Qu’est-il advenu de la révolution libyenne et plus généralement, de la Libye ?
Vue d’ici, la situation s’apparente à un gigantesque chaos auquel personne ne semble plus rien comprendre.
On en aurait presque oublié qu’une révolution a eu lieu, il y a cinq ans, qu’un peuple s’est levé et qu’il a su mettre à bas 40 années de dictature. Depuis 2011, différentes forces – Daesh, des milices régionales, le Gouvernement d’union national,cherchent à contrôler le pays, sans que personne n’arrive à le réunir en une entité commune.
Pour tenter d’y voir plus clair, nous sommes allés rencontrer un ami qui avait participé à la révolution et continue de se rendre régulièrement dans le pays.
Il nous explique comment Syrte est tombée aux mains de Daesh, la réalité concrète des interventions de la coalition internationale, la vision qu’ont les libyens de ces interventions, et plus généralement, dégrossit pour lundimatin une cartographie des forces en présence.
- Qui est soutenu par la communauté internationale, et qui soutient le gouvernement français ?
- Officiellement la communauté internationale, entre guillemet, soutient le gouvernement d’entente nationale, qui est présidé par Sarraj. Et qui contrôle un faible nombre de territoires, voire pas du tout. Qui a d’ailleurs fini par s’allier à ceux qui étaient considérés comme des terroristes il y a deux ans.Enfin, c’est-à-dire que c’est très bizarre, à partir du moment où y a eu deux gouvernements en Libye, un à Tobruk et un à Tripoli, chacun soutenu par des forces régionales et internationales différentes, le processus onusien a considéré que le gouvernement qui siège à l’Est est le gouvernement légitime du point de vue de la communauté internationale.
- Et que ceux qui le combattaient et qui se regroupaient principalement autour d’un nom, qui est le nom d’une opération militaire en fait, Fajr Libya, l’ »Aube de la Libye », considéraient ces gens-là comme étant des spoilers. Vous savez, dans les milieux diplomatiques, on parle principalement anglais, même ceux qui parlent français, ils utilisent des mots anglais, donc c’était considéré comme des spoilers, c’est-à-dire un peu moins que terroriste, c’est presque terroriste mais pas terroriste. C’est ceux qui perturbent les processus de paix mais qu’on n’a pas encore classé en tant que terroristes. Et donc cette coalition était mise à l’index pendant hyper longtemps.
- Aujourd’hui il y a eu un changement d’avis, maintenant c’est cette coalition qui constitue le gouvernement légitime ; et le gouvernement qui était considéré il y a deux ans comme le gouvernement légitime est le gouvernement considéré comme spoiler. Tout est donc très compliqué et très confus.
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- Pourquoi je disais-ça ?Ah oui, à cause de tous les gouvernements qui existent. La France, c’est un peu particulier. La France, comme toutes les autres démocraties occidentales, soutient le processus onusien et le gouvernement Sarraj, ça a été encore confirmé par Jean-Marc Ayrault hier. Donc le Ministère des affaires étrangères français soutient le Gouvernement d’entente nationale. Par contre l’Élysée envoie des troupes qui soutiennent l’adversaire du gouvernement national, le général Haftar. Et je pourrais rajouter que le Ministère de la défense se préoccupe principalement du sud de la Libye et appuie principalement un acteur qui est allié au général Haftar et qui est donc contre le gouvernement soutenu par le Quai d’Orsay.
- Il y a deux manières de lire ça, il y a ceux qui disent que c’est tout simplement n’importe quoi et absurde ; et puis il y a ceux qui peuvent avoir des explications conspirationnistes, ils font cela pour favoriser le chaos et tout faire éclater. Mais il y a aussi une autre explication, qui est de dire que la France se doit d’avoir des œufs un peu partout. Ils disent que c’est pour pouvoir favoriser la paix et pouvoir convaincre les uns et les autres. C’est reconnu ouvertement maintenant, c’était nié jusqu’à il y a quelques temps, jusqu’à ce que trois militaires français meurent…… dans un accident d’hélicoptère. Oui. Enfin les membres de la brigade qui s’appelle la brigade de défense de Benghazi disent qu’il ne s’agit pas d’un accident. Mais je ne sais pas.
- Sinon, moi j’aurais une autre question, c’est sur la partition de la Libye, est-ce que des gens en parlent, ou est-ce que c’est totalement évacué ? Il en a été question à plusieurs reprises, mais surtout hors de Libye en fait. Et les libyens eux-mêmes tiennent à garder leur entité nationale ou … ?
