Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Documents - Page 7

  • Palestine: l’Alliance démocratique, une troisième option pour les élections d’octobre? (Al'Enconre.ch)

    article-2699015-1FD0184300000578-275_964x643.jpg

    Dans Le Monde du 19 août 2016, Nicolas Ropert écrivait: «La dernière confrontation électorale entre le Fatah et le Hamas avait tourné à l’affrontement après la victoire du mouvement islamiste aux législatives de 2006. Dix ans après, les deux frères ennemis palestiniens se défieront de nouveau dans les urnes. Après l’annonce surprise de Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne et secrétaire général du Fatah, d’organiser des élections municipales en octobre, le Hamas a fait savoir mi-juillet qu’il y participerait et que le vote se déroulerait aussi dans la bande de Gaza, qu’il contrôle.»

    Le journaliste souligne, ensuite, les polémiques entre le Fatah et le Hamas. Puis continue ainsi: «Le Hamas n’a rien à perdre dans cette élection, au contraire du Fatah, qui va utiliser tous les moyens pour éviter une défaite», analyse Amjad Shihab, professeur de sciences politiques et chercheur palestinien. L’universitaire souligne le ras-le-bol croissant parmi les dirigeants au pouvoir en Cisjordanie et note qu’une opposition interne au sein du Fatah est en train de s’organiser autour de la personnalité controversée de Mohammed Dahlan, l’ancien chef des services de sécurité de Gaza, exilé aux Emirats arabes unis. Les observateurs notent aussi la présence de listes communes de la gauche palestinienne. Cantonnée à de faibles pourcentages quand elle concourt en ordre dispersé, la gauche unie pourrait grignoter de précieuses voix au Fatah.»

    Nous publions (traduction) ci-dessous, à propos de la présentation de ces «listes communes», un article de Haggai Matar. Nous exposerons d’autres opinions à ce sujet. (Rédaction A l’Encontre)

     

    Cinq partis de gauche palestiniens dans les Territoires occupés ont annoncé qu’ils s’associaient pour former une liste commune en vue des prochaines élections municipales.

    Ces élections devraient se tenir le 8 octobre dans plus de 300 municipalités, conseils de village et conseils régionaux en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza. Ces partis, dont la liste portera le nom de «Alliance démocratique, n’ont pas exclu qu’il puisse s’agir d’un premier pas dans la formation d’alliances du même genre à une échelle nationale.

    Les responsables des cinq partis souhaitent que ce bloc de gauche puisse devenir une alternative au Fatah et au Hamas. Il donnera priorité à l’unité de la lutte des Palestiniens contre l’occupation et à la justice sociale, en particulier à l’égalité entre hommes et femmes – l’Alliance s’est engagée à assurer qu’au moins 30% de ses représentants seront des femmes – ainsi qu’à combattre la corruption.

    La plateforme de l’Alliance comprend également l’accès total à l’électricité, à l’eau, aux services sociaux, à l’infrastructure, à l’éclairage et aux parcs publics gratuits. Selon certains membres du parti, l’Alliance s’est inspirée de la création de la Liste conjointe lors des dernières élections à la Knesset. (Voir à ce sujet les deux articles publiés sur ce site en date du 9 mars 2015)

    Le bloc de gauche compte sur les électeurs indécis

    Si ces élections se tiennent effectivement, elles seront les premières élections municipales qui auront pu se tenir dans les Territoires occupés. Les élections de janvier 2006 n’ont pas été menées à bien complètement et celles de 2012 n’ont eu lieu qu’en Cisjordanie, puisqu’elles ont été boycottées par le Hamas à Gaza. Ce sera également le premier épisode électoral à se tenir conjointement en Cisjordanie et à Gaza depuis une décennie, soit depuis la victoire du Hamas lors des élections générales de 2006, de son accession au pouvoir à Gaza et de la division qui s’est ensuite creusée entre les deux partis. La participation du Hamas aux prochaines élections et le fait qu’elles se tiennent en même temps à Gaza et en Cisjordanie sont vus comme un signe positif en vue de combler le fossé.

    Même s’ils s’étaient présentés séparément, chacun des partis de gauche auraient participé à ces élections générales et auraient obtenu, ensemble, un peu moins de 10% du soutien électoral.

    Le dernier sondage, effectué par le centre de recherche palestinien Khalil Shikaki, a montré que si les élections générales étaient tenues aujourd’hui, le Fatah gagnerait avec 34% des voix, devant le Hamas avec 31% et les partis de gauche (séparément) 9%, alors qu’environ 26% des électeurs resteraient indécis. Dans un entretien le site hébreu Local Call, l’homologue de +972, les membres de l’alliance de gauche assurent qu’ils prévoient un soutien significatif de la part des électeurs indécis qui souhaitent envoyer un message contre la division et en faveur d’une troisième voie.

    La nouvelle «Alliance démocratique» est composée du Front populaire de libération de la Palestine (c’est le parti le plus important de l’alliance), du Front démocratique pour la libération de la Palestine, de l’Initiative nationale palestinienne (créée récemment et focalisée sur la lutte contre la corruption et le soutien aux luttes nationales contre le mur), du Parti du Peuple Palestinien (un minuscule parti communiste allié au Parti Communiste Israélien), et de l’Union Démocratique (FIDA, qui s’est séparée du Front démocratique au début des années 1990). Ces partis seront rejoints par des militants politiques indépendants qui s’identifient avec la plateforme de l’Alliance.

    «Dans notre société il y a un grand besoin d’une alliance démocratique de gauche qui offre une alternative à d’autres forces politiques et défende un programme d’égalité entre les hommes et les femmes», explique Khalida Jarrar, une membre du Conseil législatif palestinien pour le Front populaire de libération de la Palestine.

    Khalida Jarrar a récemment été libérée d’une prison israélienne après un peu plus de 14 mois de détention pour des activités politiques telles que la participation à des manifestations, des prises de parole lors de conférences, des assemblées avec des familles de prisonniers, etc. Avant son emprisonnement elle était bien connue pour sa défense des droits des femmes et des prisonniers palestiniens et pour ses critiques de la coordination des services de sécurité entre Israël et l’Authorité palestinienne. Elle explique: «Pour certaines d’entre nous, c’est à l’Université que nous avons pu établir une alliance (…) Celle-ci est clairement un nouveau pas dans cette direction et c’est peut-être le début de quelque chose d’encore plus large qui pourrait s’étendre à l’échelle nationale. Pour le moment, nous nous concentrons sur le niveau local, car là aussi nous devons procurer à nos citoyens des services libérés de la corruption, faire en sorte que le gouvernement soit plus accessible et fournir des services prioritairement aux pauvres, tout en protégeant les terres des confiscations et les résidents de l’Area C de l’occupation [l’Aera C réunit 60% de la Cisjordanie et Israël contrôle effectivement ces territoires, malgré quelques transferts apparents de tâches (éducation, santé), de fait soumis aux forces d’occupation]. Cette coalition est un pas important vers un équilibre politique normal au sein de notre société et je suis très optimiste quant à son avenir.»

    Mustafa Barghouti ajoute: «Nous pensons qu’une grande partie de la population cherche une troisième voie face schisme entre le Fatah et le Hamas».

    Il est membre du conseil législatif, fondateur et dirigeant de l’Initiative nationale palestinienne. «Nous cheminons dans les traces de la liste conjointe des Palestiniens de 1948, nous voulons suivre leur modèle réussi et fournir au Fatah et au Hamas un exemple de comment on peut atteindre l’unité.»

    «De manière générale, ces élections sont très importantes, et leur existence même pose les fondations pour combler le fossé entre la Cisjordanie et Gaza, ce qui pourrait, nous l’espérons, conduire à des élections nationales et présidentielles (…) Encore plus important, cela rendra au peuple le droit, longtemps perdu, de voter et d’influencer ceux qui le dirigent. Le tournant est prometteur et redonne une nouvelle énergie aux partis politiques, ce qui est déjà un bon résultat.»

    Des élus mis en détention

    Outre l’optimisme qu’ils affichent, les candidats soulignent l’importance de l’influence israélienne pendant la période précédant les votations. De récentes nouvelles font état des efforts de l’Administration civile pour encourager des commerçants et autres personnes ayant de bonnes relations avec Israël de se présenter aux élections et d’encourager les échanges en vue de cordonner les services de sécurité israéliens et ceux de l’Autorité palestinienne, sans compter les récentes arrestations de militants politiques et de candidats du Hamas et d’autres groupes.

    Arif Jafal, un analyste politique et dirigeant de Al Marsad – une ONG palestinienne indépendante à Ramallah qui supervise les élections et soutient la démocratie – explique à Local Call : «Une des principales questions que va soulever cette élection est celle de savoir avec qui Israël travaille et comment voter contre eux (…) Toute coopération de ce type affaiblit le Fatah et renforce ceux qui se présentent contre ce parti. Lors des précédentes élections nationales, Israël a été plus utile au Hamas que la campagne électorale de ce dernier. »

    Arif Jafal a indiqué que les élections pourraient entraîner un glissement des rapports de forces au niveau des autorités locales. Outre les régions clairement identifiées avec l’un des partis, il y a des villes où l’Alliance démocratique pourrait devenir une présence majeure (en particulier à Bethléem, Ramallah et Tulkarem), ainsi que des régions où le Fatah ou le Hamas seront obligés de former des coalitions avec d’autres groupes pour gérer le gouvernement local. «Dans des élections locales, outre le Fatah, le Hamas, et maintenant l’Alliance démocratique, il existe également des listes familiales qui se présentent de manière indépendante. Le Fatah ou le Hamas devront coopérer avec la nouvelle alliance de gauche ou avec des listes de familles afin de pouvoir contrôler les conseils.»

    Dans le contexte des élections en Cisjordanie et à Gaza, le débat public palestinien s’est récemment focalisé sur le manque d’élections à Jérusalem Est, alors qu’elle est censée devenir la capitale de l’Etat palestinien. Dans un article publié dans le quotidien Al-Quds, Mustafa Barghouti a appelé toutes les listes – celles de l’Alliance comme celles du Fatah et du Hamas – d’essayer d’organiser des élections dans Jérusalem Est en créant une seule liste, exclusivement pour cette ville. «Il s’agit d’un message pour créer, par des moyens non-violents, un état de fait face à la forte pression israélienne», explique Barghouti lors d’un entretien.

    Il est peu vraisemblable que l’Alliance démocratique devienne une force majeure au cours de ces prochaines élections. Mais si la tenue des élections aboutit et que l’Alliance puisse se maintenir – en s’établissant comme troisième parti qui puisse faire contrepoids et contrôler le Fatah et le Hamas à l’échelle locale et nationale – et si Israël ne supprime pas la liste (comme il le fait depuis des années avec des militants politiques et des membres du Conseil législatif) – ce sera une excellente nouvelle. Si tout se déroule bien et si la Liste conjointe devient effectivement, comme le disent certains activistes, une source d’inspiration pour les partis de gauche, alors il semble que la gauche palestinienne pourra aussi remercier le Ministre israélien des affaires étrangères Avigdor Lieberman pour avoir élevé le quorum des élections à la Knesset, obligeant les partis arabes d’Israël à s’unir [allusion à la Liste unifiée qui obtenu 10,54% des suffrages et 13 sièges lors des élections de mars 2015]. (Article publié sur le site +972 en date du 15 août 2016; traduction A l’Encontre)

    Par Haggai Matar

    23 - août - 2016

    http://alencontre.org/moyenorient/lalliance-democratique-une-troisieme-option-pour-les-elections-doctobre

  • Algérie Aux origines d'octobre 1988 (PST)

    ort.JPG

    Ce numéro spécial d'AFAQ ICHTIRAKIA comprend différents textes et déclarations politiques de l’.O.R.T l’organisation révolutionnaire des travailleurs.

