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  • Débat: «Une génération» qui refuse le «récit européen» (Al'Encontre.ch)

    Fouad Laroui

    Fouad Laroui

    Entretien avec Fouad Laroui
    conduit par Dominique Berns

    Fouad Laroui est écrivain. Marocain, il a étudié en France il vit (et enseigne) à Amsterdam. Depuis dix ans – et son essai De l’islamisme. Une réfutation personnelle du totalitarisme religieux – il met en garde: une «génération perdue» est en train de se former en Europe: des jeunes, d’origine arabe, qu’ils soient français, belges, néerlandais… qui refusent le «récit européen» et ruminent une histoire alternative, celle de l’humiliation du monde arabe par l’Occident. Il faut, dit-il, «réécrire l’histoire du XXe siècle, en ayant le courage (ou la folle ambition) d’intégrer tous les récits, celui des perdants aussi, de ceux qu’on a colonisés, à qui on a fait des promesses vite oubliées».

    Les attentats nous révoltent. On y voit souvent le surgissement de la barbarie, de l’obscurantisme dans un siècle qu’on voulait croire civilisé, l’œuvre de «fous de Dieu». Quelque chose qu’on ne peut finalement pas comprendre. Vous refusez cette analyse. Pourquoi?

    La folie existe, mais elle est toujours individuelle. Un homme peut faire une bouffée délirante, sortir dans la rue, tirer dans la foule… Mais comment expliquer que l’«État islamique» soit aussi bien organisé, bien reçu par les populations où il s’est implanté? Folie de masse? Ça n’existe pas! Comment expliquer que des jeunes Français ou Belges d’origine arabe soient réceptifs au discours djihadiste? Si on veut comprendre cela, pour essayer d’y remédier, il faut dépasser la première réaction, épidermique, qui consiste à se détourner avec horreur, à parler de folie, de barbarie…

    Vous proposez de chercher les racines de l’engagement djihadiste dans un «récit arabe», une autre vision de l’Histoire, celle de l’humiliation du monde arabe par l’Occident qui a trahi la promesse d’un grand royaume arabe, faite par Lawrence d’Arabie et le haut-commissaire britannique en Egypte Henry McMahon. Ce récit, dites-vous, est cohérent, structuré; et il fait concurrence au récit européen en Europe même. Mais ce n’est pas nouveau…

    Ce qui est nouveau, c’est que, depuis une vingtaine d’années, le récit arabe est devenu audible. Les chaînes satellitaires et internet le diffusent. Quand je faisais mes études à Paris, je n’avais à ma disposition, pour m’informer, que les trois chaînes de la télévision française, Le Monde, Le Point ou l’International Herald Tribune. Et puis les télés satellitaires sont apparues. Je me suis mis à regarder Al Jazeera et j’ai découvert que des gens intelligents et éloquents parlaient de l’Histoire du XXe siècle, et en particulier du conflit palestino-israélien, d’une façon totalement différente de celle à laquelle j’étais habitué en Europe. Le discours qui sous-tend leur point de vue est aussi cohérent, clair et «vrai» que le discours qui sous-tend les points de vue qui s’exprimaient dans les médias européens.

    Ce sont de «vieilles histoires», non?

    Les vieilles histoires, les vieux traumatismes, surtout ceux qui ne sont pas résolus, déterminent une bonne partie de ce que nous sommes. Même quand ces conflits ont été effectivement réglés, comme les guerres de religion en Europe il y a plusieurs siècles, ils ont été réglés sur des bases qui déterminent la façon dont les sociétés fonctionnent aujourd’hui. On ne peut pas faire l’impasse sur la façon dont les Arabes racontent leur histoire sous prétexte que c’est le passé.

    Le monde arabe – et ses enfants, nés belges ou français – ressasserait l’échec du nationalisme arabe…

    Les Français, les Japonais, les Russes sont nationalistes au sens où la nation constitue un cadre essentiel dans la définition de ce qu’ils sont. Pour les Arabes, c’est plus compliqué car les États dans lesquels ils vivent sont plus réduits que l’État idéal et utopique qui les rassemblerait tous. Mais, justement, l’absence de cet État, ils tendent à l’attribuer à l’action de l’Occident: colonialisme, trahisons diverses, complots, etc.

    Comment les Irakiens sunnites interprètent-ils leur histoire récente? En 2003, George Bush et Tony Blair ont menti délibérément – les «armes de destruction massive» qu’on n’a jamais retrouvées – pour détruire l’État irakien, dominé par les sunnites.

    Puis, ils ont donné le pouvoir aux chiites, alliés naturels de l’Iran, l’ennemi héréditaire des Arabes sunnites. Ceux-ci y voient la continuation du complot commencé il y a un siècle avec la trahison de la promesse de Lawrence d’Arabie, les accords Sykes-Picot [accords secrets signés entre la France et le Royaume-Uni sur le partage du Proche-Orient après la guerre], la déclaration Balfour [par cette déclaration – lettre publique publiée dans le Times – le Royaume-Uni se déclare en faveur de l’établissement en Palestine d’un foyer national juif]…

    Cela forme une thèse parfaitement cohérente, répétée à l’envi sur les chaînes satellitaires. Allez prouver qu’elle est fausse.

    Ce ne serait donc pas, fondamentalement, une question de religion?

    Non, c’est une question d’histoire, de politique, de géostratégie, etc. Ou alors, si on veut absolument parler de religion, pourquoi ne parle-t-on pas des fondamentalistes protestants américains qui ont porté George Bush au pouvoir? Pourquoi ne parle-t-on pas de leur sionisme viscéral? Pourquoi ne parle-t-on pas de la conversion au catholicisme de Tony Blair? La religion n’est utilisée que pour expliquer ce que font les «musulmans», comme s’ils ne pouvaient, eux, avoir d’autres raisons d’agir. C’est curieux, non? Et d’autant plus absurde que le parti baath irakien, détruit par George Bush (qui se vantait de ne jamais rien lire d’autre que la Bible), était fondamentalement laïque… On nage en plein surréalisme.

    Si ce «récit arabe» parle à de nombreux jeunes Belges, Français… liés, par leur histoire familiale, au monde arabe, seule une petite minorité bascule dans le terrorisme. Néanmoins, vous craignez une «génération perdue». Pourquoi?

    Si on n’entend pas leur discours, si on continue de les sommer d’abandonner ce en quoi ils croient, ils vont se marginaliser encore plus. Ce sera la «génération perdue», exclue ou auto-exclue de la société. Ce n’est pas en ostracisant et en insultant, comme le font Zemmour, Finkielkraut…, tous ceux qui ont un autre récit que le récit européen/américain qu’on éradiquera la haine. Il faut, au contraire, admettre la part de vérité qu’il y a dans chaque récit. Ensuite on peut s’asseoir et discuter.

    L’école serait dès lors le lieu par excellence où organiser ce dialogue; et l’éducation au «vivre-ensemble», une partie de la solution. Mais cela «sonne faux», dites-vous. Pourquoi?

    Imaginez un récit américain qui consisterait à dire à de petits Indiens qu’il est tout à fait juste que leurs ancêtres aient été massacrés puis parqués dans des réserves. Ne pensez-vous pas qu’il sonnerait faux? De la même façon, comment voulez-vous présenter à l’école ou au collège, en France ou en Belgique, l’Histoire du monde vue comme le triomphe progressif de l’idée européenne de progrès, de justice, de civilisation, alors qu’Al Jazeera montre tous les jours des réfugiés palestiniens croupissant dans des camps, la guerre en Syrie, les attentats suicides en Irak, et présente cela comme la conséquence de la politique américaine ou européenne?

    Vous rêvez qu’on puisse, ensemble, réécrire l’Histoire en y intégrant tous les récits, y compris celui des «perdants». Que serait ce méta-récit?

    Il ne s’agit pas de réunir des représentants de tous les points de vue et de leur demander de rédiger un manuel de savoir-vivre ensemble… Il s’agit de parler, de publier, de constituer une archive, un «discours» dans lequel les deux récits finiraient par constituer un fonds commun, sans angle mort, qui permettrait à chacun de se faire une idée plus correcte de ce qui se passe dans le monde depuis un siècle…

    Cette idée, vous la proposez depuis 2006… sans succès.

    C’est peut-être une folle ambition, mais où est l’alternative? La guerre? De toute façon, la constitution d’un méta-récit ne se fera pas en une nuit. C’est une œuvre de longue haleine.

    D’une certaine manière, ce serait dire: «si nous en sommes là, ce serait faute d’avoir réglé le conflit du Proche-Orient, après avoir trahi la promesse de Lawrence d’Arabie». Ne serait-ce pas justifier implicitement les actes terroristes?

    Manuel Valls a dit: «Expliquer le djihadisme, c’est le justifier.» Mais cette phrase est à la fois fausse et dangereuse. Comment peut-on résoudre un problème si on n’en fait pas d’abord une analyse précise? Ne pas expliquer, ne pas comprendre, c’est se condamner à un conflit sans issue, à une guerre interminable. (30 mars 2016, entretien publié dans Le Soir.be).

    Publié par Alencontre le 31 - mars - 2016
     
  • Nouveautés sur "Lutte Ouvrière"

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    Image: Lénine et Trotsky en langue arabe

  • Nouveautés sur Orient 21

  • Carhaix/ Kreiz Breiz Palestine (Afps)

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    Le jeu ambigu de la France

    Le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (CDH) réuni à Genève était saisi le 24 mars de plusieurs résolutions sur la question de Palestine. Deux d’entre elles étaient spécialement importantes, l’une portant sur le suivi de la situation à Gaza et l’impunité, l’autre sur l’établissement d’une "liste noire" des compagnies israéliennes et internationales opérant en territoire palestinien occupé, liste noire dont il est précisé qu’elle sera mise à jour tous les ans.

    Ces deux résolutions ont été adoptées avec 32 voix pour et 15 abstentions.

    La France s’est abstenue avec les autres pays de l’UE membres du CDH. Ce faisant elle a montré une nouvelle fois l’ambiguïté, sinon l’incohérence, de sa position puisqu’elle condamne rituellement la colonisation tout en se refusant à en tirer des conséquences pratiques.

    Pourtant, la France considère que « Les transactions financières, les investissements, les achats, les approvisionnements ainsi que d’autres activités économiques dans les colonies ou bénéficiant aux colonies, entraînent des risques juridiques et économiques liés au fait que les colonies israéliennes, selon le droit international, sont construites sur des terres occupées et ne sont pas reconnues comme faisant partie du territoire d’Israël. »

    Pourquoi alors cette abstention ?

    Est-ce pour permettre à des banques françaises de continuer à faire des affaires qui profitent à l’occupation israélienne ? Rappelons que cette mise en garde avait contribué au retrait d’entreprises françaises Safège et Poma du projet de téléphérique à Jérusalem-Est. Il y a manifestement ici un double jeu qui discrédite gravement la parole de la France au moment où elle veut jouer un rôle de premier plan.

    B. Netanyahou a osé appeler « les pays démocratiques » à ne pas respecter ces résolutions et à boycotter le CDH, c’est à dire à délégitimer un organe de l’ONU. On n’ose imaginer que la France s’engage ouvertement sur cette voie de démantèlement des Nations Unies.

    Mais ces résolutions la mettent clairement au pied du mur.

    Ces résolutions sont un point d’appui important pour le mouvement de solidarité et les campagnes BDS : il est nécessaire de mettre en cause l’ensemble des entreprises et sociétés, israéliennes ou non, qui tirent profit de la colonisation. Il est légitime de les mettre en demeure de désinvestir si elles ne veulent pas être l’objet de campagnes de boycott.

    N’en déplaise au Premier ministre qui joue délibérément la désinformation en amalgamant antisémitisme et critique politique de l’Etat d’Israël, c’est ce que nous continuerons à faire sans nous laisser intimider.

    Ainsi le 2 avril et les samedis suivants, nous appelons à des journées d’action avec comme mot d’ordre « Pas de produit de la colonisation dans nos magasins ! »

    Le Bureau national

    Communiqué de l’AFPS, vendredi 25 mars 2016

    http://www.france-palestine.org/Le-jeu-ambigu-de-la-France

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  • Syrie: la stratégie de la destruction (Al'Encontre.ch)

     Destructions à Darayya, ville de la banlieue sud de Damas, le 19 janvier 2016 (crédits : Lens of Young Damascene)

    Destructions à Darayya, ville de la banlieue sud de Damas,
    le 19 janvier 2016 (crédits: Lens of Young Damascene)

    Depuis cinq ans, la population syrienne est l’objet d’une intense répression de la part d’un régime qui applique une politique massive de destruction, contraignant plus de la moitié des Syriens à quitter leur domicile et menaçant gravement l’avenir d’un pays vidé de ses forces.

    Une demi-décennie s’est écoulée depuis les premières manifestations du printemps 2011 réclamant en Syrie droits et dignité. Le régime de Bachar al-Assad y a répondu dès le premier jour par une répression brutale. Cette réponse sécuritaire, engageant d’emblée l’appareil de violence de l’État, était assumée: on se souvient de la déclaration de Rami Makhlouf, le cousin du président Assad, à la tête d’un empire économique acquis à la faveur des politiques de libéralisation des années 2000, en mai 2011 : « Nous irons jusqu’au bout » [1]. L’économie de la violence, orchestrée par ses nombreux services de sécurité, est l’un des piliers de la résilience du régime syrien [2].

    La Syrie de 2011 était urbaine. Environ 75 % des 21 millions de Syriens résidait dans un ruban de villes situées pour l’essentiel du nord au sud dans la partie ouest du pays et le long de la vallée de l’Euphrate. La badya (la steppe) occupe en effet le reste du territoire. De grandes métropoles régionales ou nationales (du nord au sud : Alep, Hama, Homs, et Damas) polarisaient la croissance urbaine, relayées par un tissu important de moyennes et petites villes. C’est sur cette Syrie urbaine que s’exerce l’essentiel de la violence conflictuelle depuis 2011, avec son corollaire de morts, de blessés, de déplacements de populations et de destructions.

    Les destructions sont, à l’évidence, inhérentes aux conflits armés. Cependant, en Syrie, leur ampleur, leur nature et les conséquences qu’elles entraînent — en particulier les déplacements massifs et sans doute durables de population — interdisent de les considérer comme de seuls dommages « collatéraux » de l’affrontement, inévitables et regrettables. En effet, l’étendue du désastre syrien et l’effondrement très rapide d’une société apparemment structurée poussent à s’interroger sur les formes de violence exercée et à analyser la place qu’occupent les destructions et les déplacements de population dans le conflit syrien.

    Détruire pour survivre

    En 2011, la nécessité jugée vitale de protéger le régime a conduit les autorités syriennes à réprimer violemment les manifestations (qui se sont poursuivies jusqu’en 2013) [3] : campagnes d’arrestation, tirs sur la foule, snipers, encerclement des villes, bombardement des cortèges etc. Le président Bachar al-Assad, en qualifiant le mouvement populaire et pacifique de machination terroriste, a d’emblée fermé toute concertation pluraliste [4].

    Avec la militarisation de l’opposition à partir de l’automne 2011, l’ensemble des ressources militaires du régime est engagé : armée, services secrets, milices supplétives. À partir de 2013, le régime reçoit le soutien opérationnel de la branche armée du Hezbollah libanais, de corps de Pasdaran iraniens, et de milices chiites irakiennes afin de remédier à l’épuisement de ses forces. Le matériel d’armement, en grande partie fourni par la Russie, consiste en armement conventionnel (artillerie, chars, aviation) mais également non conventionnel : utilisation de missiles à longue portée contre des villes du nord du pays ; bombes à fragmentation ; bombardements aux barils explosifs depuis des hélicoptères ; armes chimiques. C’est cette seconde catégorie d’armes — les armes non conventionnelles — qui est en particulier utilisée contre les populations civiles.

    À la confrontation militaire entre les forces du régime et les nombreux groupes armés de l’opposition à Damas s’est ajoutée l’expansion en Syrie du groupe jihadiste État Islamique à partir de 2014. Ce groupe ne progresse que dans les zones tenues par l’opposition armée, qui sont de facto les seules à le combattre réellement, et à le faire reculer jusqu’à l’automne 2015, au moment où commence la campagne de frappes aériennes russes en Syrie.

