Image de propagande de Daech montrant la destruction de la frontière Sykes-Picot par un bulldozer
Entretien avec Rashid Khalidi
conduit par Joseph Confavreux
Au-delà des « frontières artificielles » du Moyen-Orient, voulues par les puissances impériales, Daech pourrait-il réussir là où le panarabisme a échoué, en recomposant les cartes du monde arabe ? Entretien avec Rashid Khalidi, successeur d’Edward Saïd.
Cent ans tout juste après les accords secrets Sykes-Picot, au moyen desquels les puissances impériales ont redessiné la carte du Moyen-Orient sur les décombres de l’Empire ottoman, la question des frontières a rarement été aussi brûlante dans la région.
L’organisation de l’État islamique met en scène, dans sa propagande, la destruction de la ligne de démarcation entre l’Irak et la Syrie, deux États qui pourraient bien disparaître dans leurs limites et compositions actuelles. Les Kurdes, déjà largement autonomes en Irak et en Syrie, aspirent de plus en plus ouvertement à un État-nation, inacceptable pour la Turquie. Certains jugent que la lutte contre Daech passera inévitablement par la reconnaissance d’une entité autonome pour les sunnites d’Irak. Quelques rêveurs espèrent encore une confédération des peuples arabes aujourd’hui désunis, bien que celle-ci supposerait une démocratisation profonde d’États rongés par l’autoritarisme et le clientélisme. Quant à la perspective d’un État palestinien viable, elle a rarement paru aussi lointaine…
L’historien américain d’origine palestinienne Rashid Khalidi observe le Moyen-Orient avec le savoir de l’historien et l’inquiétude lucide d’un homme situé entre plusieurs cultures, dans un moment où les adeptes d’une « guerre des civilisations » entre Orient et Occident ne cessent de gagner du terrain.
Il dirige le département d’histoire de l’université Columbia et est le titulaire de la chaire créée pour Edward Saïd en études arabes modernes. Il est notamment l’auteur de Palestine, histoire d’un État introuvable (Actes Sud, 2007), de L’Empire aveuglé. Les États-Unis et le Moyen-Orient (Actes Sud, 2004) et de L’Identité palestinienne (La Fabrique, 2003).
Il était, lundi 14 mars, au MuCEM (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) de Marseille, pour le cycle de conférences Pensées du Monde, consacré cette année à « l’avenir des frontières », dont Mediapart est partenaire.
Quelles sont les conséquences présentes de la manière dont les frontières du Moyen-Orient ont été découpées pendant la Première Guerre mondiale, à l’heure où l’organisation État islamique a axé une partie de sa propagande sur la disparition de ces « frontières artificielles » ?
Rashid Khalidi. Daech a transformé les accords secrets signés voilà un siècle, en 1916, par le Britannique Mark Sykes et le Français François Georges-Picot, en une question politique brûlante et contemporaine, comme on l’a vu dans plusieurs vidéos où l’État islamique mettait en scène la destruction de postes frontaliers entre la Syrie et l’Irak, une démarcation issue de ces accords.
Mais au-delà de l’actualité, liée à l’action de Daech, de cette question des frontières, le fait que les contours des pays du Moyen-Orient aient été créés par des décisions prises par des puissances impériales hante le monde arabe depuis un siècle.
D’autant plus que les exemples de l’Iran ou de la Turquie, qui ont réussi à construire de puissants États-nations en résistant aux volontés impérialistes de diviser leurs territoires – puisque la Grande-Bretagne avait promis aux Arméniens et aux Kurdes un État autonome pendant la Première Guerre mondiale – agit, en creux, comme un rappel constant de la division et de la faiblesse des Arabes.
Le mépris pour la volonté des peuples se trouvant dans ce qui était alors l’Empire ottoman n’a pas seulement nourri l’hostilité nationaliste vis-à-vis des puissances impériales, mais aussi la défiance vis-à-vis des élites arabes séduites par les modèles britannique ou français de démocratie libérale, que ce soit dans le cadre d’une République ou d’une monarchie parlementaire.
