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« L’horreur de la politique du meurtre et du siège imposée par le régime et ses acolytes »
Face à l’ampleur de la crise en Syrie, au danger qui menace son devenir et ses habitants, à l’horreur de la politique du meurtre et du siège imposée par le régime et ses acolytes, et partant d’un sentiment humanitaire, de la responsabilité arabe, de la fraternité islamique et historique, nous élevons notre voix, soutenons les habitants de Madaya et refusons le fait d’affamer, de tuer et d’assiéger.
1. Nous condamnons le siège de Madaya qui a pris des proportions dramatiques avec un embargo sur la nourriture, l’eau et les médicaments. Nous considérons que ceci est une violation de toutes les valeurs humanitaires et des droits de l’homme.
2. Nous refusons que des Libanais prennent part au meurtre et au siège de nos parents en Syrie sous prétexte de « combattre les terroristes ». Il s’agit de la même logique appliquée par Israël aux militants libanais et palestiniens.
3. Nous considérons que l’approbation puis le refus par le régime syrien de faire entrer des denrées alimentaires à Madaya sont la preuve que les gens meurent de faim dans la ville, conformément à ce que les médias et réseaux sociaux ont montré. Le Hezbollah avait également indiqué dans un communiqué son implication dans le siège de Madaya.
4. Nous refusons que l’ensemble de la communauté chiite soit considérée comme responsable de ce qui se passe à Madaya et faisons porter la responsabilité exclusivement à ceux qui sont en train de perpétrer ces crimes. Nous proclamons l’innocence des chiites face à l’« holocauste » syrien et ses résultats.
5. Nous demandons le retrait immédiat des éléments armés libanais en Syrie qui combattent aux côtés du régime, et surtout dans les régions proches du Liban telles que Zabadani ou Qalamoun. Nous considérons que les habitants de ces régions sont soumis à des changements démographiques qui brisent le tissu social et historique commun aux peuples libanais et syrien et qui marqueront le vivre-ensemble pour les dix prochaines années.
6. Nous demandons la mise en place d’une solution politique qui garantirait l’union du peuple syrien et le retrait de toutes les forces impliquées dans le conflit. Nous demandons de laisser le peuple syrien décider de son sort.
lundi 11 janvier 2016
Voici la liste des signataires de la « déclaration de Madaya » :
Malek Mroué, Ali el-Amine, Moustapha Fahs, Harès Sleiman, Hanine Ghaddar, Hussein Choubassi, Badia Fahs, Souhair Khalifé, Roulana Achraf, Waël Wehbé, Ali Noun, Marwan el-Amine, Khalil Jaber, Ahmad Hariri, Ali Ezzeddine, Abbas Jawhari, Jad el-Akhaoui, Salwa Oneissi, Tarek Malaëb, Shirine Abdallah, Rifaat Halabi, Mouna Tibi, Abbas Mtairik, Ali Mrad, Ali Haïdar Cheaïb, Tony Abi Najm, Hassane Abou Nayef, Abdel Mouttaleb Bakri, Adel Taher, Hatem Darak el-Sibaï, Nada Mhanna, Rachad Rifi, Samia Aoun, Fadia Choucair, Saad Faour, Talal Tohmé, Nafeh Saad, Eddie Salamé, Rima Masri, Hassan Mrad, Michel Hajji Georgiou, Hassan Jaber el-Chamri, Marcelle Noujeim, Roula Hussein, Ghandi el-Mohtar, Sakhr Arab, Tammam el-Ali, Thouria Bakour, Leila Salamé, Fayad Makki, Joumana Merhi, Paul Jeïtani, Walid Fakhreddine, Mohammad Moqdad, Antoine Courban, Carole Faddoul, Amer Abazid et Rayan Daher.
Le 15 janvier dernier, Christine Delphy ouvrait un meeting [1] qui se tenait à la Bourse du travail et faisait suite à un appel d’intellectuels [2] paru le 24 novembre dernier dans la presse, appel se voulant une réponse non seulement à l’Etat d’urgence institué par le gouvernement mais aussi « à la guerre » proclamée par ce même gouvernement. C’est ce second aspect que je vais aborder.
Assad ? Connais pas...
Le discours de Delphy et l’Appel présentent bien des points communs avec toutefois des nuances.
Le problème avec cet appel et d’autres assez proches, ce n’est pas tant ce qu’ils disent, nous y reviendrons... que ce qu’ils ne disent pas.
Car enfin, de quoi parlons-nous ? De la guerre en Irak et en Syrie où la France intervient par des frappes aériennes. Or, il semblerait qu’un certain nombre d’acteurs de premier plan dans ces guerres ont disparu des radars de nos signataires.
Quid de Bachar el Assad qui, depuis bientôt cinq ans, torture, emprisonne, bombarde, affame son peuple et qui a provoqué la mort de plus de 250 000 personnes en Syrie et le départ de millions de réfugiés ? [3]
Quid de l’Iran qui a formé les terribles milices paramilitaires chiites dont les exactions et tueries répétées en Irak, ne sont pas pour rien dans la « protection » qu’on cherchée les tribus sunnites dans l’Etat islamique ? L’Iran qui depuis le début de la révolte des Syriens contre le dictateur Assad soutient implacablement ce dernier envoyant armes et troupes contre les insurgés ?
Quid du Hezbollah dont le tragique siège de Madaya, ville affamée depuis plus de 7 mois par le groupe libanais, vient de révéler au grand jour son rôle de fer de lance dans la contre-révolution syrienne ? [4]
Quid de la Russie qui, après avoir armé et instruit l’armée syrienne, soutenu inflexiblement Assad dans toutes les instances internationales, déverse depuis le mois de septembre 2015 ses tapis de bombes sur les insurgés ?
Aucun de nos anti-guerre n’a visiblement entendu parler de l’Iran, du Hezbollah, de la Russie ou d’Assad.
Est-ce à dire que l’Iran, le Hezbollah, la Russie interviennent en catimini, sous faux drapeau ? On peut leur reprocher bien des choses, mais pas cela.
C’est avec tous les honneurs que l’Iran a enterré à Téhéran, le brigadier général Hamid Taghavi, tombé « en martyr en Irak » en décembre 2014 et dont le corps fut veillé au siège des gardiens de la Révolution.
Tout comme Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah libanais présentait les honneurs en octobre 2015 à l’un des plus hauts responsables militaires du mouvement, Hassan Hussein al-Hage tué également dans les combats en Syrie.
Quant aux Russes, à l’inverse de la stratégie des petits hommes verts sans identification menée en Crimée et dans le Donbass, ils n’ont eu de cesse de mettre en scène de façon outrancière leur intervention directe, le déploiement de leurs navires, de leurs avions, de leurs forces spéciales. On a pu voir des photos du métropolite de Moscou bénir les avions qui partaient en Syrie [5] et les communiqués de victoire se succéder, couvrant les protestations des ONG qui pointent les bombardements indiscriminés de civils, d’écoles, d’hôpitaux.