    Le texte intitulé " Infitah, démocratie et socialisme " est la résolution politique adoptée en juillet 1988 par la conférence nationale de l'O.R.T. Elle fait le bilan économique et politique d'une décennie de régime Chadli.

    Les deux textes suivants sont les déclarations politiques de l'O.R.T avant et après le referendum-mascarade du 3 Novembre 1988.

    Le texte intitule «Où mène l'infitah ?" est la résolution politique de la conférence constitutive de l'O.R.T en février 1985. republié à l’époque  parce que son contenu restait d'actualité et permettait  de comprendre comment on en est arrivé à Octobre 1988.

    Quant aux trois articles signés Said AKLI. Ils analysent les évènements d'Octobre et leurs premières conséquences politiques. 5 Août 2016

    Télécharger Ici

    http://elkhatwa-eloumalia.over-blog.com/

    Commentaire: Il y a une continuité entre: GCR, ORT et PST

  • Aux origines de la Guerre d’Algérie (Al'Encontre.ch)

    Stora.jpg

    Ces propos de Benjamin Stora – transcrits à partir d’interventions faites en 2004 sur France Culture – permettent de mettre en perspective un « événement » crucial de l’après-Seconde guerre mondiale que fut « la guerre d’Algérie » ou « la lutte d’indépendance nationale d’Algérie ». Cette lutte participa à la prise de conscience politique d’au moins deux générations de militants européens dans l’après-guerre. Il nous semble utile de republier ce texte au moment où les Accords d’Evian (1962), marquant la fin de « la guerre d’Algérie », sont l’occasion de multiples initiatives éditoriales, de films documentaires, de débats.

    Benjamin Stora est parmi les historiens français les plus connus pour ses études sur la guerre d’Algérie. Il a écrit entre autres Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, L’Harmattan, 1985; Les sources du nationalisme algérien, L’Harmattan, 1989; L’histoire de l’Algérie coloniale 1930-1954, La Découverte, 1991; Histoire de la guerre d’Algérie 1954-1962, La Découverte, 2004 dernière édition; Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance (1962-1988), Repères/La Découverte, 1995; La guerre invisible: Algérie, années 90, Presses de Sciences-Po, 2001; sous la direction de Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La Guerre d’Algérie – 1954-2004, la fin de l’amnésie, Robert Laffont, 22 mars 2004; La gangrène et l’oubli: La mémoire de la guerre d’Algérie, La Découverte Poche, 2005; La guerre d’Algérie vue par les Algériens, tome 1, Denoël, 2007; Algérie 1954-1962: Lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre (avec Tramor Quemeneur), Arènes Editions, 2010; La Guerre des mémoires – La France face à son passé colonial  (avec Thierry Leclère), Editions de l’Aube, 2011; La Guerre d’Algérie expliquée à tous, Seuil 2012.

    Stora a commencé à étudier la guerre d’Algérie dès la seconde moitié des années 1970, au moment où la France découvrait enfin Vichy, entre autres grâce à l’historien américain Paxton et du documentaire d’Ophuls, Le chagrin et la pitié. Stora a été un militant politique engagé. Il l’explique dans une autobiographie politique, La dernière génération d’Octobre, Stock (septembre 2003). Benjamin Stora est né dans une famille juive en Algérie – depuis le décret Crémieux de 1870, les juifs d’Algérie sont considérés comme citoyens français – à Constantine, en 1950. En 1955, Constantine sera l’une des grandes villes soumises à une offensive militaire de l’armée française et Stora découvrira, à l’âge de 5 ans, cette guerre. Dans son autobiographie, il fait une description pleine de tact et de subtilité de son enfance, de sa famille et du choc que fut, pour lui et pour elle, la guerre d’Algérie.

    Pour celles et ceux qui liront ces propos, l’étude de « l’histoire de la guerre d’Algérie », c’est-à-dire de la période allant de 1954 à 1962, devrait être poursuivie en lisant des ouvrages mentionnés ci-dessus. (Rédaction A l’Encontre)

    Un sujet qui n’est plus tabou en France

    Un sujet fait un retour en force dans la société française depuis de nombreuses années, un sujet sur lequel je travaille depuis près de trente ans, l’Algérie, la guerre d’Algérie, la guerre d’Algérie dans les sociétés française et algérienne, c’est-à-dire entre les deux rives de la Méditerranée. Il est évident que cette question de la guerre d’Algérie, dont nous allons commémorer, si l’on peut dire, le 50e anniversaire de son déclenchement, puisque cette guerre commence en fait en novembre 1954, eh bien cette guerre d’Algérie, plus on s’en éloigne, et plus elle semble de plus en plus présente dans la société française d’aujourd’hui, plus elle se rapproche de nous, elle est autour de nous et elle semble travailler en profondeur la société française, que ce soit sur les questions de l’islam, que ce soit sur les questions d’immigration, ce qu’on appelle aujourd’hui le communautarisme, les questions du terrorisme, de droits de l’homme, la question de la torture. Toutes ces grandes questions ont été soulevées pendant la guerre d’Algérie, se sont produites et ont été engendrées dans et par la guerre d’Algérie. On pourrait dire aussi que cette guerre d’Algérie, cette période a été aussi trop importante dans la mesure où elle a été une période qui a vu la chute de la IVe République, la naissance de la Ve République et avec cette naissance la Constitution de la Ve République avec laquelle nous vivons encore. Et c’est donc par conséquent un événement fondateur de la Ve République. Un événement qui intègre des éléments tels que: le retour d’un million de pieds noirs, ceux qu’on va appeler les rapatriés d’Algérie; le massacre des harkis après la fin de la guerre d’Algérie, mais également le fait que cette guerre a vu des centaines et centaines de milliers de jeunes Français aller «de l’autre côté de la Méditerranée». Environ 1,2 million ont été en Algérie dans l’armée. Il s’agit d’hommes du contingent et non pas seulement de professionnels comme cela avait été le cas en Indochine. Ils ont passé 6 mois, 12 mois, 15 mois, 30 mois en Algérie. Ils y ont passé leur jeunesse, en quelque sorte. Ils ont découvert à la fois un pays magnifique, avec des paysages merveilleux, mais ils y ont aussi découvert la misère, la misère du tiers monde, le système colonial et la guerre, ce qui signifiait pour eux le rapport à la mort. Cette période les a marqués fortement.

    Pour la société algérienne, cette guerre constitue aussi de même l’acte fondateur de la nation algérienne dans la mesure où c’est au travers de cette guerre que l’Algérie a accédé à son indépendance politique en 1962. Cette guerre a vu près d’un million de paysans déplacés par l’armée française dans les «zones interdites» à partir de 1956-1957. Cette guerre d’Algérie, c’est aussi l’exode de plusieurs centaines de milliers de personnes aux frontières, c’est-à-dire au Maroc et en Tunisie. Ils ont dû attendre l’indépendance de l’Algérie pour revenir dans le pays. Enfin, cette guerre, c’est aussi pour les Algériens des exactions, des exécutions sommaires – ce que l’on appelait les «corvées de bois» – et donc aussi la mort de centaines de milliers d’Algériens.

    A partir de ces grands traits, on peut constater que cette guerre a marqué profondément les deux sociétés. La société française avec la naissance de la Ve République, avec toute cette jeunesse qui est née entre 1932 et 1943 et qui a été mobilisée dans le contingent. Cette génération a connu l’Algérie et une partie d’entre elle vit encore avec l’Algérie «dans sa tête». Il y a aussi tous ces enfants de pieds noirs, de harkis, d’immigrés – car c’est durant la guerre d’Algérie que l’immigration algérienne en France a été presque multipliée par deux. On est passé de 220000 immigrés algériens en France en 1954 à près de 400000 en 1962.

    Cette guerre a été une sorte de cataclysme social, politique et culturel. Elle n’a pas été regardée en face par la société française après 1962. Elle a été ensevelie dans l’oubli. Elle avait été à l’origine, aussi, de la mort de 25000 soldats français. Elle a été recouverte par ce qui a été appelé, quelques années plus tard, les «événements de 1968». La génération de 1968, la voix de cette génération, vient en quelque sorte recouvrir la voix de ceux du djebel (c’est-à-dire les régions montagneuses telles qu’elles sont nommées en Afrique du Nord), autrement dit la voix de ceux qui font la guerre dans ces régions d’Algérie. Il faut attendre la fin des années 1990 pour que cette guerre d’Algérie revienne avec force dans la société française. On en reparlera lorsque l’Assemblée nationale française, en juin 1999, va reconnaître qu’il n’y a pas eu d’événements en Algérie ou de simples opérations de police, mais véritablement une guerre. Elle reviendra aussi au travers de toute une série d’ouvrages sur les exactions, la torture, des livres de témoignages, et aussi par des travaux universitaires.

    Comment écrire la guerre d’Algérie ?

    Le travail historique s’est d’abord effectué sur les «traces écrites», les archives. Les principales archives sur la guerre d’Algérie sont déposées en Aix-en-Provence. La France, en 1962, a rapatrié la quasi-totalité des archives présentes en Algérie. Les Algériens se battent depuis des années pour se réapproprier une partie de ces archives. La France s’y refuse, car elle estime des «archives de souveraineté», puisque l’Algérie était française. Les archives couvrent la période 1830-1962. Elles réunissent un éventail très large, allant des archives civiles à celles des renseignements, de la police qui surveillaient les multiples manifestations des «Algériens musulmans» tels qu’ils étaient nommés. Dans l’histoire de l’Algérie coloniale, les organisations religieuses, politiques, culturelles jouent un rôle important. Les archives des Renseignements généraux sont une autre source très importante qui m’a servi, après ma thèse sur Messali Hadj [leader du nationalisme algérien, né à Tlemcen en 1898 et décédé à Paris en 1974], de faire ma thèse d’Etat sur l’immigration algérienne en France. Ces archives doivent être utilisées avec précaution, car elles renseignent aussi sur la mentalité de ceux qui sont chargés de surveiller les indigènes, comme l’administration les nommait. Dans ces archives, on trouve une partie des éléments se rapportant à l’univers des militants politiques en particulier. La presse est une autre source, même si de nombreux journaux, tels que l’Express, Témoignage chrétien, Le Canard enchaîné ou L’Observateur [qui deviendra France Observateur et aujourd’hui Le Nouvel Observateur], ont été très souvent censurés. C’est une période où la présence de la télévision n’était pas celle que l’on connaît aujourd’hui. La radio était un média très important pour s’informer, outre la presse écrite, c’est l’époque naissante du transistor. C’est en 1955 qu’Europe 1 est créée. C’est à la radio que travaille un journaliste comme Yves Courrière, auteur des Fils de la Toussaint (Fayard 1970). La couverture radiophonique de la guerre d’Algérie est une source aussi cruciale. J’ai déjà cité Europe 1, il faudrait aussi mentionner RTL. Ce sont des radios qui ne sont pas des radios gouvernementales. Il y a aussi la radio du mouvement d’indépendance, La Voix des Arabes, qui est très écoutée parmi la population algérienne musulmane. Cette dernière disposait ainsi d’informations sur ce qui se passait dans les maquis.