    La multiplication des interventions extérieures au cours des années complique le conflit. Cependant, sur le terrain, celles-ci contribuent à alimenter les dynamiques originelles de la guerre : celles d’une répression tous azimuts contre une opposition multiforme. Si l’engagement de la coalition internationale menée par les États-Unis contre l’État Islamique depuis l’automne 2014 n’a pas réussi à réduire celui-ci, l’engagement direct de la Russie aux côtés du régime de Bachar al-Assad à partir d’octobre 2015 — avec son aviation, ses missiles de longue portée, et ses conseillers militaires — a permis au régime syrien de reconquérir une partie des territoires qu’il échouait à reprendre depuis 2012. Le cessez-le-feu entré en vigueur le 27 février 2016 est de ce point de vue un répit, malgré les « incidents » qui le ponctuent. À l’heure où cet article est publié, il est à espérer qu’il puisse devenir un espoir pour un règlement politique du conflit syrien.

    Le coût du conflit: une société dévastée

    Le cinquième anniversaire du soulèvement syrien est donc encore un anniversaire de guerre. Il est marqué par une litanie de réalités effrayantes. En mars 2016, l’Organisation des Nations Unies estime que 270 000 Syriens ont été tués dans le conflit — un chiffre très certainement conservateur [5]. Selon les estimations, les civils représenteraient entre 50 et 70 % de ces victimes [6]. En août 2015, on comptait plus de 65 000 personnes disparues [7]. Plus d’un million de Syriens sont gravement blessés et/ou handicapés. Des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes atteintes de maladies chroniques ou facilement soignables sont mortes du fait d’un accès restreint ou impossible à un traitement médical.

    Plus de la moitié des habitants de la Syrie de 2011 ont été contraints de quitter leur domicile. Les raisons le plus souvent invoquées pour expliquer ces départs sont les bombardements et explosions dans des zones peuplées, le ciblage des civils et des « objets civils » (c’est-à-dire matériels et non militaires : bâtiments, écoles, marchés, infrastructures etc.) et le siège des villes [8]. Des quartiers entiers sont à terre, des villes entières ont été rasées. Les infrastructures publiques sont gravement touchées : une école sur quatre ne fonctionne plus, près de 60 % des hôpitaux sont détruits ou seulement partiellement fonctionnels, tout comme la moitié des centres de santé et nombre de routes, d’usines, de zones industrielles, d’entrepôts, de boulangeries, de marchés [9]. L’accès à l’eau potable est désormais réservé à un tiers de la population, le reste des Syriens étant contraints d’acheter leur eau sur le marché privé ou d’avoir recours à des puits improvisés. En dépit d’une forte variabilité d’une région à l’autre, les coupures d’électricité sont partout la norme : même les quartiers centraux de Damas ne recevaient que six heures d’électricité par jour en janvier 2016 [10].

    L’économie syrienne s’est sévèrement contractée, et l’économie de guerre domine désormais le pays. Il s’agit, pour l’essentiel de la population syrienne, d’une économie de la survie. Les conditions de vie sont extrêmement fragilisées alors que des centaines de milliers de chefs de famille ont été tués, blessés, arrêtés, ou kidnappés. Malgré des situations extrêmement variables d’un endroit à un autre, plus de la moitié de la population active est au chômage. La pauvreté frappe 80 % des habitants. Alors que la scolarisation à l’école primaire était généralisée dans la Syrie de 2011, plus de deux millions d’enfants et d’adolescents ne vont plus à l’école, et un nombre croissant d’entre eux est contraint de travailler. Une personne sur trois manque d’un apport suffisant de nourriture et est contrainte au mieux de réduire la taille et le contenu de ses repas, au pire de sauter des repas. Du pain trempé dans de l’eau constitue bien souvent le quotidien de dizaines de milliers de familles. Les organisations internationales estiment ainsi que 13,5 millions de personnes en Syrie ont besoin d’une assistance humanitaire [11]. Enfin, de nombreux civils sont pris au piège dans des zones assiégées, pour l’essentiel par des troupes du régime ou alliées à celui-ci. Les données concernant ces sièges varient : quinze sièges affectant 390 000 personnes selon le Bureau de Coordination des Affaires Humanitaires de l’ONU [12], plus de 640 000 personnes dans une cinquantaine de localités selon le Syrian American Medical Report [13], un million dans 46 localités au début de 2016 selon des enquêtes d’ONG [14], voire 1,9 million selon Médecins Sans Frontières [15].

    Un espace national fragmenté

    L’espace national syrien est de facto fragmenté en de multiples territoires qui sont sous contrôle de divers acteurs militarisés, issus du régime ou de l’opposition armée, auxquels viennent s’ajouter les territoires sous contrôle du groupe État Islamique.

    Cependant, les lignes de front qui les séparent évoluent dans le temps. Elles ont des profondeurs plus ou moins importantes selon les contextes locaux, et elles sont plus ou moins actives sur le plan militaire selon les périodes. Une ville comme Maarat an-Nu’man au sud-est de la ville d’Idlib, résidence d’environ 90 000 personnes en 2011, est ainsi passée des mains de l’opposition armée à celles du régime après une intense campagne de bombardements en mai 2012 ; elle a été divisée avant d’être reconquise par l’opposition à la fin 2014. Sa situation stratégique en bordure de l’autoroute menant à Alep, et la proximité de deux bases militaires du régime lui ont valu des bombardements incessants. En 2013 déjà, l’ONG locale Basmet Amal estimait que 850 personnes y avaient été tuées, 2000 maisons détruites, ainsi que 20 écoles et 15 mosquées [16]. Le 15 février 2016, un hôpital soutenu par Médecins Sans Frontières y a été détruit [17].

    Localement, les séparations peuvent être poreuses. Certains circuits de l’État syrien continuent de fonctionner, par exemple en ce qui concerne le paiement des salaires des fonctionnaires et le versement des pensions dans les zones tenues par l’opposition armée. La continuité d’une zone à l’autre dans la fourniture du service d’électricité et d’eau, qui dépend d’infrastructures nationales et/ou organisées à l’échelle des dix-sept gouvernorats, fait ponctuellement l’objet d’accords entre régime et groupes de l’opposition, voire entre régime et État Islamique. Par ailleurs, l’économie de guerre est extrêmement active pour fournir tout ce qui fait défaut. Ses réseaux organisent des circulations entre zones qui s’adaptent aux fragmentations de l’espace et les utilisent pour générer des profits. Ainsi, des profiteurs de guerre captent le marché des zones encerclées ou assiégées et négocient des prix lucratifs pour transférer des marchandises d’une zone à l’autre. L’unique check point qui donne accès à la Ghouta orientale, la banlieue de Damas tenue par l’opposition armée, a par exemple été baptisé le « Passage Un million » — un million de livres syriennes étant le profit par heure issu des prélèvements sur les marchandises transférées d’un côté à l’autre [18]. Enfin, le franchissement des lignes par les individus civils ou militaires contribue à garder une certaine porosité entre les zones. Celle-ci est cependant de plus en plus limitée au fur et à mesure que s’approfondit le conflit.

     

    A handout image released by the Syrian opposition's Shaam News Network on July 29, 2013, shows an aerial view of destruction in the al-Khalidiyah neighbourhood of the central Syrian city of Homs. Government forces bolstered by Lebanese Shiite militiamen were poised to retake the largest rebel-held district of Syria's third city Homs, a watchdog and state media said. AFP PHOTO/HO/SHAAM NEWS NETWORK == RESTRICTED TO EDITORIAL USE - MANDATORY CREDIT "AFP PHOTO / HO / SHAAM NEWS NETWORK" - NO MARKETING NO ADVERTISING CAMPAIGNS - DISTRIBUTED AS A SERVICE TO CLIENTS - AFP IS USING PICTURES FROM ALTERNATIVE SOURCES AS IT WAS NOT AUTHORISED TO COVER THIS EVENT, THEREFORE IT IS NOT RESPONSIBLE FOR ANY DIGITAL ALTERATIONS TO THE PICTURE'S EDITORIAL CONTENT, DATE AND LOCATION WHICH CANNOT BE INDEPENDENTLY VERIFIED ==-/AFP/Getty Images

    Impacts des bombardements dans le quartier de Khaldiyyé à Homs en juillet 2013 (crédits : AFP/Getty images)
    Source: The Mail on Line, 29 juillet 2013

     

    La fragmentation du territoire syrien est par ailleurs accentuée par les destructions du tissu urbain. Celles-ci dessinent une géographie singulière : ce sont principalement les zones tenues par l’opposition armée au régime qui sont affectées par des destructions de grande ampleur. Par destructions de grande ampleur, il faut comprendre à la fois de grandes surfaces détruites et un degré élevé de dommages portés aux bâtiments, voire leur destruction totale. Les témoignages, photographies, films et les images satellites rendent compte du champ de ruine que sont devenus par exemple la ville de Talbisiyeh au nord de Homs, les quartiers orientaux d’Alep, les quartiers de Baba Amro, Khaldiyyé ou al Inchaat à Homs (voir Photo 1), ou certaines villes de l’agglomération de Damas, comme Darayya (voir Photo 2), Moadamiyyé ou Jobar.

    Dans les zones sous contrôle gouvernemental, les destructions sont inexistantes, comme dans la ville côtière de Tartous par exemple, éloignée des combats ; ou alors elles sont limitées, comme dans les quartiers centraux de Damas. Elles sont dans ce cas de figure le fait de tirs de roquettes et de mortiers tirés par des groupes armés de l’opposition, ou de bombes [19]. Elles affectent donc le tissu urbain de façon dispersée et ponctuelle. Ce sont les quartiers aux limites de ces zones qui sont davantage affectés.

    Il est enfin à noter que cette géographie évolue : des zones tenues auparavant par l’opposition et bombardées à certains moments du conflit sont passées depuis sous contrôle gouvernemental, ce qui explique que des zones gouvernementales comprennent (à tout le moins en date du mois de mars 2016) des tissus urbains et économiques ou des infrastructures fortement détruits.

    Les destructions comme arme de guerre

    La géographie singulière des destructions en Syrie doit donc être comprise à la fois à la lumière de la nature du conflit syrien — une répression — et de l’asymétrie des forces engagées dans le conflit. En particulier, la capacité balistique et aérienne des forces du régime est inégalée : seul celui-ci possède la maîtrise du ciel, par lequel la majorité des destructions sont perpétrées.

    Or, l’ampleur des dévastations matérielles que subissent les villes de Syrie pose la question de leur place dans le conflit. En effet, en droit humanitaire international, les « objets civils » ne peuvent être visés en l’absence de cibles militaires clairement identifiées et circonscrites. Dès lors que celles-ci ne sont pas établies, viser des objectifs civils est donc assimilable à un crime de guerre [20]. De fait, une rapide typologie de ces destructions indique que celles–ci sont l’une des armes par laquelle la guerre est menée par les forces du régime.

    Lignes de front et autres destructions liées aux opérations militaires

    Les confrontations armées entre groupes de l’opposition et forces du régime ont lieu pour l’essentiel en milieu urbain. Les lignes de front, de façon classique, sont donc soumises à fortes destructions. Ainsi, à Damas, la limite entre le quartier de Jobar, tenu par l’opposition armée, et les quartiers centraux de la ville, présente une topographie caractéristique de ce type de destruction : elles s’établissent de façon linéaire, le long de la démarcation entre territoires ennemis. Certaines destructions sont par ailleurs liées aux besoins du combat : c’est par exemple le cas des périmètres autour de bâtiments stratégiques ou de positions militaires, rasés afin de les sécuriser. Ce type de destructions, justifiées par un objectif militaire identifié et circonscrit, ne relève pas des crimes de guerre.

    Les opérations de «terre brûlée» : les destructions comme tactique militaire

    Ce n’est pas le cas des opérations militaires qui utilisent la destruction comme un élément tactique. Face aux échecs enregistrés à partir de l’été 2012 pour reconquérir des territoires perdus, les forces du régime y ont de plus en plus recours. Pour reprendre une ville, celle-ci est tout d’abord bombardée par l’artillerie jusqu’à ce que les groupes armés qui y sont présents s’en retirent. Les forces du régime l’investissent ensuite, fût-elle rendue à l’état de ruines. C’est par exemple le cas de al-Qoussair, une ville de 30 000 habitants située au sud de Homs. La ville a été massivement bombardée par les forces du régime en avril et mai 2013, avant que l’assaut final soit donné conjointement avec la milice du Hezbollah en juin.

    C’est cette tactique, inspirée sans doute par les conseillers militaires russes présents en Syrie dès 2012, qui est encore à l’œuvre à l’automne 2015 dans le nord de la Syrie : l’aviation russe pilonne, et les forces gouvernementales, appuyées par des milices iraniennes, libanaises et irakiennes, reprennent ensuite les villes vidées de leur population et des groupes combattants — ce fut par exemple le cas lors de la reprise en janvier 2016 de Skeikh Masakin dans la province méridionale de Dara’a ou de celle de Rabia dans la province de Lattaquié. Les villes du nord de la ville d’Alep ont ainsi été bombardées lors de la première semaine de février 2016 (un millier de raids aériens russes) puis investies par l’armée syrienne, coupant la continuité du contrôle territorial de l’opposition depuis les quartiers Est d’Alep jusqu’à la frontière turque [21].

    La destruction comme instrument de répression et de terreur

    Les destructions sont également le fait de campagnes qui se déploient dans des contextes qui ne sont pas en lien direct avec des opérations militaires. Il s’agit de campagnes de bombardements menées au moyen de trois types d’armes : des missiles de longue portée de type SCUD ; des bombardements effectués par l’aviation du régime (et russe à partir d’octobre 2015) ; des largages de barils remplis de fragments métalliques et d’explosifs (jusqu’à 900 kg de TNT) à partir d’hélicoptères. Ces barils sont une arme non conventionnelle très utilisée par le régime, notamment dans le nord de la Syrie [22]. Ces campagnes engendrent des destructions urbaines massives. Leurs caractéristiques spatiales sont remarquables : premièrement, la majorité des destructions a lieu loin des lignes de front ; deuxièmement, les impacts des bombardements sont très nombreux, les uns à côté des autres, à la manière d’un tapis, et recouvrent de larges surfaces ; troisièmement, seules les zones résidentielles tenues par l’opposition armée sont affectées par ce type de bombardement. Les exemples de ce type de destruction sont nombreux en Syrie. La carte suivante illustre les destructions perpétrées dans les quartiers orientaux d’Alep.

     

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    La triple caractéristique de ce type de destructions — destruction de surfaces importantes de quartiers résidentiels éloignés des lignes de confrontation, sans objectif militaire immédiat, mais tenus par les groupes armés de l’opposition — pose la question de leur place dans la tactique de guerre du régime. Elles ont peut-être pour objectif de retourner les populations locales contre les groupes d’opposition locaux, ou de servir de punition pour leur soutien supposé à ces groupes [23]. Elles servent peut-être d’avertissement aux populations qui sont dans des zones toujours sous contrôle du régime et qui pourraient être tentées de se rebeller. Quoi qu’il en soit, ces campagnes corroborent le diagnostic de bombardement « indiscriminé » des populations [24], une tactique militaire illégale au regard du droit humanitaire international. De ce point de vue, les destructions urbaines ne sont pas seulement l’une des conséquences du conflit armé : elles sont aussi, et peut-être surtout, une arme aux mains des forces gouvernementales.

    La spirale de la violence bénéficie de ce point de vue au régime, et les destructions urbaines s’inscrivent dès lors dans une logique paradoxale de survie de celui-ci [25]. Elles expliquent par ailleurs le lourd prix payé par les populations civiles : plus de 90 % des morts d’enfants et des blessures subies par les enfants sont infligées par les bombardements aériens. Elles suscitent des vagues massives de déplacement en rendant la vie impossible aux populations.

    Conflit et transformation des équilibres démographiques

    Le conflit transforme en profondeur les équilibres démographiques de la Syrie sous l’effet des combats, de la progression de l’État islamique, mais aussi sous celui des sièges, des bombardements indiscriminés et des destructions qui en découlent.