L’Etat islamique n’est pas la principale préoccupation de l’Iran, du Hezbollah et de la Russie. Leurs cibles prioritaires ce sont les insurgés anti-Assad, leur but est de sauvegarder le régime, quel que soit le prix final que devra payer le peuple syrien.
Mais de tout cela, nos « anti-guerre » n’ont visiblement jamais entendu parler. Delphy se plaint de ne pas avoir de photos de morts ou de chiffres des civils tués ? [6] Eh bien qu’elle suive un peu les organisations de droits de l’homme syriennes, elle aura des images, des vidéos, des chiffres, des schémas, des témoignages. [7] Quant au Hezbollah, n’est-il pas le héros de la guerre contre Israël ? C’est d’ailleurs cette expertise qui fait de lui la cheville ouvrière du soutien à Bachar et nous vaut sans doute ce silence.
Intervention ou non-intervention ?
Comment juger cette apparente cécité ?
Prenons une comparaison : si pendant la Première Guerre mondiale, les militants ouvriers et les révolutionnaires réunis à Zimmervald avait fait une déclaration dénonçant vigoureusement les pays de l’Entente, la France, la Grande-Bretagne, la Russie... tout en « oubliant » de mentionner (je dis bien de mentionner, même pas de condamner !) l’Allemagne, l’Autriche et la Turquie ? Auraient-on pu décemment taxer ces militants « d’anti-guerre » ? Non, bien évidemment. Le titre de soutiers de la Triplice aurait été plus adapté à de tels « pacifistes ». [8]
Alors entendons-nous bien, l’intervention aérienne des Occidentaux, dont la France, contre l’Etat islamique, soulève une question importante : ses effets positifs compensent-ils les effets négatifs ? Il est indéniable que les bombardements sur la zone contrôlée par l’EI et notamment sur ses infrastructures pétrolières ont eu un effet d’attrition sur le groupe jihadiste. De même, le soutien aérien occidental a permis la reconquête de Ramadi par l’armée irakienne et de Sinjar par les Kurdes. Mais outre les inévitables victimes civiles, surtout dans un contexte d’utilisation systématique par l’EI de boucliers humains, le rejet de toute intervention étrangère par les tribus sunnites n’est pas à négliger.
Les Occidentaux devraient-ils se contenter d’armer, de former et d’entraîner les groupes locaux qui luttent contre l’EI mais aussi contre Assad ? Il est indubitable que le credo de l’EI « tous contre nous » qui s’est encore trouvé renforcé par l’intervention des Russes est un argument de poids dans le recrutement international qui caractérise ce groupe. On doit d’ailleurs discuter l’intérêt militaire même de la participation de la France aux frappes. En effet, contrairement à la vision apocalyptique de Christine Delphy, les frappes françaises comptent pour... 5% des frappes de la coalition contre l’EI. Bien des observateurs sérieux n’ont d’ailleurs pas manqué de railler le décalage entre la posture martiale de Hollande et la réalité militaire sur le terrain.
Mais quoiqu’il en soit, cette discussion, difficile, ne peut avoir lieu qu’avec ceux qui dénoncent les crimes d’Assad et de ses soutiens. Car que signifie aujourd’hui se focaliser sur l’intervention occidentale en « oubliant » les interventions russes et iraniennes sinon un soutien hypocrite au boucher de Damas dont l’EI est le « meilleur ennemi du monde ».
Les doux liens du commerce
Il en va de même pour les ventes d’armes. L’EI sont d’immondes salauds nous disent les signataires de l’appel, mais l’Arabie Saoudite à qui nous vendons des armes ne vaut guère mieux. On ne peut qu’approuver à 100% la définition des Saoudiens comme fieffés salauds. Mais là encore, nous rappelons à nos « pacifistes » que l’Iran, sur lequel ils ne pipent mot, a à son actif plus 966 exécutions en 2015, numéro 2 mondial derrière la Chine et le « modéré » Rohani en a plus de 2000 depuis son accession au pouvoir. [9] La pantalonnade des statues capitoliennes en Italie vient nous rappeler que grands principes et commerce sont deux choses bien distinctes. Gageons que le futur accord sur la centaine d’Airbus n’est que l’apéro d’un repas qui s’annonce copieux et où la morale ne sera guère invitée.
En passant, je trouve assez curieux de condamner vigoureusement l’idéologie portée et exportée par, disons pour faire court, l’Arabie Saoudite... sauf quand elle est exportée dans nos banlieues où elle se convertit en réaction contre le « colonialisme d’Etat ».
Quant à la guerre-pour-vendre des armes, la réalité est bien entendu un peu plus complexe. Bien sur que rien ne vaut une bonne expérience réelle pour booster les ventes. Le meilleur exemple reste la guerre des Malouines en 1982 où l’Exocet (fabrication française) des Argentins coula le Sheffield anglais. Et bien que déplorant vraiment-au-fond-du-cœur la mort des marins anglais, nos alliés quand même, ce touché-coulé fit beaucoup pour les ventes du missile.
Mais si les monarchies du Golfe ont changé de fournisseur, tournant le dos au traditionnel ami américain en la matière, ce n’est pas parce qu’ils ont découvert tout à coup les vertus du meilleur-avion-de-chasse-du-monde (dixit Dassault) mais pour envoyer un signal à Barack Obama dont le dégel avec l’Iran est considéré par les régimes sunnites comme une véritable trahison. Le même jeu de billard à trois bandes est d’ailleurs valable pour l’Inde.
Alors quelle se fournissait chez les Russes depuis des décennies, elle a soudainement décidé d’acheter des Rafale après que le Pakistan, l’ennemi par excellence, a annoncé qu’il venait d’acquérir... des Sukkhoi auprès des Russes, rompant ainsi lui aussi avec son fournisseur habituel, les USA. [10] Il faut dire que les relations entre les deux pays ne sont plus au beau fixe depuis quelque temps : outre que les Américains ont peu apprécié de découvrir que Ben Laden coulait des jours tranquilles au Pakistan, le double jeu de ce pays avec les talibans afghans a fait monter l’exaspération. Mais les Pakistanais commencent à se mordre les doigts de ce petit jeu depuis que lesdits Talibans mènent de sanglants attentats sur leur sol. [11] Ces deux exemples juste pour montrer qu’une fois de plus, aller vers l’Orient compliqué avec des idées simplettes, ça n’aide pas.