    Il y a une deuxième source que l’on peut réunir sous le titre: les témoignages d’acteurs. L’histoire orale est particulièrement importante si l’on a à l’esprit que la majorité de la population était paysanne, analphabète. Pour restituer les besoins, les perspectives, les désirs de cette population, il faut pratiquer la langue et communiquer avec elle. Il faut recueillir les témoignages des acteurs encore vivants. C’est la base de mon Dictionnaire biographique des militants algériens, quelque 600 portraits de militants nationalistes indépendantistes. J’ai recueilli les témoignages de ces militants et je les ai confrontés aux archives.

    Une troisième source existe. Elle a été peu utilisée jusqu’à présent. Ce sont les images, les sources visuelles. Depuis quelques années, l’attention se centre beaucoup plus sur les images fixes, la photographie et sur les images cinématographiques, les documentaires. Il y a quelque 100000 photographies qui gisent dans les archives militaires françaises au Fort d’Ivry. Il y a de même les photos prises par les appelés. Enfin, il y a les images de l’INA (Institut national de l’audiovisuel). La célèbre émission documentaire «Cinq colonnes à la une» de la télévision traitera de la guerre d’Algérie en 1959. A cela s’ajoutent les archives du cinéma de fiction.

    Aux premières origines de la guerre

    Cinquante ans après le déclenchement de la guerre en novembre 1954, la première question qu’on peut se poser, c’est comment appeler cette guerre, comment la nommer. On sait que pendant très longtemps elle n’a pas été nommée en France. L’Algérie était considérée comme composée de départements français. Il était difficile de dire qu’il y avait une guerre en Algérie puisque l’Algérie appartenait à la France, une France une et indivisible, une France jacobine. Admettre le principe de la guerre, c’était admettre le principe de la séparation, de la dislocation du territoire national. C’était impensable, c’était quelque chose qui ne pouvait pas se concevoir puisque l’Algérie avait été rattachée à la France avant même la Savoie, qui l’avait été en 1860. Dire qu’il y avait une guerre en Algérie aurait signifié reconnaître qu’il y avait une nation séparée, une nation différente de la nation française. Cela était impensable à cette époque. Il était facile de reconnaître le droit à l’indépendance pour d’autres colonies, comme le Maroc, la Tunisie, l’Indochine, le Sénégal.

    Messali Hadj, le père fondateur du nationalisme politique radical algérien

    C’est pour cette raison que pendant longtemps on a parlé d’une sorte de rétablissement de l’ordre républicain, «d’opération de police», «de rétablissement de l’ordre», «d’événements». Et tous ceux qui étaient opposés étaient considérés et qualifiés comme des «rebelles», des «hors-la-loi». Il était impossible d’envisager, durant très longtemps, l’existence même d’une guerre. On ne pouvait pas parler d’une guerre en Algérie, car il en découlait que l’Algérie aurait été un territoire séparé de la France. On a trouvé une sorte de compromis avec la formule: «la guerre d’Algérie», avec un d apostrophe. D’ailleurs, le premier livre qui a traité ce thème de cette façon, c’est celui de Jules Roy, paru en 1960 et qui avait pour titre La guerre d’Algérie, aux Editions Julliard. Puis, il a fallu attendre juin 1979 pour que la France, dans le cadre de l’Assemblée nationale, reconnaisse qu’il y avait bien eu une guerre en Algérie et non pas des opérations de police. L’initiative est venue tout d’abord d’associations d’anciens combattants français et cela pour une raison: la majorité des membres de ces associations arrivaient à l’âge de la retraite et il leur fallait une reconnaissance de leur droit à la carte d’ancien combattant [qui implique le versement d’une pension]. Donc la reconnaissance officielle de l’existence d’une guerre en Algérie est liée à ce fait: des anciens combattants revendiquaient des droits sociaux, le droit à la retraite.

    Comment on qualifie cette guerre en Algérie

    En Algérie, elle est qualifiée de guerre de libération nationale. Et cela puisque l’on considérait que l’Algérie était déjà une nation formée, avant l’arrivée des Français en 1830. Il s’agissait donc de se libérer d’une occupation étrangère et de se réapproprier cette souveraineté perdue par l’arrivée française en 1830.

    Les choses, au plan historique, ne sont pas aussi simples, car l’Algérie d’aujourd’hui et de 1954 n’était pas l’Algérie de 1830. Ce fut le colonisateur qui dessina les frontières de l’Algérie, par rapport au Maroc, à la Tunisie et les frontières sahariennes. L’Algérie était en 1830 «membre» de l’Empire ottoman. Elle avait des attributs de souveraineté avec le bey [souverain vassal du sultan ou haut fonctionnaire dans l’Empire ottoman ; le terme de day est aussi utilisé, surtout pour l’Algérie] de Constantine, le bey d’Alger, avec des ambassadeurs qui représentaient des puissances étrangères à Alger et dans d’autres villes. D’ailleurs, la France, lors de la Révolution française, avait demandé de l’argent au day [chef de la Régence] d’Alger et celui-ci avait subventionné la Révolution en 1791-1792 et ce qui avait provoqué un conflit, car le day d’Alger exigeait le remboursement de cette somme et devant la lenteur de la France, il y a eu ce fameux coup d’éventail en 1827 donné au représentant de la France à Alger Deval. Cette agression avait été utilisée comme prétexte pour engager l’opération de débarquement et de conquête militaire d’Algérie en 1830.

    A côté de l’expression guerre de libération nationale apparaît aussi celle de révolution algérienne. Car cette guerre a mis en mouvement l’ensemble de la société algérienne. En dehors des déplacements de populations, des migrations indiquées précédemment, il y a eu aussi l’entrée dans l’activité politique d’une partie des femmes et une sorte d’implosion de la société patriarcale. Plus exactement, cette société a subi une crise profonde et des révoltes de générations. Ce sont les jeunes générations qui se sont le plus engagées contre la société coloniale dont ils ne voulaient plus et qui se sont mis au premier rang de cette lutte révolutionnaire.

    Ce terme de révolution a été progressivement délaissé au cours des années fin 1970 et 1980 au profit de celui de guerre d’indépendance, qui domine aujourd’hui le vocabulaire politique algérien. Cela renvoie au fait que l’Algérie, par ce combat politique, a en quelque sorte engendré la nation algérienne et s’est séparée de sa métropole coloniale. C’est ce terme-là, issu de la Révolution américaine contre les Britanniques, qui progressivement s’impose comme une réalité historique.

    1954: en fait, commence la deuxième guerre d’Algérie

    Sur la longue durée, on pourrait parler de deuxième guerre d’Algérie. En effet, la première guerre ne serait-elle pas celle de conquête menée par la France, une terrible guerre de conquête entre 1832 et 1871, avec la résistance de l’émir Abdel Kader entre 1832 et 1847, date de sa reddition, puis sa continuation au travers d’une guerre de résistance, de mouvement, qui fut très importante. Les Algériens n’ont pas accepté facilement la colonisation française. La guerre coloniale dirigée par le maréchal de France Bugeaud, gouverneur d’Algérie entre 1840 et 1847, a été impitoyable, elle a tout détruit sur son passage. Des récits ont été écrits sur cette guerre, parmi lesquels celui de François Maspero, L’honneur perdu de Saint-Arnaud (Seuil, février 2000), celui de Aschraf, historien algérien, Algérie, nation et société, qui a raconté cette première guerre d’Algérie, avec par exemple la terrible bataille de Constantine qui a duré plusieurs mois avant que la ville ne tombe. Il s’agit donc guerre d’Algérie avec le grand soulèvement de Kabylie de 1871. Ce fut le dernier grand soulèvement. La guerre de conquête a donc duré près d’une trentaine d’années et cela pour que la France puisse s’installer en Algérie.

    C’est à partir de ce moment-là que commence ce qui sera qualifié d’histoire de l’Algérie française, avec l’installation d’une vaste colonie de peuplement ne venant pas que de France mais du pourtour méditerranéen, de l’Italie, de l’Espagne… Cette histoire de l’Algérie française va faire oublier la première guerre d’Algérie, lorsque la seconde va éclater en novembre 1954.

    L’Algérie française va se mettre en place, par étapes entre des années 1850 aux années 1880. Elle va s’établir sur la base de la spoliation des terres. Beaucoup de terres vont changer de mains. Ces terres étaient pour l’essentiel fondées sur une sorte de propriété collective, soit les biens religieux, soit les terres appartenant aux tribus. Elles vont être privatisées et mises sur le marché. Cela va provoquer un appauvrissement de la paysannerie algérienne, même si une fraction de cette paysannerie va composer avec l’administration coloniale. Cette dernière va construire ce que l’on appellera une « aristocratie terrienne algérienne musulmane » qui est et sera proche des Français.

    Indépendamment de cette question de la terre – qui est fondamentale car l’identité, le nom des composantes de cette société était liée à ce type de propriété de la terre et perdre la terre revenait à perdre son nom – on ne peut pas comprendre cette Algérie française prendre en compte la colonie de peuplement. Il y a parmi ceux qui viennent de France des républicains de 1848, des communards de 1871, des militants socialistes qui sont chassés, bannis de France, et aussi tout un « petit peuple » de vagabonds, de prostituées conduit de manière plus ou moins forcée en Algérie. Mais à côté, il y avait aussi des paysans paupérisés du Midi de la France et de la Corse. Et, surtout, il y avait toute une population chassée par la misère du pourtour méditerranéen, des Espagnols en particulier qui vont s’établir dans l’Oranie [ville d’Oran]. Et Oran deviendra une grande ville espagnole. Des Italiens, des Siciliens, des Maltais qui s’installeront, par exemple, dans l’est algérien. Tous ces éléments au travers d’un « melting pot » complexe vont constituer cette petite population européenne faite de fonctionnaires, de coiffeurs, de boutiquiers, d’artisans; une population dont le niveau de vie était inférieur à celui existant dans la métropole. Mais elle avait en quelque sorte un avantage: ils possédaient la nationalité française par rapport aux Algériens musulmans qui, eux, en étaient privés. A ces nouveaux Français venus d’Espagne et d’Italie, faits Français par un décret loi de 1889, s’ajoutaient les membres de la communauté juive faits Français par le décret du 24 octobre 1870, dit décret Crémieux [Crémieux a été ministre de la Justice en 1848 et en 1870].

    Cette population européenne était organisée, pourrait-on dire, sur un mode pyramidal. Au sommet, il y avait les « Français de France », puis en dessous les nouveaux Français venus d’Espagne ou d’Italie; puis il y avait les nouveaux Français indigènes, c’est-à-dire les juifs d’Algérie; puis, au bas de cette hiérarchie savamment organisée, il y avait les musulmans qui, pour accéder à la nationalité française, devaient renoncer à leur statut personnel, c’est-à-dire à l’Islam et la religion musulmane. Cela était plus que difficile à vivre, ce ne sont que quelques milliers d’Algériens musulmans qui ont franchi le pas.

    On assiste à la mise en place de cette Algérie française où règnent à la fois une sorte de passage, de « convivialité », entre ces diverses communautés et une très forte ségrégation. Progressivement, l’Algérie deviendra un mythe. Ce n’est pas la France, puisque la majorité de la population n’a pas les mêmes droits que certains, donc l’Algérie intégrée à la France ne l’est pas complètement. Les Algériens musulmans sont des faux citoyens d’une république assimilationniste. Ce paradoxe va être levé par l’irruption du nationalisme algérien qui va revendiquer en propre la nationalité algérienne.

