Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Documents - Page 9

  • Afriques en Lutte (Publicité)

    aeluue.jpg

    Edito Décolonisons les esprits !

    Brèves Tchad – Congo Djibouti – Afrique du Sud Pour Lila

    Nouvelles du Continent Burkina Faso : Où sont les Sankaristes ? Mali : Insécurité et chaos permanent Niger : Après les présidentielles

    Françafrique Quand on refuse, on dit Non !

    Dossier Lutte des sans papiers Madjiguène Cissé : La lutte continue ! Interview d’Hamady Camara

    Histoire-Débat Décoloniser l’esprit Interview de Neferissa

    Culture Les Algériennes du Château d’Amboise A lire – A voir

    http://www.afriquesenlutte.org/

  • Non, antisionisme et antisémitisme ne sont pas synonymes (Ujfp)

    Selon Manuel Valls, l’antisionisme est « tout simplement le synonyme de l’antisémitisme et de la haine d’Israël ».

    Prononcée le 7 mars lors du dernier dîner annuel du Crif (Conseil représentatif des juifs de France), organisme principalement dédié à la défense des gouvernements israéliens successifs auprès des autorités françaises, cette accusation vise à faire peser un soupçon indistinct d’infamie sur les mouvements de solidarité avec les Palestiniens. Voire à les criminaliser, comme on le constate avec la pénalisation des appels au boycott des produits israéliens en provenance des territoires occupés.

    Passons sur le fait qu’il est permis – et même valorisé – dans notre pays d’appeler à la guerre (en Irak, au Darfour, en Syrie, en Libye) mais illicite de protester par un boycott de consommation contre une politique coloniale. Intéressons-nous plutôt aux rapports entre sionisme et antisémitisme, en nous souvenant en premier lieu que la majorité des juifs du monde, et notamment les Français, furent opposés au sionisme jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale et que même alors, la majorité des juifs d’Europe ne choisit pas la Palestine après la shoah. Pas plus que les juifs russes fuyant les pogroms à la fin du XIXe siècle, dont seul 1 % se rendit en « Terre promise ».

    Quant aux juifs français engagés dans le soutien au capitaine Dreyfus, tous ne suivirent pas Théodore Herzl, fondateur du sionisme, qui fit de ce procès inique le déclencheur de son projet national. Lorsque Herzl affirmait que l’affaire Dreyfus marquait l’échec du modèle républicain d’intégration des juifs, d’autres voyaient dans le foyer national juif un « piège tendu par l’antisémitisme » [1]. Et c’est dans une logique tout impériale que Lord Balfour, ministre britannique des Affaires étrangères lui apporta son soutien en novembre 1917, durant la Première Guerre mondiale.

    Que l’on puisse sans contradiction être prosioniste et antisémite devrait tomber sous le sens, puisqu’il s’agissait, dès l’origine, de débarrasser l’Europe de ses juifs, projet commun des uns et des autres avant que surgisse la folie hitlérienne. La dimension biblique comptait dans ce soutien, les courants évangéliques anglais de l’époque, comme leurs homologues contemporains aux Etats-Unis, voyant dans le rassemblement des juifs en Palestine l’actualisation du récit de l’ancien testament et le prélude à l’avènement du Messie.

    Que l’on puisse sans contradiction être prosioniste et antisémite devrait tomber sous le sens, puisqu’il s’agissait, dès l’origine, de débarrasser l’Europe de ses juifs, projet commun des uns et des autres avant que surgisse la folie hitlérienne. La dimension biblique comptait dans ce soutien, les courants évangéliques anglais de l’époque, comme leurs homologues contemporains aux Etats-Unis, voyant dans le rassemblement des juifs en Palestine l’actualisation du récit de l’ancien testament et le prélude à l’avènement du Messie.

    Les plus fervents et les plus radicaux des défenseurs d’Israël en toutes circonstances se recrutent d’ailleurs parmi ces évangéliques américains, lesquels véhiculent les plus classiques des stéréotypes antisémites tout en soutenant les plus durs des colons israéliens. L’avenir qu’ils réservent aux juifs laisse songeur quant aux alliances de l’Etat hébreu : selon l’interprétation évangélique de la Bible, les juifs devront en effet se convertir ou périr lors du Jugement dernier hâté par leur regroupement en Palestine.

    On peut certes être antisioniste par haine des juifs, qui pourrait le nier ? Mais on peut n’être pas moins antisémite et un sioniste ardent, ce que notre Premier ministre semble ignorer. Estimer que la création d’Israël fut une décision funeste, y compris pour les juifs, relève de la liberté d’opinion, au même titre que l’opinion contraire. Telles sont, stricto sensu, les significations des mots antisioniste et sioniste. Les deux positions, regards opposés mais également légitimes sur un événement historique, peuvent se nourrir de l’antisémitisme, comme elles peuvent y être totalement étrangères.

    Les saisies de terres, destructions de maisons, emprisonnements administratifs, extensions de colonies, voilà ce qui nourrit aujourd’hui la critique d’Israël et de sa politique du fait accompli. Si le sionisme historique est pluriel, sa forme contemporaine est monocolore, largement sous le contrôle des colons. Et l’antisionisme est pour beaucoup une simple opposition à la stratégie d’occupation des territoires palestiniens et aux exactions qui l’accompagnent.

    Voilà ce que cherche à masquer le Crif, principal porte-voix du gouvernement israélien en France, désormais détrôné dans ce rôle par le Premier ministre.

    RONY BRAUMAN
    Ancien président de Médecins sans frontières, professeur associé à l’Institut d’études politiques de Paris

    jeudi 31 mars 2016 par Rony Brauman

    http://www.ujfp.org/spip.php?article4818

  • Débat: «Une génération» qui refuse le «récit européen» (Al'Encontre.ch)

    Fouad Laroui

    Fouad Laroui

    Entretien avec Fouad Laroui
    conduit par Dominique Berns

    Fouad Laroui est écrivain. Marocain, il a étudié en France il vit (et enseigne) à Amsterdam. Depuis dix ans – et son essai De l’islamisme. Une réfutation personnelle du totalitarisme religieux – il met en garde: une «génération perdue» est en train de se former en Europe: des jeunes, d’origine arabe, qu’ils soient français, belges, néerlandais… qui refusent le «récit européen» et ruminent une histoire alternative, celle de l’humiliation du monde arabe par l’Occident. Il faut, dit-il, «réécrire l’histoire du XXe siècle, en ayant le courage (ou la folle ambition) d’intégrer tous les récits, celui des perdants aussi, de ceux qu’on a colonisés, à qui on a fait des promesses vite oubliées».

    Les attentats nous révoltent. On y voit souvent le surgissement de la barbarie, de l’obscurantisme dans un siècle qu’on voulait croire civilisé, l’œuvre de «fous de Dieu». Quelque chose qu’on ne peut finalement pas comprendre. Vous refusez cette analyse. Pourquoi?

    La folie existe, mais elle est toujours individuelle. Un homme peut faire une bouffée délirante, sortir dans la rue, tirer dans la foule… Mais comment expliquer que l’«État islamique» soit aussi bien organisé, bien reçu par les populations où il s’est implanté? Folie de masse? Ça n’existe pas! Comment expliquer que des jeunes Français ou Belges d’origine arabe soient réceptifs au discours djihadiste? Si on veut comprendre cela, pour essayer d’y remédier, il faut dépasser la première réaction, épidermique, qui consiste à se détourner avec horreur, à parler de folie, de barbarie…

    Vous proposez de chercher les racines de l’engagement djihadiste dans un «récit arabe», une autre vision de l’Histoire, celle de l’humiliation du monde arabe par l’Occident qui a trahi la promesse d’un grand royaume arabe, faite par Lawrence d’Arabie et le haut-commissaire britannique en Egypte Henry McMahon. Ce récit, dites-vous, est cohérent, structuré; et il fait concurrence au récit européen en Europe même. Mais ce n’est pas nouveau…

    Ce qui est nouveau, c’est que, depuis une vingtaine d’années, le récit arabe est devenu audible. Les chaînes satellitaires et internet le diffusent. Quand je faisais mes études à Paris, je n’avais à ma disposition, pour m’informer, que les trois chaînes de la télévision française, Le Monde, Le Point ou l’International Herald Tribune. Et puis les télés satellitaires sont apparues. Je me suis mis à regarder Al Jazeera et j’ai découvert que des gens intelligents et éloquents parlaient de l’Histoire du XXe siècle, et en particulier du conflit palestino-israélien, d’une façon totalement différente de celle à laquelle j’étais habitué en Europe. Le discours qui sous-tend leur point de vue est aussi cohérent, clair et «vrai» que le discours qui sous-tend les points de vue qui s’exprimaient dans les médias européens.

    Ce sont de «vieilles histoires», non?

    Les vieilles histoires, les vieux traumatismes, surtout ceux qui ne sont pas résolus, déterminent une bonne partie de ce que nous sommes. Même quand ces conflits ont été effectivement réglés, comme les guerres de religion en Europe il y a plusieurs siècles, ils ont été réglés sur des bases qui déterminent la façon dont les sociétés fonctionnent aujourd’hui. On ne peut pas faire l’impasse sur la façon dont les Arabes racontent leur histoire sous prétexte que c’est le passé.

    Le monde arabe – et ses enfants, nés belges ou français – ressasserait l’échec du nationalisme arabe…

    Les Français, les Japonais, les Russes sont nationalistes au sens où la nation constitue un cadre essentiel dans la définition de ce qu’ils sont. Pour les Arabes, c’est plus compliqué car les États dans lesquels ils vivent sont plus réduits que l’État idéal et utopique qui les rassemblerait tous. Mais, justement, l’absence de cet État, ils tendent à l’attribuer à l’action de l’Occident: colonialisme, trahisons diverses, complots, etc.

    Comment les Irakiens sunnites interprètent-ils leur histoire récente? En 2003, George Bush et Tony Blair ont menti délibérément – les «armes de destruction massive» qu’on n’a jamais retrouvées – pour détruire l’État irakien, dominé par les sunnites.

    Puis, ils ont donné le pouvoir aux chiites, alliés naturels de l’Iran, l’ennemi héréditaire des Arabes sunnites. Ceux-ci y voient la continuation du complot commencé il y a un siècle avec la trahison de la promesse de Lawrence d’Arabie, les accords Sykes-Picot [accords secrets signés entre la France et le Royaume-Uni sur le partage du Proche-Orient après la guerre], la déclaration Balfour [par cette déclaration – lettre publique publiée dans le Times – le Royaume-Uni se déclare en faveur de l’établissement en Palestine d’un foyer national juif]…

    Cela forme une thèse parfaitement cohérente, répétée à l’envi sur les chaînes satellitaires. Allez prouver qu’elle est fausse.

    Ce ne serait donc pas, fondamentalement, une question de religion?

    Non, c’est une question d’histoire, de politique, de géostratégie, etc. Ou alors, si on veut absolument parler de religion, pourquoi ne parle-t-on pas des fondamentalistes protestants américains qui ont porté George Bush au pouvoir? Pourquoi ne parle-t-on pas de leur sionisme viscéral? Pourquoi ne parle-t-on pas de la conversion au catholicisme de Tony Blair? La religion n’est utilisée que pour expliquer ce que font les «musulmans», comme s’ils ne pouvaient, eux, avoir d’autres raisons d’agir. C’est curieux, non? Et d’autant plus absurde que le parti baath irakien, détruit par George Bush (qui se vantait de ne jamais rien lire d’autre que la Bible), était fondamentalement laïque… On nage en plein surréalisme.

    Si ce «récit arabe» parle à de nombreux jeunes Belges, Français… liés, par leur histoire familiale, au monde arabe, seule une petite minorité bascule dans le terrorisme. Néanmoins, vous craignez une «génération perdue». Pourquoi?

    Si on n’entend pas leur discours, si on continue de les sommer d’abandonner ce en quoi ils croient, ils vont se marginaliser encore plus. Ce sera la «génération perdue», exclue ou auto-exclue de la société. Ce n’est pas en ostracisant et en insultant, comme le font Zemmour, Finkielkraut…, tous ceux qui ont un autre récit que le récit européen/américain qu’on éradiquera la haine. Il faut, au contraire, admettre la part de vérité qu’il y a dans chaque récit. Ensuite on peut s’asseoir et discuter.

    L’école serait dès lors le lieu par excellence où organiser ce dialogue; et l’éducation au «vivre-ensemble», une partie de la solution. Mais cela «sonne faux», dites-vous. Pourquoi?

    Imaginez un récit américain qui consisterait à dire à de petits Indiens qu’il est tout à fait juste que leurs ancêtres aient été massacrés puis parqués dans des réserves. Ne pensez-vous pas qu’il sonnerait faux? De la même façon, comment voulez-vous présenter à l’école ou au collège, en France ou en Belgique, l’Histoire du monde vue comme le triomphe progressif de l’idée européenne de progrès, de justice, de civilisation, alors qu’Al Jazeera montre tous les jours des réfugiés palestiniens croupissant dans des camps, la guerre en Syrie, les attentats suicides en Irak, et présente cela comme la conséquence de la politique américaine ou européenne?