Cela étant dit, c’est bien évidemment toute la politique d’armement d’un « vrai » gouvernement de gauche, qui devrait être revue, tout comme sa politique étrangère et son commerce extérieur, même s’il faut reconnaître que le juste milieu entre angélisme niais (on ne commerce et on n’a de relation qu’avec les gentils) et cynisme affirmé (si c’est pas nous c’est les autres qui le feront, donc autant que cela aille dans nos poches) n’est pas chose aisée dans les faits, tout du moins quand on est au pouvoir. Ainsi saluer l’accord avec l’Iran qui met fin aux sanctions ne devrait pas empêcher la critique du régime.
Et pourtant ils existent...
Pour conclure, non le terrorisme n’est pas une simple réponse aux méfaits des Occidentaux. C’est une arme qui vise par des moyens limités à effet de levier, à déstabiliser les sociétés dans un but politique bien défini. C’est pourquoi il frappe toute une série de pays d’Afrique et d’Asie, citons en vrac, la Tunisie, la Belgique, l’Indonésie, l’Inde, le Pakistan, le Kenya, la Somalie, le Cameroun, le Nigeria, l’Algérie, la Turquie, l’Egypte, l’Afghanistan, l’Irak, le Yemen, la Syrie, et ... l’Arabie Saoudite.
Si l’on est un tant soit peu attentif, on verra qu’il n’est pas de jour, je dis bien de jour, où les organisations liées soit à Al Qaida soit à l’Etat islamique [12], ne commettent une ou plusieurs attaques contre un ou plusieurs pays. La France n’est donc qu’une des cibles. Une cible importante idéologiquement, comme l’a bien montré la violente dénonciation par l’EI des enseignants et de l’Education nationale.
Certains des pays touchés par ce terrorisme sont impliqués dans les guerres du Moyen-Orient, d’autres non, montrant ainsi que faire des attentats une « réponse » aux Occidentaux, qui chez Delphy prend l’allure d’une véritable légitime défense, c’est refuser de se colleter avec la signification politique de ces mouvements. Avec leur dimension et vocations internationales affirmées, ils sont porteurs d’un projet de société dont le califat de l’EI est une vitrine. Et bien entendu, aucune réponse militaire seule ne viendra à bout du phénomène. [13] Toutefois, je trouve plaisant que ceux qui n’ont que le racisme post-colonial à la bouche pour tout expliquer, dénient à ces « ex-colonisés » la découverte que firent les Européens au XIXe siècle, à savoir l’intérêt d’une Internationale.
Contrairement au assertions de Delphy, à qui nous devons quand même ce magnifique oxymore « panique calme » bien à sa place aux côtés des catholiques zombies chers à Todd, les Français n’ont pas paniqué après les attentats. Car ils ne furent pas une « surprise » comme elle le prétend. Faut-il lui rappeler qu’ils venaient après d’autres attentats, ceux de janvier 2015, qui mirent plusieurs millions de personnes dans la rue ? On peut sourire des « Tous en terrasse » et autres « Même pas peur », mais cela n’est pas un signe de panique. Jusqu’à présent, la résilience de la société a très largement prévalu. Mais qui sait ce qui se passerait si se produisait un autre attentat majeur, en France ou en Europe, ou bien une succession d’attentats même « faibles » ? Or, chacun le sait, il ne s’agit pas là d’une hypothèse d’école mais d’une réalité tout à fait possible.
Entretien avec Stéphane Lacroix conduit par Luc Mathieu
Les soulèvements, inattendus pour la plupart et d’ampleur, qui se sont produits à partir de la fin de l’année 2010 au sud et à l’est de la Méditerranée ont bouleversé des sociétés entières, bien au-delà du champ politique. Leurs prolongements continuent d’affecter l’ensemble de la région et bien au-delà même des pays directement concernés. Tenter de les comprendre en en donnant un cadre de lecture est une tâche que se donne notre site qui, certes, fait sienne l’analyse exposée à de multiple reprise par Gilbert Achcar, voir à ce propos son entretien publié sur ce site les 12 et 13 janvier 2016. (Réd. A l’Encontre)
Que reste-t-il des printemps arabes?
Ce qui s’est produit en 2011 est d’abord un grand mouvement d’émancipation des peuples. Un ras-le-bol de l’autoritarisme et de la situation économique. Avec des gens qui viennent des classes moyennes pour porter des slogans anti-autoritaires. Et d’autres qui viennent des classes populaires, des travailleurs, pour les «slogans» économiques et de justice sociale. Cela ne veut pas dire que cela soit exclusif l’un de l’autre. Dans les classes populaires, on est aussi anti-autoritaire, mais on veut avant tout manger et travailler. Dans lesdites classes moyennes, on défend aussi la justice sociale, mais on est moins touché par des problèmes de pauvreté immédiate. La conjonction de ces deux grands thèmes va donner naissance au fameux slogan égyptien : «Pain, liberté et justice sociale.» Ce mouvement transcende donc les classes sociales pour s’incarner dans une nouvelle génération, jeune, mondialisée, celle qui articule le mieux le message et va apparaître comme le porte-étendard de ce basculement historique.
Cette révolution fut donc très générationnelle?
C’est une donnée fondamentale pour comprendre sa dimension anti-autoritaire. On le voit en Egypte: la plupart de ceux qui ont plus de 40 ou 50 ans glorifient aujourd’hui le maréchal Al-Sissi, qu’ils voient comme l’homme du retour à l’ordre et à la stabilité qu’ils ont toujours connus. Chez les moins de 40 ans, il n’y a pas forcément une opposition marquée, mais au moins un certain scepticisme face à cet ordre. Ils se sont d’ailleurs abstenus en masse aux élections depuis 2014. Cette distinction générationnelle vaut à mon sens pour tout le monde arabe : l’état d’esprit d’un jeune Saoudien n’est pas différent de celui d’un jeune Egyptien, même si la façon dont il va s’exprimer dépend évidemment du contexte.
Ce mouvement n’est pas terminé, même s’il est aujourd’hui occulté par d’autres dynamiques. On peut en trouver les origines à la fin des années 1990 avec tout le mouvement de diversification de l’espace intellectuel et médiatique arabe, via les chaînes satellitaires puis avec l’arrivée d’Internet, qui fait que la socialisation de la génération des années 2000 est fondamentalement différente de celle des générations précédentes. Pour ces jeunes, il n’y a plus une seule opinion, mais des dizaines, plus une seule vérité, mais des dizaines de façons de penser la vérité. Les régimes n’arrivent plus à leur faire croire que les choses sont simples.
A quelles résistances ce mouvement a-t-il été confronté?