Pour la majorité des peuples arabes, la violence du démantèlement de l’Empire ottoman, accompli en fonction des intérêts économiques et des rivalités des puissances impériales, a été considérée comme l’échec des élites arabes libérales et comme une disqualification du modèle démocratique. Cette faillite des idées libérales, couplée à l’hypocrisie de puissances impériales faisant de la devise « liberté, égalité, fraternité » un symbole, tout en se comportant à l’inverse dans le monde arabe, a nourri l’installation, après la Seconde Guerre mondiale, de régimes militaires et autoritaires dans la plupart des pays arabes, après une série de coups d’État, notamment avec le parti Baas en Irak et en Syrie.
La manière dont Daech attaque aujourd’hui les frontières « artificielles » et « impérialistes » du Moyen-Orient est-elle similaire à la dénonciation de ces mêmes frontières véhiculée par les nassériens égyptiens, ou les baasistes d’Irak ou de Syrie, après la Seconde Guerre mondiale ?
La rhétorique n’est pas identique, même si le carburant de l’humiliation est fondamental dans les deux cas. Même quand Daech développe des arguments anti-impérialistes contre les frontières actuelles, ils ne viennent pas du nationalisme arabe tel qu’il a été développé par les nassériens ou les baasistes. En dépit de l’existence, entre 1958 et 1961, d’une République arabe unie faite de l’union entre la Syrie et l’Égypte, les nationalistes arabes n’ont pas réussi à abolir les frontières. En particulier parce que si la règle du « diviser pour mieux régner » a bien été appliquée par les puissances étrangères, plusieurs divisions du monde arabe préexistaient, de longue date, aux accords Sykes-Picot.
Carte du découpage du Moyen-Orient suivant les accords Sykes-Picot
Daech peut facilement moquer ces nationalistes qui n’ont pas réussi à unifier le monde arabe et affirme vouloir, et pouvoir, effacer les frontières sur une base religieuse. Mais en dépit de cet objectif affiché, il agit avec un pragmatisme inédit que ne possédaient pas Al-Qaïda ou les talibans. Comme historien, je suis saisi de voir à quel point Daech constitue une alchimie très étrange entre des idées baasistes et des idées islamistes, ou qui utilisent l’islam.
Les gens qui dirigent l’organisation État islamique sont d’anciens cadres de l’Irak de Saddam Hussein que l’idiotie des décisions américaines, après l’intervention de 2003, a jetés dans les bras des extrémistes. Ces gens savent parfaitement gérer un État, avec férocité et brutalité, mais aussi avec efficacité. Ils sont donc soucieux des frontières, même s’ils sont également pris dans des rhétoriques religieuses, voire apocalyptiques.
Cette convergence entre l’idéologie djihadiste et le baasisme, un mouvement à l’origine séculier, date d’avant l’apparition de l’organisation de l’État islamique. Le régime irakien baasiste, affaibli par les mouvements d’opposition, sunnites ou chiites, a choisi, sur le tard et en réponse, de s’islamiser. Il avait symboliquement changé son drapeau pour y intégrer des références religieuses, en dépit de son histoire laïque. Les traumatismes successifs de la guerre avec l’Iran, de la guerre du Golfe, puis de l’occupation américaine après 2003, ont facilité des évolutions profondes de la société et permis ce type de retournements.
Comme historien, je constate que, même si Daech prétend revenir à un islam d’il y a plusieurs siècles, ses membres ne cessent de faire ce qu’ils prétendent rejeter, à savoir des « innovations », des « hérésies », qu’on désigne en arabe par le terme de bid’ah. Rien, dans leur prétendu « État islamique », ne ressemble à ce qui a existé dans d’autres États islamiques à travers l’histoire. La manière dont ils décapitent les gens au nom du Coran montre non seulement qu’ils sont ignorants du texte sacré, mais aussi qu’ils ne sont pas seulement les enfants d’un certain islamisme ou d’un certain baasisme, mais aussi, voire surtout, les enfants du XXIe siècle, capables d’allier la modernité technologique des réseaux sociaux à une propagande de violence, d’horreur et de brutalité qu’on avait déjà pu voir sous le nazisme.
Aux États-Unis, nous avons depuis longtemps des personnes fascinées par les images et les propos ultra violents. Mais il y en a aussi beaucoup au Moyen-Orient, qui se recrutent au sein de ces populations brutalisées par des années de guerre, qui s’avèrent particulièrement réceptives à cette propagande que nous ne faisons que renforcer lorsque nos armées bombardent des populations civiles.