    L’irruption nationaliste massive de 1945 et ses racines

    Cela va s’exprimer notamment lors des manifestations de Sétif et de Guelma en mai-juin 1945, c’est une irruption des Algériens sur le devant de la scène politique. Ils réclament la libération de leur leader politique Messali Hadj. La répression massive par les forces militaires et policières françaises de Sétif et Guelma, qui a fait des milliers et des milliers de victimes, marque véritablement le début de la seconde guerre en Algérie.

    L’explosion de Sétif montre l’existence d’un nationalisme algérien. Pour comprendre les origines de la guerre d’Algérie, il faut remonter à celle du nationalisme algérien pour en comprendre la ligne de force.

    Avant la guerre de 1914, la résistance algérienne s’exprimait au travers d’une sorte de « patriotisme rural », « patriotisme paysan » qui résistait à l’accaparement des terres, à la spoliation. C’est ce « patriotisme rural », qui n’était pas encore le nationalisme politique, qui s’exprime par exemple par un attachement à l’Empire ottoman. Il y avait une attente du Mahadi [le Messie] qui viendra, un jour, libérer la population de la domination étrangère. Une attention très grande est de même portée aux événements se déroulant dans le monde arabe et musulman. L’information passait par le biais des pèlerinages à La Mecque, par la circulation de différents ouvrages, par la présence de prédicateurs en provenance du Moyen-Orient. Le nationalisme algérien, dans sa version classique, moderne, n’existe pas avant 1914.

    Il faudra l’impulsion donnée par la Première Guerre mondiale pour qu’arrivent en Algérie les influences qui vont participer à la construction du nationalisme algérien. Pourquoi la guerre du 1914? C’est pendant cette guerre que des dizaines de milliers de paysans algériens sont projetés sur les champs de bataille européens. Ils vont découvrir l’Europe. Ils vont être des soldats coloniaux, ils vont être des travailleurs coloniaux. Certains d’entre eux vont faire l’apprentissage de la solidarité ouvrière, découvrir l’internationalisme, découvrir les luttes sociales… Lorsqu’ils reviendront dans leur pays, leur conscience politique est grande, elle est vive. L’exemple de soldat de cette guerre de 14-18 est la figure, le personne de Messali Hadj. Lorsqu’il revient à Tlemcen après cette guerre, il ne pense plus qu’à une chose: d’une part, repartir en France et, d’autre part, de libérer son pays. En 1918-19, il a entendu parler de l’appel du président Wilson [Thomas Woodrow Wilson, élu président des Etats-Unis en 1912 et réélu en 1916] portant sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Messali Hadj a aussi entendu les appels lancés par les révolutionnaires russes en 1917 et par la suite à l’adresse des peuples colonisés et cela est fort important pour lui. Il a de même eu connaissance de la révolution kémaliste [Mustafa Kemal Atatürk, né en Salonique en 1881, mort à Istanbul en 1938, il prend la tête du mouvement national turc et sera président du comité exécutif de la Grande Assemblée nationale d’Ankara dès avril 1920] en Turquie. De retour à Tlemcen, nourri de ces « bruits », Messali Hadj sera très réceptif à la volonté qui commence à s’exprimer de se libérer de la présence étrangère, du joug colonial. La guerre de 14-18 a été un événement déterminant dans la prise de conscience politique d’un certain nombre de figures et militants du nationalisme politique algérien.

    Ce nationalisme algérien va prendre son envol dans les années 1920-1930 et s’exprimer au travers de divers courants. On y trouve le petit-fils d’Abel Kader, on y trouve Messali Hadj, qui représente l’aile gauche, on y trouve Ferhat Abbas ou des représentants du mouvement des oulémas, réformistes religieux algériens. Parmi ces courants, tous ne préconisaient pas l’indépendance de l’Algérie, du moins dans un premier temps. La plupart des courants, à l’exception de celui de Messali Hadj, étaient des courants qui, sur le territoire algérien, proposaient l’égalité des droits. Dans le fond, ils disaient: « Nous n’avons pas la possibilité de pénétrer dans la société française, dans la citoyenneté française. » Le personnage le plus connu en ce domaine est celui de Ferhat Abbas. Il croyait en une France idéale, républicaine. Il voulait opposer cette France à la France coloniale qui ne respectait pas les droits de l’homme et du citoyen. Il appartenait à l’époque à ce courant assimilationniste qui revendiquait la pleine égalité des droits. Ferhat Abbas expliquait dans son ouvrage paru en 1931 qu’il était possible d’être français et musulman à part entière. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, il va plaider pour entrer dans cette cité française. Il sera un grand déçu de la politique française et basculera ensuite dans des positions plus radicales.

    Il y avait aussi les religieux qui vont préconiser la réappropriation des traditions religieuses et identitaires avec leurs slogans: « L’arabe est ma langue, l’islam est ma religion, l’Algérie est ma patrie ». Ils vont s’implanter dans les campagnes, entre autres à travers de jeunes « scouts » algériens musulmans. Ils plaident pour un islam centralisé [où la confrérie des oulémas centralise l’activité politico-religieuse].

    Il existe aussi le courant du Parti communiste algérien. Généralement on en parle peu. Ils voulaient construire une « Algérie nouvelle », une Algérie « dans le creuset de vingt races » pour reprendre la formule du dirigeant du PCF (Parti communiste français), Maurice Thorez. Autrement dit, une Algérie où pouvaient coexister les Algériens musulmans, les Français d’origine italienne ou espagnole, etc. Ce courant était pour une Algérie séparée, une « Algérie nouvelle », sans être indépendantiste officiellement.

    Dans l’entre-deux-guerre, parmi ces courants, un courant va devenir lentement majoritaire, celui porté par Messali Hadj. Il va créer en 1926 l’Etoile nord-africaine, à Paris. Cette Etoile nord-africaine est dissoute par les autorités françaises en 1929 et elle resurgit en 1932. Messali créera plus tard en 1937 le Parti du peuple algérien, puis le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) en 1946. La majorité des militants qui vont faire le 1er novembre 1954 sont issus de ce courant, au fond tous sont issus du courant animé par Messali. Ce sont des hommes qui ont été formés par lui. A un moment ou à un autre de leur vie, ils ont pu rompre avec Messali. Mais celui-ci reste le père du mouvement nationaliste radical algérien. Et c’est en cela que l’étude de ce courant est importante. Il donnera la configuration politique du Front de libération nationale (FLN) qui conduira la lutte d’indépendance entre 1954 et 1962. Le courant messaliste était majoritaire dans la société algérienne musulmane et dans l’immigration algérienne en France.

    L’importance du courant messaliste

    Ce courant dans les milieux de l’immigration en France entre 1926 et 1930. En Algérie, étant donné la situation coloniale, il était très difficile de pouvoir s’exprimer. Les premiers immigrés algériens en France, qui sont au nombre de 80 000 à 100 000 dans l’entre-deux-guerres, vont prendre conscience, dans leur exil, d’une appartenance commune, à une nation. L’Etoile nord-africaine, qui avait été construite dans un premier temps avec l’aide du Parti communiste français – et qui va se séparer par la suite du PC –, va surtout exister dans les milieux de l’immigration ouvrière. Cette organisation emprunte beaucoup au vocabulaire du communisme de l’époque et à son mode d’organisation politique. L’Etoile préconise « l’appropriation collective des terres », la « confiscation des grandes propriétés ». La structure organisationnelle inclut des cellules, comité central, une direction centrale. Mais les nationalistes algériens ne sont pas d’accord avec les communistes, dans les années 1930 ils se sont séparés et se sont affrontés aux communistes français. Par contre, ils se sont rapprochés, ce qui est fort peu connu, d’autres courants militants, les syndicalistes révolutionnaires, anachistes et le courant trotskiste. Ce sont parmi ces courants politiques en France qu’on trouvera les meilleurs amis du nationalisme politique algérien. On peut citer Fred Zeller, Marceau Pivert [un des animateurs de la gauche socialiste dans les années 1930], Daniel Guérin [un des représentants du courant marxiste libertaire, auteur entre autres d’une anthologie sur l’anarchisme et d’un ouvrage de référence Fascismes et grand capital]. Ces derniers vont connaître Messali, ils vont être très proches des militants algériens. C’est ce que j’ai essayé de restituer dans un petit ouvrage intitulé Révolutionnaires français et nationalistes algériens,où se détachent bien quels ont été les premiers « porteurs de valises » [allusion à celles et ceux qui, de France ou de Suisse ou de Belgique, aidèrent le FLN entre 1954 et 1962]. Ce sont des militants qui appartenaient au courant socialiste, au socialisme révolutionnaire.

    En 1937 naît le Parti du peuple algérien (PPA) sous la houlette de Messali Hadj. Le changement: il s’installe en Algérie. Le centre de gravité de la lutte politique se déplace en passant de la France, de l’immigration à l’Algérie. C’est désormais sur le sol algérien même que la lutte nationaliste va prendre de l’ampleur, notamment parmi les jeunes générations. Toutefois, le PPA n’aura pas le temps d’exister véritablement car interviendra la Seconde Guerre mondiale en 1939. Messali Hadj va être arrêté, traduit devant un Tribunal militaire. Il refuse toute collaboration avec le régime du maréchal Pétain et il sera condamné à une peine de bagne par le régime de Vichy. Au cours de la Seconde Guerre mondiale aura de la peine à exister. Certes, d’autres dirigeants du PPA, à la différence de Messali, ont eu la tentation de la collaboration avec Vichy [les forces de la France libre ayant leurs quartiers en Algérie]. Cette position de Messali lui a permis de sortir de la Seconde Guerre mondiale la tête haute et d’avancer ses exigences d’indépendance. En 1943, il rencontre Ferhat Abbas. Ce dernier évolue et change de position. Les deux hommes vont créer une nouvelle organisation qui s’appelle les Amis du manifeste de la liberté (AML) qui va connaître une croissance foudroyante dès 1944. Les AML comptaient quelque 100000 adhérents, ce qui est une force considérable. Cela traduit la radicalité nationaliste de la société algérienne musulmane. Les AML représentent la dernière grande tentative unitaire des différents courants existant dans le mouvement nationaliste politique algérien. Ce sont les AML qui organiseront les manifestations de Sétif en mai-juin 1945. Ces manifestations se font à l’occasion des fêtes de célébration de la victoire en 1945. Les Algériens descendent dans la rue pour exiger la libération de leurs leaders emprisonnés. Ces manifestations s’affronteront à une véritable guerre de représailles. Et là tout bascule. C’est la tendance radicale du nationalisme algérien qui va s’affirmer comme la plus importante sur la scène politique algérienne.