D’abord à la résistance des régimes ou des Etats. La contre-révolution va parfois se manifester de façon «franche« et directe, répressive, comme en Syrie, où elle a joué aussi sur les divisions confessionnelles de la société. Elle l’avait toujours fait mais, à présent, elle va l’exacerber pour parvenir à ses fins. En Egypte, c’est d’abord plus subtil, mais le résultat est le même avec l’arrivée au pouvoir de Al-Sissi. Ensuite, la montée en puissance, à partir de 2012, d’une «alternative radicale», le jihadisme, qui est là depuis les années 2000 et dont on avait proclamé à tort la fin avec la mort de Ben Laden.
Pour les jihadistes, les révolutions arabes ne sont qu’un épisode dans une sorte de lutte de libération islamique qui s’inscrit dans la durée. Ils vont profiter de la radicalisation que produit la violence de la contre-révolution, de l’effondrement des Etats, du vide politique et territorial qui en résulte et du désenchantement d’une génération, qui dans certains cas, limités mais bien réels, va, faute de pouvoir, faire advenir un projet révolutionnaire démocratique, se solidariser avec le seul projet révolutionnaire disponible, celui du jihadisme. Car la grande force du projet jihadiste, c’est sa capacité à se présenter comme un projet révolutionnaire. En Egypte, des personnes – du moins certaines – qui ont milité dans le Mouvement du 6 avril, fait la révolution, essayé la politique ont finalement dérivé vers le jihadisme pour rejoindre l’Etat islamique, faute de pouvoir faire advenir une autre alternative révolutionnaire.
S’ajoute le jeu international…
Il y a d’abord celui des Occidentaux qui, après une petite période d’euphorie initiale, vont choisir de se ranger du côté des régimes. On l’a vu en Egypte avec le soutien apporté à Al-Sissi. Dans le cas de la Syrie, dès qu’ils ont senti que le mouvement leur échappait, ils ont préféré limiter leur soutien à des mots. Mais la partie la plus importante, c’est le jeu régional. Celui-ci va rapidement s’immiscer dans les dynamiques locales, avec cette guerre froide entre l’Iran et l’Arabie Saoudite sur laquelle se greffe une lutte pour la redéfinition des équilibres stratégiques entre tous ceux qui, dans la région, ont une prétention à la puissance. L’axe structurant, c’est l’Iran contre l’Arabie Saoudite.
Mais le Qatar et la Turquie se positionnent également. Chacun cherche à limiter au maximum l’influence de l’autre et à maximiser la sienne en s’alliant avec tel ou tel acteur selon les nécessités du terrain et en fonction de ses intérêts propres. On voit ainsi de plus en plus cette dynamique régionale se greffer sur des conflits locaux, ce qui altère la logique des conflits, comme en Syrie.
Là, on passe par trois phases : un soulèvement populaire, qui ressemble aux révolutions arabes classiques. On voit ensuite le régime confessionnaliser le conflit et utiliser cette confessionnalisation pour porter la contre-révolution. Cette confessionnalisation entre en résonance avec le jeu des puissances régionales, les deux logiques se renforçant l’une l’autre. Nombre d’acteurs continuent certes de s’accrocher à la rhétorique révolutionnaire, mais ils ont de plus en plus de mal à se faire entendre. On a ainsi un mouvement pris entre la contre-révolution, la montée du jihadisme comme projet révolutionnaire alternatif – qui, avec l’Etat islamique, montre qu’il est capable de bâtir un contre-modèle institutionnel – et cette dynamique régionale qui se soucie souvent peu de l’aspiration des peuples.
C’est différent en Tunisie… La grande chance de la Tunisie, c’est que si la contre-révolution existe bel et bien, sa capacité de nuisance demeure plus limitée, notamment parce qu’il n’y a pas d’armée forte et politisée sur laquelle s’appuyer pour renverser le système existant. Les acteurs de l’ancien régime doivent donc composer avec le jeu politique actuel, quoiqu’ils en pensent. Et il n’y a pas de divisions confessionnelles, donc pas de possibilité de jouer sur les dynamiques communautaires. En outre, le pays est loin des grandes lignes de failles stratégiques du Moyen-Orient, ce qui fait que les acteurs occidentaux et régionaux considèrent la Tunisie comme suffisamment peu importante pour y laisser se dérouler le processus politique sans interférences majeures. Le vrai risque, c’est le jihadisme, qui se nourrit du fait que la transition politique s’est faite au détriment de la justice sociale. Les acteurs de la contre-révolution risquent aussi de chercher à instrumentaliser cette violence pour justifier un durcissement autoritaire.
Ces mouvements qui ont traversé le monde arabe étaient-ils vraiment des révolutions?
Si on entend par révolution une transformation profonde du système politique, cela a relativement peu été le cas. C’est presque vrai en Tunisie. En Libye, il y a eu changement de régime, mais cela n’a pas donné naissance à un nouveau régime stable et pérenne. Mais si on parle de révolution sur le plan culturel, les choses sont différentes. 2011 marque l’affirmation d’une conscience révolutionnaire qui perdure aujourd’hui. La génération qui la porte a beau être massacrée, exilée, emprisonnée, elle ne disparaîtra pas. Ses aspirations peuvent certes être dévoyées au profit de l’Etat islamique, qui se nourrit à un imaginaire analogue.
L’EI est, en effet, aussi un mouvement de révolte contre l’ordre social et politique, il remet en cause toutes les structures. Il défie l’autorité des Etats, mais aussi des tribus ou des cheikhs de l’islam, qui se sont très majoritairement prononcés contre lui, même lorsqu’ils appartenaient au courant jihadiste. Cela dit, la logique de l’EI est perverse au sens où elle dévoie la logique révolutionnaire pour restaurer un nouvel ordre autoritaire, dont certains acteurs d’ailleurs sont des baasistes irakiens [entre autres des ex-cadres de l’armée de Saddam Hussein écarté par les responsables de l’administration Bush]. L’Etat islamique, c’est un peu la révolution au service d’un projet in fine contre-révolutionnaire.
Pourquoi nombre d’observateurs ont-ils cru que ces révolutions marquaient la fin de l’islamisme?
Quoiqu’en disent les slogans, les révolutions sont toujours le fait de la minorité active d’une population. Ceux qui ont lancé le mouvement de 2011 étaient majoritairement jeunes et, pour beaucoup, ne s’identifiaient pas aux groupes islamistes existants. Beaucoup étaient pieux, ce que l’Occident n’a pas voulu voir. Mais ils étaient pieux avec leur propre subjectivité, sans se sentir tenus par l’autorité du cheikh ou du groupe. Par exemple, les jeunes Frères musulmans qui participent aux premières journées révolutionnaires égyptiennes de 2011 y vont contre l’avis de la confrérie. On voit monter en puissance des acteurs qui ne croient plus aux logiques d’allégeance politiques, religieuses ou sociales. Certains observateurs se disent d’abord que les vieux partis islamistes de type Frères musulmans vont avoir un sérieux problème.