Il faut avoir été bombardé, comme cela m’est arrivé à Beyrouth en 1982, pour comprendre ce que cela provoque sur les esprits et les corps. Depuis 1975 et la guerre du Liban, il y a eu l’Irak, et maintenant la Syrie. Bien sûr, il existe des problèmes endogènes aux sociétés arabes, mais les différentes ingérences et occupations n’ont fait que les aggraver. Al-Qaïda est un produit de la guerre en Afghanistan, et Daech celui de la guerre en Irak.
Comme historien, jugez-vous que le Moyen-Orient du début du XXIe siècle pourrait jouer le rôle des Balkans au début du XXe, et constituer l’étincelle d’un conflit mondial généralisé, notamment si l’Irak et la Syrie s’effondraient encore plus ?
C’est une possibilité. Un nouveau président à la Maison Blanche, les Iraniens, les Turcs, les Saoudiens ou l’État islamique ont les moyens de déclencher un conflit incontrôlable. Mais si l’étincelle de la Première Guerre mondiale a été allumée dans les Balkans, ce sont les grandes puissances qui ont eu, ensuite, la responsabilité de faire la guerre. Aujourd’hui, les grandes puissances ont la responsabilité de vendre des armes et de ne jamais braquer l’Arabie saoudite, dont l’idéologie wahhabite s’est répandue grâce à l’argent du pétrole et constitue le cœur du problème.
Cette haine intolérable envers les chiites, et toutes les autres minorités, est devenue une forme d’orthodoxie sunnite explosive. Notamment car les chiites, que ce soit en Iran ou ailleurs, ne sont pas dénués de puissance. Et que l’Arabie saoudite, qui est une théocratie pétrolière, ne possède pas la légitimité populaire qu’a la République islamique d’Iran, même si beaucoup d’Iraniens revendiquent davantage de liberté et de démocratie. La guerre par procuration que se livrent les Iraniens et les Saoudiens, au Yémen, en Libye ou en Syrie, peut changer d’échelle et de degré, si les puissances occidentales laissent l’idéologie wahhabite s’accroître encore, parce que l’Arabie saoudite est un client auquel on n’ose rien dire.
Pensez-vous que les frontières du Moyen-Orient décidées pendant la Première Guerre mondiale pourraient disparaître ou se transformer ?
Je suis historien et non futurologue, mais je ne suis pas sûr que ces frontières vont s’effacer. Ces frontières sont désormais là depuis un siècle, et de telles lignes, artificielles à l’origine, ont pris de la consistance. L’Irak et la Syrie sont devenus des États-nations, même si on peut envisager aussi leur effondrement et leur démantèlement.
En outre, de telles frontières fixées par les puissances impériales de l’époque existent partout dans le monde, en Asie, en Afrique, et pas seulement dans le monde arabe. Or, je constate qu’à part au Soudan, dans les Balkans et dans l’ancienne Union soviétique, ces lignes dessinées après la Première Guerre mondiale n’ont pas été modifiées. Bien sûr, des changements sur les frontières du Moyen-Orient sont envisageables, notamment du fait des revendications kurdes, des pressions subies par certaines minorités, des guerres civiles en Irak ou en Syrie. Mais en tant qu’historien, je constate qu’il est difficile de modifier des frontières qui existent depuis cent ans.
On voit bien que les Kurdes d’Irak pourront difficilement réintégrer un État irakien centralisé, et que les Kurdes de Syrie ont obtenu une autonomie de fait. Le futur du Moyen-Orient ne passe-t-il pas par des entités territoriales plus autonomes et réduites, peut-être davantage susceptibles de mettre un frein aux spirales de violences communautaires ou religieuses auxquelles on assiste, notamment en Irak et en Syrie ?
Il me semble effectivement impossible d’intégrer les Kurdes d’Irak à un État unitaire. Même chose pour les Kurdes de Syrie. Mais il me paraît aujourd’hui également impossible d’acter la fin certaine des entités irakienne ou syrienne. Une autonomie croissante de certains territoires est sans doute inévitable, mais cela peut s’envisager sans effondrement des pays qui existent actuellement. Il y a un an, on estimait le régime de Damas voué à une défaite historique ; aujourd’hui, alors que la guerre dure depuis cinq ans, ce n’est plus le cas. L’histoire doit laisser sa place aux changements conjoncturels de configuration.