    Les chiffres sont connus : sur les 21 millions d’habitants que comptait la Syrie de 2011, on estime que 11,5 millions de personnes au moins ont dû quitter leur logement. Le déplacement de population est donc non seulement massif mais il est aussi très intense dans le temps. Selon le HCR, 4,8 millions de Syriens ont cherché refuge à l’extérieur, principalement dans la région (Turquie, Liban, Jordanie, Iraq — il s’agit du nombre de personnes enregistrées). Il faut ajouter à ce chiffre une partie des 900 000 Syriens ayant déposé une demande d’asile dans un pays européen depuis 2011 [26], et les quelques dizaines de milliers accueillis dans d’autres pays. Cependant, un nombre important de Syriens ne sont pas enregistrés ou n’ont pas déposé de demande d’asile — jusqu’à un million selon certaines estimations [27]. Par conséquent, la population syrienne est massivement amputée non seulement par la mort d’au moins 1% de sa population mais aussi par l’exil forcé.

    Les structures de peuplement de la Syrie en sont d’autant plus modifiées qu’au refuge à l’extérieur s’ajoute le déplacement à l’intérieur du pays d’environ 6,5 millions de personnes. Les déplacements de population que l’on observe sont de trois types : de proximité, au sein d’une même région ou territoire tenu par l’une des parties au conflit ; des déplacements vers d’autres régions ou territoires, tenus ou non par d’autres parties au conflit ; des déplacements vers l’extérieur du pays (réfugiés). Les combinatoires de ces trois principales dynamiques sont fonction des caractéristiques locales de chaque entité territoriale (qui ont par ailleurs pu varier depuis 2011). Par exemple, comme l’illustrent les cartes 2 et 3, le gouvernorat [28] d’Alep, le plus peuplé du pays en 2011, divisé entre différents groupes de l’opposition, les Kurdes syriens, et les forces du régime, est à la fois celui qui connaît les plus importants flux de départ vers d’autres gouvernorats ou vers l’étranger, et celui qui accueille la plus importante population de déplacés de l’intérieur.

     

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    Dans l’ensemble, les régions qui accueillent le plus de déplacés de l’intérieur sont celles qui sont préservées des bombardements, c’est-à-dire celles qui sont tenues par le gouvernement. De ce fait, même si les zones gouvernementales connaissent elles aussi de nombreux départs, leur population reste relativement stable, voire augmentent — comme dans le cas du gouvernorat de Tartous — du fait de l’arrivée de déplacés intérieur. Les territoires sous contrôle de l’opposition sont davantage marqués par le déclin démographique. Ils accueillent certes des déplacés de l’intérieur, fuyant combats, répression, et bombardements. Mais les flux de population vers d’autres régions ou vers la frontière dominent. Ils s’expliquent par le nombre de morts, les campagnes de bombardement, l’expansion de l’État islamique dans les régions orientales depuis 2014 ; mais également par la difficulté croissante de la vie quotidienne dans ces territoires.

    À l’échelle locale, les situations sont très variées selon les contextes. Des zones de plein et des zones de vide se juxtaposent bien souvent. C’est par exemple le cas des zones sous siège — la population du quartier du camp palestinien de Yarmouk, dans les quartiers sud-est de Damas, est par exemple passée de 150 000 à environ 18 000 habitants [29]. À Alep, les quartiers orientaux tenus par l’opposition et bombardés se sont vidés de leur population : à l’été 2014, il était alors estimé que 300 000 personnes vivaient encore dans ces quartiers orientaux, contre un million avant le conflit [30].

    Le déplacement forcé, un accélérateur de fragmentation sociale et spatiale

    Généralement, le déplacement n’est pas unique, monodirectionnel, et définitif : on se déplace d’abord à proximité, au sein de la même région, pour se mettre à l’abri et prendre le temps d’évaluer la possibilité de revenir ou non. Selon les contextes locaux, les déplacements peuvent ainsi être temporaires et circulaires. Bien souvent cependant, de nouveaux risques sécuritaires, les contraintes économiques, la nécessité de scolariser les enfants, ou la possibilité ou non de rejoindre famille ou proches susceptibles d’offrir un toit conduisent à effectuer un autre déplacement, puis un autre, puis un autre. Le refuge s’inscrit dans ce continuum : les réfugiés hors de Syrie ont opéré en moyenne huit déplacements intérieurs avant de franchir la frontière.

    Cependant, la capacité à se déplacer pour se protéger dépend de nombreux facteurs : les Syriens ne sont pas égaux devant le déplacement. L’existence de réseaux de sociabilité est souvent déterminante : l’accueil chez des proches est la première modalité d’hébergement des déplacés, et souvent une condition indispensable pour être soutenu matériellement. Par ailleurs, la possibilité de financer un déplacement ou au contraire l’absence de ressources décident aussi de la mobilité ou de l’immobilité des Syriens dans le conflit. Pour les déplacés, la sédentarisation dépend souvent de la possibilité de trouver une activité rémunératrice. À l’inverse, du fait de l’absence de ressources, beaucoup de Syriens subissent une immobilité non choisie, que ce soit dans leur lieu de résidence habituelle, dans l’un des lieux de leur déplacement, ou dans le refuge à l’étranger.

    La mobilité est également fortement contrainte par les questions sécuritaires : franchir les démarcations entre territoires tenus par des forces opposées est difficile, que ce soit par exemple du fait des barrages de contrôle (ceux du groupe de l’Etat islamique autour de la ville de Deir ez-Zor par exemple), ou lié au risque élevé pour les hommes en âge de se battre en provenance des zones tenues par l’opposition d’être arrêtés par les forces gouvernementales. De ce point de vue, les femmes circulent plus aisément que les hommes, ce qui explique notamment leur nombre plus important dans les populations de déplacés. Elles emmènent avec eux leurs jeunes garçons avant que ceux-ci atteignent l’adolescence. L’appartenance confessionnelle est par ailleurs un obstacle à la mobilité pour les hommes sunnites, plus susceptibles d’être arrêtés aux barrages du régime que les membres de minorités religieuses.

    Le déplacement opère donc une forme de tri spatial, social, générationnel, confessionnel et ‘genré’ de la population syrienne. Dit autrement, la capacité des Syriens à se déplacer pour fuir les risques de la guerre dépend en grande partie de leurs réseaux, de leurs ressources, de leur sexe, de leur âge, de leur religion, de leur origine géographique. Et l’accès aux territoires tenus par le régime, et la vie quotidienne dans ces territoires, est par ailleurs plus pour certains individus et groupes que pour d’autres.

    Ce faisant, des familles entières sont séparées par des éloignements durables, et les trajectoires des individus sont soumises à de très fortes incertitudes. Par ailleurs, dans une Syrie appauvrie, les conditions de vie des déplacés se dégradent rapidement et donnent souvent lieu au développement de conduites de ‘compensation’ [31] caractéristiques de ces temps de crise : vente des biens et des titres de propriété pour des sommes infimes, réduction des portions alimentaires, développement de la prostitution, du travail des enfants, etc.

    Destructions et déplacements: instruments du conflit et conditions de la paix

    L’ampleur des déplacements de population en Syrie reflète donc l’ampleur des destructions urbaines, sans pouvoir s’y résoudre complètement pour trois raisons principales.

    D’une part, le sort des réfugiés syriens n’est pas une préoccupation du régime de Damas. On peut même penser que les difficultés inédites que cette situation extraordinaire crée pour des pays qui ne lui sont pas favorables — dans son proche entourage comme en Europe — sont un moyen d’exercer un pouvoir de nuisance sur la scène internationale, à défaut d’autres cartes. La négligence de Damas en ce qui concerne le sort de sa population s’illustre par ailleurs dans le contrôle que le régime exerce sur l’accès humanitaire aux populations des territoires gouvernementaux. Non seulement l’arme de la faim est utilisée dans les situations de siège mais le régime, en limitant la distribution de cette aide et en contrôlant de fait sa destination (à des populations choisies) la transforme de fait en instrument politique [32]. Toute fourniture d’aide humanitaire qui ne passe pas par les circuits validés est par ailleurs criminalisée, ce qui explique que les réseaux syriens humanitaires indépendants soient tous clandestins.

    D’autre part, l’effet des bombardements sur les populations des territoires tenus par l’opposition — morts, blessés, destructions — conduit à leur progressive dépression démographique. Viser les populations civiles participe dès lors de l’affaiblissement des adversaires du régime, ce que corrobore la stratégie affirmée de « al-jû` aw al-rukû » (la faim ou la soumission) mise en œuvre dans les sièges depuis la fin 2012 [33]. Détruire et vider un territoire de sa population est de ce point de vue une arme du conflit. Le coût induit est jugé marginal par rapport à l’objectif qui est la reconquête — et la survie du régime de Bachar al-Assad.

    Enfin, on peut s’interroger sur le rôle des déplacements de population vers les régions dominées par les forces gouvernementales dans la consolidation d’une « Syrie utile » dont le contrôle est nécessaire à la survie du régime. Celui-ci pourrait ainsi se réclamer d’une plus forte légitimité politique du fait que « ses » territoires abriteraient une plus forte proportion de la population syrienne, tandis que ceux dominés par ses adversaires seraient vidés de leurs forces vives.

    Dans ce contexte de destruction d’une partie importante du pays, de ses zones résidentielles, commerciales, économiques, de ses infrastructures majeures, et de déplacements massifs et prolongés de population, le retour des déplacés syriens de l’intérieur et des réfugiés à l’extérieur sera l’un des enjeux de la Syrie de demain. Ce retour sera indexé aux modalités de règlement du conflit, mais aussi à la possibilité de reconstruire réellement le pays — socialement, politiquement, économiquement, et matériellement : une reconstruction qui pour être durable nécessitera en somme l’instauration d’une vraie solution politique, et non pas une simple trêve militaire.

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    Mes remerciements vont à Loïc Rivault, enseignant de géographie à l’Université Rennes-2, pour notre dialogue nourri autour du conflit syrien et sa généreuse autorisation à faire usage des cartes qu’il réalise, et dont certaines figurent dans cet article. [Leïla Vignal Publié par Alencontre le 30 - mars - 2016 ]

    Source: Leïla Vignal, «Syrie: la stratégie de la destruction», La Vie des idées, 29 mars 2016. ISSN : 2105-3030.

    URL: http://www.laviedesidees.fr/Syrie-la-strategie-de-la-destruction.html

    http://alencontre.org/syrie-la-strategie-de-la-destruction

    Notes

    [1] Source: ‘Syrian Elite to Fight Protests to ‘the End’’, New York Times, 10 Mai 2011.

    [2] Souhaïl Belhadj, La Syrie de Bashar al-Assad. Anatomie d’un régime autoritaire, Belin, 2013, recensé par Leïla Vignal, « Aux origines de l’insurrection syrienne », La Vie des idées 26 février 2014. Et Souhaïl Belhadj, “L’appareil sécuritaire syrien, socle d’un régime miné par la guerre civile”, Confluences Méditerranée, L’Harmattan, 2014/2 – N° 89, pages 15 à 27.

    [3] Leïla Vignal, 2014, « La révolution ‘par le bas’ : l’engagement révolutionnaire en Syrie », in Soulèvements populaires et recompositions politiques dans le Monde arabe, Camau M. et Vairel F. (dirs), Éditions des Presses Universitaires de Montréal.

    [4] Leïla Vignal, 2012, « Syrie, anatomie d’une révolution » in La vie des Idées (juillet 2012).

    [5] Voir « Bilan des victimes : l’impossible comptage », Libération, 10 mars 2016.

    [6] La moitié, selon les morts documentées par le Syrian Network for Human Rights (Rapport Who are Kiling Civilians in Syria, Civilian’s Death Toll up to the end of October 2015, October 2015) ; 70% selon le Violation Documentation Centre, qui a documenté 131 555 morts en date du 2 mars 2016.

    [7] Source : Rapport Between Prison and the Grave, Enforced Disappearances in Syria, Amnesty International, 2015.

    [8] Source : Humanitarian Response Plan, January-December 2016, United Nations Office for Coordination of Humanitarian Aid (OCHA), December 2015.

    [9] Source : Rapport OCHA, ibid.

    [10] Source : Entretiens téléphoniques avec des habitants de Damas, janvier 2016.

    [11] Source : OCHA, December 2015, op. cit.

    [12] En septembre 2015, selon l’OCHA (rapport cité).

    [13] Source : Rapport Slow Death : Life and death in Syrian communities Under Siege, Syrian American Medical Society Report, March 2015.

    [14] D’après les données collectées par l’ONG néerlandaise PAX et le Syrian Institute, First Quaterly Report on Besieged Areas, February 2016 (www.siegewatch.org).

    [15] Source : Médecins Sans Frontières : Rapport Syrie 2015 – Rapport sur les blessés et les morts de guerre au sein de structures sanitaires soutenues par MSF, Publié le 8 février 2016.

    [16] Source : “The Syrian revolution is a baby – it needs nourishment”, The NewStatesman, 18 July 2013.

    [17] L’ONG relève en 2015 82 frappes sur les 70 structures médicales qu’elle soutient, dont douze structures complètement détruites.

    [18] Source : Rim Turkmani with Ali A. K. Ali, Mary Kaldor and vesna Bojicic-Dzelilovic, July 2015, « Countering the logic of the war economy in Syria ; evidences from three local areas », Department of International Development, London School of Economics.

    [19] Seuls deux groupes ont recours aux bombes en milieu urbain : le Front al-Nusra et l’État Islamique.

    [20] Henckaerts J.-M., 2005, « Étude sur le droit International humanitaire coutumier. Une contribution à la compréhension et au respect du droit des conflits armés », in Revue Internationale de la Croix-Rouge, Vol. 87 Sélection française 2005. Sur le Droit coutumier international, se référer par exemple au site du Comité International de la Croix-Rouge.

    [21] Source : Le Monde, 7 février 2016, « La bataille d’Alep, tournant de la guerre civile syrienne ».

    [22] Source : Human Rights Watch (2014) “Syria : Unlawful Air Attacks Terrorize Aleppo”, et Amnesty International (2015), “Death everywhere ; war crimes and Human rights abuses in Aleppo, Syria”.

    [23] C’est explicitement le cas des sièges urbains, partie intégrante de la stratégie du régime, qualifiée par les officiers syriens eux-mêmes de campagne « d’affamement jusqu’à la reddition ». Source : Reuters, ‘Insight : Starvation in Syria : a war tactic’, 30/10/2013. Voir aussi Amnesty International, 2014, Squeezing the Life Out of Yarmouk. War Crimes against Besieged Cities ; et UNOHR, 2014, Report of the Independent International Commission of Inquiry on the Syrian Arab Republic, A/HRC/25/65.

    [24] UNOHR, 2013, Report of the Independent International Commission of Inquiry on the Syrian Arab Republic, A/HRC/22/59 ; et UNOHR, 2014, op. cit.

    [25] Vignal L., 2014, « Urban destructions : Revolution, repression and war planning in Syria (2011 onwards)”, in Built Environment, Special issue ‘Urban Violence’, Vol. 40, n°3.

    [26] En effet, une partie des Syriens en route vers l’Europe a été enregistrée dans la région et il n’y a pas de procédure de « dés-enregistrement ».

    [27] Cette estimation du Syrian Centre for Policy Research est construite à partir de projections et non d’un comptage : Rapport « Confronting Fragmentation ! Impact of Syrian Crisis Report », 2015.

    [28] La plus grande unité administrative ; on compte 14 gouvernorats en Syrie. Dans le conflit actuel, ces découpages administratifs ont peu de sens par rapport à la réalité du terrain et de ses divisions mais les données disponibles en relèvent.

    [29] Source : Valentina Napolitano, « Yarmouk, une guerre contre tous », Noria, Mai 2015.

    [30] Source : rapport REACH « Urban factsheet, Eastern Aleppo City, Syria crisis » (www.reach-initiative.org).

    [31] Les ‘coping strategies’ définies par les ONGs et organisations humanitaires internationales.

    [32] Un récent article rend compte de ce contrôle et des difficultés de la communauté internationale à y répondre, puisque le régime de Bachar al-Assad est toujours son interlocuteur du point de vue de la légalité internationale et du système onusien l’interlocuteur : « Aiding Disaster. How the United Nations’ OCHA Helped Assad and Hurt Syrians in Need”, par Annie Sparow, dans Foreign Affairs, 1 February 2016.

    [33] Voir Rapport First Quaterly Report on Besieged Areas, op. cit.