    Vous rêvez qu’on puisse, ensemble, réécrire l’Histoire en y intégrant tous les récits, y compris celui des «perdants». Que serait ce méta-récit?

    Il ne s’agit pas de réunir des représentants de tous les points de vue et de leur demander de rédiger un manuel de savoir-vivre ensemble… Il s’agit de parler, de publier, de constituer une archive, un «discours» dans lequel les deux récits finiraient par constituer un fonds commun, sans angle mort, qui permettrait à chacun de se faire une idée plus correcte de ce qui se passe dans le monde depuis un siècle…

    Cette idée, vous la proposez depuis 2006… sans succès.

    C’est peut-être une folle ambition, mais où est l’alternative? La guerre? De toute façon, la constitution d’un méta-récit ne se fera pas en une nuit. C’est une œuvre de longue haleine.

    D’une certaine manière, ce serait dire: «si nous en sommes là, ce serait faute d’avoir réglé le conflit du Proche-Orient, après avoir trahi la promesse de Lawrence d’Arabie». Ne serait-ce pas justifier implicitement les actes terroristes?

    Manuel Valls a dit: «Expliquer le djihadisme, c’est le justifier.» Mais cette phrase est à la fois fausse et dangereuse. Comment peut-on résoudre un problème si on n’en fait pas d’abord une analyse précise? Ne pas expliquer, ne pas comprendre, c’est se condamner à un conflit sans issue, à une guerre interminable. (30 mars 2016, entretien publié dans Le Soir.be).

    Publié par Alencontre le 31 - mars - 2016
     
  • Syrie: la stratégie de la destruction (Al'Encontre.ch)

     Destructions à Darayya, ville de la banlieue sud de Damas, le 19 janvier 2016 (crédits : Lens of Young Damascene)

    Destructions à Darayya, ville de la banlieue sud de Damas,
    le 19 janvier 2016 (crédits: Lens of Young Damascene)

    Depuis cinq ans, la population syrienne est l’objet d’une intense répression de la part d’un régime qui applique une politique massive de destruction, contraignant plus de la moitié des Syriens à quitter leur domicile et menaçant gravement l’avenir d’un pays vidé de ses forces.

    Une demi-décennie s’est écoulée depuis les premières manifestations du printemps 2011 réclamant en Syrie droits et dignité. Le régime de Bachar al-Assad y a répondu dès le premier jour par une répression brutale. Cette réponse sécuritaire, engageant d’emblée l’appareil de violence de l’État, était assumée: on se souvient de la déclaration de Rami Makhlouf, le cousin du président Assad, à la tête d’un empire économique acquis à la faveur des politiques de libéralisation des années 2000, en mai 2011 : « Nous irons jusqu’au bout » [1]. L’économie de la violence, orchestrée par ses nombreux services de sécurité, est l’un des piliers de la résilience du régime syrien [2].

    La Syrie de 2011 était urbaine. Environ 75 % des 21 millions de Syriens résidait dans un ruban de villes situées pour l’essentiel du nord au sud dans la partie ouest du pays et le long de la vallée de l’Euphrate. La badya (la steppe) occupe en effet le reste du territoire. De grandes métropoles régionales ou nationales (du nord au sud : Alep, Hama, Homs, et Damas) polarisaient la croissance urbaine, relayées par un tissu important de moyennes et petites villes. C’est sur cette Syrie urbaine que s’exerce l’essentiel de la violence conflictuelle depuis 2011, avec son corollaire de morts, de blessés, de déplacements de populations et de destructions.

    Les destructions sont, à l’évidence, inhérentes aux conflits armés. Cependant, en Syrie, leur ampleur, leur nature et les conséquences qu’elles entraînent — en particulier les déplacements massifs et sans doute durables de population — interdisent de les considérer comme de seuls dommages « collatéraux » de l’affrontement, inévitables et regrettables. En effet, l’étendue du désastre syrien et l’effondrement très rapide d’une société apparemment structurée poussent à s’interroger sur les formes de violence exercée et à analyser la place qu’occupent les destructions et les déplacements de population dans le conflit syrien.

    Détruire pour survivre

    En 2011, la nécessité jugée vitale de protéger le régime a conduit les autorités syriennes à réprimer violemment les manifestations (qui se sont poursuivies jusqu’en 2013) [3] : campagnes d’arrestation, tirs sur la foule, snipers, encerclement des villes, bombardement des cortèges etc. Le président Bachar al-Assad, en qualifiant le mouvement populaire et pacifique de machination terroriste, a d’emblée fermé toute concertation pluraliste [4].

    Avec la militarisation de l’opposition à partir de l’automne 2011, l’ensemble des ressources militaires du régime est engagé : armée, services secrets, milices supplétives. À partir de 2013, le régime reçoit le soutien opérationnel de la branche armée du Hezbollah libanais, de corps de Pasdaran iraniens, et de milices chiites irakiennes afin de remédier à l’épuisement de ses forces. Le matériel d’armement, en grande partie fourni par la Russie, consiste en armement conventionnel (artillerie, chars, aviation) mais également non conventionnel : utilisation de missiles à longue portée contre des villes du nord du pays ; bombes à fragmentation ; bombardements aux barils explosifs depuis des hélicoptères ; armes chimiques. C’est cette seconde catégorie d’armes — les armes non conventionnelles — qui est en particulier utilisée contre les populations civiles.

    À la confrontation militaire entre les forces du régime et les nombreux groupes armés de l’opposition à Damas s’est ajoutée l’expansion en Syrie du groupe jihadiste État Islamique à partir de 2014. Ce groupe ne progresse que dans les zones tenues par l’opposition armée, qui sont de facto les seules à le combattre réellement, et à le faire reculer jusqu’à l’automne 2015, au moment où commence la campagne de frappes aériennes russes en Syrie.

    La multiplication des interventions extérieures au cours des années complique le conflit. Cependant, sur le terrain, celles-ci contribuent à alimenter les dynamiques originelles de la guerre : celles d’une répression tous azimuts contre une opposition multiforme. Si l’engagement de la coalition internationale menée par les États-Unis contre l’État Islamique depuis l’automne 2014 n’a pas réussi à réduire celui-ci, l’engagement direct de la Russie aux côtés du régime de Bachar al-Assad à partir d’octobre 2015 — avec son aviation, ses missiles de longue portée, et ses conseillers militaires — a permis au régime syrien de reconquérir une partie des territoires qu’il échouait à reprendre depuis 2012. Le cessez-le-feu entré en vigueur le 27 février 2016 est de ce point de vue un répit, malgré les « incidents » qui le ponctuent. À l’heure où cet article est publié, il est à espérer qu’il puisse devenir un espoir pour un règlement politique du conflit syrien.

    Le coût du conflit: une société dévastée

    Le cinquième anniversaire du soulèvement syrien est donc encore un anniversaire de guerre. Il est marqué par une litanie de réalités effrayantes. En mars 2016, l’Organisation des Nations Unies estime que 270 000 Syriens ont été tués dans le conflit — un chiffre très certainement conservateur [5]. Selon les estimations, les civils représenteraient entre 50 et 70 % de ces victimes [6]. En août 2015, on comptait plus de 65 000 personnes disparues [7]. Plus d’un million de Syriens sont gravement blessés et/ou handicapés. Des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes atteintes de maladies chroniques ou facilement soignables sont mortes du fait d’un accès restreint ou impossible à un traitement médical.

    Plus de la moitié des habitants de la Syrie de 2011 ont été contraints de quitter leur domicile. Les raisons le plus souvent invoquées pour expliquer ces départs sont les bombardements et explosions dans des zones peuplées, le ciblage des civils et des « objets civils » (c’est-à-dire matériels et non militaires : bâtiments, écoles, marchés, infrastructures etc.) et le siège des villes [8]. Des quartiers entiers sont à terre, des villes entières ont été rasées. Les infrastructures publiques sont gravement touchées : une école sur quatre ne fonctionne plus, près de 60 % des hôpitaux sont détruits ou seulement partiellement fonctionnels, tout comme la moitié des centres de santé et nombre de routes, d’usines, de zones industrielles, d’entrepôts, de boulangeries, de marchés [9]. L’accès à l’eau potable est désormais réservé à un tiers de la population, le reste des Syriens étant contraints d’acheter leur eau sur le marché privé ou d’avoir recours à des puits improvisés. En dépit d’une forte variabilité d’une région à l’autre, les coupures d’électricité sont partout la norme : même les quartiers centraux de Damas ne recevaient que six heures d’électricité par jour en janvier 2016 [10].

    L’économie syrienne s’est sévèrement contractée, et l’économie de guerre domine désormais le pays. Il s’agit, pour l’essentiel de la population syrienne, d’une économie de la survie. Les conditions de vie sont extrêmement fragilisées alors que des centaines de milliers de chefs de famille ont été tués, blessés, arrêtés, ou kidnappés. Malgré des situations extrêmement variables d’un endroit à un autre, plus de la moitié de la population active est au chômage. La pauvreté frappe 80 % des habitants. Alors que la scolarisation à l’école primaire était généralisée dans la Syrie de 2011, plus de deux millions d’enfants et d’adolescents ne vont plus à l’école, et un nombre croissant d’entre eux est contraint de travailler. Une personne sur trois manque d’un apport suffisant de nourriture et est contrainte au mieux de réduire la taille et le contenu de ses repas, au pire de sauter des repas. Du pain trempé dans de l’eau constitue bien souvent le quotidien de dizaines de milliers de familles. Les organisations internationales estiment ainsi que 13,5 millions de personnes en Syrie ont besoin d’une assistance humanitaire [11]. Enfin, de nombreux civils sont pris au piège dans des zones assiégées, pour l’essentiel par des troupes du régime ou alliées à celui-ci. Les données concernant ces sièges varient : quinze sièges affectant 390 000 personnes selon le Bureau de Coordination des Affaires Humanitaires de l’ONU [12], plus de 640 000 personnes dans une cinquantaine de localités selon le Syrian American Medical Report [13], un million dans 46 localités au début de 2016 selon des enquêtes d’ONG [14], voire 1,9 million selon Médecins Sans Frontières [15].

    Un espace national fragmenté

    L’espace national syrien est de facto fragmenté en de multiples territoires qui sont sous contrôle de divers acteurs militarisés, issus du régime ou de l’opposition armée, auxquels viennent s’ajouter les territoires sous contrôle du groupe État Islamique.

    Cependant, les lignes de front qui les séparent évoluent dans le temps. Elles ont des profondeurs plus ou moins importantes selon les contextes locaux, et elles sont plus ou moins actives sur le plan militaire selon les périodes. Une ville comme Maarat an-Nu’man au sud-est de la ville d’Idlib, résidence d’environ 90 000 personnes en 2011, est ainsi passée des mains de l’opposition armée à celles du régime après une intense campagne de bombardements en mai 2012 ; elle a été divisée avant d’être reconquise par l’opposition à la fin 2014. Sa situation stratégique en bordure de l’autoroute menant à Alep, et la proximité de deux bases militaires du régime lui ont valu des bombardements incessants. En 2013 déjà, l’ONG locale Basmet Amal estimait que 850 personnes y avaient été tuées, 2000 maisons détruites, ainsi que 20 écoles et 15 mosquées [16]. Le 15 février 2016, un hôpital soutenu par Médecins Sans Frontières y a été détruit [17].

    Localement, les séparations peuvent être poreuses. Certains circuits de l’État syrien continuent de fonctionner, par exemple en ce qui concerne le paiement des salaires des fonctionnaires et le versement des pensions dans les zones tenues par l’opposition armée. La continuité d’une zone à l’autre dans la fourniture du service d’électricité et d’eau, qui dépend d’infrastructures nationales et/ou organisées à l’échelle des dix-sept gouvernorats, fait ponctuellement l’objet d’accords entre régime et groupes de l’opposition, voire entre régime et État Islamique. Par ailleurs, l’économie de guerre est extrêmement active pour fournir tout ce qui fait défaut. Ses réseaux organisent des circulations entre zones qui s’adaptent aux fragmentations de l’espace et les utilisent pour générer des profits. Ainsi, des profiteurs de guerre captent le marché des zones encerclées ou assiégées et négocient des prix lucratifs pour transférer des marchandises d’une zone à l’autre. L’unique check point qui donne accès à la Ghouta orientale, la banlieue de Damas tenue par l’opposition armée, a par exemple été baptisé le « Passage Un million » — un million de livres syriennes étant le profit par heure issu des prélèvements sur les marchandises transférées d’un côté à l’autre [18]. Enfin, le franchissement des lignes par les individus civils ou militaires contribue à garder une certaine porosité entre les zones. Celle-ci est cependant de plus en plus limitée au fur et à mesure que s’approfondit le conflit.