Et à quelles conditions un projet, inverse, d’une confédération arabe élargie serait-il envisageable ?
Cette idée me paraît impossible tant que les peuples arabes auront des gouvernements qui ne représentent pas leurs aspirations. Même s’il existe quelques exceptions, avec des formes de représentativité au Liban, au Maroc, ou en Tunisie bien sûr, la plupart des régimes des pays arabes sont des dictatures qui foulent au pied la volonté des peuples et gèrent les biens de la société pour leur compte personnel, familial ou dynastique. Une union accrue du monde arabe ne saurait se faire sans démocratisation.
Mais il faut rappeler que cette situation bénéficie à d’autres, hors du monde arabe. Ces familles régnantes qui vivent sur le dos de leur société achètent à Paris, Londres ou New York des banques, des bâtiments, des institutions, des chaires d’université, des armes… Dans quel état seraient des grandes compagnies comme Airbus ou Boeing sans les achats massifs des compagnies du Golfe ? Dans quel état seraient les industries d’armement américaines ou européennes sans les conflits du Moyen-Orient ? L’Occident n’a aucun intérêt à voir émerger une grande entité confédérale démocratique dans le monde arabe.
Compte tenu de ce qui se passe aujourd’hui au Moyen-Orient, comment regardez-vous la situation de la Palestine ?
De façon très pénible et comme un symbole supplémentaire de la désunion des Arabes. La puissance actuelle d’Israël fait partie du problème, mais l’essence de celui-ci réside dans le fait que le mouvement national palestinien se trouve dans une période de recul. Les Palestiniens et les Arabes sont dans une situation de faiblesse et de division depuis la Première Guerre mondiale, alors qu’Israël, adossé aux États-Unis, n’a jamais été aussi puissant militairement et politiquement et a presque complètement absorbé la Cisjordanie.
Toutefois, le projet du Grand Israël, de plus en plus raciste et expansionniste, auquel nous assistons, n’existait pas comme tel en 1967. Or, ce projet est de plus en plus difficile à soutenir, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. Ce tournant explique les crispations autour de la campagne BDS (Boycott – Désinvestissement – Sanctions). Dans le pays où je vis et enseigne, je constate qu’Israël ne cesse de perdre du soutien, chez les jeunes, dans les universités, parmi les syndicats ou les églises… Tout cela n’existait pas il y a encore vingt ans, et le virage à droite pris par Israël renforce son isolement.
Pourquoi la cause palestinienne a-t-elle reculé dans le monde arabe ? Peut-on imaginer que la Palestine soit intégrée à un projet de monde arabe redécoupé sur d’autres bases et dans d’autres frontières ?
Les guerres incessantes expliquent le recul de la cause palestinienne. Depuis 1975, avec le Liban, puis ensuite avec l’Irak et la Syrie, la guerre ne s’est jamais éteinte au Moyen-Orient. Comment voulez-vous, avec toutes ces guerres civiles, que les gens pensent à la Palestine ? En outre, si les peuples arabes ont soutenu les Palestiniens, les régimes arabes ne les ont jamais vraiment appuyés et, depuis la déclaration Balfour de 1917, ont toujours composé avec la volonté des grandes puissances qui voulaient un État juif en Palestine.
Quant à l’idée d’intégrer la Palestine à une nouvelle entité arabe, elle me semble lointaine. Comment intégrer les Palestiniens dans le chaos syrien ou le système confessionnel qui régit le Liban ? L’histoire montre toutefois que tout est envisageable et que les transformations peuvent être rapides. Pendant la Première Guerre mondiale, les puissances impériales occupaient surtout les côtes du Moyen-Orient, au Liban ou en Palestine, et l’Assemblée de Damas représentait un vaste territoire arabe relativement unifié qui couvrait une surface allant bien au-delà de la Syrie actuelle. Mais les accords signés par Mark Sykes et François Georges-Picot, liés eux-mêmes à l’expansion du chemin de fer pour l’exploitation des ressources de la région, ont bouleversé tout cet équilibre. En dépit de leur caractère étonnamment durable, ils ne sont toutefois pas gravés dans le marbre pour l’éternité. (Article publié par le site Mediapart, le 23 mars 2016)
Publié par Alencontre le 23 - mars - 2016