  • La gauche radicale après les attentats de Bruxelles (ESSF)

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    Pierre Rousset

    Le silence de la blogosphère anglophone, les non-dits en France Comment faire face

    Depuis janvier 2915, les attentats « djihadistes » ont pris en Europe une dimension et une dynamique sans précédent. Pourtant, une grande partie de la gauche radicale anglophone ne veut pas en prendre la mesure. En France, il reste à pousser plus avant la réflexion sur les implications de cette situation nouvelle : comment faire face ?

    Les attentats « djihadistes » meurtriers se succèdent en Afrique, au Moyen-Orient et au Maghreb, en Asie comme en Europe ou en Amérique du Nord. Ils doivent être analysés dans leur dimension internationale –, mais aussi dans leurs réalités régionales ou nationales.

    Je ne traiterai ici que du cadre européen, depuis janvier 2015 (attaques dans l’agglomération parisienne contre Charlie Hebdo et l’Hyper-Casher) en partant de deux questions : les réactions de la blogosphère anglophone et de la gauche radicale française.

    Après l’orage, le silence de la blogosphère anglophone

    Après l’attentat contre Charlie Hebdo, la blogosphère anglophone s’est enflammée : des milliers de courriels, des centaines d’articles lapidaires, des assauts furieux, des polémiques revanchardes… Cependant, les attentats qui ont suivi peu après au Danemark (en février) l’on laissé de marbre, ainsi que les véritables massacres de Paris en novembre dernier et de Bruxelles ce mois de mars. Bizarre, vous avez dit bizarre ?

    Certes, quelques organisations comme ISO aux Etats-Unis, ont publié des articles et témoignages significatifs sur les récents massacres [1], et des sites progressistes ont couvert ces événements avec constance, comme Open Democracy. Mais d’autres organisations qui suivent pourtant avec attention l’actualité moyen-orientale semblent assez peu concernées.

    Quant à la blogosphère, elle est restée indifférente, car il n’y avait plus d’enjeu qui la stimule.

    La grande question qui l’agitait en janvier 2015 ne concernait pas l’analyse de la politique terroriste de l’Etat islamique, mais la culpabilité des victimes : Charlie Hebdo accusé d’islamophobie, « les » Français ou « la » gauche française dont, n’est-ce pas, chacun connaît le racisme.

    Est-il possible maintenant, après les récents massacres, de reconnaître ce que cet « angle de vue » avait de parochial, de nombrillaire et d’identitaire ? Charlie Hebdo n’était en rien « responsable » des attentats de janvier 2015, il n’était qu’une cible utile. Ils auraient eu lieu même si ce journal n’avait pas existé – comme d’autres avaient eu lieu avant et ont eu lieu après. Pour une certaine gauche radicale, l’arbre de Charlie Hebdo a été utilisé pour cacher la forêt djihadiste.

    Il ne s’agit pas ici d’une rationalisation à postériori. C’était déjà évident à l’époque. L’article d’analyse que nous avions écrit alors, François Sabado et moi [2], mentionnait à peine Charlie Hebdo, car il « n’expliquait » rien. J’ai par ailleurs répondu aux accusations portées contre ce journal [3], mais quoi que l’on pense de son orientation éditoriale et de son histoire, le problème de fond n’était pas là.

    Une partie de la gauche radicale a voulu croire que l’Etat islamique (ou autres mouvements djihadistes) ne s’attaquait qu’à des « symboles compréhensibles », comme Charlie, les juifs (censés incarner l’Etat d’Israël) ou des églises (les « Croisés » occidentaux). C’était une lecture complaisante, mais aussi totalement illusoire des objectifs de Daesh (je renvoie à l’article que nous avons écrit, François Sabado et moi, après le 13 novembre [4]). La population, indifférenciée (et même non européenne, dans un aéroport international), est tout autant « cible légitime » [5] à ses yeux. L’orientation de l’EI est bien de tuer, blesser, traumatiser le maximum de monde pour aviver les tensions au sein de la population.

    Nous vivons dorénavant en Europe sous la menace perpétuelle d’attaques terroristes massives, comme c’est déjà le cas en d’autres régions. Il faut certes en comprendre les causes profondes là-bas (guerres sans fin, ordre néolibéral, régimes dictatoriaux…) et ici (précarisation de la vie, dictature des « marchés », discriminations…), mais aussi prendre la mesure des conséquences. Comment réussir à bloquer la constitution de régimes d’exception, comme en France, quand de tels attentats se succèdent ? Comment réussir à imposer l’accueil des réfugiés, quand la peur du « faux Syrien vrai terroriste » s’installe ? Comment refouler les extrêmes droites quand une extrême droite islamiste leur sert de faire valoir (et réciproquement) ?

    La politique de Daesh et ses « objectifs de guerre » pèsent dorénavant de façon majeure sur l’évolution de la situation en Europe – pour le pire. Si l’on ne veut pas être otage des réponses sécuritaires, militaires et liberticides de nos gouvernants, il nous faut leur opposer une autre façon de combattre le djihadisme – mais il faut l’opposer en pratique et pas seulement verbalement.

    Prises de positions françaises

    Nous avons publié sur ESSF de nombreux communiqués et déclarations, après les attentats de Bruxelles, en quatre lots [6]. Je m’y réfèrerais en indiquant le numéro du « lot ».

    Mais commençons par une complainte belge (lot 1) :

    « Pourquoi les musulmans ne descendent pas en masse dans la rue pour condamner ? »
    Parce que nous sommes en train de conduire les taxis qui ramènent gratuitement la population chez elle depuis hier…
    Parce que nous sommes en train de soigner les blessés dans les hôpitaux…
    Parce que nous conduisons les ambulances qui filent comme des étoiles sur nos routes pour essayer de sauver ce qu’il reste de vie en nous…
    Parce que nous sommes à la réception des hôtels qui accueillent les badauds gratuitement depuis hier…
    Parce que nous conduisons les bus, les trams et les métros afin que la vie continue, même blessée…
    Parce que nous sommes toujours à la recherche des criminels sous notre habit de policier, d’enquêteur, de magistrat…
    Parce que nous pleurons nos disparus, aussi…
    Parce que nous ne sommes pas plus épargnés…
    Parce que nous sommes doublement, triplement meurtris…
    Parce qu’une même croyance a engendré le bourreau et la victime…
    Parce que nous sommes groggy, perdus et que nous essayons de comprendre…
    Parce que nous avons passé la nuit sur le pas de notre porte à attendre un être qui ne reviendra plus…
    Parce que nous comptons nos morts…
    Parce que nous sommes en deuil…
    Le reste n’est que silence… »

    Ismaël Saidi, Belgo-marocain, auteur de la pièce Djihad

    Retour en France. En règle général, les syndicats (lot 2)

    Mouvements et partis condamnent clairement le massacre, ses auteurs et les mesures liberticides ou discriminatoires que nos gouvernants prennent en guise de réponse. Certains n’ont à ce jour rien publié (Solidaires…), d’autres se braquent sur un lapidaire raidissement défensif. Le pompon revient ici à Alternative Libertaire qui se contente de publier sur son site une déclaration d’AL Bruxelles affirmant qu’elle poursuivra son combat (lot 4, comme les suivants). C’est un peu court, au vu des circonstances !

    D’autres partis, comme le NPA, condamnent fermement les « attentats ignobles », affirment leur solidarité avec les victimes, dénoncent les buts des terroristes (« créer un engrenage irréversible de terreur et de violence en semant la haine et la peur ») ; mais après ce premier paragraphe, les six suivants sont entièrement tournés contre la politique intérieure et moyen-orientale de nos gouvernants et contre « les serviteurs des banques et des multinationales qui dirigent le monde ». Notre seule possibilité d’action est-elle d’exiger de nos gouvernements un changement radical d’orientation ?

    Quant à Ensemble ! (membre du Front de Gauche), elle en reste à des généralités très générales : « S’il est nécessaire de se doter de tous les moyens nécessaires pour assurer la sûreté publique et de prévenir de nouveaux attentats, cela passe par la nécessité de donner tous les moyens nécessaires aux services publics, une lutte résolue contre les inégalités, les discriminations, et non par le rejet des migrants ou la mise en place d’un état d’urgence permanent qui a suscité une stigmatisation des musulmans et une criminalisation des mouvements sociaux. »

    Enfin, le Parti de Gauche centre son communiqué sur la seule Syrie, réitérant sa ligne « pro-Poutine » : « Le soutien militaire aux pays et forces qui se battent aujourd’hui contre Daesh sur le terrain doit être apporté par une coalition internationale sous égide de l’ONU. Car c’est dans cette région du monde, et dans le respect du droit international, que doit être éliminée la menace de Daesh. ».

    Bien entendu, il ne s’agit encore que de brefs communiqués écrits à chaud. Il faut attendre la parution d’articles plus développés pour mieux fonder la discussion. Ainsi, la déclaration de la LCR-SAP de Belgique (lot 1) peut maintenant être complétée par une analyse de Daniel Tanuro (qui en est l’un des dirigeants) [7]. Notons seulement pour l’instant que la condamnation politique de l’Etat islamique (et non seulement de ses méthodes meurtrières) est aujourd’hui plus générale et plus fondée que par le passé ; mais que la question « comment combattre le djihadisme » est esquivée ou traitée en termes trop généraux.

    Entre un présent détestable et des lendemains qui chantent, comment combattre ?

    Dans une large mesure, les combats que nous menons déjà font partie de la solution. Ils s’attaquent aux racines sociales de la crise démocratique, visent à reconstruire une alternative solidaire (réellement à gauche) qui permette de rompre le choix mortifère entre hégémonie néolibérale et idéologies de haine, posent la question de la paix et de la sécurité du point de vue des peuples et non plus des puissances, etc. Cependant, outre les rapports de forces, nous nous heurtons à de réelles difficultés, dont :

    La crédibilité en ce présent détestable : le « peuple » n’est pas en mesure aujourd’hui de chasser de son sein, par le rejet social, par la fureur collective, les extrêmes droites (non confessionnelles ou religieuses) en particulier djihadistes. Police, armée et services secrets apparaissent alors comme un bien, ou comme un mal nécessaire. Rappelons-nous ce cri du cœur d’une victime soufflée par les explosions à l’aéroport de Bruxelles : « ils sont où ces putains de soldats ! ». Il ne faut pas se payer de mots, mais attaquer là où l’instrumentalisation de la peur par nos gouvernants peut être démontrée.

    L’incrédibilité des lendemains qui chantent : il importe évidemment de donner un horizon à nos résistances, un nom à notre alternative, mais personne ne croît (surtout pas nous) que nous marchons à grands pas vers sa réalisation prochaine.

    Comment donc mieux combattre ? Je n’ai évidemment pas la prétention d’offrir une réponse clé en main ! Cependant, je pense qu’il y a matière à débat, en partant de deux considérants :

    Le djihadisme – ainsi qu’une nébuleuse de courants politico-religieux qui lui sont idéologiquement proches – n’est plus seulement un produit d’importation, ombre portée de la crise irako-syrienne, mais aussi une réalité endogène. Il doit donc être combattu ici et pas seulement là-bas.

    Ce combat là-bas et ici doit être mené par les forces progressistes sur leurs propres bases, de concert avec les résistances à l’impérialisme et aux dictatures. Cela nous concerne. Il ne suffit pas de lutter indirectement contre le djihadisme et autre mouvement fondamentaliste (par exemple en dénonçant notre impérialisme). Il nous faut les combattre directement, car ils font dorénavant partie de notre réalité.

    Je vais essayer de montrer ce qu’à mon sens cela peut vouloir dire.

    « Tous ensemble »

    Nous avons dans notre main un atout maître, notamment en France : la brutalité et l’universalité des attaques néolibérales : ordre sécuritaire, destruction du code du travail, etc. Cela donne un fondement objectif très profond à une résistance « Tous ensemble ».

    Bien entendu, le « Tous ensemble » peut noyer les exigences propres des plus exploitées ou discriminées, des « sans voix », des « sans pouvoir ». Il faut se prémunir consciemment contre ce risque, mais il faut aussi valoriser le « Tous ensemble » – dans la lutte aussi bien que dans le quotidien.

    Comme le note l’Union des Progressistes Juifs de Belgique (lot 3), « Nous ne voudrions pas que, désormais [l]es habitants se replient et se regardent en chiens de faïence, se méfiant les uns des autres. Les attentats ont tué indistinctement. Plus que jamais, il faut mettre en œuvre des politiques qui inventent des dispositifs de rencontres, de dialogues, de mélanges, qui mettent l’accent sur la connaissance des récits singuliers qui composent notre aventure urbaine pour en faire une geste collective. »

    « Tous ensemble » exige de notre part que nous militions en tenant compte de toutes les exigences du salariat réellement existant (qui inclut, oh combien, le « précariat ») ou des habitants des quartiers populaires – même quand cela sort de nos routines syndicales ou politiques. Il n’est pas suffisant, par exemple, de lutter contre la violence policière dans les quartiers. Il faut aussi prendre en compte la violence quotidienne des gangs.

    « Tous ensemble » exige de notre part de défendre toutes les victimes. Il y a parfois une tendance à hiérarchiser la solidarité ce qui, en pratique, revient à abandonner à leur sort certaines victimes « non prioritaires » ou agressées par un « opprimé oppresseur ». Pour être concret, il faut défendre le juif menacé de mort et pas seulement le (supposé) musulman face à l’islamophobie. Il faut aussi défendre les femmes « arabo-musulmanes » qui refusent l’envoilement que veulent leur imposer les conservateurs islamistes et pas seulement la femme voilée frappée, injuriée, humiliée par le raciste « bien de chez nous ». Il faut combattre l’homophobie où qu’elle s’exprime.

    « Tous ensemble » exige de lutter contre tous les racismes, contre toutes les xénophobies, contre la haine de l’Autre. Les racismes ont des histoires et des encrages différents dont il faut tenir compte, mais il n’y a pas de racisme indolore. Le racisme et la xénophobie sont des poisons mortels qui, au bout du compte, rendent impossible une lutte commune et servent à merveille l’ordre dominant qui ne survit que grâce à nos divisions.

    Car le « Tous ensemble » n’exige pas seulement la reconnaissance fraternelle de l’Autre, une valorisation de la « mixité », mais aussi des combats communs pour des droits communs : à une vie non précaire, à l’éducation et à la culture, à l’emploi, à la sécurité, à la santé…

    Un combat idéologique

    Il n’y a pas de profil type des personnes qui, en Europe, rejoignent l’Etat islamique : les origines sociales, géographiques ou (non) religieuses varient, reflétant une crise globale. Evidemment, celui de « nos » djihadistes est plus resserré. Ayant souvent appartenu à des gangs, ayant connu la prison, étant déjà familiers des opérations armées, ils ont les connexions qui leur permettent d’agir sur ce terrain.

    Il ne faut pas pour autant sous-estimer le facteur idéologique dans les processus dits de radicalisation de l’islam ou d’islamisation de la radicalité (je trouve l’usage du mot « radical » fort peu approprié !). Des courants salafistes, par exemple, ne conduisent pas nécessairement au djihadisme [8], mais il n’en sont pas moins ultra-réactionnaires . De façon générale, nous assistons à une montée en puissance de courants conservateurs (qui n’est pas propre aux seuls milieux musulmans). Le tout crée un bain idéologique sur lequel le fondamentalisme (l’intégrisme) politique prospère.

    Nous combattons l’intégrisme catholique et évangélique protestant (d’extrême droite) sur la base des droits : IVG, mariage pour tous, éducation à la science (contre le créationnisme) et à l’égalité de genre… Il doit en aller de même à l’encontre de l’intégrisme islamique (d’extrême droite lui aussi).

    Vu la place qu’occupe la subordination des femmes dans la pensée conservatrice et, en particulier, dans le djihadisme, la défense de leurs droits (comme de ceux des homosexuels) est évidemment un terrain de confrontation pour nous décisif.

    Les extrêmes droites sont, de façon générale, à l’offensive en Europe, affichant de nombreux visages identitaires. Ce sont les anciennes et nouvelles extrêmes droites « bien de chez nous », plus ou moins fascisantes, qui sont en position de postuler au pouvoir dans divers pays européens – ou qui influencent déjà les pouvoirs en place. Un danger majeur !