Il y a dans l’Est de la Libye un courant fédéraliste, mais dont l’écrasante majorité ne veut pas d’une partition, mais c’est principalement du fait que eux, ils considèrent que leur région a toujours été défavorisée par Tripoli, alors que c’est une région importante, où il y avait l’université la plus importante de Libye, et ils voulaient donc un système fédéraliste pour réparer ce qu’ils considéraient comme une injustice historique. Mais il y avait aussi de petits groupes, mais très petits, très minoritaires avec très peu d’impact qui allaient jusqu’à la question de la partition historique, mais c’est une question qui s’est posée principalement à l’extérieur de la Libye, qui n’est pas prise au sérieux, ni voulu par les libyens eux-mêmes. Mais qui sait ? Parfois, il y a des choses qui arrivent même si les gens n’en veulent pas …
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- Il y a deux autres questions que j’aimerais te poser par ailleurs.
- La première, c’est qu’on parlait beaucoup de la place un peu démesurée de l’intervention française, ou en tout cas de la place que prenait Nicolas Sarkozy au moment de la révolution en Libye, et il était raconté dans les médias que les libyens en étaient très contents de ces interventions et qu’ils aimaient beaucoup les français ; voilà ce que nous disaient les journaux français …La deuxième question, c’est que tu parles beaucoup de forces révolutionnaires, mais il est très difficile de voir à quoi cela renvoie. Y a t-il des positions politiques qui s’expriment derrière tout ça ? Quelles sont les différentes idées de société qui sont portées par les différents acteurs politico-militaires ?
- Il n’y a pas de grandes divergences proprement politiques qui sont exprimées. Chacun des acteurs et chacun des camps affirme être celui qui peut le mieux gouverner la Libye, la stabiliser, lutter contre le terrorisme et vivre harmonieusement avec le concert des nations. Après, il y a des backgrounds différents, il y a des gens dont on n’a pas beaucoup parlé, il y a les fortes défaites … Il y a eu ceux qui ont fait les morts, profil bas, ou bien qui se sont exilés. Et qui aujourd’hui comptent opérer un retour sur la scène politique. Ce qui a commencé à travers une claire alliance entre l’armée nationale libyenne dirigée par le général Haftar et des figures de l’ancien régime dont sa femme qui est revenue en Libye, d’exil, et qui est protégée par sa tribu, dans une ville qui s’appelle Bayda à l’est de la Libye, qui est un des bastions de l’armée nationale libyenne.En ce qui concerne la force révolutionnaire ou l’armée nationale, moi j’appelle tout le monde de la manière dont eux s’appellent. C’est-à-dire que les brigades de révolutionnaires, les thowars ils s’appellent comme ça, donc moi je les appelle comme ça. Mais si tu va voir leurs adversaires, ils te diront que c’est des milices de terroristes. L’armée nationale libyenne, je l’appelle « l’armée nationale libyenne », si tu vas à Misrata, ils te diront que c’est une milice terroristo-dictatoriale. Donc là, je suis en train d’utiliser les noms officiels des uns et des autres, je ne suis pas en train de donner un certificat de révolutionarité à l’un ou à l’autre. Et l’autre question c’était… ?
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- Sarkozy, il est aimé ou il est pas aimé ?
- Pendant et après le premier conflit, moi j’ai beaucoup bougé en Libye, et quand on parlait avec des libyens du camp qui était soutenu par la communauté internationale, la réponse la plus répandue que j’ai trouvée, à chaque fois, c’est un proverbe libyen qui veut dire « celui qui n’a plus de protecteur appelle le chien, tonton », même le chien, on l’appelle tonton. Voilà, ça veut dire que quand t’as pas de protection, mais un chien – c’est une grande insulte en Libye – tu lui dis « salut tonton ». Ça m’a frappé, c’est unanime ! Mais peut-être qu’il y avait des amoureux de Sarkozy ou de BHL, ou de Berlusconi, … Mais du coup, si je comprends bien, les brigades révolutionnaires, elles n’ont pas tellement de désaccords politiques. Du coup ce que ça veut dire, c’est que les rivalités se posent plus sur des zones d’influence, de …
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- Après il y a aussi le clivage islamistes / pas islamistes.
- Je voulais revenir là-dessus, parce que si il y a disons une absence de désaccord réellement politique en ce qui concerne un projet de société à construire, ceci est à mettre en lien avec ce que tu disais tout à l’heure sur la jeunesse de Misrata qui ne voulait pas arrêter le processus révolutionnaire, et que l’on envoyait donc faire la sécurité à Syrte, parce que c’était eux qui restaient déterminés. Ce que ça produit du coup pour eux comme seul perspective, pour cette jeunesse-là, c’est le djihadisme.
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- Pas seulement. Maintenant il y a un phénomène d’addiction à la drogue énorme dans les rangs des anciens djihadistes.