Mais dès qu’on entre dans une transition politique, c’est la majorité silencieuse qui vote et ses logiques sont complètement différentes. Une partie d’entre elle vote pour les Frères musulmans par adhésion islamiste et une autre partie pour revenir à l’ordre et à une forme de stabilité politique. On ne voit pas venir non plus la montée de l’alternative radicale de l’Etat islamique, même si sa montée en puissance résulte surtout des blocages des processus commencés en 2011.
Les révolutions n’ont-elles pas montré l’impuissance de l’Occident dans cette région?
Les Occidentaux ont beaucoup de mal à l’admettre, mais la région est en train de leur échapper. Ils sont dans la réaction plus que dans l’action. Les puissances régionales sont désormais beaucoup plus influentes et elles sont à la manœuvre. Pour le meilleur et pour le pire, la région s’émancipe. Quand les Occidentaux agissent, sauf dans le cas libyen au début, ils sont à la remorque des puissances régionales. Sur le papier, il s’agit plutôt d’une bonne nouvelle. Mais en réalité, c’est tout aussi problématique, parce que la lutte devient fratricide – comme entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, qui se sentent existentiellement menacés – et donc très violente.
Stéphane Lacroix est professeur associé à l’Ecole des affaires internationales de Sciences-Po et chercheur au Centre de recherches internationales, Stéphane Lacroix est spécialiste de l’Egypte et de l’Arabie Saoudite. Il a publié Les islamistes saoudiens. Une insurrection manquée, Presses Universitaires de France, 2011. Il a participé à l’ouvrage : Post-Islamism: The Changing Faces of Political Islam » E.d by Asef Bayat, Oxford University Press, 2013 et Taking to the Streets: Activism, Arab Uprisings and Democratization, (Ed. by L. Khatib/E. Lust-Okar, Johns Hopkins University Press, 2014) (Entretien publié dans Libération, en date du 16 janvier 2016)
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Ceux-ci ont suscité un énorme espoir. Ils se sont heurtés à la répression et à des revers les empêchant de poursuivre leur avancée de façon significative. Et les groupes islamistes se sont glissés dans cette brèche, leur progression étant liée au recul des révoltes et des aspirations démocratiques populaires qu’elles incarnent. Il n’y avait rien d’inévitable à cela. Mais les difficultés rencontrées par ces soulèvements ont créé un vide qui devait être nécessairement rempli par quelque chose d’autre.
Il s’agit d’une dialectique de régression : la croissance de Daech a renforcé l’incapacité à réaliser les aspirations de 2011, et elle s’en est en même temps nourrie, tandis que la région sombrait sous les coups de multiples crises. Et c’est parce que les aspects de ce processus se renforcent mutuellement que la situation actuelle est si dangereuse.
Les fantômes de 2011
Les soulèvements qui ont commencé en Tunisie et en Egypte en 2010-2011, avant de secouer tout le Moyen-Orient, ont été les plus grandes révoltes qu’il ait connues depuis cinq décennies. Il faut se souvenir des promesses initiales de ces mouvements ; les commentateurs les considèrent aujourd’hui comme voués à l’échec dès le départ – ou pire, les attribuent à des complots de l’extérieur.
Ces mouvements ont conduit des millions de personnes à l’action politique pour la première fois depuis des générations, ébranlant les structures étatiques et les capacités répressives de régimes alliés à l’Occident. Leur caractère régional montrait aussi que les peuples du Moyen-Orient partageaient des expériences communes. Leur impact sur la conscience et les formes d’organisation de larges secteurs sociaux continue à être ressenti dans le monde.
Dès le début, ils allaient au-delà de l’opposition simpliste entre « démocratie et dictature », pointée par de nombreux commentateurs. Les raisons profondes qui ont fait descendre les peuples dans la rue sont liées aux formes prises par le capitalisme dans la région : des décennies de restructuration néolibérale, l’impact de la crise mondiale, et les modalités de gestion des Etats arabes par des régimes autocratiques policiers, soutenus de longue date par l’Occident. Cette réalité sous-jacente signifiait que les enjeux auxquels le monde arabe faisait face ne pourraient pas être résolus par l’éviction de tel ou tel autocrate.
Pour prévenir une mise en cause des structures politiques et économiques et bloquer toute possibilité de changement, les dominants, soutenus par les puissances occidentales et leurs alliés régionaux, sont intervenus rapidement. Une palette de moyens ont été mis en œuvre, mobilisant différents acteurs politiques et marquant les spécificités des processus contre-révolutionnaires dans chaque pays.
La politique économique n’a pratiquement pas changé, tandis que les créanciers occidentaux et les institutions financières internationales insistaient sur la continuité des réformes néolibérales engagées en Egypte, en Tunisie, au Maroc et en Jordanie. Pour assurer une telle continuité, il a fallu forger de nouvelles lois et mettre en place des dispositions d’état d’urgence afin d’interdire les manifestations, les grèves et les mouvements politiques.
Simultanément, l’intervention politique et militaire étrangère a cru rapidement. Le morcellement de la Libye, suite à l’intervention militaire occidentale, de même que l’écrasement du soulèvement de Bahreïn par l’Arabie Saoudite, ont été deux moments clés de ce processus. Le coup militaire égyptien de juillet 2013 a aussi marqué un tournant dans la reconstitution des anciennes structures étatiques, confirmant le rôle pernicieux des Etats du Golfe pour refouler le processus révolutionnaire.
Plus encore, la dévastation sociale et physique de la Syrie par le régime Assad, provoquant la mort de centaines de milliers de personnes et le déplacement de millions d’autres (dans et hors du pays), a renforcé un sentiment de désespoir à l’échelle régionale, qui s’est substitué à l’optimisme initial de 2011.
Daech et ses incarnations antérieures n’avaient eu aucune prise sur les premières phases de ces mouvements de protestations créatifs qui ont ébranlé les pays arabes au cours de l’année 2011. Dans la foulée du renversement du dictateur égyptien Hosni Mubarak, l’Etat islamique d’Irak (ancêtre de l’EI) s’était contenté de dénoncer la laïcité, la démocratie et le nationalisme, appelant les Egyptiens à « ne pas remplacer le meilleur par le pire ».
C’est lorsque les aspirations initiales au changement se sont vues de plus en plus frustrées, que Daech et les autres groupes djihadistes ont émergé comme expression du recul du processus révolutionnaire et de la perception d’un chaos croissant. Afin de mieux comprendre ce retournement, il faut saisir l’idéologie et la vision du monde prônées par l’EI.