     

    A handout image released by the Syrian opposition's Shaam News Network on July 29, 2013, shows an aerial view of destruction in the al-Khalidiyah neighbourhood of the central Syrian city of Homs. Government forces bolstered by Lebanese Shiite militiamen were poised to retake the largest rebel-held district of Syria's third city Homs, a watchdog and state media said. AFP PHOTO/HO/SHAAM NEWS NETWORK == RESTRICTED TO EDITORIAL USE - MANDATORY CREDIT "AFP PHOTO / HO / SHAAM NEWS NETWORK" - NO MARKETING NO ADVERTISING CAMPAIGNS - DISTRIBUTED AS A SERVICE TO CLIENTS - AFP IS USING PICTURES FROM ALTERNATIVE SOURCES AS IT WAS NOT AUTHORISED TO COVER THIS EVENT, THEREFORE IT IS NOT RESPONSIBLE FOR ANY DIGITAL ALTERATIONS TO THE PICTURE'S EDITORIAL CONTENT, DATE AND LOCATION WHICH CANNOT BE INDEPENDENTLY VERIFIED ==-/AFP/Getty Images

    Impacts des bombardements dans le quartier de Khaldiyyé à Homs en juillet 2013 (crédits : AFP/Getty images)
    Source: The Mail on Line, 29 juillet 2013

     

    La fragmentation du territoire syrien est par ailleurs accentuée par les destructions du tissu urbain. Celles-ci dessinent une géographie singulière : ce sont principalement les zones tenues par l’opposition armée au régime qui sont affectées par des destructions de grande ampleur. Par destructions de grande ampleur, il faut comprendre à la fois de grandes surfaces détruites et un degré élevé de dommages portés aux bâtiments, voire leur destruction totale. Les témoignages, photographies, films et les images satellites rendent compte du champ de ruine que sont devenus par exemple la ville de Talbisiyeh au nord de Homs, les quartiers orientaux d’Alep, les quartiers de Baba Amro, Khaldiyyé ou al Inchaat à Homs (voir Photo 1), ou certaines villes de l’agglomération de Damas, comme Darayya (voir Photo 2), Moadamiyyé ou Jobar.

    Dans les zones sous contrôle gouvernemental, les destructions sont inexistantes, comme dans la ville côtière de Tartous par exemple, éloignée des combats ; ou alors elles sont limitées, comme dans les quartiers centraux de Damas. Elles sont dans ce cas de figure le fait de tirs de roquettes et de mortiers tirés par des groupes armés de l’opposition, ou de bombes [19]. Elles affectent donc le tissu urbain de façon dispersée et ponctuelle. Ce sont les quartiers aux limites de ces zones qui sont davantage affectés.

    Il est enfin à noter que cette géographie évolue : des zones tenues auparavant par l’opposition et bombardées à certains moments du conflit sont passées depuis sous contrôle gouvernemental, ce qui explique que des zones gouvernementales comprennent (à tout le moins en date du mois de mars 2016) des tissus urbains et économiques ou des infrastructures fortement détruits.

    Les destructions comme arme de guerre

    La géographie singulière des destructions en Syrie doit donc être comprise à la fois à la lumière de la nature du conflit syrien — une répression — et de l’asymétrie des forces engagées dans le conflit. En particulier, la capacité balistique et aérienne des forces du régime est inégalée : seul celui-ci possède la maîtrise du ciel, par lequel la majorité des destructions sont perpétrées.

    Or, l’ampleur des dévastations matérielles que subissent les villes de Syrie pose la question de leur place dans le conflit. En effet, en droit humanitaire international, les « objets civils » ne peuvent être visés en l’absence de cibles militaires clairement identifiées et circonscrites. Dès lors que celles-ci ne sont pas établies, viser des objectifs civils est donc assimilable à un crime de guerre [20]. De fait, une rapide typologie de ces destructions indique que celles–ci sont l’une des armes par laquelle la guerre est menée par les forces du régime.

    Lignes de front et autres destructions liées aux opérations militaires

    Les confrontations armées entre groupes de l’opposition et forces du régime ont lieu pour l’essentiel en milieu urbain. Les lignes de front, de façon classique, sont donc soumises à fortes destructions. Ainsi, à Damas, la limite entre le quartier de Jobar, tenu par l’opposition armée, et les quartiers centraux de la ville, présente une topographie caractéristique de ce type de destruction : elles s’établissent de façon linéaire, le long de la démarcation entre territoires ennemis. Certaines destructions sont par ailleurs liées aux besoins du combat : c’est par exemple le cas des périmètres autour de bâtiments stratégiques ou de positions militaires, rasés afin de les sécuriser. Ce type de destructions, justifiées par un objectif militaire identifié et circonscrit, ne relève pas des crimes de guerre.

    Les opérations de «terre brûlée» : les destructions comme tactique militaire

    Ce n’est pas le cas des opérations militaires qui utilisent la destruction comme un élément tactique. Face aux échecs enregistrés à partir de l’été 2012 pour reconquérir des territoires perdus, les forces du régime y ont de plus en plus recours. Pour reprendre une ville, celle-ci est tout d’abord bombardée par l’artillerie jusqu’à ce que les groupes armés qui y sont présents s’en retirent. Les forces du régime l’investissent ensuite, fût-elle rendue à l’état de ruines. C’est par exemple le cas de al-Qoussair, une ville de 30 000 habitants située au sud de Homs. La ville a été massivement bombardée par les forces du régime en avril et mai 2013, avant que l’assaut final soit donné conjointement avec la milice du Hezbollah en juin.

    C’est cette tactique, inspirée sans doute par les conseillers militaires russes présents en Syrie dès 2012, qui est encore à l’œuvre à l’automne 2015 dans le nord de la Syrie : l’aviation russe pilonne, et les forces gouvernementales, appuyées par des milices iraniennes, libanaises et irakiennes, reprennent ensuite les villes vidées de leur population et des groupes combattants — ce fut par exemple le cas lors de la reprise en janvier 2016 de Skeikh Masakin dans la province méridionale de Dara’a ou de celle de Rabia dans la province de Lattaquié. Les villes du nord de la ville d’Alep ont ainsi été bombardées lors de la première semaine de février 2016 (un millier de raids aériens russes) puis investies par l’armée syrienne, coupant la continuité du contrôle territorial de l’opposition depuis les quartiers Est d’Alep jusqu’à la frontière turque [21].

    La destruction comme instrument de répression et de terreur

    Les destructions sont également le fait de campagnes qui se déploient dans des contextes qui ne sont pas en lien direct avec des opérations militaires. Il s’agit de campagnes de bombardements menées au moyen de trois types d’armes : des missiles de longue portée de type SCUD ; des bombardements effectués par l’aviation du régime (et russe à partir d’octobre 2015) ; des largages de barils remplis de fragments métalliques et d’explosifs (jusqu’à 900 kg de TNT) à partir d’hélicoptères. Ces barils sont une arme non conventionnelle très utilisée par le régime, notamment dans le nord de la Syrie [22]. Ces campagnes engendrent des destructions urbaines massives. Leurs caractéristiques spatiales sont remarquables : premièrement, la majorité des destructions a lieu loin des lignes de front ; deuxièmement, les impacts des bombardements sont très nombreux, les uns à côté des autres, à la manière d’un tapis, et recouvrent de larges surfaces ; troisièmement, seules les zones résidentielles tenues par l’opposition armée sont affectées par ce type de bombardement. Les exemples de ce type de destruction sont nombreux en Syrie. La carte suivante illustre les destructions perpétrées dans les quartiers orientaux d’Alep.

     

    carte_alep_destructions_loi_c_mars_2016

     

    La triple caractéristique de ce type de destructions — destruction de surfaces importantes de quartiers résidentiels éloignés des lignes de confrontation, sans objectif militaire immédiat, mais tenus par les groupes armés de l’opposition — pose la question de leur place dans la tactique de guerre du régime. Elles ont peut-être pour objectif de retourner les populations locales contre les groupes d’opposition locaux, ou de servir de punition pour leur soutien supposé à ces groupes [23]. Elles servent peut-être d’avertissement aux populations qui sont dans des zones toujours sous contrôle du régime et qui pourraient être tentées de se rebeller. Quoi qu’il en soit, ces campagnes corroborent le diagnostic de bombardement « indiscriminé » des populations [24], une tactique militaire illégale au regard du droit humanitaire international. De ce point de vue, les destructions urbaines ne sont pas seulement l’une des conséquences du conflit armé : elles sont aussi, et peut-être surtout, une arme aux mains des forces gouvernementales.

    La spirale de la violence bénéficie de ce point de vue au régime, et les destructions urbaines s’inscrivent dès lors dans une logique paradoxale de survie de celui-ci [25]. Elles expliquent par ailleurs le lourd prix payé par les populations civiles : plus de 90 % des morts d’enfants et des blessures subies par les enfants sont infligées par les bombardements aériens. Elles suscitent des vagues massives de déplacement en rendant la vie impossible aux populations.

    Conflit et transformation des équilibres démographiques

    Le conflit transforme en profondeur les équilibres démographiques de la Syrie sous l’effet des combats, de la progression de l’État islamique, mais aussi sous celui des sièges, des bombardements indiscriminés et des destructions qui en découlent.

    Les chiffres sont connus : sur les 21 millions d’habitants que comptait la Syrie de 2011, on estime que 11,5 millions de personnes au moins ont dû quitter leur logement. Le déplacement de population est donc non seulement massif mais il est aussi très intense dans le temps. Selon le HCR, 4,8 millions de Syriens ont cherché refuge à l’extérieur, principalement dans la région (Turquie, Liban, Jordanie, Iraq — il s’agit du nombre de personnes enregistrées). Il faut ajouter à ce chiffre une partie des 900 000 Syriens ayant déposé une demande d’asile dans un pays européen depuis 2011 [26], et les quelques dizaines de milliers accueillis dans d’autres pays. Cependant, un nombre important de Syriens ne sont pas enregistrés ou n’ont pas déposé de demande d’asile — jusqu’à un million selon certaines estimations [27]. Par conséquent, la population syrienne est massivement amputée non seulement par la mort d’au moins 1% de sa population mais aussi par l’exil forcé.

    Les structures de peuplement de la Syrie en sont d’autant plus modifiées qu’au refuge à l’extérieur s’ajoute le déplacement à l’intérieur du pays d’environ 6,5 millions de personnes. Les déplacements de population que l’on observe sont de trois types : de proximité, au sein d’une même région ou territoire tenu par l’une des parties au conflit ; des déplacements vers d’autres régions ou territoires, tenus ou non par d’autres parties au conflit ; des déplacements vers l’extérieur du pays (réfugiés). Les combinatoires de ces trois principales dynamiques sont fonction des caractéristiques locales de chaque entité territoriale (qui ont par ailleurs pu varier depuis 2011). Par exemple, comme l’illustrent les cartes 2 et 3, le gouvernorat [28] d’Alep, le plus peuplé du pays en 2011, divisé entre différents groupes de l’opposition, les Kurdes syriens, et les forces du régime, est à la fois celui qui connaît les plus importants flux de départ vers d’autres gouvernorats ou vers l’étranger, et celui qui accueille la plus importante population de déplacés de l’intérieur.

     

    cartesyrie2

     

    Dans l’ensemble, les régions qui accueillent le plus de déplacés de l’intérieur sont celles qui sont préservées des bombardements, c’est-à-dire celles qui sont tenues par le gouvernement. De ce fait, même si les zones gouvernementales connaissent elles aussi de nombreux départs, leur population reste relativement stable, voire augmentent — comme dans le cas du gouvernorat de Tartous — du fait de l’arrivée de déplacés intérieur. Les territoires sous contrôle de l’opposition sont davantage marqués par le déclin démographique. Ils accueillent certes des déplacés de l’intérieur, fuyant combats, répression, et bombardements. Mais les flux de population vers d’autres régions ou vers la frontière dominent. Ils s’expliquent par le nombre de morts, les campagnes de bombardement, l’expansion de l’État islamique dans les régions orientales depuis 2014 ; mais également par la difficulté croissante de la vie quotidienne dans ces territoires.

    À l’échelle locale, les situations sont très variées selon les contextes. Des zones de plein et des zones de vide se juxtaposent bien souvent. C’est par exemple le cas des zones sous siège — la population du quartier du camp palestinien de Yarmouk, dans les quartiers sud-est de Damas, est par exemple passée de 150 000 à environ 18 000 habitants [29]. À Alep, les quartiers orientaux tenus par l’opposition et bombardés se sont vidés de leur population : à l’été 2014, il était alors estimé que 300 000 personnes vivaient encore dans ces quartiers orientaux, contre un million avant le conflit [30].

    Le déplacement forcé, un accélérateur de fragmentation sociale et spatiale

    Généralement, le déplacement n’est pas unique, monodirectionnel, et définitif : on se déplace d’abord à proximité, au sein de la même région, pour se mettre à l’abri et prendre le temps d’évaluer la possibilité de revenir ou non. Selon les contextes locaux, les déplacements peuvent ainsi être temporaires et circulaires. Bien souvent cependant, de nouveaux risques sécuritaires, les contraintes économiques, la nécessité de scolariser les enfants, ou la possibilité ou non de rejoindre famille ou proches susceptibles d’offrir un toit conduisent à effectuer un autre déplacement, puis un autre, puis un autre. Le refuge s’inscrit dans ce continuum : les réfugiés hors de Syrie ont opéré en moyenne huit déplacements intérieurs avant de franchir la frontière.