    Le tournant de 1945: vers la lutte armée

    Après la répression dans l’est constantinois, plus rien n’est comme avant dans l’histoire de l’Algérie française. Un fleuve de sang sépare les Algériens musulmans des Européens. Toutefois, l’élément central est l’arrivée sur la scène politique d’une nouvelle génération. C’est une génération qui ne veut plus entendre parler de compromis politique. Elle veut rompre avec les modalités traditionnelles: manifestations, tracts, etc. La nouvelle génération politique qui arrive veut faire de la lutte armée d’indépendance un principe. En 1946-47, de plus en plus de jeunes se tournent vers la formation la plus radicale: le PPA, animé par Messali Hadj. Et ils rejoignent cette organisation dans la perspective d’une lutte armée. Messali, qui vient d’être libéré en 1946, doit tenir compte à la fois de l’impatience de ces jeunes militants et des options de la nouvelle administration française issue de la Libération qui se remet en place. Messali essaie de composer. Pour cela, il conçoit deux organisations. La première, baptisée Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), est une sorte de vitrine politique légale classique. Elle se bat pour l’obtention de libertés démocratiques en Algérie, pour les « indigènes musulmans algériens », pour l’amélioration de leurs conditions sociales. La seconde: dès 1947, se forme une organisation clandestine, que Messali ne désavoue pas. Elle porte le nom d’Organisation spéciale (OS). C’est une branche armée du mouvement indépendantiste algérien qui est dirigée par deux personnalités importantes: tout d’abord par Hocin Aït Ahmed, puis par Ahmed Ben Bella. Ils seront les deux leaders de cette organisation clandestine. De 1947 à 1950, cette organisation va préparer un millier de militants au sabotage, à la lutte armée. Elle prépare la formation de maquis. Donc, une branche paramilitaire prend consistance dans le nationalisme politique algérien. L’OS est séparée du MTLD.

    Le MTLD connaît un succès électoral au « second collège ». Il faut savoir que l’Algérie française qui se met en place après 1945 est une Algérie qui n’a pas tiré les leçons des effets de Sétif et Guelma. C’est une Algérie qui n’avance pas vers des réformes profondes. A partir du Statut de 1947, il y a la mise en place du double collège: le collège réservé aux Européens (le premier) et le second collège réservé aux indigènes musulmans. Dans l’Algérie coloniale s’avère ainsi l’impossibilité de la mise en place d’un système égalitaire, d’une citoyenneté égalitaire. Il faut 8 fois plus de voix pour élire un député au second collège qu’un député européen.

    La victoire du MTLD au second collège en octobre 1947 traduit l’adhésion massive des habitants des principales villes aux thèses du MTLD. La plupart des candidats nationalistes battent les candidats de l’administration, appelés les béni-oui-oui.

    Les Européens d’Algérie auraient pu s’inquiéter de cette poussée du MTLD. Non seulement on y a pas prêté attention, mais en 1948 les élections seront grossièrement truquées. Les candidats indépendantistes seront simplement arrêtés; et seuls les candidats de l’administration seront élus. Depuis cette époque, l’Algérie n’aura plus d’élections régulières, même selon le Statut de 1947.

    C’est ce qui va encourager le courant radical qui fait face aux injustices, aux inégalités juridiques, à l’aggravation des conditions sociales. Messali et Ferhat Abbas vont se retrouver progressivement dépassés par cette nouvelle génération. C’est une génération qui est en syntonie avec le processus montant de décolonisation. Elle avait connaissance de la terrible répression de Madagascar de 1947-48 par la même administration et armée françaises. Elle a face à elle la guerre d’Indochine qui se terminera par la défaite française de Dien-Bien-Phu en 1954. Il y a aussi des craquements au Maroc et en Tunisie, sans mentionner les processus à l’oeuvre dans l’empire britannique. Les paysans, en Tunisie, en 1952-53, résistent de façon armée. On les appelle les fellaghas. Un terme qui sera repris pour qualifier les combattants algériens.

    Dans ce climat, ceux qui préconisent le compromis, l’attente sont perçus comme des hommes de la résignation, c’est-à-dire ceux qui ne veulent pas briser le statu quo colonial. Ceux qui prennent le dessus sont ceux qui préconisent – et dès 1949 la victoire de la révolution chinoise a un grand écho – une radicalisation politico-militaire de la lutte, se préparent à la mener. Cette préparation se fera dans des conditions extrêmement difficiles. Elle impliquera des ruptures politiques, des tendances et elle va déboucher sur le « soulèvement » du 1er novembre 1954, date officielle du déclenchement de la guerre d’Algérie.

     Benjamin Stora Alencontre  14 - mars - 2012

    http://alencontre.org/europe/france/aux-origines-de-la-guerre-dalgerie.html

  • Quatre régions, quatre autorités en Syrie (Orient 21)

    5c67fa87be375b006b22371c39337528.png

    La Syrie en guerre est actuellement divisée en quatre régions principales, contrôlées respectivement par le régime, l’organisation de l’État islamique (OEI), les Kurdes et différents groupes de l’opposition. Il existe à présent une grande variété d’administrations locales autonomes et l’essentiel de l’activité économique s’est déplacé vers la zone côtière. C’est cette situation et ses conséquences qu’il faudra affronter lors du règlement du conflit.

    Avant l’insurrection, la Syrie pouvait être divisée en deux régions. L’ouest du pays, qui comprend l’axe Damas-Alep et inclut les principales grandes villes de la zone côtière, constituait la partie la plus développée tandis que le sud (les provinces de Deraa, berceau de la révolte, Quneitra et Soueida) et l’est (Deir ez-Zor, Hassakeh et Rakka) étaient plus démunies, selon les indicateurs socio-économiques.

    Il y avait cependant des exceptions à ce tableau.

    Ainsi, la province d’Idlib comptait parmi les plus pauvres. À majorité rurale, elle avait été détachée d’Alep en 1958 afin d’affaiblir la métropole du nord et deuxième ville du pays. De même, les niveaux de développement économique et social dans la campagne autour d’Alep étaient faibles. De fait, la fracture ville/campagne dans la province d’Alep est la plus criante du pays.

    Dans le même temps, les provinces orientales sont les plus riches en ressources naturelles. Le pétrole est extrait dans les champs autour de Rakka et Deir ez-Zor et à la frontière nord-est de l’Irak. Le blé, l’orge et le coton — trois cultures stratégiques — sont cultivés dans ces régions, également les plus riches en ressources minérales grâce notamment aux eaux de l’Euphrate qui descend de la Turquie et arrose l’Irak après avoir traversé la Syrie. En conséquence, les régions riches en ressources naturelles ne tiraient qu’un bénéfice limité de leur sol.

    La Syrie était gouvernée par un État central relativement fort. Les institutions étaient actives, le gouvernement continuant d’offrir ses services (scolarisation, éducation, etc.), d’investir dans l’infrastructure et de fixer les prix de certains produits de consommation (pain, gazole, etc.) ou à la production (produits agricoles, électricité, prêts bancaires). Dans les zones les plus sous-développées, il demeurait un employeur important, en partie en raison du faible niveau de l’investissement privé.

    85 % de pauvres

    La décennie de Bachar al-Assad, en particulier après 2005, a vu une notable réduction du rôle de l’État. L’investissement public était en baisse et les subventions à la majeure partie des biens et services réduites. Les politiques économiques du gouvernement ont été axées sur le secteur des services, et en faveur des grands centres urbains au détriment des banlieues, de la campagne et plus globalement des régions les plus reculées du pays. Marquant une rupture avec les politiques passées des gouvernements baasistes, la responsabilité du développement de ces zones délaissées était transférée au secteur privé, et les sociétés privées qui investissaient dans les parties reculées du pays bénéficiaient de réductions d’impôts et de régulations plus flexibles afin de les encourager. Cependant, en l’absence d’une forte volonté politique, les investissements dans les régions les plus pauvres ont marqué le pas. Ce n’est pas parce que les autorités n’ont pas réalisé les lacunes et la nécessité d’y remédier, mais elles en ont pris conscience trop tard.

    En 2016, les effets dévastateurs de la guerre sur l’économie et la vie des Syriens ne sont plus à démontrer. Selon le dernier rapport publié fin 2015 par les experts du Syrian Centre for Policy Research (SCPR), le conflit avait infligé à la fin de l’an dernier des pertes économiques d’environ 255 milliards de dollars, le PIB du pays était équivalent à moins de la moitié de sa valeur de 2010, le chômage s’élevait à plus de 50 % et la pauvreté touchait plus de 85 % de la population. En raison de la fuite des capitaux, de la chute des réserves de la banque centrale et du déficit de la balance commerciale, la livre syrienne va aujourd’hui à vau-l’eau. Échangée aux alentours de 600-700 LS pour un dollar, elle ne vaut plus que le dixième de sa valeur à la veille du conflit.

    Un impact important et durable de la guerre semble être la fragmentation du pays en au moins quatre zones distinctes :


    - la première, sous contrôle du régime, correspond à la partie occidentale et la plus développée susmentionnée : la zone côtière et le principal axe Damas-Alep, à l’exception de quelques régions rurales et suburbaines et autour de la moitié de la ville d’Alep, majoritairement aux mains de l’opposition et dans une moindre mesure du Front Al-Nosra. La ville d’Alep elle-même est sous le contrôle du gouvernement dans sa plus grande partie (ouest) et des rebelles qui tiennent la partie est  ;


    - la deuxième est contrôlée par l’OEI dans l’est du pays, le long de l’Euphrate, ce qui correspond grosso modo aux zones des tribus arabes historiquement liées à l’Irak, et autour des champs pétroliers de Deir-ez-Zor et de Rakka, bastion de l’OEI en Syrie  ;


    - une troisième zone, kurde, s’étend au nord-est et dans une poche à l’ouest d’Alep. Elle est sous domination du Parti de l’Union démocratique (PYD), la branche syrienne du PKK. C’est là que les Kurdes de Syrie sont majoritaires ou forment tout au moins la plus grande minorité  ;


    - enfin, une quatrième zone est contrôlée par divers groupes d’opposition, en plus du Front Al-Nosra. Ces régions de l’opposition (Armée libre syrienne – ALS — et autres groupes rebelles) sont fragmentées et ne possèdent pas de continuité territoriale contrairement aux trois autres.

    Ces trois dernières zones correspondent aux régions sous-développées du sud et de l’est de la Syrie.

    L’activité économique retranchée dans la zone côtière

    Bien que beaucoup moins ravagées que le reste du pays et en dépit d’une stabilité en trompe-l’œil, les régions sous contrôle du régime ont subi des changements aux impacts profonds sur le tissu économique, social et culturel de la Syrie. Dans cette partie du pays où vivent toujours deux tiers de la population, un nouvel équilibre est en train d’être instauré. L’axe Damas-Alep, qui constituait la colonne vertébrale du pays, a été particulièrement affaibli par la destruction des villes — Homs (troisième ville du pays), la moitié d’Alep et les banlieues de Damas —, la fuite des investisseurs et des classes moyennes ainsi que par l’affaiblissement du rôle et des institutions de l’État.

    L’investissement privé et public — ou ce qui en reste — se déplace vers la région côtière, considérée comme sûre et protégée. Ainsi en 2015, par exemple, 32 % des investissements privés autorisés par la Syrian Investment Agency (SIA) étaient localisés dans les provinces de Tartous et de Lattaquié (les deux principaux ports du pays) tandis que les provinces de Damas et d’Alep n’en absorbaient que 27 %. En comparaison, ces deux dernières attiraient en 2010 quelque 40,5 % des projets agréés par la SIA contre 4,5 % pour Tartous et Lataquieh. L’an dernier à Tartous, la création de petites entreprises a doublé : 1 752 nouvelles sociétés ont été créées en 2015 contre 867 l’année précédente. Et le nombre de sociétés par actions est passé de 119 en 2014 à 251 en 2015. Les investisseurs sont naturellement attirés par la sécurité qui règne dans la zone côtière, notamment le gouvernorat de Tartous, le plus paisible depuis le début de l’insurrection. À cela s’ajoute le mouvement de population fuyant d’autres régions du pays qui s’est accompagné d’un afflux d’investisseurs soucieux de placer leurs capitaux dans une région où la demande de produits connaît une hausse relative. Le changement en faveur de la zone côtière reflète ainsi une nouvelle donne démographique : les alaouites ne constituent plus la majorité des habitants de cette région comme auparavant.