- Il y a du désœuvrement un peu bizarre… Et même les djihadistes, c’est hyper compliqué. Dans une ville comme Benghazi, qui traditionnellement était très islamiste, qui aujourd’hui est plus au main de Haftar, il y a un groupe de jeunes qui ont fait parti des premiers groupes de jeunes thowars et qui regroupaient des jeunes de quartiers de Benghazi. Et quand le clivage de ce qu’on a appelé le deuxième conflit libyen, c’est-à-dire à partir du lancement de l’opération Karama par le général Haftar, et suite à ça de l’opération militaire « l’aube de la Libye » pour récupérer l’aéroport international qui était contrôlé par Zintan dont je vous parlais toute à l’heure, la ville dans la montagne, qui est sans doute la seule force importante à l’Ouest qui est alliée au gouvernement de l’Est. Quand il y a eu ce clivage donc et que le conflit a éclaté à Benghazi – parce qu’au départ Benghazi était partagée entre pro Karama et anti – les principales brigades de jeunes ont refusé de participer au combat. Ils ont dit « nous on veut pas rentrer dans un combat au sein de notre population ». Mais très rapidement, ils ont été petit à petit obligés de rejoindre un camp.Mais là encore tout est très compliqué.
- Par exemple, une des trois figures les plus populaires, c’était un type assez bien considéré par tous les camps, par tout le monde à Benghazi, mais qui maintenant n’appartient vraiment qu’à un seul camp, c’est lui qui dirige l’offensive dont les journaux ont parlé un peu, mais assez rapidement je crois, qui s’appelle Brigade de défense de Benghazi et qui est en train d’avancer vers Benghazi pour la reprendre au général Haftar. Le type donc qui est à la tête de cette brigade, il a été blessé par un très grand nombre de balles, il y a eu un attentat contre lui, on ne sait pas de qui, mais ses amis pensent que ça vient de Daesh, ou de ceux qui voulaient que la Brigade de défense rejoigne Daesh. Une fois je l’ai rencontré ce type, il est allé se soigner à Istanbul, et je l’ai vu dans son appartement, et c’était très drôle, parce que dans son appartement il y avait une vingtaine de jeunes personnes, et en fait c’était les copains des quartiers, et dedans, y avait un fan de Haftar, un autre qui trouvait Daesh pas trop mal. Et en fait c’est des copains de quartier, et qui en allant à Istanbul se reposaient, parce qu’Istanbul ça a été un peu le repos du guerrier pour ces gens-là pendant longtemps. Ils se retrouvaient et ils oubliaient qu’il y avait deux camps au pays … Je ne sais pas si je réponds a ta question …
- Si, parce que tu disais que le djihadisme, c’est beaucoup plus complexe, et je pense que tu répondais à ça.
- L’autre groupe djihadiste le plus important, à part Daesh, et dont une grande partie des cadres les plus radicaux ont rejoint Daesh s’appelle Ansar al-Charia, ils sont devenus importants dans certaines villes libyennes parce qu’au départ leur seule activité, c’était de faire fonctionner les hôpitaux, c’est eux qui ont remis en marche les hôpitaux et qui s’occupaient de travail social et hospitalier. Selon certaines analyses, ce groupe-là menait en même temps, de manière clandestine, un travail de préparation, et d’assassinats ciblés, surtout de figures militaires. Ça, c’est une des analyses qui existent, et d’autres analyses disent que c’est dans un deuxième temps qu’une partie d’entre eux ont basculé dans ce type d’activité, et d’autres se sont dispersés ou ont rejoint d’autres forces. Moi je ne sais pas – enfin pas avec un micro…
- Moi j’ai juste une dernière question qui est quand même anecdotique : est-ce qu’il y a de petits groupes, qui ne se posent pas la question révolutionnaire à travers la constitution d’un État, ou la constitution d’un gouvernement et de qui en prendra la direction mais qui pensent que c’est plutôt une opération de destitution et qui cherchent à valoriser plutôt une affirmation autonome qu’un conflit au niveau du gouvernement ?
- De fait, l’écrasante majorité des libyens en ont très peu de choses à foutre du gouvernement et ils comptent principalement sur leur ancrage local, régional ou autre, ce qui donne pas forcément des trucs moins …
- … coercitifs ? Moins coercitifs parfaitement. Mais tous pensent que « on a quand même besoin d’un gouvernement, même si ce serait bien qu’il soit faible et qu’on ai le plus de poids dedans » parce qu’en Libye la principale ressource, c’est le pétrole, et il faut le vendre et recevoir l’argent. Et que pour le vendre et recevoir l’argent, il faut une instance avec laquelle la communauté des nations accepte de traiter. Voilà, ça se pose comme ça.
21 décembre 2016
Interview – décryptage