    Il ne faut pas pour autant ignorer les conséquences du développement d’extrêmes droites à référence islamiste. Elles s’enracinent en effet dans des milieux populaires où un parti comme le Front national (pour parler de la France) ne peut pénétrer. En ce sens, ils se complètent, construisant de redoutables barrières à tout projet émancipateur, solidaire, réellement à gauche.

    Ne pas sacrifier leurs droits (voire leur vie) à notre sécurité

    Nos dénonçons sans relâche l’utilisation par nos gouvernants de la peur pour justifier l’imposition de mesures liberticides ici et d’une politique de guerre là-bas. Problème : certaines positions à gauche font preuve d’un cynisme fort peu solidaire. J’en prends deux exemples.

    Conforter le salafisme ?

    Dans une tribune pour Libération [9], le philosophe et sociologue Raphaël Liogier veut marier (notre) liberté et (notre) sécurité. Il propose, afin de lutter plus efficacement contre le djihadisme armé, de s’appuyer sur les mosquées salafistes (au lieu de les cibler comme le fait le gouvernement). Les milieux salafistes menacés par Daesh pourraient ainsi offrir aux autorités « un véritable réseau d’information au cœur du milieu musulman ».

    « Contrairement aux djihadistes, souligne Liogier, ces fondamentalistes sont focalisés sur la vie quotidienne et les mœurs, ils sont complètement dépolitisés. » Donc pas de problème ? Notre universitaire prend Abou Houdeyfa, imam de Brest, comme exemple de représentant des mosquées salafistes avec lesquelles il faut collaborer. La rédaction de Libération note que pour cet imam, « la musique fait naître le mal. ».

    Ce n’est pas un hasard si Liogier, pour lever tout ambiguïté, prend Abou Houdeyfa comme exemple de « point d’appui ». Ce dernier a effet provoqué un scandale, après la publication d’une vidéo, sortie en septembre dernier, extraite de l’un de ses cours. Il y explique devant des enfants qu’écouter de la musique est interdit et que « ceux qui l’aiment » sont ceux qui risquent d’« être transformés en singes et porcs » dans l’au-delà. Que ceux qui la consomment sont sur la voie du diable [10].

    Sommes-nous indifférents à ce qu’un tel enseignement soit servit à de jeunes enfants ? La criminalisation de la musique n’est-elle pas une violence sociale d’une terrible brutalité – et ce dans toutes les parties du monde. Comment ignorer la richesse des cultures musicales des pays musulmans ? Et quid des femmes ? Liogier reconnaît volontiers l’existence d’un « fondamentalisme extrême des mœurs, celui des femmes intégralement voilées par exemple », mais qu’importe, il n’y a là que choix de vie [11]. Fermer le ban.

    Liogier prétend marier efficacité sécuritaire et démocratie. Au final cependant, il affiche une conception étroitement policière du combat contre Daesh, pour laquelle les luttes d’émancipation d’un pan entier de notre société doivent être sacrifiées sans état d’âme [12]. Démocratie pour qui ? Sécurité pour qui ?

    Soutenir Poutine et Assad en Syrie ?

    Revenons sur la position du Parti de Gauche. A l’occasion des attentats de Bruxelles, il a donc réitéré sa position de fond sur le conflit syrien (mainte fois affirmée par Jean-Luc Mélenchon) : soutien à l’intervention russe et au régime Assad – le Parti communiste de Belgique allant encore plus loin dans l’alignement sur Moscou (lot 3). Comme mentionné plus haut, il explique dans une langue de bois propre aux communiqués diplomatiques, qu’une coalition internationale sous égide de l’ONU doit apporter son soutien « aux pays et forces qui se battent aujourd’hui contre Daesh sur le terrain » (lot 4)– « sur le terrain » signifiant avant tout la Russie et l’armée gouvernementale de Damas.

    Le régime Assad est pour une grande part responsable de la crise syrienne et des succès, dans ce pays, de l’Etat islamique. Il a torturé, affamé et tué plus de Syriens que tout autre acteur de cette guerre sans merci –, mais il est vrai qu’il n’envoie pas de commandos kamikazes ensanglanter l’Europe. Alors tant pis pour les victimes « là-bas » de l’une des dictatures les plus sanglantes au monde et de bombardements russes particulièrement meurtriers. Le « sens de l’Etat » (français), la défense de sa stature internationale et la sécurité de nos citoyens « ici » vaut bien aux yeux du PG une épaisse couche de Realpolitik !

    Ici et là-bas

    Dans toute perspective solidaire (internationaliste), le lien actif entre ici et là-bas s’avère essentiel. Trois suggestions pour le renforcer.

    1. Coopérer plus étroitement avec les associations de l’immigration – notamment, en France, de l’immigration maghrébine. Entre janvier et novembre 2015, le mois mars a connu l’attentat du Bardo à Tunis. S’il y a eu une réponse collective de mouvements franco-tunisiens et liés aux migrations méditerranéennes [13], la gauche française ne s’est manifestée qu’en ordre dispersé. Chaque attentat de part et d’autre de la Méditerranée pourrait être l’occasion d’appels et de mobilisations communes, allant au-delà de rassemblements symboliques.

    2. Renforcer la solidarité Syrie. Certes, le Collectif « Ni guerre ni état de guerre » existe, mais c’est une coalition contre la politique de l’Etat français à l’étranger comme en France même. Voilà qui est fort bien, mais cela ne remplace pas un mouvement de solidarité spécifique. En effet, tel n’est pas son objet. Le collectif appelle au retrait des forces française des théâtres d’opérations où elles sont déployées, ce qui est très important pour nous et qui aurait des implications effectives dans une partie de l’Afrique, mais fort peu en Irak-Syrie où notre impérialisme ne joue qu’un rôle mineur. Comme le note d’ailleurs « Ni guerre ni état de guerre » dans le communiqué publié après le 22 mars (lot 3), sur les 11 086 effectués par la « coalition occidentale », l’aviation française n’en a effectué « que » 680. Le retrait français ne changerait là-bas pas grand-chose, même s’il avait une portée importante ici.

    La solidarité Syrie ne peut se définir seulement en rapport à notre impérialisme et, en terme vagues, à la « coalition occidentale ». Elle doit prendre en compte les acteurs principaux de la guerre qui incluent aussi la Russie, la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar – voire Israël et l’Egypte –, l’Iran, le Hezbollah… et des fronts multiples, des « guerres dans la guerre »... Elle ne peut agir sans se demander à qui apporter son soutien, à qui le refuser, pour quelle paix mobiliser. Certes, la crise au Moyen-Orient est compliquée ! Mais il faut des accords de base : défendre de concert la résistance kurde et la résistance arabe populaire, progressiste – ce qui n’est possible ni avec des pro-Assad ni avec les forces qui confessionnalisent le conflit, ni avec des pro-Russe ni avec des pro-Américains.

    La tâche est difficile, mais peut-on accepter que le niveau de solidarité active avec les peuples de cette région reste si faible ?

    3. Internationaliser le rejet des attentats terroristes. Faire en sorte que chaque nouvel attentat soit l’occasion d’une dénonciation internationale de la part des forces progressistes, qu’une solidarité « de peuple à peuple », indépendant des gouvernants, s’affirme par des « solidarités croisées » et des appels communs. Bien entendu, les terrorismes d’Etat font un nombre de victimes plus important que les massacres djihadistes, mais l’un ne justifie pas l’autre. La dénonciation des méfaits impérialistes est déjà intégrée à l’ADN des gauches radicales. En revanche, hors des pays qui vivent depuis de longues années sous la menace fondamentaliste comme le Pakistan, cela n’est pas encore le cas concernant le djihadisme [14].

    Il n’est pas question de faire du djihadisme « l’ennemi principal » et de prôner en conséquence l’union nationale ! Mais pas question non plus de faire du djihadisme un « ennemi secondaire », justifiant par là une passivité coupable.

    Pierre Rousset,

    http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37572

  • Les mobilisations actuelles en Irak, une lueur d’espoir depuis l’été 2015 (Essf)

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    L’Irak traverse actuellement une période de crise profonde et pluridimensionnelle, économique et politique.

    Que ce soit au niveau de la sécurité au plan social ou au niveau de son existence même dans le futur et de la pérennité d’une société connue pour sa composition mosaïque aux plans religieux, confessionnel et ethnique.

    Sous la bannière du « nouvel Irak » et de la démocratie moderne, des politiques et des mesures ont été mises en œuvre visant à créer des brèches profondes dans cette société. Elles ont facilité sa division verticale, ont généré la peur de l’autre et un sentiment d’insécurité totale, permettant la domination de Daech dans les régions déjà sous son contrôle. Il y a toujours la peur des gangs du crime organisé ou de milices que le gouvernement est incapable de contrôler. Cela a entraîné le pillage généralisé de l’économie, au cours des années qui ont suivi l’occupation de 2003, estimées à 300 milliards de l’ensemble des revenus du pétrole pendant ces années qui atteignent 900 milliards de dollars.

    La fracture confessionnelle et la corruption

    L’administration américaine s’est appuyée au sein du conseil de gouvernement formé par Bremer, « le gouverneur civil », sur un régime reposant sur le concept de « composantes » et non de citoyenneté. Les représentants du conseil de gouvernement ont été choisis en fonction des équilibres démographiques, et partant, sur l’hypothèse qu’ils seraient de véritables représentants de leurs confessions et de leurs ethnies. Les événements économiques et sociaux auront démontré le contraire pendant ces années, en raison de la dégradation des conditions de vie de la majorité des citoyens, en termes de salaires, de services ou de sécurité.

    Les premières bandes de l’organisation Al Qaeda et par la suite Daech, en passant par toutes leurs dénominations, n’ont fait qu’accentuer la fracture confessionnelle et créer la discorde entre des citoyens qui coexistaient et étaient mêlés par le mariage depuis des temps anciens. Elles ont ciblé et ciblent toujours les marchés bondés, les stations où les travailleurs attendent le matin dans les zones chiites. Ces explosions quasi quotidiennes en ont visé des dizaines de milliers ainsi que des sunnites qui coopèrent avec les habitants chiites. Quant aux gouvernements d’obédience confessionnelle chiite, ils ont adopté grosso modo la même posture, réprimant et se vengeant sans discernement ; bien des innocents de confession sunnite ont été emprisonnés sans motif pour de longues durées. Le confessionnalisme de Maliki a contribué à élargir le fossé, qu’il a utilisé pour recevoir, -du moins le pensait-il-, le soutien des ses coreligionnaires.

    Dans cette logique au sein de l’État des « composantes », la composante chiite, la composante sunnite ou la composante kurde, etc., devaient être représentées dans les différents gouvernements, après l’avoir été au conseil du gouvernement. Des quotas mis en place au sein de chaque ministère en faisaient le fief de tel ou tel. N’y était intégré que celui qui avait payé le ministre et son parti, auxquels il reverserait des montants convenus d’avance s’il voulait passer des accords avec eux.

    Les ministères se sont ainsi transformés de structures devant fournir des services aux citoyens en institutions ou entreprises se devant de garantir le plus grand pouvoir financier au ministre corrompu ou à son parti, qui avait besoin de financement pour couvrir ses dépenses. Tout ceci s’est passé d’une façon soudainement consensuelle entre les « représentants » des confessions, lorsqu’il y a eu coopération avec des pauvres et les tenants de telle ou telle confession. De même, ces représentants se sont mis d’accord pour fixer salaires, allocations et privilèges à un taux élevé, aux trois pouvoirs, -gouvernement, justice et parlement-, ainsi qu’aux fonctionnaires des échelons supérieurs appartenant forcément à leurs partis. Et ce, alors qu’un quart des habitants vit sous le seuil de pauvreté fixé à 2,2 dollars américains par jour. Le prix pour accéder à de tels postes s’était renchéri et ils étaient devenus des sources de profit. Il fallait ensuite travailler dur afin de rembourser le capital investi dans telle fonction ou tel ministère. Nous pouvons nous imaginer ce qu’étaient les services publics offerts par ce genre de politiciens. L’État a remplacé le souci des services en souci de fonctionnarisation selon un favoritisme partisan ou un corruption calculée. Le nombre de personnes travaillant dans le secteur gouvernemental et ses administrations a augmenté de façon exponentielle en huit ans. Le nombre de travailleurs dans la fonction publique a doublé plusieurs fois en huit ans pour dépasser les quatre millions (dont les forces armées et les fonctionnaires de l’Intérieur). Ceci a eu pour corollaire un absentéisme notoire, les études spécialisées indiquent que la présence au travail ne dépasse pas les trente minutes par jour. Cela ne concerne pas évidemment l’employé qui est contraint de se rendre quotidiennement au travail et d’y effectuer des heures de travail, mais l’administration déficiente et corrompue.

    En plus de ce « développement » naturel, on a affaire à une volonté politique arbitraire qui achète les loyautés par des allocations spécifiques pour tel ou tel influent dans sa zone ou sa confession. On a vu émerger des centres de forces tous reliés au Premier ministre qui se préparait à un troisième ou quatrième mandat.

    Le rapport de forces politique

    Les résultats électoraux du 30 avril 2014 ont été l’expression de ce rapport de forces. Il s’agissait des premiers scrutins après le retrait des forces américaines à la fin de l’année 2011 et des troisièmes élections législatives depuis l’agression américaine de 2003. 277 partis et courants, regroupés au sein de plus de trente blocs politiques, ont brigué les 328 sièges de députés, permettant à Maliki d’obtenir une large majorité, mais ne lui permettant pas d’être seul au pouvoir, comme il l’aurait voulu pour se libérer des chaînes des « quotas ».

    Ces élections ont été entachées d’accusations de fraudes et de pressions sur les électeurs, par une corruption flagrante, filmée et diffusée sur les réseaux sociaux. Ce sentiment a été renforcé par le mode de décomptes des voix effectué dans les bureaux de vote locaux effectués le soir même sans annonce des résultats globaux. Celle-ci n’a eu lieu qu’après le regroupement des urnes à Bagdad dans un seul centre. Les voix ont été recomptées et il a fallu trois semaines pour que les résultats soient proclamés, soit le 19 mai, laissant apparaître de grandes différences entre le nombre des voix de telle ou telle liste, entre le premier chiffre et le second. Le responsable des élections est un Office « indépendant », mais soumis aussi aux quotas confessionnels, ethnique et politiques.

    La Coalition de l’État de Droit dirigée par Nouri Al Maliki a remporté plus de 92 sièges, le Courant sadriste, le Bloc des Libres, dirigé par le jeune religieux Muktada Al Sadr, 33 sièges, et la Coalition du Citoyen dirigée par un autre jeune religieux, Amar Al Hakim, 30 sièges. Ces listes sont alliées à d’autres listes religieuses, au sein d’une autre, plus large, au Parlement, sous l’étiquette d’« Alliance nationale » qui y détient à elle seule plus de la moitié des sièges. Mais il y a une divergence en son sein, antérieure aux élections, concernant le feu vert donné à Maliki pour un troisième mandat, qui ouvrirait la voie à un mandat illimité ou non. Ces deux forces s’y sont opposées mais ne sont pas parvenues à une candidature alternative. Ces trois forces ont des rapports privilégiés avec l’Iran à des degrés divers.

    A la quatrième place on a la liste « Unis pour la Réforme », avec 25 sièges, dirigée par Oussama Al Fajita, (Islamiste sunnite), ex président du Parlement et frère aîné du gouverneur de Ninive (Mossul) Athil Al Najifi ; ensuite vient la liste de Coalition Nationale, 21 sièges, dirigée par Iyad Alaoui, opposant, ex baathiste visé par une tentative d’assassinat perpétrée par l’ancien régime alors qu’il se trouvait à Londres. Lors des élections de 2010, il s’était hissé au premier rang avec plus de quatre vingt dix sièges, bien avant Maliki alors ; mais des « arrangements » constitutionnels et juridiques ont été voulus par Maliki et renforcés par un accord irano-américain conduisant à son éviction et au choix de Maliki pour former le cabinet.

    Les deux principaux partis kurdes, le Parti Démocratique du Kurdistan, dirigé par Massoud Barzani, président de la région et résident dans la capitale, Erbil, proche de la Turquie, et l’Union Nationale du Kurdistan, dirigée par l’ex président de la République, Jalal Talabani, ont obtenu 19 sièges. Ce dernier a des rapports privilégiés avec l’Iran, bien qu’il accueille des opposants kurdes d’Iran, près de Sulaymania, sa ville stratégique.