    Dans une large mesure, le déplacement de l’investissement public vers la zone côtière est le résultat de la politique du régime visant à satisfaire sa «  clientèle  ». À l’automne 2015, le premier ministre Waël Al-Halqi a annoncé le lancement d’investissements, dont les medias officiels se sont fait largement l’écho, totalisant 30 milliards de livres syriennes dans les provinces de Lattaquié et de Tartous. Au même moment, le gouvernement n’allouait qu’une mince enveloppe de 500 millions de LS à la ville d’Alep, auparavant cœur industriel et commercial du pays.

    Un grand nombre d’investisseurs traditionnels ont quitté le pays et se sont installés dans d’autres régions du monde. De nouveaux hommes d’affaires ont bâti leur fortune sur des activités liées à l’état de guerre. Les élections aux chambres de commerce de Damas et d’Alep à la fin 2014, par exemple, ont illustré ces changements. À Alep, sur les douze membres du conseil d’administration, dix sont de nouveaux venus dont les noms étaient inconnus avant l’insurrection. Et à Damas, sept des douze membres sont dans cette situation.

    Grâce à l’appareil d’État, les régions côtières continuent d’entretenir des liens solides avec Damas et le gouvernement central. Une majorité d’alaouites sont toujours employés dans les secteurs civils et militaires de l’État qui a de tous temps été un pourvoyeur d’emplois pour cette communauté. Et ce rôle s’est accentué avec la guerre et la contraction de l’économie. Cette grande dépendance de la communauté alaouite vi-à-vis de l’Éat central est un facteur important plaidant contre une éventuelle autonomie de la région côtière, ce qui explique l’importance du contrôle de Damas.

    Des institutions concurrentes de l’État

    Pour ce qui est des zones hors du contrôle des forces du régime — dont certaines le sont depuis plus de trois ans — elles ont dû s’adapter à la nouvelle situation et créer des institutions et une certaine forme de gouvernance. Dans ces régions, des centres et des modes de production ont été détruits, des hommes d’affaires sont partis et les réseaux de transport et commerciaux ont été disloqués. Ces destructions ont surgi après des décennies de sous-développement. Pour les populations, les nouvelles institutions, mises en place pour pallier l’absence de l’État et le vide laissé par la destruction de l’économie d’avant la guerre, ont souvent, mais pas toujours, plus de légitimité que le gouvernement. À cela plusieurs raisons :

    - plusieurs instances sont élues, notamment dans les zones où l’opposition est installée, même si les processus électoraux laissent souvent beaucoup à désirer  ;
    - elle sont dirigées par des locaux dont un grand nombre ont lutté pour protéger leur communauté du régime  ;
    - elles font partie d’un projet politique plus ambitieux accepté par la population (Kurdes, opposition).

    En réalité, ces institutions sont en compétition avec celles du gouvernement, et la Syrie se trouve dans la situation où au moins trois d’entre elles se considèrent — ou prétendent être — le gouvernement, avec à la clé au moins quatre programmes scolaires et trois monnaies utilisées comme moyen d’échange. Ainsi, les Kurdes autorisent-ils des projets d’investissement et leurs propres publications  ; au cours des deux dernières années, ils ont édicté des dizaines de lois censées réglementer la vie dans leurs régions. L’OEI lève des impôts, autorise des investissements et a sa propre force de police. Une pléthore de conseils locaux gèrent la vie quotidienne. Enfin, le gouvernement intérimaire de l’opposition est composé de plusieurs ministères et a créé des instances chargées de de l’administration des hôpitaux et de la distribution du blé, du pain et des aides à l’intérieur du pays.

    Les dépenses effectuées par ces nouvelles autorités ne font qu’augmenter. Les experts du SCPR estiment que le total des dépenses «  publiques  » combinées des zones de l’opposition, de l’OEI et kurdes équivaut actuellement à 13,2 % du PIB syrien en 2015, contre 31,6 % dans les régions du régime. Ce qui veut dire que les dépenses «  publiques  » dans les zones non gouvernementales représentent actuellement l’équivalent de plus du tiers du budget, ce qui montre la place de plus en plus importante des nouvelles institutions créées à travers le pays pour remplacer l’État.

    Incontournable décentralisation

    La «  stabilité  » des frontières intérieures de la Syrie au cours des trois dernières années, l’ancrage des institutions nouvellement établies et l’autonomisation ainsi que les pouvoirs des nouveaux acteurs poseront à coup sûr, à la fin du conflit, de sérieux défis auxquels il faudra répondre. L’un d’entre eux est la décentralisation. Car au-delà de la question kurde, dont le règlement nécessitera un fort degré d’autonomie, la décentralisation offre l’une des rares options permettant aux différentes forces issues du conflit de se rassembler. D’ores et déjà, des appels à plus de pouvoirs locaux se font écho à travers la Syrie, et l’une des principales difficultés qui empêche l’unification de l’opposition est précisément le fort sentiment d’autonomie qui s’est développé dans les diverses communautés du pays. Le conflit a également reflété le degré de méfiance, longtemps refoulé, entre les villes, entre les villes et leurs campagnes environnantes et entre les différentes régions. Les élites urbaines, notamment à Damas, associent souvent la décentralisation à la partition du pays et à la perte de souveraineté, ce qui ne manquera pas de susciter des rejets des deux côtés de la ligne de fracture régime/opposition.

    Une autre question, partiellement liée à celle de la décentralisation, concerne l’équitable allocation des ressources. Les régions les plus riches en ressources naturelles sont aussi les moins développées, et il paraît peu probable qu’elles acceptent à nouveau le contrôle de Damas sur leurs richesses, comme par le passé. Les dépenses dans les zones kurdes, par exemple, sont dans une grande mesure financées grâce à l’exploitation du pétrole. À Deir-ez-Zor, avant l’émergence de l’OEI, les tribus et communautés locales se sont battues pour le contrôle des gisements pétroliers, considérées comme «  usurpés  » par Damas. Or, l’allocation d’une plus grande part de ressources aux régions sera combattue par tout gouvernement futur devant faire face à une pénurie de revenus. Et ce d’autant plus qu’il sera engagé dans un considérable effort de reconstruction.

    Le conflit syrien a également démontré la centralité de la question communautaire en révélant des tensions sectaires et ethniques : la peur des minorités de l’islamisme, la crainte des Kurdes de l’arabisme, la peur des chrétiens assyriens des Kurdes ainsi que le profond sentiment d’injustice ressenti par la majorité sunnite. Au-delà de ces peurs, il sera nécessaire de trouver des solutions aux questions identitaires qui sont restées longtemps réprimées. La construction d’un État qui se maintienne à égale distance de tous ses citoyens tout en assurant leurs droits politiques et culturels en tant qu’individus et en tant que communautés, pour l’instant irrésolue, sera déterminante.

    Jihad Yazigi 29 juillet 2016
  • Le dilemme du modèle agro-exportateur (Cadtm)



    Cet article a été publié à l’origine le 24 mai 2014.

    Nouvelles dispositions européennes pour limiter l’accès des fruits et légumes marocains au marché européen

    Après l’adoption par l’Union européenne (Conseil de l’Union européenne, Commission européenne et Parlement européen) en décembre 2013 de la nouvelle PAC (Politique agricole commune) pour la période 2014-2020, le Conseil de l’UE vient de publier en ce mois d’avril 2014 les nouvelles dispositions résultant des mesures d’application (actes délégués) consécutives à cette réforme applicables aux pays tiers, dont le Maroc, à compter du 1er octobre 2014.

    La réforme de la PAC s’insère dans un projet plus global adopté en 2010 appelé « stratégie Europe 2020 ». C’est une stratégie de coordination des politiques économiques au sein de l’Union européenne sur une période de dix ans pour sortir de la crise. Elle est axée sur les dogmes libéraux : augmenter la compétitivité de l’Europe au niveau mondial par le développement des investissements dans la recherche et l’innovation, « la croissance verte » ou encore l’éducation et l’emploi… et par la création d’une nouvelle forme de « gouvernance économique ». Les débats sur la PAC ont commencé en 2010 et portaient sur la contribution que la PAC peut offrir au développement de « la stratégie Europe 2020 ». Et dans son essence, la PAC est au service des grands exploitants, l’agro-industrie et les centrales de distribution. Elle est axée sur l’exportation et la « compétitivité » (par d’énormes subventions) qui permet de continuer le dumping vers les pays du Sud.

    L’organisation commune des marchés agricoles fait partie intégrante de la réforme de la PAC. Parmi ces actes délégués (mesures d’application) figure celui qui vise à modifier les dispositions du prix d’entrée des fruits et légumes en provenance des pays tiers. Il s’agit de remplacer le mécanisme de dédouanement déterminé sur la base de la valeur réelle des marchandises par une valeur forfaitaire à l’importation (VFI) qui sera basée sur les cours moyens des produits importés et commercialisés sur 49 marchés représentatifs de l’Union Européenne, ainsi que sur les quantités totales importées. Cette modification entrainera davantage de taxes d’entrée qui permettront de limiter le volume des importations, et fera grimper les prix des produits agricoles marocains qui seront alors beaucoup moins « compétitifs » sur le marché européen déjà en tendance baissière par le fait de la crise.


    Quel impact sur les exportations agricoles marocaines ? Cas de la tomate

    Le Maroc est le 5e exportateur mondial de tomates. Ses exportations constituent 53 % des exportations totales des primeurs avec une moyenne annuelle de 450 000 tonnes sur les trois dernières années (2011-2013) rapportant 3 500 millions de dirhams (315 millions d’euros) par an. Ce qui constitue presque 11 % de la valeur totale des exportations des produits alimentaires.

    Il est à signaler que le système de production de primeurs destinées à l’exportation, et particulièrement la tomate, est à caractère intensif et productiviste, dominé par la monoculture, se basant sur l’utilisation débridée de pesticides, d’engrais chimiques, de semences « sélectionnées » dans les laboratoires de multinationales, exigeant une consommation excessive d’eau. Les exportations annuelles des produits agricoles biologiques ont constitué moins de 1 % du total des exportations de primeurs sur les trois dernières années, et ont enregistré un recul net d’environ 40 %, passant de 8 624 tonnes exportées durant la campagne 2010-2011 à 5 190 tonnes en 2012-2013. La tomate bio n’en constitue que 12 % (un peu plus de 600 tonnes à comparer avec 450 000 tonnes en production dite conventionnelle).

    Le marché de l’Union européenne absorbe 85 % des exportations marocaines de la tomate et presque 80 % de leur valeur viennent de la France et l’Espagne. Le 1er octobre 2012, l’accord de libéralisation des produits agricoles et des produits de la pêche entre le Maroc et UE est entré en vigueur. Cet accord consacre la règlementation restrictive que l’UE a coutume d’imposer aux produits importés du Maroc par un renforcement des mesures de protection non tarifaires : système de quotas, calendrier d’exportation et prix d’entrée.