    Cependant, la capacité à se déplacer pour se protéger dépend de nombreux facteurs : les Syriens ne sont pas égaux devant le déplacement. L’existence de réseaux de sociabilité est souvent déterminante : l’accueil chez des proches est la première modalité d’hébergement des déplacés, et souvent une condition indispensable pour être soutenu matériellement. Par ailleurs, la possibilité de financer un déplacement ou au contraire l’absence de ressources décident aussi de la mobilité ou de l’immobilité des Syriens dans le conflit. Pour les déplacés, la sédentarisation dépend souvent de la possibilité de trouver une activité rémunératrice. À l’inverse, du fait de l’absence de ressources, beaucoup de Syriens subissent une immobilité non choisie, que ce soit dans leur lieu de résidence habituelle, dans l’un des lieux de leur déplacement, ou dans le refuge à l’étranger.

    La mobilité est également fortement contrainte par les questions sécuritaires : franchir les démarcations entre territoires tenus par des forces opposées est difficile, que ce soit par exemple du fait des barrages de contrôle (ceux du groupe de l’Etat islamique autour de la ville de Deir ez-Zor par exemple), ou lié au risque élevé pour les hommes en âge de se battre en provenance des zones tenues par l’opposition d’être arrêtés par les forces gouvernementales. De ce point de vue, les femmes circulent plus aisément que les hommes, ce qui explique notamment leur nombre plus important dans les populations de déplacés. Elles emmènent avec eux leurs jeunes garçons avant que ceux-ci atteignent l’adolescence. L’appartenance confessionnelle est par ailleurs un obstacle à la mobilité pour les hommes sunnites, plus susceptibles d’être arrêtés aux barrages du régime que les membres de minorités religieuses.

    Le déplacement opère donc une forme de tri spatial, social, générationnel, confessionnel et ‘genré’ de la population syrienne. Dit autrement, la capacité des Syriens à se déplacer pour fuir les risques de la guerre dépend en grande partie de leurs réseaux, de leurs ressources, de leur sexe, de leur âge, de leur religion, de leur origine géographique. Et l’accès aux territoires tenus par le régime, et la vie quotidienne dans ces territoires, est par ailleurs plus pour certains individus et groupes que pour d’autres.

    Ce faisant, des familles entières sont séparées par des éloignements durables, et les trajectoires des individus sont soumises à de très fortes incertitudes. Par ailleurs, dans une Syrie appauvrie, les conditions de vie des déplacés se dégradent rapidement et donnent souvent lieu au développement de conduites de ‘compensation’ [31] caractéristiques de ces temps de crise : vente des biens et des titres de propriété pour des sommes infimes, réduction des portions alimentaires, développement de la prostitution, du travail des enfants, etc.

    Destructions et déplacements: instruments du conflit et conditions de la paix

    L’ampleur des déplacements de population en Syrie reflète donc l’ampleur des destructions urbaines, sans pouvoir s’y résoudre complètement pour trois raisons principales.

    D’une part, le sort des réfugiés syriens n’est pas une préoccupation du régime de Damas. On peut même penser que les difficultés inédites que cette situation extraordinaire crée pour des pays qui ne lui sont pas favorables — dans son proche entourage comme en Europe — sont un moyen d’exercer un pouvoir de nuisance sur la scène internationale, à défaut d’autres cartes. La négligence de Damas en ce qui concerne le sort de sa population s’illustre par ailleurs dans le contrôle que le régime exerce sur l’accès humanitaire aux populations des territoires gouvernementaux. Non seulement l’arme de la faim est utilisée dans les situations de siège mais le régime, en limitant la distribution de cette aide et en contrôlant de fait sa destination (à des populations choisies) la transforme de fait en instrument politique [32]. Toute fourniture d’aide humanitaire qui ne passe pas par les circuits validés est par ailleurs criminalisée, ce qui explique que les réseaux syriens humanitaires indépendants soient tous clandestins.

    D’autre part, l’effet des bombardements sur les populations des territoires tenus par l’opposition — morts, blessés, destructions — conduit à leur progressive dépression démographique. Viser les populations civiles participe dès lors de l’affaiblissement des adversaires du régime, ce que corrobore la stratégie affirmée de « al-jû` aw al-rukû » (la faim ou la soumission) mise en œuvre dans les sièges depuis la fin 2012 [33]. Détruire et vider un territoire de sa population est de ce point de vue une arme du conflit. Le coût induit est jugé marginal par rapport à l’objectif qui est la reconquête — et la survie du régime de Bachar al-Assad.

    Enfin, on peut s’interroger sur le rôle des déplacements de population vers les régions dominées par les forces gouvernementales dans la consolidation d’une « Syrie utile » dont le contrôle est nécessaire à la survie du régime. Celui-ci pourrait ainsi se réclamer d’une plus forte légitimité politique du fait que « ses » territoires abriteraient une plus forte proportion de la population syrienne, tandis que ceux dominés par ses adversaires seraient vidés de leurs forces vives.

    Dans ce contexte de destruction d’une partie importante du pays, de ses zones résidentielles, commerciales, économiques, de ses infrastructures majeures, et de déplacements massifs et prolongés de population, le retour des déplacés syriens de l’intérieur et des réfugiés à l’extérieur sera l’un des enjeux de la Syrie de demain. Ce retour sera indexé aux modalités de règlement du conflit, mais aussi à la possibilité de reconstruire réellement le pays — socialement, politiquement, économiquement, et matériellement : une reconstruction qui pour être durable nécessitera en somme l’instauration d’une vraie solution politique, et non pas une simple trêve militaire.

    ___

    Mes remerciements vont à Loïc Rivault, enseignant de géographie à l’Université Rennes-2, pour notre dialogue nourri autour du conflit syrien et sa généreuse autorisation à faire usage des cartes qu’il réalise, et dont certaines figurent dans cet article. [Leïla Vignal Publié par Alencontre le 30 - mars - 2016 ]

    Source: Leïla Vignal, «Syrie: la stratégie de la destruction», La Vie des idées, 29 mars 2016. ISSN : 2105-3030.

    URL: http://www.laviedesidees.fr/Syrie-la-strategie-de-la-destruction.html

    http://alencontre.org/syrie-la-strategie-de-la-destruction

    Notes

    [1] Source: ‘Syrian Elite to Fight Protests to ‘the End’’, New York Times, 10 Mai 2011.

    [2] Souhaïl Belhadj, La Syrie de Bashar al-Assad. Anatomie d’un régime autoritaire, Belin, 2013, recensé par Leïla Vignal, « Aux origines de l’insurrection syrienne », La Vie des idées 26 février 2014. Et Souhaïl Belhadj, “L’appareil sécuritaire syrien, socle d’un régime miné par la guerre civile”, Confluences Méditerranée, L’Harmattan, 2014/2 – N° 89, pages 15 à 27.

    [3] Leïla Vignal, 2014, « La révolution ‘par le bas’ : l’engagement révolutionnaire en Syrie », in Soulèvements populaires et recompositions politiques dans le Monde arabe, Camau M. et Vairel F. (dirs), Éditions des Presses Universitaires de Montréal.

    [4] Leïla Vignal, 2012, « Syrie, anatomie d’une révolution » in La vie des Idées (juillet 2012).

    [5] Voir « Bilan des victimes : l’impossible comptage », Libération, 10 mars 2016.

    [6] La moitié, selon les morts documentées par le Syrian Network for Human Rights (Rapport Who are Kiling Civilians in Syria, Civilian’s Death Toll up to the end of October 2015, October 2015) ; 70% selon le Violation Documentation Centre, qui a documenté 131 555 morts en date du 2 mars 2016.

    [7] Source : Rapport Between Prison and the Grave, Enforced Disappearances in Syria, Amnesty International, 2015.

    [8] Source : Humanitarian Response Plan, January-December 2016, United Nations Office for Coordination of Humanitarian Aid (OCHA), December 2015.

    [9] Source : Rapport OCHA, ibid.

    [10] Source : Entretiens téléphoniques avec des habitants de Damas, janvier 2016.

    [11] Source : OCHA, December 2015, op. cit.

    [12] En septembre 2015, selon l’OCHA (rapport cité).

    [13] Source : Rapport Slow Death : Life and death in Syrian communities Under Siege, Syrian American Medical Society Report, March 2015.

    [14] D’après les données collectées par l’ONG néerlandaise PAX et le Syrian Institute, First Quaterly Report on Besieged Areas, February 2016 (www.siegewatch.org).

    [15] Source : Médecins Sans Frontières : Rapport Syrie 2015 – Rapport sur les blessés et les morts de guerre au sein de structures sanitaires soutenues par MSF, Publié le 8 février 2016.

    [16] Source : “The Syrian revolution is a baby – it needs nourishment”, The NewStatesman, 18 July 2013.

    [17] L’ONG relève en 2015 82 frappes sur les 70 structures médicales qu’elle soutient, dont douze structures complètement détruites.

    [18] Source : Rim Turkmani with Ali A. K. Ali, Mary Kaldor and vesna Bojicic-Dzelilovic, July 2015, « Countering the logic of the war economy in Syria ; evidences from three local areas », Department of International Development, London School of Economics.

    [19] Seuls deux groupes ont recours aux bombes en milieu urbain : le Front al-Nusra et l’État Islamique.

    [20] Henckaerts J.-M., 2005, « Étude sur le droit International humanitaire coutumier. Une contribution à la compréhension et au respect du droit des conflits armés », in Revue Internationale de la Croix-Rouge, Vol. 87 Sélection française 2005. Sur le Droit coutumier international, se référer par exemple au site du Comité International de la Croix-Rouge.

    [21] Source : Le Monde, 7 février 2016, « La bataille d’Alep, tournant de la guerre civile syrienne ».

    [22] Source : Human Rights Watch (2014) “Syria : Unlawful Air Attacks Terrorize Aleppo”, et Amnesty International (2015), “Death everywhere ; war crimes and Human rights abuses in Aleppo, Syria”.

    [23] C’est explicitement le cas des sièges urbains, partie intégrante de la stratégie du régime, qualifiée par les officiers syriens eux-mêmes de campagne « d’affamement jusqu’à la reddition ». Source : Reuters, ‘Insight : Starvation in Syria : a war tactic’, 30/10/2013. Voir aussi Amnesty International, 2014, Squeezing the Life Out of Yarmouk. War Crimes against Besieged Cities ; et UNOHR, 2014, Report of the Independent International Commission of Inquiry on the Syrian Arab Republic, A/HRC/25/65.

    [24] UNOHR, 2013, Report of the Independent International Commission of Inquiry on the Syrian Arab Republic, A/HRC/22/59 ; et UNOHR, 2014, op. cit.

    [25] Vignal L., 2014, « Urban destructions : Revolution, repression and war planning in Syria (2011 onwards)”, in Built Environment, Special issue ‘Urban Violence’, Vol. 40, n°3.

    [26] En effet, une partie des Syriens en route vers l’Europe a été enregistrée dans la région et il n’y a pas de procédure de « dés-enregistrement ».

    [27] Cette estimation du Syrian Centre for Policy Research est construite à partir de projections et non d’un comptage : Rapport « Confronting Fragmentation ! Impact of Syrian Crisis Report », 2015.

    [28] La plus grande unité administrative ; on compte 14 gouvernorats en Syrie. Dans le conflit actuel, ces découpages administratifs ont peu de sens par rapport à la réalité du terrain et de ses divisions mais les données disponibles en relèvent.

    [29] Source : Valentina Napolitano, « Yarmouk, une guerre contre tous », Noria, Mai 2015.

    [30] Source : rapport REACH « Urban factsheet, Eastern Aleppo City, Syria crisis » (www.reach-initiative.org).

    [31] Les ‘coping strategies’ définies par les ONGs et organisations humanitaires internationales.

    [32] Un récent article rend compte de ce contrôle et des difficultés de la communauté internationale à y répondre, puisque le régime de Bachar al-Assad est toujours son interlocuteur du point de vue de la légalité internationale et du système onusien l’interlocuteur : « Aiding Disaster. How the United Nations’ OCHA Helped Assad and Hurt Syrians in Need”, par Annie Sparow, dans Foreign Affairs, 1 February 2016.

    [33] Voir Rapport First Quaterly Report on Besieged Areas, op. cit.

  • La gauche radicale après les attentats de Bruxelles (ESSF)

    auton33-8da98.jpg

    Pierre Rousset

    Le silence de la blogosphère anglophone, les non-dits en France Comment faire face

    Depuis janvier 2915, les attentats « djihadistes » ont pris en Europe une dimension et une dynamique sans précédent. Pourtant, une grande partie de la gauche radicale anglophone ne veut pas en prendre la mesure. En France, il reste à pousser plus avant la réflexion sur les implications de cette situation nouvelle : comment faire face ?

    Les attentats « djihadistes » meurtriers se succèdent en Afrique, au Moyen-Orient et au Maghreb, en Asie comme en Europe ou en Amérique du Nord. Ils doivent être analysés dans leur dimension internationale –, mais aussi dans leurs réalités régionales ou nationales.

    Je ne traiterai ici que du cadre européen, depuis janvier 2015 (attaques dans l’agglomération parisienne contre Charlie Hebdo et l’Hyper-Casher) en partant de deux questions : les réactions de la blogosphère anglophone et de la gauche radicale française.