    La Coalition Arabe (nationaliste sunnite) dirigée par Al Mutlaq, un ex Premier ministre, a remporté dix sièges, et « Diyali est notre identité », cinq sièges (dirigée par Salim Al Jubouri, actuel président du Parlement, du Parti Islamiste.

    Le Parti du Changement (Goran), parti kurde dissident de l’Union Nationale du Kurdistan depuis 2009, a obtenu neuf sièges et les partis de la Vertu (parti religieux chiite) et Alnakhab [Les élites], ont obtenu ensemble six sièges ; même chose pour la Coalition de la Réforme dirigée par Al Jaafari, ex Premier ministre avant Maliki, et ex Président du parti Dawa avant que Maliki n’en prenne la direction.

    Des blocs ont remporté les quelques sièges restants, comme l’Alliance Civique Démocratique : trois sièges. Le Parti Communiste Irakien n’en a remporté aucun alors qu’il constituait la base la plus organisée de cette alliance ; l’un de ses cadres éminents, Jassim Al Hulfi qui venait en troisième place sur la liste, a dû se désister en faveur de la femme qui venait après lui, en vertu du code électoral imposant des quotas féminins au parlement. Jassim Al Hulfi est l’un des initiateurs et des dirigeants du « mouvement populaire » de protestation actuel.

    Il y a cinq sièges réservés aux Chrétiens, dont l’un a été remporté par le Parti Communiste Irakien, un siège pour les Sabéens, un pour les Shabaks et un autre pour les Yézidis.

    La majorité des forces politiques étaient résolues à empêcher Maliki de briguer un troisième mandat, car il gouvernait seul et sabotait les accords politiques qui avaient permis son accession à la présidence du gouvernement pour la seconde fois et en raison de sa propension à déclencher crise sur crise. Notamment aussi parce qu’il avait contribué à approfondir la fracture confessionnelle entre chiites et sunnites, et qu’il avait une responsabilité dans les crises au Kurdistan, sans parler du fait qu’il avait utilisé l’argent public pour acheter des allégeances, ou utilisé le parquet pour contourner décrets et lois du conseil des ministres. La « Référence » (Haute autorité religieuse chiite) a acquiescé à cette demande populaire en refusant déjà depuis deux ans avant les élections de recevoir quiconque des politiciens beau parleurs qui se vantaient de son soutien, en premier lieu Maliki. Son porte parole disait : « Ce qu’on a testé, on ne le teste plus ».

    Maliki a tenté de récolter des soutiens à l’intérieur et à l’extérieur de la Coalition Nationale, pour garantir l’exercice d’un troisième mandat, en la proclamant le plus grand bloc parlementaire au parlement, dépassant en cela l’alliance qui était la sienne et dont elle est partie prenante, et ce dans une tentative de se débarrasser de l’opposition de son allié dans cette alliance ; mais il a échoué à rassembler plus de 115 appuis au Parlement. On a découvert qu’il était au courant de l’attaque de Daech sur Mossul, -ce qui n’a fait qu’aggraver les choses pour lui-, et qu’il n’avait rien fait pour y l’empêcher, espérant pouvoir profiter de cette attaque en mettant en difficulté les responsables sunnites, ses adversaires politiques, et d’apparaître comme le libérateur de Mossul, après peu de temps, mais l’impétuosité de l’attaque et la défection de l’armée,- composée de forces imaginaires dont la plupart des éléments avait été désignée par favoritisme, et qui n’étaient dans leurs casernes que les jours de paye-, l’impétuosité et l’imminence de cette attaque sur Bagdad (ils étaient à quarante kilomètres) ont confirmé le danger qu’il y a aurait à conserver Maliki au poste de Premier ministre une troisième fois.

    Un groupe de dirigeants historiques du parti de Maliki, le parti Dawa, ont fomenté un projet de renversement et ont eu recours aux forces de « l’Alliance Nationale ». Le Premier ministère a été remis à Haydar Al Abadi, avec le soutien large du parlement, rassemblant toutes les forces, à l’exception de celles gravitant autour de Maliki lui-même, estimées à 70 députés. Il a eu le poste de vice Président de la République, comme lot de consolation.

    Al Abadi était dans une position critique au niveau du Parlement car la majorité de son parti était dirigée par Al Maliki et ses soutiens les plus importants venaient de l’extérieur de son bloc, c’est à dire des Libres, du Citoyen et des autres, ce qui contribuait à l’enchaîner quelque peu, en dépit du « mandat » populaire qu’il avait reçu et du soutien de la « Référence » chiite à ce mandat, mais beaucoup de ses soutiens lui rappelèrent qu’il ne devait son poste qu’aux quotas confessionnels, dont était exigé le dépassement.

    Ce qui caractérise la situation politique en Irak depuis de longues années, c’est qu’opposition et partisans du premier ministre sont toujours au gouvernement ensemble. Il est rare de trouver un bloc parlementaire important en dehors du gouvernement, en raison d’une logique de consensus ou de quotas confessionnels et ethniques. C’est le cas pour le gouvernement d’Al Abadi, qui a été constitué après un accord sur un programme politique équilibré visant à apaiser les tensions ravivées par Maliki, la promesse de la promulgation d’une loi d’amnistie générale pour sauver les innocents et le proches des victimes, une loi qui ne concernait pas ceux dont les mains étaient maculées de sang. Il a été aussi promis d’agir sur « une base de vrai partenariat, de consolidation de l’unité nationale et dans l’esprit de la paix civile ». Al Abadi travaille à diligenter une loi pour la garde nationale, qui soit constituée sur une base territoriale, en tenant compte des revendications des masses dans les départements à majorité sunnite lors des rassemblements qui se sont poursuivis tout au long de l’année 2013 et qui ont été réprimés par Maliki par la force à la fin de cette même année. Tout ceci sur la base d’une économie déformée facilitant la propagation de toutes les maux qui rongent les régimes non démocratiques, surtout lorsque ces derniers reposent sur des accords confessionnels, religieux et ethniques compliqués, qui déchirent la société et l’État en même temps.

    Économie mono rentière et dépenses de consommation

    L’économie irakienne repose sur une seule marchandise qui représente 95 % de ses revenus, et ce depuis bien avant l’agression américaine [1]. Les avis des conseillers et des experts ont été vains, suggérant de ne rater aucune occasion pour diversifier les sources de l’économie en s’appuyant sur ces rentrées de liquidités faciles. Mais c’est le contraire qui s’est passé, la situation a évolué vers une augmentation des dépenses et à une dépendance de plus en plus grande envers les revenus du pétrole. Ainsi nous assistons à un déclin des capacités de production et la baisse de la contribution des secteurs des marchandises dans la génération du produit intérieur brut et une détérioration significative dans les secteurs de l’agriculture et de l’industrie de transformation. Alors que « le plan de développement national pour les années 2010-2014 » considérait que l’industrie de transformation était l’une des activités importantes, mais l’investissement gouvernemental n’a pas dépassé 3,52%, avec un taux d’exécution de 23,3%, pas plus. Ceci s’est accompagné de dépenses de consommation croissantes et d’une ouverture des frontières aux produits étrangers sans protection du producteur local, et sans garantie de qualité et de sécurité pour le consommateur. L’augmentation des recettes pétrolières entre 2003 et 2014 de façon constante d’environ 14 milliards à 150 milliards a permis à ce que le Docteur Salah Yasser nomme l’élite politique, d’élargir le clientélisme et le népotisme et de développer les mécanismes d’absorption et de contrôle et « c’est dans ce cadre que s’est développée une couche bureaucratique au sein des franges supérieures du gouvernement, de l’armée et de la sécurité ». Cette catégorie a pu, de par sa position dominante dans les décisions prises dans les divers organismes gouvernementaux, détourner une grande part de la rente pétrolière croissante jusqu’à 2013. Le docteur Yasser évalue les pertes annuelles à 40 milliards de dollars. Cela représente par comparaison, quatre fois le budget de la Jordanie supposé suffire à onze millions de citoyens. Ceci a conduit naturellement à créer de grandes disparités entre les revenus, selon le dernier recensement des revenus de la famille irakienne pour l’année 2007, et tout ce qui s’est passé depuis n’aurait fait qu’accentuer ces disparités. Cette étude estime qu’un cinquième supérieur des familles dispose de 43% de l’ensemble des revenus du pays, tandis que le cinquième le plus pauvre dispose de 8% seulement avec des disparités supplémentaires à l’intérieur de ce cinquième entre départements, et entre zones rurales et urbaines. Des statistiques gouvernementales de l’année 2009 évaluent le taux de pauvreté en Irak à 23%, soit sept millions de personnes, un taux qui atteint 40% dans certains départements du sud supposés « gouverner » l’Irak depuis 2003 au travers de leurs représentants dans les partis religieux chiites. Ce taux atteint dans les campagnes de ces départements 60% comme dans celui de Wassit, 61% dans celui de Babylone et jusqu’à 75% dans celui de Muthenna. Les précédents gouvernements se sont appuyés sur la fonctionnarisation, comme nous l’avons dit plus haut, en en faisant une réponse non intelligente au chômage. Le nombre des fonctionnaires a augmenté à plus de quatre millions de fonctionnaires, auxquels il faut ajouter deux millions de retraités et environ un million de personnes touchant l’aide sociale, soit sept millions de personnes recevant entre 70 et 80% du budget de fonctionnement.

    En dépit des orientations claires de l’administration américaine, puis des orientations locales pour passer à une économie de marché, les entraves à la fourniture de l’électricité ont retardé les privatisations nécessaires à cette économie. On estime à 47 milliards de dollars les dépenses d’électricité alors que le coût des besoins de l’Irak s’élève à moins d’un quart de cette somme. L’inexistence de bénéfices pour la plupart des sociétés et des usines ne sont guère attractifs pour les capitalistes. Et dans des conditions de sécurité difficiles pour les acquérir, ils préfèrent investir dans les importations qui sont en hausse : de moins de dix milliards de dollars en 2003, elles sont passées à 58 milliards en 2010 et 75 milliards en 2014, sans protection du consommateur et selon un mode qui freine la croissance et augmente la dépendance.

    Mais les législations mises en place par le gouverneur civil Bremer, en facilitant le passage d’une économie de marché par « la libération » du commerce extérieur de toute contrainte, et la liberté de circulation des capitaux et des flux financiers à l’étranger, ont conduit, entre autres mesures, du même acabit, à faire exploser le chômage dont le taux a atteint cette année plus de 25%, selon une déclaration du ministre du Travail lui-même au mois de mars de cette année.

    Daech

    La politique de discrimination confessionnelle menée par les forces gouvernementales et les milices des partis confessionnalistes chiites ont entraîné à la fin de l’année 2012 des rassemblements hebdomadaires au cours de l’année 2013, exigeant la fin de la discrimination confessionnelle, la libération des personnes détenues depuis longtemps sans procès, la fin de la loi de « l’informateur secret » qui dispense tout informateur sur une autre personne d’être confronté publiquement avec cette dernière, ouvrant la voie à des calomnies délibérées, la fin de l’humiliation aux postes de contrôle que font subir des éléments confessionnels de l’armée exerçant dans des zones à majorité sunnite, et la mise en place d’une « garde nationale » avec des éléments de la population du département qui géreraient la sécurité interne eux-mêmes. Ces sit-in ont essuyé des diffamations et une répression sanglante dans diverses villes. La réponse à leurs revendications, reconnues généralement comme légitimes, a été renvoyée aux calendes grecques. Ces rassemblements ont été accusés d’honorer des agendas étrangers et ont été réprimés à la fin de l’année 2013, entraînant des affrontements entre des insurgés à Fallouja et les forces de l’armée qui en ont perdu depuis lors et jusqu’à maintenant toute maîtrise. Mais le carte des forces qui contrôlent Fallouja s’est rapidement modifiée. Au moment où les forces de l’État islamique en Irak, puis Daech par la suite, n’étaient qu’une simple minorité, la majorité des populations a refusé de la bannir de ses rangs à Fallouja à condition qu’elles n’exhibent aucune bannière. L’intransigeance de Maliki a conduit cette majorité à perdre en crédibilité vis à vis des populations. L’apport de volontaires extérieur à la ville a conduit Al Qaeda (qui deviendra l’État Islamique en Irak et au Levant-Daech) à devenir la force locale la plus soutenue et la plus organisée, jusqu’à modifier le rapport de forces au point qu’elle est devenue l’unique force hégémonique qui a contraint tout un chacun, soit à dissoudre son organisation, soit à lui prêter allégeance.

    L’ascension et la survie de Daech, après les bombardements aériens d’une large coalition internationale, le ralliement à sa cause de très jeunes lors de la prise de Mossul, son avancée rapide vers Bagdad sont dus essentiellement à l’absence de direction crédible dans ces zones, Maliki ayant contribué systématiquement à discréditer les directions sunnites. La percée de Daech n’est pas due à l’existence de « viviers », mais à l’absence de directions légitimes véritables dans ces zones. Pour nombre de confessionnels chiites, Daech est l’ennemi idéal. La logique de l’État des composantes, divisé verticalement, sur lequel reposait l’administration de l’occupation en Irak, ne reposait pas sur le principe d’une citoyenneté égalitaire, -les forces chiites y étaient bienvenues et utilisées dans son intérêt-, a préparé le terrain aux thèses de Daech. De même, le financement régional important s’est doublé d’un flux de volontaires extrémistes dont le passage en Irak a été facilité par l’absence de forces armées irakiennes capables de contrôler les frontières, Bremer ayant dissout l’armée et les forces de police. Le second responsable n’est autre que le régime autoproclamé « de l’abstention », le régime syrien. Lui aussi a facilité l’accueil, l’entraînement et le passage de tous les volontaires arabes et étrangers venant combattre l’Amérique, mais une part importante de ces derniers finissaient déchiquetés, se faisant exploser bien loin des forces d’occupation et au milieu des pauvres dans des zones à majorité chiite, pendant l’année 2003 et par la suite, jusqu’au déclenchement du mouvement populaire syrien, à tel point que Maliki lui-même a déposé plainte aux Nations Unies contre Bachar Al Assad pour cette raison. Dès que le régime syrien a affronté le soulèvement populaire syrien, Maliki a reçu l’ordre de l’Iran de faciliter le passage de « volontaires » de partis confessionnels chiites au prétexte de protéger les lieux saints sur le territoire syrien ; puis il y a eu le passage d’armes en provenance d’Iran à bord d’avions passant dans le ciel irakien au nez et à la barbe et en dépit de la volonté de l’Amérique. Dans le même sens, sinon comment pourrions-nous expliquer que Daech tout au long de l’été 2014 ait eu plus de mille kilomètres de frontières avec la région du Kurdistan, depuis le nord de l’Irak à Mossul, longeant la région jusqu’à Khanikin qui se trouve sur la frontière iranienne à l’est, et qu’il n’y ait pas eu de guerre entre Daech et la région sinon dans deux villes qui non contrôlées par le Parti Démocratique du Kurdistan très lié à la Turquie, tandis que Kirkouk et Khanekin sont sous l’influence de l’Union Nationale du Kurdistan proche de l’Iran. Dans la même idée, Hazem Al Amine, dans son article publié dans Al Hayet du 1-11-2015, et intitulé « Daech que Washington n’a pas combattu et que Moscou ne combattra pas » fait état d’une diminution de 50% des raids de la coalition internationale sur les positions de Daech et il ne faut pas oublier, ici, que le ralliement honteux aux gangs de Daech de résidus du Parti Baath sous la direction d’Ezzat Al Douri et le mot de bienvenue à leur égard lors de son discours public connu lors de la chute de Mossul entre leurs mains.

