «Concernant votre défense portant sur le fait que la protestation était illégale et politique et ne revêtait pas de caractère politique justifiant ainsi les arrestations, il est clair qu’aucune arrestation ou autre forme d’ingérence violente de la part de la police ne devaient se produire, dès lors qu’elles sont en rapport avec des actions de protestation pacifique qui ne sont même pas considérées comme illégales sous les lois nationales.»
Elle ajoute : «L’image que vous nous donnez du respect de la liberté syndicale et du dialogue social en Algérie est malheureusement loin de la réalité.» Elle cite pour exemple Mellal Raouf, président du Syndicat national autonome des travailleurs de l’électricité et du gaz, condamné à 6 mois ferme par le tribunal de Guelma. «Nous en prenons acte et ne manquerons pas de soumettre ces informations à l’OIT», conclut Mme Burrow.
Bouredji Fella El Watan, 31 janvier 2017