    Après l’orage, le silence de la blogosphère anglophone

    Après l’attentat contre Charlie Hebdo, la blogosphère anglophone s’est enflammée : des milliers de courriels, des centaines d’articles lapidaires, des assauts furieux, des polémiques revanchardes… Cependant, les attentats qui ont suivi peu après au Danemark (en février) l’on laissé de marbre, ainsi que les véritables massacres de Paris en novembre dernier et de Bruxelles ce mois de mars. Bizarre, vous avez dit bizarre ?

    Certes, quelques organisations comme ISO aux Etats-Unis, ont publié des articles et témoignages significatifs sur les récents massacres [1], et des sites progressistes ont couvert ces événements avec constance, comme Open Democracy. Mais d’autres organisations qui suivent pourtant avec attention l’actualité moyen-orientale semblent assez peu concernées.

    Quant à la blogosphère, elle est restée indifférente, car il n’y avait plus d’enjeu qui la stimule.

    La grande question qui l’agitait en janvier 2015 ne concernait pas l’analyse de la politique terroriste de l’Etat islamique, mais la culpabilité des victimes : Charlie Hebdo accusé d’islamophobie, « les » Français ou « la » gauche française dont, n’est-ce pas, chacun connaît le racisme.

    Est-il possible maintenant, après les récents massacres, de reconnaître ce que cet « angle de vue » avait de parochial, de nombrillaire et d’identitaire ? Charlie Hebdo n’était en rien « responsable » des attentats de janvier 2015, il n’était qu’une cible utile. Ils auraient eu lieu même si ce journal n’avait pas existé – comme d’autres avaient eu lieu avant et ont eu lieu après. Pour une certaine gauche radicale, l’arbre de Charlie Hebdo a été utilisé pour cacher la forêt djihadiste.

    Il ne s’agit pas ici d’une rationalisation à postériori. C’était déjà évident à l’époque. L’article d’analyse que nous avions écrit alors, François Sabado et moi [2], mentionnait à peine Charlie Hebdo, car il « n’expliquait » rien. J’ai par ailleurs répondu aux accusations portées contre ce journal [3], mais quoi que l’on pense de son orientation éditoriale et de son histoire, le problème de fond n’était pas là.

    Une partie de la gauche radicale a voulu croire que l’Etat islamique (ou autres mouvements djihadistes) ne s’attaquait qu’à des « symboles compréhensibles », comme Charlie, les juifs (censés incarner l’Etat d’Israël) ou des églises (les « Croisés » occidentaux). C’était une lecture complaisante, mais aussi totalement illusoire des objectifs de Daesh (je renvoie à l’article que nous avons écrit, François Sabado et moi, après le 13 novembre [4]). La population, indifférenciée (et même non européenne, dans un aéroport international), est tout autant « cible légitime » [5] à ses yeux. L’orientation de l’EI est bien de tuer, blesser, traumatiser le maximum de monde pour aviver les tensions au sein de la population.

    Nous vivons dorénavant en Europe sous la menace perpétuelle d’attaques terroristes massives, comme c’est déjà le cas en d’autres régions. Il faut certes en comprendre les causes profondes là-bas (guerres sans fin, ordre néolibéral, régimes dictatoriaux…) et ici (précarisation de la vie, dictature des « marchés », discriminations…), mais aussi prendre la mesure des conséquences. Comment réussir à bloquer la constitution de régimes d’exception, comme en France, quand de tels attentats se succèdent ? Comment réussir à imposer l’accueil des réfugiés, quand la peur du « faux Syrien vrai terroriste » s’installe ? Comment refouler les extrêmes droites quand une extrême droite islamiste leur sert de faire valoir (et réciproquement) ?

    La politique de Daesh et ses « objectifs de guerre » pèsent dorénavant de façon majeure sur l’évolution de la situation en Europe – pour le pire. Si l’on ne veut pas être otage des réponses sécuritaires, militaires et liberticides de nos gouvernants, il nous faut leur opposer une autre façon de combattre le djihadisme – mais il faut l’opposer en pratique et pas seulement verbalement.

    Prises de positions françaises

    Nous avons publié sur ESSF de nombreux communiqués et déclarations, après les attentats de Bruxelles, en quatre lots [6]. Je m’y réfèrerais en indiquant le numéro du « lot ».

    Mais commençons par une complainte belge (lot 1) :

    « Pourquoi les musulmans ne descendent pas en masse dans la rue pour condamner ? »
    Parce que nous sommes en train de conduire les taxis qui ramènent gratuitement la population chez elle depuis hier…
    Parce que nous sommes en train de soigner les blessés dans les hôpitaux…
    Parce que nous conduisons les ambulances qui filent comme des étoiles sur nos routes pour essayer de sauver ce qu’il reste de vie en nous…
    Parce que nous sommes à la réception des hôtels qui accueillent les badauds gratuitement depuis hier…
    Parce que nous conduisons les bus, les trams et les métros afin que la vie continue, même blessée…
    Parce que nous sommes toujours à la recherche des criminels sous notre habit de policier, d’enquêteur, de magistrat…
    Parce que nous pleurons nos disparus, aussi…
    Parce que nous ne sommes pas plus épargnés…
    Parce que nous sommes doublement, triplement meurtris…
    Parce qu’une même croyance a engendré le bourreau et la victime…
    Parce que nous sommes groggy, perdus et que nous essayons de comprendre…
    Parce que nous avons passé la nuit sur le pas de notre porte à attendre un être qui ne reviendra plus…
    Parce que nous comptons nos morts…
    Parce que nous sommes en deuil…
    Le reste n’est que silence… »

    Ismaël Saidi, Belgo-marocain, auteur de la pièce Djihad

    Retour en France. En règle général, les syndicats (lot 2)

    Mouvements et partis condamnent clairement le massacre, ses auteurs et les mesures liberticides ou discriminatoires que nos gouvernants prennent en guise de réponse. Certains n’ont à ce jour rien publié (Solidaires…), d’autres se braquent sur un lapidaire raidissement défensif. Le pompon revient ici à Alternative Libertaire qui se contente de publier sur son site une déclaration d’AL Bruxelles affirmant qu’elle poursuivra son combat (lot 4, comme les suivants). C’est un peu court, au vu des circonstances !

    D’autres partis, comme le NPA, condamnent fermement les « attentats ignobles », affirment leur solidarité avec les victimes, dénoncent les buts des terroristes (« créer un engrenage irréversible de terreur et de violence en semant la haine et la peur ») ; mais après ce premier paragraphe, les six suivants sont entièrement tournés contre la politique intérieure et moyen-orientale de nos gouvernants et contre « les serviteurs des banques et des multinationales qui dirigent le monde ». Notre seule possibilité d’action est-elle d’exiger de nos gouvernements un changement radical d’orientation ?

    Quant à Ensemble ! (membre du Front de Gauche), elle en reste à des généralités très générales : « S’il est nécessaire de se doter de tous les moyens nécessaires pour assurer la sûreté publique et de prévenir de nouveaux attentats, cela passe par la nécessité de donner tous les moyens nécessaires aux services publics, une lutte résolue contre les inégalités, les discriminations, et non par le rejet des migrants ou la mise en place d’un état d’urgence permanent qui a suscité une stigmatisation des musulmans et une criminalisation des mouvements sociaux. »

    Enfin, le Parti de Gauche centre son communiqué sur la seule Syrie, réitérant sa ligne « pro-Poutine » : « Le soutien militaire aux pays et forces qui se battent aujourd’hui contre Daesh sur le terrain doit être apporté par une coalition internationale sous égide de l’ONU. Car c’est dans cette région du monde, et dans le respect du droit international, que doit être éliminée la menace de Daesh. ».

    Bien entendu, il ne s’agit encore que de brefs communiqués écrits à chaud. Il faut attendre la parution d’articles plus développés pour mieux fonder la discussion. Ainsi, la déclaration de la LCR-SAP de Belgique (lot 1) peut maintenant être complétée par une analyse de Daniel Tanuro (qui en est l’un des dirigeants) [7]. Notons seulement pour l’instant que la condamnation politique de l’Etat islamique (et non seulement de ses méthodes meurtrières) est aujourd’hui plus générale et plus fondée que par le passé ; mais que la question « comment combattre le djihadisme » est esquivée ou traitée en termes trop généraux.

    Entre un présent détestable et des lendemains qui chantent, comment combattre ?

    Dans une large mesure, les combats que nous menons déjà font partie de la solution. Ils s’attaquent aux racines sociales de la crise démocratique, visent à reconstruire une alternative solidaire (réellement à gauche) qui permette de rompre le choix mortifère entre hégémonie néolibérale et idéologies de haine, posent la question de la paix et de la sécurité du point de vue des peuples et non plus des puissances, etc. Cependant, outre les rapports de forces, nous nous heurtons à de réelles difficultés, dont :

    La crédibilité en ce présent détestable : le « peuple » n’est pas en mesure aujourd’hui de chasser de son sein, par le rejet social, par la fureur collective, les extrêmes droites (non confessionnelles ou religieuses) en particulier djihadistes. Police, armée et services secrets apparaissent alors comme un bien, ou comme un mal nécessaire. Rappelons-nous ce cri du cœur d’une victime soufflée par les explosions à l’aéroport de Bruxelles : « ils sont où ces putains de soldats ! ». Il ne faut pas se payer de mots, mais attaquer là où l’instrumentalisation de la peur par nos gouvernants peut être démontrée.

    L’incrédibilité des lendemains qui chantent : il importe évidemment de donner un horizon à nos résistances, un nom à notre alternative, mais personne ne croît (surtout pas nous) que nous marchons à grands pas vers sa réalisation prochaine.

    Comment donc mieux combattre ? Je n’ai évidemment pas la prétention d’offrir une réponse clé en main ! Cependant, je pense qu’il y a matière à débat, en partant de deux considérants :

    Le djihadisme – ainsi qu’une nébuleuse de courants politico-religieux qui lui sont idéologiquement proches – n’est plus seulement un produit d’importation, ombre portée de la crise irako-syrienne, mais aussi une réalité endogène. Il doit donc être combattu ici et pas seulement là-bas.

    Ce combat là-bas et ici doit être mené par les forces progressistes sur leurs propres bases, de concert avec les résistances à l’impérialisme et aux dictatures. Cela nous concerne. Il ne suffit pas de lutter indirectement contre le djihadisme et autre mouvement fondamentaliste (par exemple en dénonçant notre impérialisme). Il nous faut les combattre directement, car ils font dorénavant partie de notre réalité.

    Je vais essayer de montrer ce qu’à mon sens cela peut vouloir dire.

    « Tous ensemble »

    Nous avons dans notre main un atout maître, notamment en France : la brutalité et l’universalité des attaques néolibérales : ordre sécuritaire, destruction du code du travail, etc. Cela donne un fondement objectif très profond à une résistance « Tous ensemble ».

    Bien entendu, le « Tous ensemble » peut noyer les exigences propres des plus exploitées ou discriminées, des « sans voix », des « sans pouvoir ». Il faut se prémunir consciemment contre ce risque, mais il faut aussi valoriser le « Tous ensemble » – dans la lutte aussi bien que dans le quotidien.

    Comme le note l’Union des Progressistes Juifs de Belgique (lot 3), « Nous ne voudrions pas que, désormais [l]es habitants se replient et se regardent en chiens de faïence, se méfiant les uns des autres. Les attentats ont tué indistinctement. Plus que jamais, il faut mettre en œuvre des politiques qui inventent des dispositifs de rencontres, de dialogues, de mélanges, qui mettent l’accent sur la connaissance des récits singuliers qui composent notre aventure urbaine pour en faire une geste collective. »

    « Tous ensemble » exige de notre part que nous militions en tenant compte de toutes les exigences du salariat réellement existant (qui inclut, oh combien, le « précariat ») ou des habitants des quartiers populaires – même quand cela sort de nos routines syndicales ou politiques. Il n’est pas suffisant, par exemple, de lutter contre la violence policière dans les quartiers. Il faut aussi prendre en compte la violence quotidienne des gangs.

    « Tous ensemble » exige de notre part de défendre toutes les victimes. Il y a parfois une tendance à hiérarchiser la solidarité ce qui, en pratique, revient à abandonner à leur sort certaines victimes « non prioritaires » ou agressées par un « opprimé oppresseur ». Pour être concret, il faut défendre le juif menacé de mort et pas seulement le (supposé) musulman face à l’islamophobie. Il faut aussi défendre les femmes « arabo-musulmanes » qui refusent l’envoilement que veulent leur imposer les conservateurs islamistes et pas seulement la femme voilée frappée, injuriée, humiliée par le raciste « bien de chez nous ». Il faut combattre l’homophobie où qu’elle s’exprime.

    « Tous ensemble » exige de lutter contre tous les racismes, contre toutes les xénophobies, contre la haine de l’Autre. Les racismes ont des histoires et des encrages différents dont il faut tenir compte, mais il n’y a pas de racisme indolore. Le racisme et la xénophobie sont des poisons mortels qui, au bout du compte, rendent impossible une lutte commune et servent à merveille l’ordre dominant qui ne survit que grâce à nos divisions.

