Michel Warschawski milite depuis de longues années en Israël, entrant en 1968 au sein de l’Organisation socialiste israélienne (Matzpen, la « boussole »), révolutionnaire et antisioniste, et fondant en 1984, avec des militants de gauche palestiniens, le Centre d’information collective. Il a retracé sa biographie dans un de ses ouvrages, Sur la frontière (Stock, 2002).
Netanyahou a finalement réussi à gagner les élections en mars 2015. Comment expliques-tu sa réussite ? Comment définir le gouvernement israélien actuel ?
Netanyahou a gagné les élections pour deux raisons : la première c’est l’absence de crédibilité du centre-gauche, qui n’avait aucune alternative à proposer, en particulier dans le domaine de l’occupation coloniale. Livni et Herzog disaient à peu près la même chose que Netanyahou, mais avec moins de fermeté. Le mot « paix » n’a quasiment jamais été utilisé par les candidats de l’ex-parti travailliste. Si on reste dans le discours sécuritaire, personne n’est plus convainquant que Benjamin Netanyahou, et comme vous le savez en France aussi, l’électeur préfère toujours l’original à la copie, extrêmement pâle d’ailleurs quand elle a le visage de Yitshak Herzog.
La seconde raison, c’est l’arme de la peur, très bien instrumentalisée par Netanyahou, de l’Iran à l’électorat arabe « qui se mobilise en masse dans des bus affrétés par les ONG ». La peur de l’ennemi ou de l’autre est plus que jamais l’arme utilisée par les puissants… et fait le lit des mouvements racistes, xénophobes et fascistes. Face à ce discours de la peur, il fallait proposer une alternative réelle, faite de Droit et de Solidarité, mais cela le centre-gauche en est totalement et définitivement incapable.
La victoire de l’extrême droite a été écrasante, et Netanyahou n’a pas eu à faire de coalition avec les partis du centre. C’est donc un gouvernement d’extrême droite, hyper-nationaliste et raciste qu’ont engendré les dernières élections.
Quelles ont été les premières mesures ?
Netanyahou a agi dans la continuité de ses précédents gouvernements : accélération et élargissement de la colonisation, projets de nouvelles lois liberticides, en particulier contre les ONG, censure de projets culturels « antinationaux ». Bref, on continue la même politique nationaliste, raciste mais aussi néolibérale.
Comment analyses-tu la révolte palestinienne actuelle ?
La révolte actuelle est la conjonction de deux facteurs. Le crédit accordé pendant la dernière décennie à Mahmoud Abbas et à sa politique de « processus de paix » est épuisé. La grande majorité de la société, y compris la jeunesse, et de la classe politique, y compris le Hamas et ce qui reste de la gauche, avaient laissé le Président mener sa politique sans tenter d’y mettre des bâtons dans les roues. Ils étaient pour le moins sceptiques, mais ont laissé sa chance au Président. Le crédit est maintenant épuisé, d’autant que Mahmoud Abbas lui-même a déclaré à l’ONU que le processus d’Oslo était mort, assassiné par les Israéliens.
Le second facteur est la série de provocations initiées ces derniers mois par Netanyahou et ses ministres, la plus grave étant la remise en question du statu quo sur l’Esplanade des Mosquées et la profanation d’Al Aqsa par des policiers israéliens. Les deux facteurs réunis ont eu un effet explosif. Partout en Palestine (et dans l’ensemble du monde musulman) la rumeur a couru que ce gouvernement allait détruire la Mosquée pour y reconstruire le Temple juif… ce qu’expriment ouvertement certains membres du parti de Netanyahou.
Netanyahou a parlé d’une « nouvelle Intifada », pour hystériser le climat politique et justifier de nouvelles mesures de répression. Avec le recul, quelle différence vois-tu entre le climat politique et les sentiments dominants dans la société israélienne à l’époque de la première Intifada en 1987, et aujourd’hui ?
Nouvelle Intifada ? Je ne sais pas ce que cela veut dire. On a parlé en 2000 de Seconde Intifada alors qu’il s’agissait d’une reconquête initiée par Israël des (très maigres et souvent symboliques) acquis d’Oslo.
Si le mot Intifada est utilisé pour décrire un soulèvement populaire généralisé, on n’en est pas encore là. Les actions de masse restent encore limitées. Ce qui avait permis l’Intifada, c’est l’existence d’une véritable direction, faite de l’ensemble des partis politiques, au niveau national (dans les territoires occupés) et local, qui donnait des consignes régulières et était entendue par toute la population.
Aujourd’hui cette direction n’existe plus, remplacée par l’Autorité palestinienne… et sa police.