    Huit groupes d’exportation dominent le secteur des fruits et légumes au Maroc avec une grande concentration des superficies.

    Pour la tomate, le Maroc bénéficie par le biais de cet accord d’un contingent (quotas d’export) total annuel de 240 000 tonnes, réparti d’octobre à mai, avec un prix d’entrée conventionnel (46,1 euros/100 kg) et une exonération des droits de douanes. Les quantités exportées hors ce contingent bénéficient d’un abattement de 60 % des droits de douane, soit un droit à payer de 5,7 % au lieu de 14,4 % inscrit dans le tarif douanier commun. Ceci tout en respectant le prix d’entrée OMC qui varie durant toute l’année allant par exemple de 62,6 euros/100 kg en octobre à 112,6 euros/100 kg en avril. Malgré ce système contraignant, les exportateurs marocains arrivent à écouler sur le marché européen des quantités bien supérieures aux quotas fixés en dédouanant selon les normes de l’OMC. Ils ont pu exporter pour la campagne 2012-2013 un volume avoisinant les 390 000 tonnes de tomates uniquement sur les marchés de l’UE, c’est-à-dire un complément de 150 000 tonnes par rapport au contingent de 240 000 tonnes fixé par l’accord. Et c’est bien ce complément qui est visé par les nouvelles dispositions de dédouanement (VFI) prises sous la pression des grands producteurs européens.

    Les grands groupes exportateurs marocains ne seront pas les perdants

    Huit groupes d’exportation dominent le secteur des fruits et légumes au Maroc avec une grande concentration des superficies. Les domaines agricoles (ex domaines royaux) viennent en tête avec une superficie estimée à 12 000 hectares suivis de quelques grandes familles comme Bennani Smires et Kabbage avec plus de 2 000 hectares chacune. On trouve aussi des étrangers (principalement Français et Espagnols) qui exercent souvent en partenariat avec des marocains pour constituer des grandes unités de production et d’export. C’est le cas par exemple d’Azura et Idyl, deux groupes maroco-français avec plus de 2 500 hectares chacun…

    Ces grands groupes exportateurs privés sont nés avec la libéralisation du commerce extérieur agricole marocain au début des années 80 suite aux programmes d’ajustement sructurel et à la privatisation de l’office du commerce extérieur (OCE) qui était la seule entité de commercialisation de tous les produits agricoles sur les marchés étrangers. Ce sont ces groupes qui dominent la filière des fruits et légumes, et particulièrement la tomate sous serre au niveau de la production et de la commercialisation. Les petits agriculteurs qui produisent de la tomate au Maroc ne sont pas nombreux puisque les coûts de l’infrastructure et des intrants sont très élevés, sans parler du besoin en terres et en eau. Ce petit nombre diminuera encore du fait des nouvelles règles de dédouanement imposées par l’UE, et laissera l’espace aux grands producteurs-exportateurs qui pourront encore augmenter leurs marges bénéficiaires. La plupart des gros exportateurs ne sera guère affectée par ces restrictions douanières de l’UE. Premièrement, une grande partie des 150 000 tonnes en surplus du contingent fixé pour la tomate se répercutera en premier lieu sur ceux qui ont des petits quotas d’exportation, donc les moyens et petits producteurs qui vont être évincés du circuit de l’export. Deuxièmement, les grands exportateurs de tomates ont bien des moyens pour augmenter leur part de marché dans d’autres pays situés en dehors de l’UE (Russie, Angleterre, Canada, les pays scandinaves, du Golfe et d’Afrique) qui sont d’ailleurs beaucoup plus rémunérateurs. Troisièmement, ils peuvent aussi diversifier leurs exportations |1|. Quatrièmement, la valeur des 150 000 tonnes, qui est d’environ 1 150 millions de dirhams en se basant sur la moyenne des prix des 3 dernières années, et qu’ils disent perdre (ce qui est fort douteux) ne représente rien par rapport aux aides qu’ils ont reçues : 4 000 millions de dirhams d’exceptions fiscales en 2013 et 2 800 millions de dirhams comme subventions.

    Un vrai prétexte pour demander plus

    Les grands producteurs-exportateurs ont en revanche profité de cette décision unilatérale de l’UE pour augmenter leur pression sur le gouvernement marocain afin d’arracher plus de concessions. Leur mobilisation avait déjà commencé en 2008-2009, année de lancement du Plan Maroc Vert, pour constituer un vrai lobby afin que les objectifs de la nouvelle politique agricole soient adaptés à leurs propres intérêts. Mais aussi pour contrecarrer l’ascension du syndicalisme combatif au sein des ouvriers et ouvrières agricoles surtout dans la région du Souss qui connait une très grande concentration de main d’oeuvre agricole venus des différentes régions pauvres du Maroc |2|. En été 2011, ils ont constitué leur grand syndicat, la Fédération interprofessionnelle des fruits et légumes à l’export (Fifel). En 2014, en matière d’impôt, ils ont pu obtenir l’exonération totale des exploitations agricoles réalisant un chiffre d’affaires annuel inférieur à 5 millions de dirhams, l’allègement du taux d’imposition (17,5 %) pour les grandes exploitations avec une démarche progressive qui leur donne
    du temps pour ajuster leur comptabilité et fractionner leurs exploitations.

    Ils réclament toujours la généralisation des contrats à durée déterminée (CDD) en considérant que les activités agricoles seraient intégralement saisonnières. Ils refusent toujours d’aligner le salaire minimum agricole (Smag) sur le Smig |3|. Le nombre des ouvriers agricoles déclarés à la caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) ne représente que 12 % du total (110 000 déclarés selon la CNSS). Dans leur mobilisation actuelle contre les mesures européennes, ils agitent l’épouvantail de la perte d’emploi en annonçant cyniquement des chiffres insensés.

    C’est encore un prétexte pour justifier leur offensive contre les syndicalistes (licenciements massifs) et anticiper sur leurs revendications en les mettant sur la défensive : on ne peut pas réclamer des droits alors que les emplois ne sont mêmes pas garantis ! Ce sont pourtant ces patrons avides que l’État tente de promouvoir par un tas d’encouragements (subventions, exonération d’impôts, accès aux crédits, distribution des terres…). Ils ont absorbé la majeure partie des sommes d’argent public allouées dans le cadre de la politique du Plan Maroc vert depuis son adoption en 2008 pour s’ériger en pôles phares appelés agrégateurs. Et tout ça au détriment de la grande masse de la petite paysannerie |4| et de la population rurale (45 % de la population) qui vivent dans la misère et l’absence d’infrastructure de base. L’État encourage la culture de tomate, d’agrumes, la fraise et autres produits de dessert et abandonne les cultures vivrières de base telles que les céréales (65 % de la superficie agricole utile total), les légumineuses, la betterave et la canne à sucre. C’est ainsi que le Maroc est devenu un grand importateur de blé et d’aliments de base. Leurs prix se renchérissent sur le marché local et deviennent difficilement accessibles pour une large majorité des classes populaires qui vivent avec un faible revenu. Et le Maroc est dans une totale dépendance alimentaire.

    L’exception agricole dans les accords commerciaux bilatéraux avec l’UE

    Cet acte unilatéral de l’UE a mis le gouvernement marocain dans une situation d’embarras alors que le 4e round de négociations autour de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) entre le Maroc et l’UE venait juste de se clôturer à Bruxelles le 11 avril 2014. Les responsables du gouvernement marocain rappelaient diplomatiquement aux représentants de l’UE que cet acte est contraire à l’accord d’Association entre le Maroc et l’UE en se référant à l’article 20 et aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les responsables de l’UE de leur part essayent de rassurer en indiquant que les nouvelles dispositions ont un caractère technique plus que commercial et que les préoccupations du Maroc seront prises en compte. Cela, en tout état de cause, donne un avant-goût de ce que sera « l’harmonisation des réglementations avec les acquis européens » qui est l’un des pivots des négociations autour de l’ALECA. L’UE impose et le Maroc n’a qu’à s’exécuter.

    L’Union européenne impose et le Maroc n’a qu’à exécuter

    Ces allégations diplomatiques ne peuvent pas dissimuler la réalité douloureuse, et le ver est largement dans le fruit. Le Maroc est toujours dans une situation de dépendance envers l’UE financièrement, technologiquement (biens d’équipement) et commercialement. Au niveau des produits agricoles, seul secteur où le Maroc peut faire jouer ses avantages comparatifs, il se heurte à une politique protectionniste clairement affirmée de l’UE. L’entrée des produits agricoles d’exportation sur les marchés européens fait toujours l’objet de dispositions restrictives. Le premier accord d’association que le Maroc avait signé avec l’UE en 1969 accordait quelques abattements douaniers. Le second, en 1976, instituait un dispositif de mesures de protection non tarifaires (contingents, calendriers, prix de référence…). L’UE réussira à faire passer les principes de ce dispositif d’exception lors de l’Accord de Marrakech qui a donné naissance à l’OMC en 1994 qui pourtant signe la fin des barrières non tarifaires. Cette exception concernant les produits agricoles sera consacrée dans le nouvel accord d’association en 1996, entré en vigueur en mars 2000 visant à instituer une zone de libre-échange entre le Maroc et l’UE. Les négociations spécifiques au volet agricole ne reprendront qu’en 2002 et aboutiront à un accord pour la période 2003-2007 qui continue à limiter les conditions d’accès des exportations agricoles aux marchés européen par des barrières non tarifaires. Mais en fait, cet accord, en instaurant des droits de douane préférentiels, constitue plutôt une étape qualitative dans l’ouverture du Maroc aux exportations européennes de denrées considérées « sensibles », à commencer par les céréales, les produits laitiers, les huiles et graines oléagineuses, les viandes… |5|. Ces concessions substantielles du Maroc à l’UE s’élargiront dans l’accord relatif à la libéralisation des échanges de produits agricoles bruts et transformés, de poisson et de produits de la pêche conclu après 6 ans de négociations et entré en vigueur le 1er octobre 2012. Ainsi le Maroc s’est engagé à ouvrir ses frontières progressivement, sur une période de dix ans, aux exportations européennes, sans droits de douanes, aux denrées alimentaires telles que le blé, les produits laitiers, oeufs, les viandes et l’ensemble des produits alimentaires transformés (biscuiterie, chocolaterie et confiserie…). Pour leur part, les quotas des principales exportations agricoles marocaines ont été légèrement augmenté (la tomate, la clémentine, la fraise, le concombre, la courgette et l’ail), mais dans le cadre restrictif d’un « contingent additionnel », du calendrier des exportations (d’octobre à mai pour les tomates), du prix minimum d’entrée et les normes sanitaires et de qualité. Et maintenant c’est ce contingent additionnel (surtout pour la tomate) qui est visé par les nouvelles règles douanières européennes.

    L’Union européenne se transforme en champion mondial des orientations néolibérales et serait aujourd’hui engagée par environ 500 accords de commerce internationaux

    Le Maroc est perdant dans tous ces accords tant à l’export qu’à l’import. De façon générale, son déficit commercial à l’égard de l’Union européenne ne cesse d’augmenter : il est passé de 63 653 millions de dirhams en 2009 à 78 429 millions de dirhams en 2013, soit 39 % du déficit commercial global du Maroc. Il est accentué essentiellement par le déficit des échanges commerciaux dans le cadre des Accords de libre-échange avec l’UE qui a atteint 55 386 millions de dirhams en 2013. Pour ce qui est des produits alimentaires (hors produits de la mer), le taux de couverture des importations par les exportations ne cesse de diminuer : de 56 % en 2009, il est tombé à 39 % en 2012.