    Car le « Tous ensemble » n’exige pas seulement la reconnaissance fraternelle de l’Autre, une valorisation de la « mixité », mais aussi des combats communs pour des droits communs : à une vie non précaire, à l’éducation et à la culture, à l’emploi, à la sécurité, à la santé…

    Un combat idéologique

    Il n’y a pas de profil type des personnes qui, en Europe, rejoignent l’Etat islamique : les origines sociales, géographiques ou (non) religieuses varient, reflétant une crise globale. Evidemment, celui de « nos » djihadistes est plus resserré. Ayant souvent appartenu à des gangs, ayant connu la prison, étant déjà familiers des opérations armées, ils ont les connexions qui leur permettent d’agir sur ce terrain.

    Il ne faut pas pour autant sous-estimer le facteur idéologique dans les processus dits de radicalisation de l’islam ou d’islamisation de la radicalité (je trouve l’usage du mot « radical » fort peu approprié !). Des courants salafistes, par exemple, ne conduisent pas nécessairement au djihadisme [8], mais il n’en sont pas moins ultra-réactionnaires . De façon générale, nous assistons à une montée en puissance de courants conservateurs (qui n’est pas propre aux seuls milieux musulmans). Le tout crée un bain idéologique sur lequel le fondamentalisme (l’intégrisme) politique prospère.

    Nous combattons l’intégrisme catholique et évangélique protestant (d’extrême droite) sur la base des droits : IVG, mariage pour tous, éducation à la science (contre le créationnisme) et à l’égalité de genre… Il doit en aller de même à l’encontre de l’intégrisme islamique (d’extrême droite lui aussi).

    Vu la place qu’occupe la subordination des femmes dans la pensée conservatrice et, en particulier, dans le djihadisme, la défense de leurs droits (comme de ceux des homosexuels) est évidemment un terrain de confrontation pour nous décisif.

    Les extrêmes droites sont, de façon générale, à l’offensive en Europe, affichant de nombreux visages identitaires. Ce sont les anciennes et nouvelles extrêmes droites « bien de chez nous », plus ou moins fascisantes, qui sont en position de postuler au pouvoir dans divers pays européens – ou qui influencent déjà les pouvoirs en place. Un danger majeur !

    Il ne faut pas pour autant ignorer les conséquences du développement d’extrêmes droites à référence islamiste. Elles s’enracinent en effet dans des milieux populaires où un parti comme le Front national (pour parler de la France) ne peut pénétrer. En ce sens, ils se complètent, construisant de redoutables barrières à tout projet émancipateur, solidaire, réellement à gauche.

    Ne pas sacrifier leurs droits (voire leur vie) à notre sécurité

    Nos dénonçons sans relâche l’utilisation par nos gouvernants de la peur pour justifier l’imposition de mesures liberticides ici et d’une politique de guerre là-bas. Problème : certaines positions à gauche font preuve d’un cynisme fort peu solidaire. J’en prends deux exemples.

    Conforter le salafisme ?

    Dans une tribune pour Libération [9], le philosophe et sociologue Raphaël Liogier veut marier (notre) liberté et (notre) sécurité. Il propose, afin de lutter plus efficacement contre le djihadisme armé, de s’appuyer sur les mosquées salafistes (au lieu de les cibler comme le fait le gouvernement). Les milieux salafistes menacés par Daesh pourraient ainsi offrir aux autorités « un véritable réseau d’information au cœur du milieu musulman ».

    « Contrairement aux djihadistes, souligne Liogier, ces fondamentalistes sont focalisés sur la vie quotidienne et les mœurs, ils sont complètement dépolitisés. » Donc pas de problème ? Notre universitaire prend Abou Houdeyfa, imam de Brest, comme exemple de représentant des mosquées salafistes avec lesquelles il faut collaborer. La rédaction de Libération note que pour cet imam, « la musique fait naître le mal. ».

    Ce n’est pas un hasard si Liogier, pour lever tout ambiguïté, prend Abou Houdeyfa comme exemple de « point d’appui ». Ce dernier a effet provoqué un scandale, après la publication d’une vidéo, sortie en septembre dernier, extraite de l’un de ses cours. Il y explique devant des enfants qu’écouter de la musique est interdit et que « ceux qui l’aiment » sont ceux qui risquent d’« être transformés en singes et porcs » dans l’au-delà. Que ceux qui la consomment sont sur la voie du diable [10].

    Sommes-nous indifférents à ce qu’un tel enseignement soit servit à de jeunes enfants ? La criminalisation de la musique n’est-elle pas une violence sociale d’une terrible brutalité – et ce dans toutes les parties du monde. Comment ignorer la richesse des cultures musicales des pays musulmans ? Et quid des femmes ? Liogier reconnaît volontiers l’existence d’un « fondamentalisme extrême des mœurs, celui des femmes intégralement voilées par exemple », mais qu’importe, il n’y a là que choix de vie [11]. Fermer le ban.

    Liogier prétend marier efficacité sécuritaire et démocratie. Au final cependant, il affiche une conception étroitement policière du combat contre Daesh, pour laquelle les luttes d’émancipation d’un pan entier de notre société doivent être sacrifiées sans état d’âme [12]. Démocratie pour qui ? Sécurité pour qui ?

    Soutenir Poutine et Assad en Syrie ?

    Revenons sur la position du Parti de Gauche. A l’occasion des attentats de Bruxelles, il a donc réitéré sa position de fond sur le conflit syrien (mainte fois affirmée par Jean-Luc Mélenchon) : soutien à l’intervention russe et au régime Assad – le Parti communiste de Belgique allant encore plus loin dans l’alignement sur Moscou (lot 3). Comme mentionné plus haut, il explique dans une langue de bois propre aux communiqués diplomatiques, qu’une coalition internationale sous égide de l’ONU doit apporter son soutien « aux pays et forces qui se battent aujourd’hui contre Daesh sur le terrain » (lot 4)– « sur le terrain » signifiant avant tout la Russie et l’armée gouvernementale de Damas.

    Le régime Assad est pour une grande part responsable de la crise syrienne et des succès, dans ce pays, de l’Etat islamique. Il a torturé, affamé et tué plus de Syriens que tout autre acteur de cette guerre sans merci –, mais il est vrai qu’il n’envoie pas de commandos kamikazes ensanglanter l’Europe. Alors tant pis pour les victimes « là-bas » de l’une des dictatures les plus sanglantes au monde et de bombardements russes particulièrement meurtriers. Le « sens de l’Etat » (français), la défense de sa stature internationale et la sécurité de nos citoyens « ici » vaut bien aux yeux du PG une épaisse couche de Realpolitik !

    Ici et là-bas

    Dans toute perspective solidaire (internationaliste), le lien actif entre ici et là-bas s’avère essentiel. Trois suggestions pour le renforcer.

    1. Coopérer plus étroitement avec les associations de l’immigration – notamment, en France, de l’immigration maghrébine. Entre janvier et novembre 2015, le mois mars a connu l’attentat du Bardo à Tunis. S’il y a eu une réponse collective de mouvements franco-tunisiens et liés aux migrations méditerranéennes [13], la gauche française ne s’est manifestée qu’en ordre dispersé. Chaque attentat de part et d’autre de la Méditerranée pourrait être l’occasion d’appels et de mobilisations communes, allant au-delà de rassemblements symboliques.

    2. Renforcer la solidarité Syrie. Certes, le Collectif « Ni guerre ni état de guerre » existe, mais c’est une coalition contre la politique de l’Etat français à l’étranger comme en France même. Voilà qui est fort bien, mais cela ne remplace pas un mouvement de solidarité spécifique. En effet, tel n’est pas son objet. Le collectif appelle au retrait des forces française des théâtres d’opérations où elles sont déployées, ce qui est très important pour nous et qui aurait des implications effectives dans une partie de l’Afrique, mais fort peu en Irak-Syrie où notre impérialisme ne joue qu’un rôle mineur. Comme le note d’ailleurs « Ni guerre ni état de guerre » dans le communiqué publié après le 22 mars (lot 3), sur les 11 086 effectués par la « coalition occidentale », l’aviation française n’en a effectué « que » 680. Le retrait français ne changerait là-bas pas grand-chose, même s’il avait une portée importante ici.

    La solidarité Syrie ne peut se définir seulement en rapport à notre impérialisme et, en terme vagues, à la « coalition occidentale ». Elle doit prendre en compte les acteurs principaux de la guerre qui incluent aussi la Russie, la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar – voire Israël et l’Egypte –, l’Iran, le Hezbollah… et des fronts multiples, des « guerres dans la guerre »... Elle ne peut agir sans se demander à qui apporter son soutien, à qui le refuser, pour quelle paix mobiliser. Certes, la crise au Moyen-Orient est compliquée ! Mais il faut des accords de base : défendre de concert la résistance kurde et la résistance arabe populaire, progressiste – ce qui n’est possible ni avec des pro-Assad ni avec les forces qui confessionnalisent le conflit, ni avec des pro-Russe ni avec des pro-Américains.

    La tâche est difficile, mais peut-on accepter que le niveau de solidarité active avec les peuples de cette région reste si faible ?

    3. Internationaliser le rejet des attentats terroristes. Faire en sorte que chaque nouvel attentat soit l’occasion d’une dénonciation internationale de la part des forces progressistes, qu’une solidarité « de peuple à peuple », indépendant des gouvernants, s’affirme par des « solidarités croisées » et des appels communs. Bien entendu, les terrorismes d’Etat font un nombre de victimes plus important que les massacres djihadistes, mais l’un ne justifie pas l’autre. La dénonciation des méfaits impérialistes est déjà intégrée à l’ADN des gauches radicales. En revanche, hors des pays qui vivent depuis de longues années sous la menace fondamentaliste comme le Pakistan, cela n’est pas encore le cas concernant le djihadisme [14].

    Il n’est pas question de faire du djihadisme « l’ennemi principal » et de prôner en conséquence l’union nationale ! Mais pas question non plus de faire du djihadisme un « ennemi secondaire », justifiant par là une passivité coupable.

    Pierre Rousset,

    http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37572

  • La France sent mauvais (Michel Warscharwski)

    coup-de-boule Siné Mensuel

    Valls critique le président de l’Observatoire de la laïcité parce qu’il a osé avoir pour interlocuteur… des musulmans ; Elisabeth Badinter déclare qu’il ne faut pas avoir peur d’être traité d’islamophobe. Selon Michel Warschawski, correspondant en Israël, la France connaît une terrible régression.

    Récemment, le Premier ministre Manuel Valls a fortement critiqué le président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco. Bianco est un homme intègre, et loin d’être un gauchiste. Après les attentats du 13 novembre, il avait signé une pétition titrée « Nous sommes unis », publiée dans Libération. Parmi les signataires, le grand rabbin de France Haïm Korsia. Valls ne critique pas le contenu de l’appel mais la présence parmi les signataires de militants musulmans d’obédiences diverses : s’ils ne dérangent pas le grand rabbin de France, ils sont infréquentables pour le Premier ministre.

    Quand il y a un incendie, que les gens s’unissent pour l’éteindre, doit-on les punir pour cela ? Doit-on refuser qu’une partie de ceux-là aient le droit de l’éteindre alors que le pyromane les visait ? Pourquoi Valls s’en prend-il aux pompiers et à toutes les bonnes volontés ?

    Cette position s’inscrit dans une terrible régression islamophobe que connaît la France depuis l’affaire du voile, mais encore plus depuis l’attaque contre Charlie Hebdo. Pour preuve, si nécessaire, cette déclaration d’Elizabeth Badinter sur les ondes de France Inter (6 janvier 2016) dont, comme on dit dans ma tradition, la vieillesse fait honte à sa jeunesse :

    « Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe… À partir du moment où les gens auront compris que c’est une arme contre la laïcité, peut-être qu’ils pourront laisser leurs peurs de côté pour dire les choses. »

    Comment qualifier ce à quoi nous assistons : une personnalité publique et influente vient proclamer sur les ondes d’une radio nationale qu’il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe, dans une période où les actes islamophobes ont augmenté de plus de 200 % ? Si l’on appliquait l’égalité des lois à tous les citoyens, Madame Badinter serait poursuivie en justice pour avoir tenu de tels propos.

    C’est lors d’une rencontre des Amis du Crif que le Premier ministre s’en est pris à Jean-Louis Bianco pour défendre Madame Badinter et pour dénoncer la signature commune avec des organisations musulmanes :

    « On ne peut pas signer des appels, a déclaré le Premier ministre sous les applaudissements des membres du Crif, y compris pour condamner le terrorisme, avec des organisations que je considère comme participant du climat que l’on a évoqué tout à l’heure. »

    Valls crée un nouveau concept politique, le climat et, partant de ce concept, déclare que tout « climatologue » doit être ostracisé, avant d’être – qui sait ? – déchu de sa nationalité et, comme apatride, envoyé a Drancy.