    Il y a une autre raison fondamentale qui explique la « résistance » de l’organisation Daech, c’est qu’en dépit du nombre d’ennemis qui veulent en finir avec lui, chacun de ces derniers veut avant tout l’utiliser pour combattre ses propres ennemis. Cela a été flagrant lorsque l’Iran a facilité le passage de combattants d’Al Qaeda d’Afghanistan en Irak pour combattre l’agression américaine les premières années. La Turquie a tenté d’utiliser Daech pour combattre les Kurdes qui avaient pris le contrôle de la majorité du territoire kurde, à la suite du retrait des forces du régime syrien pour se concentrer sur sa confrontation avec le soulèvement populaire en Syrie. De même Maliki qui a « fermé les yeux » sur la plus grande évasion de prisonniers d’Al Qaeda (environ cinq cent prisonniers), de la prison d’Abou Ghraïb et de Taji en juillet 2013 et qui ont fuit en Syrie pour tenter de modifier la nature de la lutte, la faisant passer d’une lutte de masses insurgées contre la dictature en place depuis des dizaines d’années en un combat confessionnel. Il a contribué à soutenir la même orientation en Syrie qui s’est appuyée sur la libération d’islamistes extrémistes en juillet 2011 coïncidant avec des vagues d’arrestations massives de militants de coordination des villes insurgées.

    Ajoutons-y la « sécurité » qui régnait dans les zones contrôlées par ces bandes, qui rappelle la peur des groupes du crime organisé qui sont de piètres amateurs face au « professionnalisme » de la cruauté que pratique Daech, alors qu’auparavant, elles dominaient et déambulaient, confiantes dans la corruption et la complicité des appareils de sécurité. Cette méthode a été suivie de mesures sociales populistes pour jeter de la poudre aux yeux. Mais maintenant après une longue période de contrôle de Daech sur ces zones, et la mise à nu de ses pratiques, y compris à l’encontre de la population sunnite qu’elle prétend représenter, il y a eu des signes de prise de distance, qui ne datent pas d’aujourd’hui entre ces habitants et Daech, à supposer qu’il y ait eu antérieurement une collusion entre les deux.

    Après la commission de crimes odieux, l’exode et la confiscation de l’argent et des biens des citoyens chrétiens à Mossul et ses environs, des massacres commis à l’encontre des Kurdes Yézidis, les rapts de citoyennes de cette minorité et leur soumission à l’esclavage sexuel, sans parler des massacres de Turkmènes chiites, ce fut le tour des Arabes sunnites dont ces bandes avaient prétendu défendre les droits. Après les exécutions visant des personnes telles les imams des mosquées qui se refusaient à prêter allégeance à Bagdadi, qui s’était auto proclamé calife, ou des militants qui avaient critiqué Daech sur les réseaux sociaux, Daech est passé à des exécutions collectives massives. Daech a cité les noms de 2070 exécutés de façon collective au début du mois d’août dernier, au motif qu’ils auraient refusé de collaborer ; leur dernière exaction en la matière remonte à la mi-novembre 2015, avec l’exécution de 30 citoyens dont des acteurs de l’information. Tout ceci sans parler de la discrimination honteuse et effrayante pratiquée par ces « tekfiris » contre les plus faibles et les plus fragiles.

    La femme, les enfants, les minorités, les déplacés dans une société machiste et violente

    Le contexte de dictature, les guerres incessantes menées contre les Kurdes depuis 1974, l’invasion américaine en 2003, la domination de partis religieux islamistes sur la vie politique et l’imposition de la mentalité machiste sur tous les aspects de la vie civile, ont entraîné une régression dans le domaine des libertés publiques, dont les principales victimes ont été les couches les plus faibles de la société, les femmes, les enfants et les minorités. A cette situation déplorable il faut ajouter la présence d’environ un peu plus de trois millions de déplacés qui ont fuit les zones de Daech, la majorité rejoignant la région du Kurdistan. Les femmes représentent plus de la moitié du chiffre total des déplacés et elles sont exposées, -en l’absence de loi et dans des conditions de vie précaires, la dissolution des mécanismes de protection sociale, l’absence de sécurité et l’explosion de la misère-, à une recrudescence de violence sociale et sexuelle. Par ailleurs, l’aide aux déplacés a disparu du budget d’austérité proposé pour l’année 2016.

    Les pressions exercées par des groupes religieux extrémistes pour déscolariser les fillettes et les marier de façon précoce, se sont étendues et il y a même eu une tentative de légiférer en ce sens, au début de l’année 2014 avant les élections. Des pratiques en déclin ont refait leur apparition, comme les « crimes d’honneur » dont les femmes du Kurdistan ne sont pas exemptées, alors qu’on pense qu’elles vivent dans des conditions plus progressistes socialement, le « mariage temporaire » comme le mariage de jouissance, le mariage coutumier et le mariage de « déplacement », toutes formes de mariage dont le premier objectif est d’assouvir les besoins sexuels masculins, très loin de ce qui peut rassembler deux personnes éprises en termes d’affection, d’amour et de sincérité.

    il faut y ajouter la tragédie massive et honteuse des femmes kurdes yézidies qui sont victimes de rapt et de vente perpétrés par les barbares de Daech. Hana Edouard, une militante des droits de l’homme, indique qu’il y a eu plus de trois mille femmes et fillettes yézidies kidnappées par Daech jusqu’à aujourd’hui, et elle appelle à les faire libérer, à protéger les rescapées et à leur offrir la réhabilitation requise par un suivi médical et psychique et leur réintégration dans la vie publique ; Il faudrait parler aussi des femmes qui ont subi des agressions sexuelles quotidiennes, les viols continuels perpétrés au nom du jihad-nikah, sans parler de l’utilisation des femmes, comme cela a été le cas au sud en ce début d’année, comme monnaie d’échange ou de compensation dans des cas de différends inter tribaux, comme s’il s’agissait d’une marchandises comme une autre ou d’une monnaie.

    Les enfants pauvres souffrent, notamment les orphelins dont le nombre peut être évalué à plus de cinq millions et sept cent mille, selon les statistiques de l’année 2006 tandis que d’autres, celles de l’UNICEF, indiquent qu’un tiers des enfants irakiens ne sont pas scolarisés, happés par le marché du travail à un âge précoce et privés des moindres attributs de la vie d’un enfant. Le phénomène des « enfants des rues » s’étend relativement, accompagné d’une augmentation de probabilité d’ d’agressions sexuelles et sont des objets aux mains du crime organisé.

    Les rassemblements de l’année 2013 revendiquaient l’arrêt de la torture et des viols à l’encontre des femmes emprisonnées. Des rapports font état d’arrestations par l’armée de femmes en tant qu’otages en lieu et place de leurs maris dans de nombreuses zones, dont celle de Mossul avant qu’elles ne tombe aux mains de Daech.

    Une étude réalisée par le ministère des Droits de l’Homme du gouvernement de la région du Kurdistan indique que plus de 40,7% des femmes entre 11 et 24 ans avaient été excisées et cette étude confirme les résultats de l’année 2011 qui indiquait que le taux d’excision était dans cette région de 44% contre 1 % dans le centre et le sud de l’Irak.

    Rappelons que les homosexuels ont souffert le pire en Irak, sous le contrôle des milices chiites à Bagdad et au sud, lorsque des dizaines d’entre eux ont été lapidés au printemps 2012, et subissent maintenant les assassinats perpétrés par les bandes de Daech.

    Nous ne pouvons ici nous contenter dans notre analyse de la situation actuelle en Irak de parler de ceux qui détiennent le pouvoir direct, tel l’État irakien actuel d’une part, et Daech d’autre part. Nous devons faire un détour en même temps sur les forces intérieures ou étrangères, qui jouent un rôle important dans les rapport de forces politiques et idéologiques actuels dans le pays. Nous pensons de explicitement au rôle de la Référence religieuse chiite, au rôle de l’Iran, au rôle des milices confessionnelles armées, notamment celles qui sont organisées dans ce qu’on appelle la mobilisation populaire et aborder la spécificité de la situation au Kurdistan d’Irak, puis nous aborderons la question du mouvement populaire, et les perspectives qu’il ouvre.

    La Référence-le « gouvernement du juriste théologien »-l’Iran-la « mobilisation populaire »

    Beaucoup de confessionnalistes sunnites et de nationalistes arabes se plaisent à mettre la Référence religieuse chiite dans le même sac que l’Iran et vont jusqu’à l’accuser d’agir en faveur des intérêts des appareils d’État iraniens. Nous allons expliquer en quoi cela relève de la naïveté ou de la sottise. Le premier exemple est celui de Maliki qui prospérait avec la bénédiction iranienne et agissait en fonction de ses intérêts régionaux en Syrie afin de raviver un combat dont l’un des aspects est celui de la lutte confessionnelle et sectaire. Idem en Irak tout au long de son second mandat (2010-2014) alors que la Référence recommandait d’éviter de reprendre une lutte confessionnelle lourde de dangers pour la coexistence pacifique. La Référence a boycotté Maliki et tous les politiques qui ne cessaient de tenter de l’approcher et de la courtiser. Sans parler de la position sur le troisième mandat de Maliki, - l’Iran a usé de toute son influence et de celle de son homme de mains en Irak, Kacem Slimani, chef de la brigade de Jérusalem, pour faire passer un troisième mandat pour Maliki-, qui était dans le collimateur de la Référence avec le slogan « L’histoire ne repasse pas deux fois le même plat ». La Référence a prêté son concours et soutenu les manifestations récentes. Elle a exigé que les mains des corrompus qui étaient la cause de ce désastre soient châtiées, soit une allusion plus que directe à Maliki et consorts. Maliki qui avait été accueilli comme un héros par Khamene’î, guide de la « révolution » iranienne et son juriste théologien ; Sans parler du fait que la Référence en la personne de Sistani avait proclamé depuis longtemps son souhait d’un « Etat civil », à l’opposé du gouvernement du « juriste théologien ».

    Certains ont profité de l’appel de la Référence à s’engager comme volontaires dans les forces de sécurité, le vendredi 13 juin 2014, soit quelques jours après la chute de Mossul et l’avancée rapide sur Bagdad, alors que les bandes de Daech étaient à 40 kilomètres au nord, des forces confessionnelles soutenues par l’Iran ont beaucoup utilisé cet appel pour se réarmer. Mais un simple coup d’œil à la « mobilisation populaire » nous enseigne qu’elle a plus de cinquante factions, diverses de par leur composition. Alors que certains sont à titre semi officiel sur les fronts, qu’une majorité de ses combattants sont détachés pour exécuter les plans de leurs partis politiques dans les villes, que beaucoup d’autres n’ont touché aucun salaire jusqu’à maintenant, d’autres meurent au combat, d’autres factions ont des noms fictifs et leurs chefs touchent tous les soldes. Les factions de la « mobilisation » ne sont pas un bloc homogène mais il se déroule en son sein une concurrence féroce pour attirer les volontaires, un phénomène qui reflète clairement les divergences entre partis politiques chiites. Au sein d’une même faction, les comportements diffèrent, certains sont là pour des considérants liés à la foi ou des considèrants de conscience nationale trans confessionnelle, et ils représentent la majorité de la base de la mobilisation populaire. Des milliers sont morts dans les combats contre Daech. A l’opposé, des considérants confessionnels et criminels président au comportement d’un autre nombre, qui font intervenir dans leur activité attentatoire à la sûreté des gangs du crime organisé dans les villes, à l’abri du péril de la mort sur le front, et sous la protection de brassards qui facilitent leur passage aux barrages de police et de l’armée, sans que l’État ne parvienne à les maîtriser.

    Par rapport aux manifestations qui n’arrêtent plus depuis mi-juillet dernier, nous trouvons les deux positions, la Référence a marqué son accord de façon claire depuis le début du mois d’août 2015 avec les manifestants et leurs revendications et elle a exigé du gouvernement qu’il frappe d’une main de fer les corrompus qui étaient à l’origine des pertes de l’Irak, qui se chiffrent en centaines de milliards. Elle a aussi exigé le dépassement des quotas partisans et confessionnels, pour ouvrir la voie à une réforme des institutions de l’État, afin que pour chaque poste soit désignée la personne idoine, même si cette dernière n’appartient à aucun des partis du pouvoir, et qu’il ne soit pas tenu compte de son appartenance confessionnelle ou ethnique. Elle a appelé à ne pas hésiter à se débarrasser de quiconque n’était pas adapté au poste, même s’il a le soutien de forces politiques. De son côté, l’Iran a contribué à alléger la pression sur les responsables irakiens qui lui sont proches et corrompus. Alors que la Référence, à l’instar des manifestations massives, a exigé une réforme de la justice. Madhat Al Mahmoud, Président du conseil suprême de la Justice qui a été loyal à Saddam, Bremer et Maliki, et que les manifestants voulaient juger, a reçu deux importants chefs de l’armée proches de l’Iran qui lui ont signifié leur soutien à l’« indépendance » de la justice.

    La région du Kurdistan

    L’ensemble de la région du Kurdistan vit un calme relatif et connaît un consensus politique rare en Irak, puisque les partis politiques kurdes ont participé aux élections législatives avec une liste unifiée. Le gouvernement est constitué des cinq parties principales au Parlement, le Parti Démocratique du Kurdistan, l’Union Nationale du Kurdistan, le mouvement du Changement et les deux mouvements islamistes. Mais les choses ont évolué avec la fin de la présidence de Massoud Barzani à la tête du Kurdistan, le 19 août 2015 à l’issue de deux mandats de quatre ans, et de deux années sur lesquelles il y a eu consensus et la crise continue jusqu’à maintenant en dépit des nombreuses réunions entre le Parti Démocratique du Kurdistan avec les autres partis, ou les réunions tenues à l’initiative des partis pour sortir de la crise. Alors que ces partis exigent la diminution des prérogatives présidentielles, et la transition vers un régime parlementaire et non présidentiel, avec bien des zones d’ombre, elles autorisent le Parti Démocratique du Kurdistan de prolonger le mandat de Barzani. Quant à Barzani, il exige que le président soit choisi par le peuple lui-même, par un scrutin direct.

    Le Kurdistan connaît des difficultés économiques dues aux tensions survenues fin 2013 et en 2014, puisque Maliki n’a pas versé les salaires des fonctionnaires de la fonction publique travaillant dans la région en raison de différends pétroliers et politiques. S’y ajoute la tension militaire et sécuritaire due à l’affrontement avec Daech et les dépenses de guerre, les forces kurdes ayant pu libérer un territoire plus grand que celui du Liban dans la dernière période, à l’exception de la libération de Sinjar survenue, elle, il y a quelques semaines. La région supporte un fardeau de plus deux millions et demi de réfugiés dans une région de huit millions d’habitants. Des divergences aiguës se sont faites jour dernièrement, dans la foulée des manifestations violentes visant le Parti Démocratique du Kurdistan, et réclament des réformes mettant fin à la corruption et garantissant le versement des salaires. Elles veulent une solution pour mettre fin à la crise politique représentée par la forme du régime politique et sa constitution, et la résolution de la question de la Présidence. Il s’agit d’un mouvement qu’on ne peut regarder isolément du processus révolutionnaire arabe commencé en 2011, en Tunisie et en Égypte pour s’étendre par la suite à d’autres pays arabes et maghrébins.

    Le « mouvement populaire » -les « places Tahrir »- le parlement du peuple

    Les manifestations et les mouvements populaires qui ont pris une nouvelle tournure, avec leur généralisation, ne sont pas partis de rien. Les manifestations se sont poursuivies avant et après le début de l’année dans des secteurs comme les sociétés d’ »auto financement »gouvernementales qui devaient depuis l’ancien régime se débrouiller financièrement car ces sociétés ne pouvaient payer les salaires de leurs employés. Les revendications les plus notoires viennent du secteur du textile, important en nombre. Mais la phase a redonné confiance était au mois de juillet, lorsque à Bagdad les trains ont été délaissés par les travailleurs et les chauffeurs de la société de transport des chemins de fer, dans les principaux axes de Bagdad, entraînant une affluence inhabituelle, et poussant le ministre à payer leurs salaires sur le champ.

    Mais l’étincelle fut le problème chronique de l’électricité dont on a de plus en plus besoin l’été en Irak, alors que la chaleur a dépassé plus d’une fois les cinquante degrés à l’ombre. Alors que la majorité des citoyens souffre de la canicule et des coupures d’électricité gouvernementale, et de la cherté de l’électricité produite par les générateurs locaux qui existent de façon anarchique dans les ruelles, la poursuite du faste et de la corruption restait le quotidien des hauts fonctionnaires. Une manifestation est parti à d’Al Madina, proche de Basra, une ville dont bien des citoyens sont morts en affrontant Daech, en tant que volontaires dans la « mobilisation populaire », sans que cela ne leur fasse mériter ne serait-ce qu’un peu d’électricité. Pire, les manifestations ont été réprimées et l’un des manifestants, Montadhar Al Halfi, de dix neuf ans, a été pourchassé et tué délibérément.