Authenticité, brutalité, utopie
Daech entend construire un Etat et voue de gros efforts à l’établissement de structures financières, légales et administratives sur un territoire qui pourrait abriter plus de 10 millions de personnes.
Le développement d’un réseau de communications et de propagande sophistiqué témoigne de l’extrême modernité du projet de l’EI. Sa division médias produit près de 40 documents par jour – vidéos, reportages photos, articles, émissions de radio, etc. – dans de nombreuses langues. Ce niveau de programmation contraste avec celui plus vétuste d’al-Qaïda : des cassettes VHS rudimentaires, envoyées sous le manteau depuis les montagnes d’Afghanistan à Al Jazeera.
Le réseau décentralisé qui diffuse la propagande de Daech mise sur des sites web anonymes, comme justpaste.it et archive.org. Le journaliste Abdel Bari Atwan, qui dispose d’informateurs bien placés, prétend que cette organisation contrôle plus de cent mille comptes Twitter et envoie cinquante mille tweets par jour. Voilà, les canaux par lesquels Daech recrute et diffuse ses messages.
Obama a décrit Daech comme « une bande de tueurs dotés de bons médias sociaux ». Mais cette maîtrise de la technologie ne doit pas être envisagée comme seul support d’un travail clandestin qui vise à déjouer une surveillance permanente. Elle montre surtout la priorité donnée par l’EI à la performativité et à l’autoreprésentation. Il n’y a pas d’autre entité politique ou religieuse dans la région qui vise aussi sérieusement à « patenter » et à projeter à l’extérieur une image bien définie de soi.
Ce message idéologique a trois caractéristiques clés. La première est l’authenticité religieuse. Plusieurs commentateurs ont noté l’importance donnée à la ville de Dabiq (nord de la Syrie), pourtant dépourvue de signification militaire et de ressources naturelles. Parce qu’elle occupe une position particulière dans l’eschatologie islamique, comme site d’une future bataille contre les armées infidèles, qui annoncera le début de l’apocalypse. Dans la même veine, la proclamation de Raqqa comme quartier général occidental renvoie à l’âge d’or de l’islam, lorsqu’elle avait été la résidence de Haroun al-Rashid, le 5e calife de la dynastie abbasside.
Le second noyau de la propagande de l’EI réside dans ses clips vidéos « brutaux » : décapitations à vif, exécutions et autres contenus choquants, qui ont projeté le groupe sur les télévisions du monde entier. Ce matériel délibérément horrifiant lui a garanti une notoriété médiatique instantanée. Il a aussi montré son efficacité : en juin 2014, alors que Daech approchait de Mossoul, l’armée iraquienne a abandonné uniformes, armes et véhicules, ainsi que 400 millions de dollars de la Banque centrale iraquienne (ce point est contesté). Cette violence outrée fait aussi partie de la stratégie de « polarisation » de l’EI, qui favorise les guerres confessionnelles support de son expansion régionale.
Le troisième trait idéologique de Daech réside dans son discours utopique. Il veut montrer les plaisirs supposés de la vie civile du « califat », avec ses activités rémunératrices, ses beaux paysages et son existence stable. Une étude des médias produits par l’EI, de mi-juillet à mi-août 2015, a estimé que plus de la moitié de ce matériel évoque de telles visions : pose de conduites d’eau, marchés de fruits et légumes bien fournis et colorés, pains frais et nouvelles cliniques dentaires… L’EI se met en scène comme un havre de stabilité et de paix, dans une région marquée par le chaos, la guerre et un climat de crise. Il faut prendre acte aussi de cette promesse utopique pour comprendre comment Daech a réussi à s’étendre durant cette dernière année. . C’est l’aspect le plus mal compris, et peut-être le plus important, de la propagande de Daech dans le monde arabe.
Gérer un « chaos sauvage »
Le triptyque de la propagande de l’EI – authenticité religieuse, brutalité et utopie – renvoie à l’imminence de la fin des temps. Contrairement à al-Qaïda, Daech tend en effet à insister beaucoup plus sur la succession de phases historiques associées à des moments prophétiques. C’est pourquoi la question de l’authenticité est au centre de la propagande de ce groupe. De façon moins évidente, cette eschatologie justifie aussi la brutalité et l’utopie discutées précédemment.
La formulation la plus évidente de ce message apparaît clairement dans un ouvrage de référence populaire sur la stratégie djihadiste, intitulé Administration de la sauvagerie (ADS), paru sur la toile en 2004 sous la signature de Abu Bakr Naji. Avant d’être un manuel à l’intention des groupes djihadistes, c’est un texte instructif sur la vision du monde qui nourrit leur pensée. Il appelle à se débarrasser de la domination des « grandes puissances » (principalement des USA) sur la région et décrit les deux phases par lesquelles il faudra pour établir un Etat islamique.
La première étape – « de mise à l’épreuve et d’épuisement » – est celle que le monde arabe traverse (au début des années 2000). Elle consiste à harasser et à déstabiliser l’ennemi par des « opérations de mise à l’épreuve », incluant la pose de bombes dans des lieux touristiques et des sites économiques importants (liés notamment au pétrole). De telles actions devraient forcer les gouvernements arabes à disperser leurs forces de sécurité, laissant de nouvelles cibles sans protection. La capacité apparente de mener ces opérations impunément doit agir comme une sorte de propagande par le fait pour gagner de nouvelles recrues.
Le but est de pousser à l’effondrement des structures de l’Etat pour produire un « chaos sauvage », qui suscite la croissance de l’insécurité individuelle, la disparition des droits sociaux de base, et l’explosion de multiples formes de violence. Son avènement est perçu comme une aubaine pour le groupe djihadiste, qui vise dès lors « à gérer ou à administrer la sauvagerie ». Concrètement, cela implique la fourniture de service comme « la nourriture, les soins médicaux, la sécurité et la justice aux peuples vivant dans ces régions sauvages, tout en protégeant leurs frontières et en les fortifiant afin de dissuader ceux qui voudraient en forcer le passage ».
L’ADS recommande une violence délibérément excessive et performative : « Massacrer l’ennemi et susciter l’effroi dans ses rangs » devrait permettre de « le faire réfléchir mille fois avant de nous attaquer ». Celle-ci doit aussi précipiter une « polarisation » sociétale : pour pousser les masses à la confrontation, il faut multiplier les initiatives qui enflamment l’opposition et amènent les peuples à se battre, qu’ils le veuillent ou non, chacun derrière son camp. Cette confrontation doit être très brutale, de façon à ce que la mort soit omniprésente. En bref, une téléologie incontournable est ainsi posée, qui repose sur des situations traumatisantes, dans lesquelles la matérialisation de cycles de violence se renforçant mutuellement et devenant à chaque fois plus sanglants, s’érige elle-même en preuve de la validité du schéma.