    Politique fiction ? Procès d’intention ? En aucun cas : il suffit pour se faire une idée de la conception de la démocratie qu’a Manuel Valls d’écouter ses propos sur les appels au BDS (boycott, désinvestissement, sanctions) en France :

    « Les pouvoirs publics doivent changer d’attitude [vis-à-vis des actions BDS, NDLR]. On voit très bien comment on est passé de la critique d’Israël à l’antisionisme, et de l’antisionisme à l’antisémitisme. »

    Et alors que le président du Crif, Roger Cukierman, exigeait l’interdiction de manifestations qui appellent au BDS, Valls, loin de lui faire une petite leçon de démocratie et du républicanisme dont il se réclame en permanence, lui répond : « Ce que je peux vous dire, c’est que j’en parlerai, et j’en ai déjà parlé avec le ministre de l’Intérieur. Je pense que les pouvoirs publics doivent changer d’attitude vis-à-vis de ce type de manifestations. Il me semble qu’il s’agit de quelque chose qui participe d’un climat (encore une fois le « climat ») nauséabond, donc je suis plus qu’attentif. Je pense que nous allons prendre des dispositions […] qui doivent montrer que ça suffit, et qu’on ne peut pas tout se permettre dans notre pays. »

    Quelles dispositions ? Déchéance de nationalité ? Camps d’internement ? La France est – et pour longtemps encore, promet le Premier ministre – dans l’état d’urgence. Tout est donc possible. S’il y a un climat nauséabond en France, c’est dans des propos tels que ceux de Manuel Valls qu’on doit chercher la source. Ou encore dans la distinction que fait Christian Estrosi (au Grand Rendez-vous d’Europe 1) entre la kippa et le voile, la première étant encouragée par le président de la région Paca, le second dénigré.

    Aux Juifs de France qui se sentent protégés par des politiciens comme Estrosi, je ferais une double mise en garde : d’abord, si la République interdit ou stigmatise aujourd’hui un signe religieux d’une minorité, non catholique, elle permet de faire de même demain avec une autre religion ; Vichy n’est pas si loin pour que les Juifs de France soient si certains d’être immunisés contre un racisme d’État : si on s’en prend aujourd’hui au voile, après-demain, ce sera à la kippa qu’arborent avec démagogie les Estrosi de droite et de gauche.

    Ensuite, une telle discrimination entre deux communautés, l’une étant valorisée et l’autre dénigrée, ne peut pas ne pas provoquer des réactions anti-juives au sein de la communauté dénigrée. Répétons-le inlassablement : la seule protection des Juifs de France, c’est le combat commun contre le racisme, dans toutes ses expressions. Flirter avec le racisme antimusulman n’est pas seulement immoral, c’est suicidaire.

  • Religions : je persiste et signe (Michel Warschawski )

    coup-de-boule Siné Mensuel

    Suite à son Coup de Boule « La France sent mauvais » paru dans le n°50 de Siné Mensuel, Michel Warschawski a reçu un courrier de lecteur fâché. Il répond, persiste et signe. 

    Même si j’ai porté la kippa pendant les vingt premières années de ma vie et pratiqué tous les commandements de la Tora, y compris les plus futiles, je suis aujourd’hui un athée qui mange à Kippour et adore la côte de porc. À la synagogue, je n’y vais que pour des fêtes de famille et mon enterrement se fera hors des rites et des cimetières juifs.

    J’ai cependant développé une véritable allergie aux laïcards français. Je spécifie « français » parce que c’est une maladie typiquement hexagonale et je ne pense pas qu’en Grande-Bretagne, par exemple, il y ait moins d’athées ou d’agnostiques qu’en France, mais ils sont, pour la plupart, exempts de cette haine du religieux.

    Eh oui, même si je collabore à Siné Mensuel et aime beaucoup Bob, je suis loin de partager leur haine des religieux. Pourquoi cette clarification ? Parce que Catherine m’a fait suivre un courrier me concernant où on pouvait lire :

    « C’est quoi cet article de Warschawski ? Certes, Valls est à vomir, mais est-ce une raison pour défendre les religions dans Siné ?!  La France sent mauvais. Difficile de contredire un tel titre. Cela dit, dans quel autre pays un canard comme Siné Mensuel pourrait exister ? Si on élimine tous les pays où la religion est au pouvoir totalement ou partiellement, ça fait pas lerche. Quant à considérer le voile comme un simple signe religieux, alors là, je m’étrangle au point que j’aurai sans doute du mal à acheter le prochain numéro le mois prochain. Certes, combattre l’obscurantisme religieux est on ne peut plus délicat quand on est sans cesse parasité par des nuisibles qui en profitent pour y insérer du racisme, mais fait chier quand même ».

    Je ne sais pas ce que signifie « défendre les religions ». Je sais par contre ce que signifie la liberté, et le droit de chacun de vivre sa vie comme il/elle l’entend, tant que cela ne porte pas préjudice à l’autre. Préjudice n’inclut évidemment pas « ce qui me dérange » : si, comme je l’ai dit, j’aime la côte de porc, je n’aime pas par contre la cuisine indienne et l’odeur des plats au curry m’importune. Pourtant, je n’ai jamais envisagé qu’on ferme pour cette raison les restos indiens.

    Le port de la kippa ou du fez, du foulard ou de la perruque est une histoire de choix individuel… qui, comme tous les choix ou les goûts, est formaté par la culture ambiante, l’école, la famille, voire l’Église.

    Quand, en plus, une communauté est stigmatisée, le port de ses signes distinctifs est souvent un acte d’affirmation de soi et de mise en défi du racisme ambiant. Si l’on interdisait la kippa en France, je crois bien que je défierais la loi et mangerais ma côte de porc avec une kippa sur la tête.

    La laïcité est faite de la séparation totale de l’État et des religions et du droit de chacun de vivre ses croyances, philosophiques ou religieuses, comme il/elle l’entend. La France a été à l’avant-garde de la bataille historique pour cette laïcité, et ses valeurs ont rayonné à travers le monde. Mais quand cette laïcité prend les accents de Madame Badinter, c’est de racisme qu’il s’agit, dans la droite ligne du « rôle civilisateur du colonialisme ». Car – mais faut-il le rappeler ? – la France laïque et républicaine a tenté d’imposer sa civilisation aux peuples sauvages, au prix de millions de morts. Aujourd’hui, elle n’a aucun problème à faire des affaires juteuses avec l’Arabie saoudite… où le port du voile est obligatoire.

    J’irai même plus loin : un peuple qui a applaudi pendant près de quatre ans le Maréchal et son régime, qui a collaboré, activement ou passivement, à la déportation de ses citoyens juifs ou roms, se doit d’être modeste quand il critique les mœurs civilisationnelles des autres.

  • Rashid Khalidi: «Les frontières du Moyen-Orient sont brûlantes» (A l'Encontre.ch)

    Image de propagande de Daech montrant la destruction de la frontière Sykes-Picot par un bulldozer

    Image de propagande de Daech montrant la destruction de la frontière Sykes-Picot par un bulldozer

    Entretien avec Rashid Khalidi
    conduit par Joseph Confavreux

    Au-delà des « frontières artificielles » du Moyen-Orient, voulues par les puissances impériales, Daech pourrait-il réussir là où le panarabisme a échoué, en recomposant les cartes du monde arabe ? Entretien avec Rashid Khalidi, successeur d’Edward Saïd.

    Cent ans tout juste après les accords secrets Sykes-Picot, au moyen desquels les puissances impériales ont redessiné la carte du Moyen-Orient sur les décombres de l’Empire ottoman, la question des frontières a rarement été aussi brûlante dans la région.

    L’organisation de l’État islamique met en scène, dans sa propagande, la destruction de la ligne de démarcation entre l’Irak et la Syrie, deux États qui pourraient bien disparaître dans leurs limites et compositions actuelles. Les Kurdes, déjà largement autonomes en Irak et en Syrie, aspirent de plus en plus ouvertement à un État-nation, inacceptable pour la Turquie. Certains jugent que la lutte contre Daech passera inévitablement par la reconnaissance d’une entité autonome pour les sunnites d’Irak. Quelques rêveurs espèrent encore une confédération des peuples arabes aujourd’hui désunis, bien que celle-ci supposerait une démocratisation profonde d’États rongés par l’autoritarisme et le clientélisme. Quant à la perspective d’un État palestinien viable, elle a rarement paru aussi lointaine…

    L’historien américain d’origine palestinienne Rashid Khalidi observe le Moyen-Orient avec le savoir de l’historien et l’inquiétude lucide d’un homme situé entre plusieurs cultures, dans un moment où les adeptes d’une « guerre des civilisations » entre Orient et Occident ne cessent de gagner du terrain.

    Il dirige le département d’histoire de l’université Columbia et est le titulaire de la chaire créée pour Edward Saïd en études arabes modernes. Il est notamment l’auteur de Palestine, histoire d’un État introuvable (Actes Sud, 2007), de L’Empire aveuglé. Les États-Unis et le Moyen-Orient (Actes Sud, 2004) et de L’Identité palestinienne (La Fabrique, 2003).

    Il était, lundi 14 mars, au MuCEM (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) de Marseille, pour le cycle de conférences Pensées du Monde, consacré cette année à « l’avenir des frontières », dont Mediapart est partenaire.

    Quelles sont les conséquences présentes de la manière dont les frontières du Moyen-Orient ont été découpées pendant la Première Guerre mondiale, à l’heure où l’organisation État islamique a axé une partie de sa propagande sur la disparition de ces « frontières artificielles » ?

    rashid-khalidi-1

    Rashid Khalidi. Daech a transformé les accords secrets signés voilà un siècle, en 1916, par le Britannique Mark Sykes et le Français François Georges-Picot, en une question politique brûlante et contemporaine, comme on l’a vu dans plusieurs vidéos où l’État islamique mettait en scène la destruction de postes frontaliers entre la Syrie et l’Irak, une démarcation issue de ces accords.

    Mais au-delà de l’actualité, liée à l’action de Daech, de cette question des frontières, le fait que les contours des pays du Moyen-Orient aient été créés par des décisions prises par des puissances impériales hante le monde arabe depuis un siècle.

    D’autant plus que les exemples de l’Iran ou de la Turquie, qui ont réussi à construire de puissants États-nations en résistant aux volontés impérialistes de diviser leurs territoires – puisque la Grande-Bretagne avait promis aux Arméniens et aux Kurdes un État autonome pendant la Première Guerre mondiale – agit, en creux, comme un rappel constant de la division et de la faiblesse des Arabes.

    Le mépris pour la volonté des peuples se trouvant dans ce qui était alors l’Empire ottoman n’a pas seulement nourri l’hostilité nationaliste vis-à-vis des puissances impériales, mais aussi la défiance vis-à-vis des élites arabes séduites par les modèles britannique ou français de démocratie libérale, que ce soit dans le cadre d’une République ou d’une monarchie parlementaire.

    Pour la majorité des peuples arabes, la violence du démantèlement de l’Empire ottoman, accompli en fonction des intérêts économiques et des rivalités des puissances impériales, a été considérée comme l’échec des élites arabes libérales et comme une disqualification du modèle démocratique. Cette faillite des idées libérales, couplée à l’hypocrisie de puissances impériales faisant de la devise « liberté, égalité, fraternité » un symbole, tout en se comportant à l’inverse dans le monde arabe, a nourri l’installation, après la Seconde Guerre mondiale, de régimes militaires et autoritaires dans la plupart des pays arabes, après une série de coups d’État, notamment avec le parti Baas en Irak et en Syrie.

    La manière dont Daech attaque aujourd’hui les frontières « artificielles » et « impérialistes » du Moyen-Orient est-elle similaire à la dénonciation de ces mêmes frontières véhiculée par les nassériens égyptiens, ou les baasistes d’Irak ou de Syrie, après la Seconde Guerre mondiale ?

    La rhétorique n’est pas identique, même si le carburant de l’humiliation est fondamental dans les deux cas. Même quand Daech développe des arguments anti-impérialistes contre les frontières actuelles, ils ne viennent pas du nationalisme arabe tel qu’il a été développé par les nassériens ou les baasistes. En dépit de l’existence, entre 1958 et 1961, d’une République arabe unie faite de l’union entre la Syrie et l’Égypte, les nationalistes arabes n’ont pas réussi à abolir les frontières. En particulier parce que si la règle du « diviser pour mieux régner » a bien été appliquée par les puissances étrangères, plusieurs divisions du monde arabe préexistaient, de longue date, aux accords Sykes-Picot.

    Carte du de?coupage du Moyen-Orient suivant les accords Sykes-Picot

    Carte du découpage du Moyen-Orient suivant les accords Sykes-Picot

     

    Daech peut facilement moquer ces nationalistes qui n’ont pas réussi à unifier le monde arabe et affirme vouloir, et pouvoir, effacer les frontières sur une base religieuse. Mais en dépit de cet objectif affiché, il agit avec un pragmatisme inédit que ne possédaient pas Al-Qaïda ou les talibans. Comme historien, je suis saisi de voir à quel point Daech constitue une alchimie très étrange entre des idées baasistes et des idées islamistes, ou qui utilisent l’islam.

    Les gens qui dirigent l’organisation État islamique sont d’anciens cadres de l’Irak de Saddam Hussein que l’idiotie des décisions américaines, après l’intervention de 2003, a jetés dans les bras des extrémistes. Ces gens savent parfaitement gérer un État, avec férocité et brutalité, mais aussi avec efficacité. Ils sont donc soucieux des frontières, même s’ils sont également pris dans des rhétoriques religieuses, voire apocalyptiques.