    S’en sont suivies les déclarations provocantes du ministre de l’Electricité, si éloignées de la réalité qu’elles ont entraîné le désespoir des citoyens. Une initiative d’intellectuels, de journalistes et d’artistes indépendants et de membres de partis proches dans leur majorité du Courant Démocratique civique, dont le Parti communiste représente la plus grosse force organisée. Cela a permis aux masses de reprendre confiance en elles. Les premières manifestations de solidarité le 29 juillet ont été suivies par d’autre manifestations les autres vendredis, encore plus nombreuses, d’autant plus qu’elles avaient reçu les encouragements de la Référence lors de son prêche du vendredi d’après, juste avant les manifestations le même jour, leur conférant une massivité et confiance. Il y avait dix fois plus de manifestants que le premier vendredi. En dépit du fait que les manifestations se poursuivent depuis quatre mois, elles n’ont pas disparu ; un jour elles sont plus fortes et un autre plus faibles et ce, dans tous les départements du sud et à Bagdad, et y compris dans des zones à majorité sunnite, récemment libérées, à Salaheddine et Diyali.

    La jeunesse a participé massivement à ces manifestations ; plus surprenante encore est la participation de personnes plus âgées mais non moins déterminées, issues d’un large éventail d’appartenances politiques et sociales, et de confessions diverses. Il y eut accord pour arborer un seul drapeau, le drapeau irakien, comme symbole d’un ensemble uni, et comme symbole de l’égalité des citoyens, sans prééminence de quiconque.

    Les manifestations ont vu coexister le Courant civique démocratique d’une part, et le Courant sadriste d’autre part. Ce dernier y a massivement participé au bout de quelques semaines, se démarquant des autres courants par une massivité et une organisation évidentes, même si l’on sait que la liste des accusés de corruption englobe certains de ses dirigeants au gouvernement. De surcroît les larges masses s’en référaient à la Référence religieuse dirigée par Sistani. Il y a une différence entre ce comportement et celui du courant des bandes d’Ahl Al Haqq, proche de Maliki et de l’Iran, qui a ressenti dès le début l’importance de ces manifestations et a tenté dès la première semaine de les contenir, même par la force. Cela révèle la sottise de la thèse mettant tous les courants de l’ »islam politique » dans le même sac et de traitant avec eux de la même façon.

    De façon générale, on peut considérer les manifestations actuelles comme la poursuite des manifestations du 25 février 2011 qui avaient été réprimées brutalement dans l’œuf, les initiateurs ayant essuyé des tirs nourris, les arrestations, la torture et des attaques au couteau, et même l’assassinat avec un silencieux de l’un des meneurs, le journaliste Hadi Mahdi, chez lui ; après avoir été arrêté et torturé, il avait été libéré et liquidé.

    Les revendications visent les fondements confessionnels du régime et les quotas confessionnalistes, surtout au sud à majorité chiite, car la majeure partie des masses ont compris que le régime des quotas est l’autre face de la corruption qui gangrène l’Irak, engendrant des pauvres en proportions plus importantes au sud. Les revendications incluaient l’accès à des services publics et la poursuite des corrompus, ainsi que la réforme de la justice.

    Ces manifestations sont la première action de masse, large et oppositionnelle depuis de longues années. A l’exception du soulèvement de 1991 qui avait failli faire tomber la dictature de Saddam, n’eût été l’intervention des forces américaines, et leur répression du soulèvement dans 14 départements sur 18, il faut revenir aux années cinquante pour parler de manifestations d’opposition de ce genre, d’un caractère national interconfessionnel, à quelques exceptions locales près dans les années soixante, essentiellement au Kurdistan d’Irak. Il a une orientation opposée à ce qui a été mis en place depuis 2003 à savoir les quotas et le le régime des composantes confessionnelles et ethniques. Le mouvement s’est révélé depuis le début l’existence d’un important potentiel de masse aux possibilités réelles qui a réussi jusqu’à maintenant à briser l’obstacle de la peur que les grands politiciens ont utilisé comme boucliers. Il a créé des brèches importantes dans la muraille des quotas. C’est sous leur influence que le parlement s’est accordé sur des réformes présentées par le chef de l’actuel gouvernement, Al Abadi, dont le renvoi de trois vices présidents de la République, notamment Maliki, et trois vices premiers ministres. Il en va de même pour des lois qui étaient des pierres d’achoppement depuis des années comme le Code du travail et la loi sur les partis politiques. La promulgation de la loi avait été retardée depuis des années. Les revendications des masses dans les départements ont imposé des démissions de hauts responsables, des poursuites en justice pour d’autres, et leur éviction de nombreux postes.

    La majorité des manifestants y participe à titre individuel, et sans être actifs au sein des nombreuses coordinations qui appellent aux mobilisations, sans participer à la prise de décision ou à l’élaboration des slogans. Tout passe par les réseaux sociaux, qui en dépit de leurs avantages (la réduction des distances et du temps, la facilitation des contacts et de la mobilisation), ne poussent pas à l’investissement individuel, à la participation réelle, et à des prises de décision collectives. Ces coordinations manquaient dans les premières semaines de coordination entre elles. Une difficulté dépassée par la création d’une tribune unique place de la libération à Bagdad ; depuis plusieurs semaines, elle vise à tenir un congrès de toutes les coordinations d’Irak le mois prochain, pour arriver à des visions et un programme d’action communs.

    La crise économique sera plus aiguë l’année prochaine pour les masses et sera à l’origine de nouvelles souffrances, notamment à cause de la poursuite de la baisse des prix du pétrole. La question de réformes radicales sera incontournable pour enrayer la corruption et le pillage mis en place par le régime des quotas confessionnels et pour en finir avec les basses œuvres des milices confessionnalistes et sectaires. Cela ne pourra se réaliser sans un regain de mobilisation et d’organisation des masses pour faire émerger une direction démocratique de masse, révolutionnaire, disposant d’un programme, et des outils concrets pour le mettre en œuvre.

    Saïd Karim, novembre 2015 Source : « La Révolution Permanente », janvier 2016.

    * Traduction de l’Arabe : Luiza Toscane.

    Notes

    [1je me suis inspiré, pour écrire cette partie de l’article, sur l’article du docteur Salah Yasser, intitulé « La réalité de l’économie irakienne… entre les discours idéologiques et les données choquantes », publié dans le numéro 374-375 de la revue « La nouvelle culture » (Al Thaqafa Al Jadida)

    http://www.europe-solidaire.org/

  • Algérie: violences contre des migrants dans la ville de Béchar (Anti-k)

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    Vendredi 25 mars, à l’heure de la prière, des dizaines d’habitants attaquent un ancien marché couvert où vivent des migrants subsahariens. Les migrants sont nombreux dans la ville, notamment parce qu’il y a beaucoup de travail sur les chantiers de construction.

    Les habitants déclarent à plusieurs journalistes que des migrants ont essayé d’agresser une petite fille. Mais aucune source judiciaire ou sécuritaire n’est en mesure de confirmer. Une centaine de migrants sont blessés, par arme blanche. Leurs habitations sont pillées puis incendiées.

    « Ils nous jetaient tout ce qu’ils ramassaient. Ils étaient tellement nombreux et nous aussi on leur a relancé les pierres, témoigne Vidal, un Camerounais qui fait partie des victimes. Ils ont commencé à casser tout ce qu’ils voyaient. Et tout cela se passait en la présence de la police. Il y a même certains policiers qui jetaient des cailloux sur nous. »

    Selon plusieurs témoignages, les migrants ont tenté d’appeler la police à l’aide, mais leurs appels n’ont pas été pris en considération. Lors de l’intervention des forces de l’ordre, c’est du côté des habitations de migrants que sont tombés les gaz lacrymogènes.

    Dans l’après-midi, le calme revient, mais plus d’une centaine de migrants sont emmenés par la police. On leur demande de quitter la ville. Certains partent vers la ville saharienne d’Adrar, d’autres prennent le bus vers la ville du nord d’Oran, sans passer par l’hôpital, de crainte d’être agressés à nouveau.

    La ligue des droits de l’homme dénonce la montée d’un racisme et d’une xénophobie insupportable. Début mars, des violences similaires ont eu lieu dans la ville de Ouargla, à 700 kilomètres de là. C’est ce qui avait poussé les autorités à expulser de la ville plus de 2 000 migrants.

  • Syrie, EI, Russie... : « Les habitants de Palmyre dorment sur le sable et se couvrent avec le ciel » (ESSF)

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    Samira Walnabi : Mohamed Taha, archéologue et habitant de la ville de Palmyre, soyez le bienvenu parmi nous sur les ondes de Monte Carlo International.

    Mohamad Taha : Bonjour à vous et à ceux qui nous écoutent.

    S.W. : Dites-nous ce qui se passe maintenant dans la ville de Palmyre. Ce témoignage est celui de l’un des fils de la ville.

    M.T. : Ce qui se passe maintenant dans la ville de Palmyre n’a pa commencé hier, cela dure depuis plus d’un mois. Les bombardements de l’aviation, les missiles, y compris des missiles Scud et des bombes à sous-munitions bombardent continuellement Palmyre depuis un mois.

    En commun accord avec la Russie, le régime syrien a décidé de récupérer la ville après l’avoir remise à Daech il y a trois cent sept jours. Le but est d’envoyer le message qu’il est capable de récupérer des territoires, de vaincre Daech, et de protéger le patrimoine syrien, dont les antiquités de Palmyre, qui constituent une partie importante du patrimoine de l’humanité. Rien n’est plus faux, car le régime a contribué lui même a détruire Palmyre la ville antique et Daech n’a fait que compléter la destruction ensuite. Aujourd’hui les batailles, que le régime mène avec l’artillerie lourde et les chars , se déroulent au cœur de la ville antique, et se concentrent maintenant dans la vallée des tombes. Tout ce qui n’avait pas été pillé ou détruit auparavant est pillé et détruit en ce moment même.

    L’avancement des troupes terrestres du régime est le fruit de la campagne de bombardements aériens constants depuis plus d’un mois. Depuis quinze jours, les activistes de Palmyre ont documenté plus de mille deux cents raids de bombardements aériens, de missiles à longue portée et de Scuds.

    Les habitants de la ville avaient déjà commencé à fuir Palmyre et il ne restait plus que 200 familles en ville. Daech a ordonné hier à tout le monde de quitter la ville et les a emmenés dans une zone désertique, à 15 km de Palmyre, appelée la Vallée Rouge, et il les a laissés là-bas où ils ont passé la nuit. Les gens qui ont tenté de louer des voitures, ont été bombardés par l’aviation russe et beaucoup parmi eux ont trouvé la mort ou ont été blessés. En conséquence les propriétaires de voitures n’osent plus déplacer ces gens jetés en plein désert vers Raqua, qui est la seule destination possible pour eux.

    Pour la situation militaire, bien sûr, nous avons vu beaucoup de choses et beaucoup entendu. C’est une guerre médiatique entre le régime et Daech … Le régime publie des photos et des vidéos sur ses progrès et Daech y répond et chacun d’eux publie des images prouvant qu’il contrôle toujours la ville …

    Lors du dernier contact que j’ai eu avec Palmyre, avant que les communications ne soient coupées complètement avec la ville, il y a trois heures, j’ai obtenu les informations suivantes :

    • Le régime tente d’avancer vers la ville depuis l’ouest, le sud-ouest et le sud.

    • De l’ouest et du sud-ouest, le régime est arrivé durant la nuit à atteindre le palais de Musa dans la région d’Al-Eweyneh, à environ cinq kilomètres de la ville. Et puis il a avancé vers la ville, mais Daech a fait une contre-attaque militaire et a forcé le régime à se replier sur la région d’Al-Eweyneh. Il est donc à cinq kilomètres de la ville.

    • Le régime contrôle le mont Hayan, côté sud-ouest à 8 km de la ville. Et le mont Tar au nord-ouest de la ville à 3 km.

    • Il y a des combats très féroces qui ont lieu dans la vallée antique des tombes avec usage d’ artillerie lourde, d’explosifs et des bombardements de l’aviation. La ville est presque complètement vide à l’exception de ceux qui ne peuvent pas en sortir.

    La plupart des quartiers et des maisons de la ville ont été minées par Daech. Son plan est de faire exploser la ville si les forces du régime réussissent à la prendre. Ils l’ont déjà fait dans plusieurs régions du nord de la Syrie.

    Il n’y a plus d’habitants à Palmyre. Il y a 200 familles abandonnées depuis hier dans le désert à 15 km de la ville, sans nourriture, sans tentes et sans abri, qui dorment à la belle étoile.

    S.W. : Quel est l’appel que vous, Mohamed Taha archéologue de Palmyre et fils de cette ville antique, souhaitez adresser aujourd’hui au monde entier ?

    M.T. : En fait nous sommes fatigués de faire des appels au secours auxquels personne ne répond jamais. La tragédie du peuple de Palmyre fait partie de celle que le peuple syrien tout entier vit depuis plus de cinq ans et devant laquelle la communauté internationale ferme les yeux et bouche les oreilles. Personne ne veut résoudre le problème vraiment et nous ne savons pas ce que cette communauté internationale attend pour agir. Les gens sur place nous ont même demandé de ne plus lancer d’appels, parce qu’ ils savent qu’ils ne donneraient aucun résultat.

    Mais la communauté internationale doit arrêter d’appliquer deux poids, deux mesures et doit au moins regarder la souffrance humaine en face . Les gens là-bas sont des êtres humains et les êtres humains sur la terre sont tous égaux. La vie d’un être humain à Palmyre n’a pas moins de valeur que celle d’un être humain en France ou en Belgique ou ailleurs. Ce ci dit avec tout notre respect pour tous les êtres humains et notre condamnation de chaque action qui affecte les civils partout dans le monde.

    Mais ce qui se passe en Syrie n’a pas de précédent dans l’histoire et ce qui se passe à Palmyre en particulier fait pleurer même ses pierres. Ces pierres qui ont fait se soulever des voix du monde tout entier quand Daech a détruit une partie d’entre elles. Ces même voix qui s’étaient tues lorsque les forces du régime syrien avaient détruit certaines de ces pierres. Comme si ces crimes étaient pardonnables si le criminel est le régime syrien et ne le seraient pas si le criminel est Daech. Les deux, le régime syrien et Daech, sont des criminels, nous sommes tous d’accord sur cela, mais nous ne devrions pas tolérer le deux poids ,deux mesures.

    En tant qu’archéologue j’aime bien sûr mon métier, tout comme j’aime ma ville ville natale où j’ai grandi au milieu de ses antiquités. Toutefois, je me soucie aujourd’hui des habitants de Palmyre qui sont les miens qui se trouvent actuellement dans la vallée Rouge et qui sont sans rien et dont la seule couverture est le ciel. Tous ceux qui peuvent leur faire parvenir de l’aide, aussi minime soit elle, nous les en remercions. Un mot de solidarité est aussi le bienvenu, parce que ce qu’ils ont vécu est indescriptible avec des mots et aucune photo ou vidéo n’est capable d’exprimer leur souffrance. Parmi eux des enfants qui, pendant des mois, n’ont entendu que les voix des roquettes. Mais aussi des femmes qui ont perdu leurs enfants et leurs maris. Ces gens ne sont en aucun cas coupables de quoi que ce soit. Ils n’ont pas choisi Daech. Le régime diffuse, par ses médias et à tort, des propagandes qui stipulent que les habitants de Palmyre sont tous des membres de Daech, ce qui est dénué de la moindre véracité. Les habitants de Palmyre n’avaient pas choisi la d’être dominés par le régime Assad qui les tuait et les arrêtait, et en moins de trois jours, le régime a remis la ville à Daech. Ceci malgré la présence de 15’000 militaires, de l’aéroport militaire de Palmyre, mais aussi la présence de deux autres aéroports militaires à une distance qui ne dépasse pas 40 km. Malgré tout cela, Daech a pu prendre le centre de Palmyre facilement.

    , par TAHA Mohamed, WALNABI Samira

    S.W. : Merci beaucoup Mohamad Taha.

    http://www.mc-doualiya.com/chronicles/interviews-mcd/20160324-%D8%B3%D9%88%D8%B1%D9%8A%D8%A7

    http://www.europe-solidaire.org/