S’il y a eu dans la société israélienne, entre 1987 et 1990 une large sympathie et de forts mouvements de solidarité avec la lutte palestinienne, ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui, et la solidarité est limitée à quelques milliers de personnes. Pour comprendre cette différence, il faut revenir quinze ans en arrière, au grand mensonge de Ehoud Barak, à son retour du sommet de Camp David. Ce mensonge (des « offres généreuses » rejetées par Yasser Arafat etc.) a été avalé à pleine bouche par le mouvement de la paix, qui annonçait ainsi sa mort volontaire et assumée. On peut détruire un mouvement de masse en 48 heures, mais le reconstruire demande une génération entière. Aujourd’hui le mouvement de la paix israélien est encore dans le coma. Il reste à espérer que contrairement à Ariel Sharon, ce coma n’est pas définitif…
La surenchère d’extrême droite domine la politique israélienne. Netanyahou et le Likoud y participent allègrement. Outre la répression « classique » (des tirs de snipers au blocage des territoires palestiniens et punitions collectives), il y a eu les propos délirants sur Hitler et le Mufti de Jérusalem, les nouveaux « murs de sécurité » à l’intérieur du « grand Jérusalem », peut-être la privation du statut de « résident » pour 80 000 Palestiniens de Jérusalem vivant « du mauvais côté » des barrières « de sécurité ». Le gouvernement israélien navigue-t-il à vue, au fil des surenchères racistes et sécuritaires, ou a-t-il une stratégie de plus long terme ?
Et l’un, et l’autre. Les provocations sur l’Esplanade des Mosquées ont été imposées par ses propres ultras à Netanyahou qui craignait, s’il s’opposait à leurs provocations, de perdre des électeurs au profit d’autres partis d’extrême droite. Même s’il savait que c’était une erreur, il était trop lâche pour y mettre un veto. Les mesures ultra-sécuritaires, les projets de lois encore plus répressifs et surtout la tonalité brutale de son discours politique sont essentiellement populistes, pour plaire à son électorat d’extrême droite.
Ceci dit, Netanyahou a un projet stratégique : étendre les frontières d’Israël jusqu’au Jourdain, tout en se débarrassant de la majorité des Palestiniens, enfermés derrière des murs dans des enclaves autogérées qu’ils pourront, s’ils le désirent, appeler Etat(s) Palestinien(s). En fait c’est le vieux plan Sharon.
Est-ce que d’autres voix, des contestations se font entendre dans la société israélienne sur cette « gestion de la violence » ?
Comme je l’ai dit, l’opposition à la politique sécuritaire est très réduite, d’autant que la population palestinienne d’Israël, qui est la principale force d’opposition, a fait désormais le choix de manifester dans ses villes et ses villages, et de ne plus venir renforcer les rangs des manifestations à Tel Aviv.
Les doutes voire des critiques sévères qui s’expriment dans la classe politique sur la stratégie et les choix tactiques de Netanyahou sont le fait… des anciens responsables des diverses agences de sécurité (Mossad, Shin Beit) et de généraux à la retraite. Auxquels il faut ajouter plusieurs éditorialistes et chroniqueurs dans les différents quotidiens.
Que dit l’opposition parlementaire sioniste israélienne, les partis (travailliste et du « centre ») de l’Union sioniste ? Prétend-elle avoir une autre politique ?
J’ai répondu à cette question concernant les positions du centre-gauche. Mais avec la crise actuelle c’est même pire, Herzog critique le gouvernement sur sa droite !
Et la (vraie) gauche en Israël ? L’alliance du parti communiste et des partis arabes israéliens qui a fait un score très honorable aux élections de mars ? Les différentes organisations pacifistes et antisionistes ?
La « vraie gauche » est effectivement composée de deux éléments, la Liste (arabe unifiée) et le collectif des différentes organisations anti-guerre et anti-occupation. La Liste unifiée a organisé de nombreux rassemblements de masse dans les villes arabes et dans les villes mixtes, comme Haïfa, où ont participé des dizaines de milliers de manifestants. Quant aux initiatives des organisations anticoloniales, elles restent limitées à quelques milliers de personnes. La grande majorité de ce qui a été autrefois le « mouvement de la paix » préfère garder ses forces pour pleurer l’assassinat de Rabin, dont on vient de célébrer le vingtième anniversaire.
Tzipi Levni, l’héritière « centriste » du parti fondé par Ariel Sharon avant son coma, se prétend favorable à une « solution de deux États pour deux peuples ». Ses propos sont hypocrites, mais cette solution est depuis longtemps l’espoir de beaucoup de militants contre la colonisation et l’oppression des Palestiniens. 22 ans après Oslo, vu l’ampleur de la colonisation (plus de 570 000 colons en Cisjordanie et à Jérusalem-Est aujourd’hui, contre 200 000 en 1993) et l’évolution de la société israélienne, que penses-tu aujourd’hui d’une telle perspective ?
Je ne crois pas à l’irréversibilité de la colonisation israélienne. Des empires ont été réversibles, la colonisation française ou anglaise en Afrique et en Asie a été réversible, l’URSS a été réversible, l’Algérie est devenue indépendante après 130 ans de colonisation en profondeur. Tant que le peuple palestinien n’aura pas baissé les bras et continue à revendiquer la décolonisation de ses terres (du moins la Cisjordanie et Gaza), la situation reste réversible. Tout est une question de rapports de forces, régionaux et internationaux. J’ajouterai que quand le rapport de forces aura changé et pourra imposer une solution, les « deux États » seront la position de repli des Israéliens, extrême droite comprise.
Propos recueillis par Yann Cézard
dans la revue L'Anticapitaliste Revue du NPA n° 71 (décembre 2015)
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