    Cette convergence entre l’idéologie djihadiste et le baasisme, un mouvement à l’origine séculier, date d’avant l’apparition de l’organisation de l’État islamique. Le régime irakien baasiste, affaibli par les mouvements d’opposition, sunnites ou chiites, a choisi, sur le tard et en réponse, de s’islamiser. Il avait symboliquement changé son drapeau pour y intégrer des références religieuses, en dépit de son histoire laïque. Les traumatismes successifs de la guerre avec l’Iran, de la guerre du Golfe, puis de l’occupation américaine après 2003, ont facilité des évolutions profondes de la société et permis ce type de retournements.

    Comme historien, je constate que, même si Daech prétend revenir à un islam d’il y a plusieurs siècles, ses membres ne cessent de faire ce qu’ils prétendent rejeter, à savoir des « innovations », des « hérésies », qu’on désigne en arabe par le terme de bid’ah. Rien, dans leur prétendu « État islamique », ne ressemble à ce qui a existé dans d’autres États islamiques à travers l’histoire. La manière dont ils décapitent les gens au nom du Coran montre non seulement qu’ils sont ignorants du texte sacré, mais aussi qu’ils ne sont pas seulement les enfants d’un certain islamisme ou d’un certain baasisme, mais aussi, voire surtout, les enfants du XXIe siècle, capables d’allier la modernité technologique des réseaux sociaux à une propagande de violence, d’horreur et de brutalité qu’on avait déjà pu voir sous le nazisme.

    Aux États-Unis, nous avons depuis longtemps des personnes fascinées par les images et les propos ultra violents. Mais il y en a aussi beaucoup au Moyen-Orient, qui se recrutent au sein de ces populations brutalisées par des années de guerre, qui s’avèrent particulièrement réceptives à cette propagande que nous ne faisons que renforcer lorsque nos armées bombardent des populations civiles.

    Il faut avoir été bombardé, comme cela m’est arrivé à Beyrouth en 1982, pour comprendre ce que cela provoque sur les esprits et les corps. Depuis 1975 et la guerre du Liban, il y a eu l’Irak, et maintenant la Syrie. Bien sûr, il existe des problèmes endogènes aux sociétés arabes, mais les différentes ingérences et occupations n’ont fait que les aggraver. Al-Qaïda est un produit de la guerre en Afghanistan, et Daech celui de la guerre en Irak.

    Comme historien, jugez-vous que le Moyen-Orient du début du XXIe siècle pourrait jouer le rôle des Balkans au début du XXe, et constituer l’étincelle d’un conflit mondial généralisé, notamment si l’Irak et la Syrie s’effondraient encore plus ?

    C’est une possibilité. Un nouveau président à la Maison Blanche, les Iraniens, les Turcs, les Saoudiens ou l’État islamique ont les moyens de déclencher un conflit incontrôlable. Mais si l’étincelle de la Première Guerre mondiale a été allumée dans les Balkans, ce sont les grandes puissances qui ont eu, ensuite, la responsabilité de faire la guerre. Aujourd’hui, les grandes puissances ont la responsabilité de vendre des armes et de ne jamais braquer l’Arabie saoudite, dont l’idéologie wahhabite s’est répandue grâce à l’argent du pétrole et constitue le cœur du problème.

    Cette haine intolérable envers les chiites, et toutes les autres minorités, est devenue une forme d’orthodoxie sunnite explosive. Notamment car les chiites, que ce soit en Iran ou ailleurs, ne sont pas dénués de puissance. Et que l’Arabie saoudite, qui est une théocratie pétrolière, ne possède pas la légitimité populaire qu’a la République islamique d’Iran, même si beaucoup d’Iraniens revendiquent davantage de liberté et de démocratie. La guerre par procuration que se livrent les Iraniens et les Saoudiens, au Yémen, en Libye ou en Syrie, peut changer d’échelle et de degré, si les puissances occidentales laissent l’idéologie wahhabite s’accroître encore, parce que l’Arabie saoudite est un client auquel on n’ose rien dire.

    Pensez-vous que les frontières du Moyen-Orient décidées pendant la Première Guerre mondiale pourraient disparaître ou se transformer ?

    Je suis historien et non futurologue, mais je ne suis pas sûr que ces frontières vont s’effacer. Ces frontières sont désormais là depuis un siècle, et de telles lignes, artificielles à l’origine, ont pris de la consistance. L’Irak et la Syrie sont devenus des États-nations, même si on peut envisager aussi leur effondrement et leur démantèlement.

    En outre, de telles frontières fixées par les puissances impériales de l’époque existent partout dans le monde, en Asie, en Afrique, et pas seulement dans le monde arabe. Or, je constate qu’à part au Soudan, dans les Balkans et dans l’ancienne Union soviétique, ces lignes dessinées après la Première Guerre mondiale n’ont pas été modifiées. Bien sûr, des changements sur les frontières du Moyen-Orient sont envisageables, notamment du fait des revendications kurdes, des pressions subies par certaines minorités, des guerres civiles en Irak ou en Syrie. Mais en tant qu’historien, je constate qu’il est difficile de modifier des frontières qui existent depuis cent ans.

    On voit bien que les Kurdes d’Irak pourront difficilement réintégrer un État irakien centralisé, et que les Kurdes de Syrie ont obtenu une autonomie de fait. Le futur du Moyen-Orient ne passe-t-il pas par des entités territoriales plus autonomes et réduites, peut-être davantage susceptibles de mettre un frein aux spirales de violences communautaires ou religieuses auxquelles on assiste, notamment en Irak et en Syrie ?

    51U1yJaY+eL._SX331_BO1,204,203,200_

    Il me semble effectivement impossible d’intégrer les Kurdes d’Irak à un État unitaire. Même chose pour les Kurdes de Syrie. Mais il me paraît aujourd’hui également impossible d’acter la fin certaine des entités irakienne ou syrienne. Une autonomie croissante de certains territoires est sans doute inévitable, mais cela peut s’envisager sans effondrement des pays qui existent actuellement. Il y a un an, on estimait le régime de Damas voué à une défaite historique ; aujourd’hui, alors que la guerre dure depuis cinq ans, ce n’est plus le cas. L’histoire doit laisser sa place aux changements conjoncturels de configuration.

    Et à quelles conditions un projet, inverse, d’une confédération arabe élargie serait-il envisageable ?

    Cette idée me paraît impossible tant que les peuples arabes auront des gouvernements qui ne représentent pas leurs aspirations. Même s’il existe quelques exceptions, avec des formes de représentativité au Liban, au Maroc, ou en Tunisie bien sûr, la plupart des régimes des pays arabes sont des dictatures qui foulent au pied la volonté des peuples et gèrent les biens de la société pour leur compte personnel, familial ou dynastique. Une union accrue du monde arabe ne saurait se faire sans démocratisation.

    Mais il faut rappeler que cette situation bénéficie à d’autres, hors du monde arabe. Ces familles régnantes qui vivent sur le dos de leur société achètent à Paris, Londres ou New York des banques, des bâtiments, des institutions, des chaires d’université, des armes… Dans quel état seraient des grandes compagnies comme Airbus ou Boeing sans les achats massifs des compagnies du Golfe ? Dans quel état seraient les industries d’armement américaines ou européennes sans les conflits du Moyen-Orient ? L’Occident n’a aucun intérêt à voir émerger une grande entité confédérale démocratique dans le monde arabe.

    Compte tenu de ce qui se passe aujourd’hui au Moyen-Orient, comment regardez-vous la situation de la Palestine ?

    De façon très pénible et comme un symbole supplémentaire de la désunion des Arabes. La puissance actuelle d’Israël fait partie du problème, mais l’essence de celui-ci réside dans le fait que le mouvement national palestinien se trouve dans une période de recul. Les Palestiniens et les Arabes sont dans une situation de faiblesse et de division depuis la Première Guerre mondiale, alors qu’Israël, adossé aux États-Unis, n’a jamais été aussi puissant militairement et politiquement et a presque complètement absorbé la Cisjordanie.

    Toutefois, le projet du Grand Israël, de plus en plus raciste et expansionniste, auquel nous assistons, n’existait pas comme tel en 1967. Or, ce projet est de plus en plus difficile à soutenir, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. Ce tournant explique les crispations autour de la campagne BDS (Boycott – Désinvestissement – Sanctions). Dans le pays où je vis et enseigne, je constate qu’Israël ne cesse de perdre du soutien, chez les jeunes, dans les universités, parmi les syndicats ou les églises… Tout cela n’existait pas il y a encore vingt ans, et le virage à droite pris par Israël renforce son isolement.

    Pourquoi la cause palestinienne a-t-elle reculé dans le monde arabe ? Peut-on imaginer que la Palestine soit intégrée à un projet de monde arabe redécoupé sur d’autres bases et dans d’autres frontières ?

    Les guerres incessantes expliquent le recul de la cause palestinienne. Depuis 1975, avec le Liban, puis ensuite avec l’Irak et la Syrie, la guerre ne s’est jamais éteinte au Moyen-Orient. Comment voulez-vous, avec toutes ces guerres civiles, que les gens pensent à la Palestine ? En outre, si les peuples arabes ont soutenu les Palestiniens, les régimes arabes ne les ont jamais vraiment appuyés et, depuis la déclaration Balfour de 1917, ont toujours composé avec la volonté des grandes puissances qui voulaient un État juif en Palestine.

    Quant à l’idée d’intégrer la Palestine à une nouvelle entité arabe, elle me semble lointaine. Comment intégrer les Palestiniens dans le chaos syrien ou le système confessionnel qui régit le Liban ? L’histoire montre toutefois que tout est envisageable et que les transformations peuvent être rapides. Pendant la Première Guerre mondiale, les puissances impériales occupaient surtout les côtes du Moyen-Orient, au Liban ou en Palestine, et l’Assemblée de Damas représentait un vaste territoire arabe relativement unifié qui couvrait une surface allant bien au-delà de la Syrie actuelle. Mais les accords signés par Mark Sykes et François Georges-Picot, liés eux-mêmes à l’expansion du chemin de fer pour l’exploitation des ressources de la région, ont bouleversé tout cet équilibre. En dépit de leur caractère étonnamment durable, ils ne sont toutefois pas gravés dans le marbre pour l’éternité. (Article publié par le site Mediapart, le 23 mars 2016)

    Publié par Alencontre le 23 - mars - 2016
     
  • Nouveautés sur Orient 21

     

  • Nouveautés sur Europe Solidaire Sans frontières

     

    yazidi.jpg

    • Women
      Mount Sinjar, Syria – From Genocide to Resistance: Yazidi Women Fight Back

      , by DIRIK Dilar

      Having suffered a traumatic genocide, Yazidi women on Mount Sinjar mobilize their autonomous armed and political resistance with the PKK’s philosophy.
      SHENGAL - The old Kurdish saying “We have no friends but the mountains” became more relevant than ever when on Aug. 3, 2014, the murderous Islamic (...)

    • Femme, patriarcat
      Passé et présent : Les Algériennes de plain-pied dans la modernité

      , par MELLAH Salima

      La colonisation ne s’est pas bornée à la dépossession des terres et des biens mais a provoqué également des déplacements massifs de population, provoquant à tous les niveaux une déstructuration durable de la société algérienne. Pour ancrer cette entreprise, l’administration coloniale avait développé, (...)

    • Syrie
      La gauche au risque du déshonneur ? Soutenir le peuple syrien !

      , par AUTAIN Clémentine, MERIEUX Roland, MOLLAZ Olivier, SITEL Francis

      Cette tribune collective de membres d’Ensemble vise à interpeller la gauche sur la situation dramatique en Syrie. Soutenir le peuple syrien, aujourd’hui massacré par le régime de Bachar Al-Assad et les bombardements russes, est une impérieuse et urgente nécessité.
      Il est un pays dont le peuple est (...)

    • Political islam, islamism
      Why I speak out against Islamism – “It’s time for the left to support the many who, like me, refuse and resist”

      , by NAMAZIE Maryam

      Criticism of Islamism is much needed. It’s time for the left to support the many who, like me, refuse and resist.
      Warwick University Student Union’s reversal of its initial decision to bar me from speaking about Islam and Islamism on campus, at the invitation of Warwick Atheists, Secularists (...)

    • Kurdistan in Turkey
      In support of the Kurdish people’s struggle to live free and in dignity

      , by Fourth International

      The Bureau of the Fourth International, following the mandate of the International Committee meeting on 2nd March, issued the following statement.
      1. After two years of negotiations with the leader of the Kurdistan Workers’ Party (PKK), Abdullah Öcalan, Erdogan’s Sunnite (...)

    • Kurdistan de Turquie
      En soutien à la lutte du peuple kurde pour vivre libre et dans la dignité

      , par Quatrième Internationale

      Le Bureau de la Quatrième Internationale, sur mandat du Comité International du 2 mars, publie la déclaration suivante.
      1. Après deux années de négociation avec le leader du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) Abdullah Öcalan, le régime autoritaire-néoliberal-islamiste d’Erdogan a décidé de (...)

    • Syrie
      Solidarité ! – Les révolutionnaires syriens toujours debout !

      , par DAHER Joseph

      Le vendredi 4 mars, des manifestations populaires massives ont eu lieu à travers les zones libérées de la Syrie sous le slogan « La révolution continue » . Plus de 100 manifestations ont été enregistrées ce jour-là du nord au sud du pays.
      L’esprit du début de la révolution se retrouvait dans les slogans (...)