Le lien entre cette vision du monde et la désastreuse augmentation du confessionnalisme dans la région est clair. Même si l’auteur de l’ADS et les leaders des groupes djihadistes antérieurs avaient condamné tout ciblage d’autres musulmans, cela a changé avec l’émergence d’Al-Qaïda en Irak (AQI), au milieu de l’année 2000. Mené par le jordanien Abu Musab Zarqawi, il en est arrivé à percevoir la pose de bombes dans des cérémonies et institutions religieuses, comme l’un des outils de polarisation les plus efficaces. En Irak, il s’est ainsi efforcé de provoquer une guerre civile entre chiites et sunnites par une série d’attaques dévastatrices contre les communautés chiites.
Ses actions, ainsi que les vidéos mettant en scène d’épouvantables décapitations, lui ont valu le nom de « Sheikh des massacreurs », provoquant la colère de l’ancienne direction d’Osama bin Laden et d’Ayman al-Zawahiri. En 2005, ce dernier a ainsi écrit une lettre de réprimande au Jordanien, dans laquelle il décrivait les « scènes de massacre des otages » et les attaques contre les chiites d’Irak comme une tactique de nature à faire perdre les soutien dont Al-Qaïda avait besoin. Pourtant, malgré ces protestations, une série de facteurs ont fourni un environnement fertile au confessionnalisme.
D’abord, la politique mise en œuvre par les forces d’occupation US après l’invasion de l’Irak, en 2003 a provoqué une marginalisation de la population sunnite. Toute personne ayant fait partie du parti Baath de Saddam Hussein devait être licenciée, ne pouvait plus obtenir d’emploi dans le public, et se voyait privée de sa retraite. C’était la recette du désastre. Appartenir au parti Baath avait été en effet précédemment requis pour obtenir un travail dans le secteur public. Ainsi, des milliers d’enseignants, de docteurs, de policier et de fonctionnaires subalternes ont été licenciés, provoquant l’effondrement des services sociaux de base dans une société qui sortait de plus de 20 ans de sanctions et de guerre.
Les forces américaines ont multiplié les attaques contre les villes et villages sunnites, et des dizaines de milliers de prisonniers ont été incarcérés dans des établissements gérés par les forces d’occupation, où l’isolement, la torture et « la taylorisation bureaucratique de la détention » étaient monnaie courante. En 2003, la prison d’Abu Ghraib a heurté la conscience occidentale, suite à la publication de photos montrant le personnel militaire US torturant des prisonniers. De nombreux détenus ont alors été transférés dans la prison de Camp Bucca. Et c’est là qu’Abu Bakr al-Baghdadi a réussi à tisser des liens avec une coterie d’anciens officiers baathistes venant d’Abu Ghraib.
Aujourd’hui, al-Baghdadi est à la tête de Daech, et ces mêmes officiers sont ses proches lieutenants et conseillers. Ainsi, l’expérience des détenus sunnites aux mains des militaires US a non seulement accentué les divisions communautaires dans le pays, mais elle a aussi forgé l’Etat islamique. La fracture confessionnelle a continué de s’approfondir à partir de 2006, au moment où les USA, en accord tacite avec l’Iran, ont institutionnalisé un Etat dominé par les chiites, soutenu par des milices confessionnelles. Cette situation n’a fait qu’empirer après le départ formel des troupes américaines, en 2011. Dans un contexte d’insécurité socioéconomique sans précédent, la marginalisation des sunnites a créé une base sociale sur laquelle Daech a pu prospérer.
Une large proportion des cadres moyens de l’EI sont d’anciens fonctionnaires baathistes, voire des militants de base qui ont été sensibles à ses incitations économiques. Le salaire d’un combattant de Daech est estimé à 300-400 dollars par mois, soit plus du double du celui d’un soldat irakien. Les camionneurs et les contrebandiers, qui transportent le pétrole de l’EI de Syrie en Irak, peuvent aussi gagner ainsi leur vie. Au-delà de ses prétentions religieuses, l’Etat islamique a donc une base matérielle évidente.
Beaucoup de commentateurs imputent ces développements à la stupidité de l’administration Bush et aux erreurs politiques faites pendant l’occupation. Cette approche laisse penser que les USA auraient voulu bâtir un Irak non confessionnel unifié, avec un gouvernement disposant d’un fort appui populaire. Mais cela aurait été un désastre pour leurs intérêts régionaux et il n’ont donc jamais joué cette carte. Dès le début, la fracture du pays selon des lignes confessionnelles était le résultat le plus probable de l’occupation US (qui coïncidait avec les visées de l’Iran). Pourtant, en dépit de ce que peuvent prétendre l’EI, l’Arabie Saoudite ou l’Iran, le confessionnalisme ne résulte pas de schismes doctrinaux ou ethniques qui rongent ces sociétés depuis des temps immémoriaux.
Comme l’affirmait le communiste libanais Mahdi Amel, il y a presque 50 ans, il s’agit d’un moyen grâce auquel les classes dominantes tentent d’asseoir leur légitimité et leur base sociale en fragmentant toute opposition populaire. L’Irak d’après l’invasion et l’essor subséquent de Daech apportent la tragique confirmation de cette thèse.
Arabie Saoudite, Syrie et Etat islamique
Il est aujourd’hui reconnu que les mouvements fondamentalistes (y compris les ancêtres de Daech) ont été soutenus par les USA et les Etats du Golfe, en particulier l’Arabie Saoudite, dans les années 1960 et 1970. Confrontés à l’essor de mouvements nationalistes de gauche, leur soutien à l’islamisme était envisagé comme un contrepoids efficace. Dans les années 1980, cette politique a été systématisée par le soutien aux combattants islamistes arabes en Afghanistan. C’est ici que la préparation au djihad armé a commencé.
Ces circonstances ont conduit certains observateurs à défendre que Daech était un instrument des Etats du Golfe. Idéologiquement, ils partagent des points communs, notamment une lecture littérale des punitions islamiques (hudud) : les décapitations et amputations, qui sont la signature de l’EI, sont aussi pratiquées en Arabie Saoudite, où Daech a aussi trouvé des manuels pour ses écoles … Des secteurs de la population saoudienne expriment leur sympathie envers l’EI en le soutenant financièrement ou en combattant à ses côtés. Cependant, si des armes fournies par l’Arabie Saoudite (et le Qatar) sont tombées entre les mains de Daech, c’est sans doute en raison de défections ou de captures. Il paraît en effet difficile de montrer que l’Arabie Saoudite ou tout autre Etat du Golfe ait directement financé ou armé l’EI. Leurs rapports sont marqués par une haine profonde. Daech considère la monarchie saoudienne comme un ennemi méprisable, dont le renversement constitue un objectif important. De son côté, le royaume saoudien craint la menace que l’EI fait peser sur sa propre domination.
La montée en puissance de Daech découle aussi de la répression exercée par le régime de Damas contre le soulèvement syrien. Quelques mois après son début, Assad a libéré des centaines de prisonniers (parmi lesquels des djihadistes entraînés), dont beaucoup sont devenus des leaders et combattants des groupes fondamentalistes. D’anciens responsables des services de renseignements syriens ont affirmé que le régime visait par là délibérément à alimenter les affrontements confessionnels et à donner au soulèvement populaire une tonalité islamiste. Le régime de Damas a une longue tradition dans la manipulation de tels groupes : au début des années 2000, il avait déjà facilité le passage de la frontière à des centaines de djihadistes voulant rejoindre le réseau Zarqawi en Irak. Dès février 2010, les services de renseignement syriens tentaient de monnayer l’infiltration de groupes djihadistes contre une coopération plus approfondie avec les USA.
Lorsque les insurgés syriens ont été confrontés aux tanks, au largages de silos explosifs et aux attaques aériennes de l’armée d’Assad, faut-il s’étonner que certains d’entre eux se soient tournés vers des formations djihadistes bien entraînées, notamment vers Jabhat al Nusra (JAN), issue de l’envoi en Syrie de combattants de l’Etat islamique en Irak, apparue en janvier 2012. Au cours de l’année 2013, alors que les violences et les déportations de populations augmentaient, JAN a rompu avec son organisation mère : fallait-il se focaliser sur la lutte contre les troupes syriennes en insistant moins sur les divisions confessionnelles, ou fallait-il privilégier un contrôle territorial fondé sur la loi islamique et la poursuite des affrontements avec les autres groupes ? Le 9 avril 2013, l’Etat islamique en Irak a choisi la seconde voie, expulsant les cadres récalcitrants de JAN pour fonder Daech.
Dès lors, l’EI a évité la confrontation directe avec le régime Assad. Tirant avantage de son contrôle des réseaux de contrebande et des passages frontières avec l’Irak (qui lui garantissaient une profondeur stratégique), Daech a visé principalement son expansion territoriale. Les conseils militaires des anciens généraux du Baath rencontrés à Camp Bucca ont été essentiels au succès de cette stratégie : maîtrise des voies d’approvisionnement et des routes connectant les nœuds stratégiques ; sécurisation des puits pétroliers ; et contrôle des infrastructures essentielles (eau, production électrique, etc.).
Cette stratégie n’a pas seulement fait la fortune de l’EI (il détient au moins neufs champs pétrolifères lucratifs, en Syrie et en Irak, dont la production est estimée à 1,5 million de dollars par jour). Il lui a aussi permis de rendre le reste de la Syrie (contrôlé par le gouvernement ou par l’opposition) dépendant pour ses besoins énergétiques. En ajoutant les sommes accumulées grâce aux enlèvements, aux extorsions, aux ventes d’antiquités, à la contrebande et aux impôts prélevés sur les populations, Daech est financièrement autosuffisant et peut opérer sur un territoire qui défie les limites établies par les puissances coloniales, au début du 20e siècle.
Faut-il intervenir plus massivement ?
Le renforcement de la présence militaire occidentale dans la région ne peut que péjorer la situation et susciter un soutien croissant à l’EI, auquel guerre et occupation ont offert un terrain fertile. Conformément à sa stratégie de polarisation, ses attentats récents visaient explicitement à accroître l’ingérence étrangère pour approfondir le sentiment de crise et de chaos. L’intervention russe, initiée le 30 septembre, joue pleinement ce rôle, ceci d’autant plus qu’elle se concentre sur les régions dominées par d’autres secteurs d’opposition et évite celles contrôlées par Daech.
Ces frappes – appuyées au sol par le Hezbollah, les troupes iraniennes, les milices chiites irakiennes et l’armée syrienne – visent à renforcer les positions d’Assad dans la perspective d’un deal régional et international sur la Syrie. La menace de Daech sert ainsi à poser le régime de Damas comme « un bastion contre le terrorisme », incitant de nombreux Etats occidentaux à le défendre comme « un mal nécessaire ». Evidemment, les priorités militaires de la Russie pourraient changer, suite aux récentes attaques du Sinaï, de Beyrouth et de Paris, mais la détente tacite entre l’EI et le gouvernement d’Assad continue à servir les intérêts des deux parties.
La gauche internationale ne dispose guère de réponses faciles : elle a besoin d’alternatives démocratiques, fondées sur le rejet du confessionnalisme et un projet économique et social en rupture avec le néolibéralisme. Cela suppose une évaluation honnête du rapport de forces actuel et une compréhension de ce qui a mal tourné au cours de ces dernières années.
C’est dans le reflux des soulèvements de 2011 – et leur incapacité à défier les dirigeants autocratiques – que Daech a pu prospérer et croître. Il a surfé sur l’explosion des violences confessionnelles, cultivées par les dirigeants des pays de la région, trouvant une assise en Irak, puis en Syrie, où il a rencontré (et contribué à faire naître) une réalité qui correspondait de façon macabre à son schème d’« administration de la sauvagerie ».
Pourtant, malgré la gravité de la situation, il y a des raisons d’espérer. Des forces locales se confrontent à Daech dans des circonstances difficiles –tout d’abord, les mouvements kurdes (qui endurent simultanément la répression du régime turc), mais aussi des secteurs de l’opposition syrienne luttant contre l’EI. En Irak, en Syrie, au Liban, en Egypte et ailleurs, des mouvements sociaux et politiques courageux continuent à défier la logique du confessionnalisme, démontrant que la lutte pour une alternative progressiste reste vivante.
Daech peut multiplier les promesses utopiques de stabilité et de prospérité, mais la réalité du terrain est tout autre, qui favorisera des révoltes en son sein, comme dans d’autres Etats islamiques du passé. Si nous envisageons l’essor de l’EI à l’aune du recul de la protestation sociale, nous savons aussi qu’il est incapable de fournir une réponse aux problèmes actuels de la région. Il n’incarne aucune forme de résistance anti-impérialiste, ni aucune voie plausible vers un Moyen-Orient libéré de la domination et de la répression, qu’elles soient étrangères ou locales.
En dépit des revers de ces dernières années, le potentiel de développement d’une alternative véritablement ancrée à gauche n’a pas été anéanti, et surtout, il n’a jamais été aussi nécessaire.
Adam Hanieh , par HANIEH Adam Professeur à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres, et spécialiste des pays du Golfe.* Version réduite d’un article publié en anglais le 3 décembre 2015 sur le site de la revue en ligne Jacobine sous le titre « A Brief History of ISIS » et disponible sur ESSF.