    Les impacts désastreux de l’ouverture libérale

    Cette situation est le résultat de tout un processus d’ouverture libérale du Maroc qui s’est accéléré surtout depuis le début des années 80 avec l’application du programme d’ajustement structurel imposé par la Banque mondiale et le Fond monétaire international. C’est dans ce contexte qu’est intervenue son adhésion au GATT en 1987, puis à l’OMC en 1994. Il est alors porté par cette vague de libéralisation tous azimuts en signant une série d’accords de libre-échange : avec l’UE (entré en vigueur en mars 2000), les États-Unis (janvier 2006), la Turquie (janvier 2006), les pays méditerranéens (l’Égypte, la Jordanie et la Tunisie) par l’accord d’Agadir (entré en vigueur en mars 2007). Il poursuivra son ouverture dans le cadre de l’accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) que l’UE envisage de conclure avec trois autres pays du sud de la Méditerranée : la Jordanie, la Tunisie et l’Égypte. Le Maroc, encore une fois, est le premier pays avec lequel l’UE a entamé les négociations sur un tel accord. Elles ont débuté en avril 2013 et en sont déjà au 4e round. L’Union européenne se transforme, en effet, en champion mondial des orientations néolibérales et serait aujourd’hui engagée par environ 500 accords de commerce internationaux. Le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI) ou Grand Marché Transatlantique (GMT) constitue une alliance (non sans contradictions) entre l’Union européenne et les États-Unis pour consolider leur puissance économique sur le monde, en particulier le Sud. Il leur permettra de dominer 50 % de l’économie mondiale. Mais en même temps, chacune de ces deux grandes puissances mène une course pour préserver son hégémonie propre sur ses zones d’influence par des accords bilatéraux qui garantissent les intérêts de leurs entreprises. C’est dans ce contexte général de crise et de concurrence entre les deux pôles de l’ultralibéralisme au niveau mondial qu’il faut situer la nouvelle génération d’accords commerciaux.

    L’ampleur des effets désastreux de tous ces accords sur le Maroc nécessite une analyse plus détaillée. Mais elle est déjà visible dans la situation économique et sociale insoutenable vécue par la grande majorité des marocains. Le déficit commercial a atteint 24 % du PIB, et celui du compte courant 10 %. L’endettement public a atteint un niveau excessif (678 milliards de DH, soit plus de 76 % du PIB). Les secteurs productifs, déjà fragilisés, ont été profondément affectés par le dumping des marchandises extérieures venant des grandes puissances économiques. D’où la montée du chômage et de la précarité due aux fermetures et licenciements collectifs. Les portes sont ouvertes aux multinationales pour élargir le pillage des ressources de notre pays et détruire notre environnement. Mais de l’autre côté, les frontières européennes sont fermés aux milliers de migrants qui meurent dans des embarcations de fortune.

    Un développement harmonieux basé sur la satisfaction des besoins essentiels de la majorité des citoyens et respectant la nature nécessitera une large mobilisation populaire contre l’ensemble des accords de libre échange qui pillent nos richesses. Nous devons également exiger l’annulation de la dette publique et rompre avec les diktats des institutions financières et commerciales internationales (Banque mondiale, FMI et OMC).

    Les grands patrons agricoles au Maroc comme en Europe sont en compétition pour conquérir les parts de marché pour écouler leurs produits agricoles industriels bourrés de pesticides et génétiquement suspects. Leurs gouvernements respectifs les soutiennent par l’adoption du modèle agro-exportateur productiviste aux multiples effets destructeurs sur la paysannerie, les liens ruraux, les cultures de subsistance, la qualité alimentaire, et l’environnement.

    Nous devons refuser ce modèle de l’agrobusiness et recouvrer notre souveraineté alimentaire et notre plein droit de produire nos produits alimentaires de base sur nos terres. Pour cela, nous devons mener des combats collectifs à l’échelle mondiale, régionale et locale dans des réseaux, des collectifs, des coordinations, etc. regroupant ouvriers, ouvrières, paysans, consommateurs, et tous les militants et les militantes de la cause populaire.


    Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète

     

    Notes

    |1| Les exportations de la fraise, des framboises et des myrtilles sont en pleine expansion les trois dernières années.

    |2| Le nombre d’ouvriers agricoles dans le Souss est estimé à plus de 100 000 dont la majorité sont des femmes, soit 8 % du total estimé à 800 000 d’ouvriers agricoles au Maroc.

    |3| Un accord a été conclu en avril 2011 (contexte du mouvement de 20 février) entre les syndicats, l’État et le patronat pour aligner le salaire minimum agricole (Smag) sur celui des autres secteurs (Smig), mais sans suite jusqu’à présent. Le Smig est de 2 333 dirhams par mois contre 1 648 dirhams pour le Smag. A la veille du premier mai 2014, le gouvernement marocain a décidé une augmentation du Smig et du Smag de 10 %, étalée sur deux ans (5 % en juillet 2014 et 5 % en juillet 2015).

    |4| Le nombre d’exploitants agricoles pour l’ensemble du pays, toutes productions confondues, est de près d’un million et demi (1 496 349). L’effectif des exploitants sans terres est de 64 716 (4,3 %). Ceux qui possèdent une superficie inférieure ou égale à 5 hectares avoisinent le million (70 %). Source : Recensement agricole général, 1996.

    |5| N.Akesbi. D.Beatya. N.El Aoufi. L’agriculture marocaine à l’épreuve de la libéralisation. Pages 61-64. http://www.amse.ma/doc/Agriculture-... %20Critique%20ok.pdf

     
    Omar Aziki

    secrétaire général d’ATTAC/CADTM Maroc

    www.attacmaroc.org

  • L’islam, cette si commode grille d’analyse du monde musulman (Orient 21)

    leon arabe.jpg

    À propos de « Un silence religieux. La gauche face au djihadisme », de Jean Birnbaum

    Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, le livre de Jean Birnbaum a été largement couvert par les médias, qui ont amplement repris ses thèses. Pourtant, un tel ouvrage mérite un vrai débat qui n’a pas encore eu lieu.

    En France, tout commence et se termine avec l’Algérie quand il s’agit de l’islam. Les relations tourmentées de l’Hexagone avec ce pays et plus de cent trente ans de colonisation ont marqué l’Histoire, la politique, la culture, les idées de la métropole. Et pourtant régulièrement, au hasard de l’actualité, on «  redécouvre  » la solidité de ce lien que les livres d’histoire scolaire limitent au seul fait colonial. Celui-ci, loin d’être une «  affaire étrangère  » a été au centre de la vie politique de la IIIe et de la IVe République, de ses déchirements et de ses soubresauts  ; il a profondément marqué la vie intellectuelle, et la vision de l’islam. En un mot, il est inscrit dans le tissu même de l’Histoire nationale.

    Cette dimension est à la fois absente et présente du livre de Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme1, qui évoque la difficulté de la gauche à penser la religion. Absente, parce que les mots «  colonie  » et «  colons  » ne sont utilisés qu’une seule fois. Présente, puisque un chapitre capital pour illustrer son propos est consacré à «  la génération FLN  » (Front de libération nationale), ces Français qui se sont mobilisés pour l’indépendance de l’Algérie et qui sont arrivés aux affaires dans les années 1980. Pour résumer le propos de l’auteur, ils n’ont pas perçu la dimension religieuse de l’insurrection de 1954 :

    Ce que la gauche avait sous-estimé, une fois de plus, c’est la force autonome des représentations religieuses et de la foi. Elle n’avait pas pris conscience que partout dans le pays, chez les paysans mais aussi chez beaucoup d’instituteurs, la formation coranique constituait depuis longtemps «  un socle inexpugnable  ».

    D’où leurs désillusions.

    La revanche de Marx

    Passons sur l’idée sous-jacente que «  la génération FLN  » serait aux affaires et rappelons que ceux qui se sont opposés à la guerre en Algérie ont, presque jusqu’au bout, été une minorité. Ils n’ont été, pendant toutes les premières années de cette guerre sans nom, qu’une petite poignée, ceux que l’on a appelé les «  porteurs de valises  ». Il est vrai qu’ils sont souvent passés à côté de la dimension musulmane de l’insurrection du 1er novembre 1954. C’est pourtant celle-ci qui, selon Birnbaum, expliquerait son échec ou en tous les cas le fait qu’elle n’ait pas répondu à l’idéal projeté sur elle.

    Là où les indépendances des anciennes colonies étaient censées émanciper les opprimés des anciens préjugés, elle a souvent conduit, en réalité, au retour de forces qui en appellent à un héritage religieux millénaire.

    Vraiment  ? En Chine ou au Vietnam, en Afrique du Sud ou au Mexique, est-ce l’héritage religieux qui a triomphé, ou la prégnance des structures «  traditionnelles  », pas forcément liées à la religion  ? Quand on étudie les mouvements de libération nationaux qui se soulevaient à travers les cinq continents dans les années 1950-1970, leur programme était généralement truffé de mots d’ordre révolutionnaires, et écrit dans la langue — presque universelle à l’époque — du marxisme. Le fond de l’air était rouge. Ces mouvements se réclamaient du prolétariat international et du socialisme. Le Parti congolais du travail se référait au marxisme-léninisme le plus orthodoxe, tout comme le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) et le Parti socialiste yéménite prétendait construire «  le socialisme scientifique  » dans un des pays les plus pauvres de la planète. Partout on scandait des slogans internationalistes, on hissait le drapeau rouge, «  rouge du sang de l’ouvrier  », on brandissait les portraits de Karl Marx, Friedrich Engels, Vladimir Ilitch Lénine, voire de Joseph Staline et de Mao Zedong. À quoi donc est dû l’échec de ces expériences tiers-mondistes  ? À la religion  ?

    Ne faut-il pas lire dans ces déboires, plus simplement, la revanche de Marx qui affirmait le caractère premier, dans l’évolution des sociétés, de «  l’infrastructure  » — c’est-à-dire des rapports de production économique, des «  forces productives  » — par rapport aux superstructures (politiques, idéologiques). Pouvait-on bâtir une société «  avancée  » en sautant les étapes du développement, ou le socialisme ne pouvait-il être enfanté que lorsque le capitalisme serait arrivé au bout de sa mondialisation, de ses contradictions  ? On peut également y voir le résultat d’un héritage colonial partagé, le poids de la guerre froide, le modèle du parti unique vu comme un facteur essentiel du développement. Et peut-on aborder la place du facteur musulman aujourd’hui sans revenir sur l’intervention soviétique en Afghanistan et son exploitation par les États-Unis qui ont jeté les bases de ce qui deviendra par la suite Al-Qaida  ?

    Une controverse que Birnbaum n’évoque pas avait agité les «  porteurs de valises  ». Avec Francis Jeanson2, un certain nombre d’entre eux, désespérant de la révolution en Europe, voyait dans l’Algérie l’avenir — y compris celui de la France. Plus réaliste, sans doute parce qu’il avait grandi en Égypte et qu’il connaissait mieux les sociétés concernées, le militant communiste et anticolonialiste Henri Curiel expliquait qu’une révolution faite pour l’essentiel par les masses paysannes ne pourrait constituer un modèle pour le monde développé. Faut-il expliquer les échecs du «  modèle algérien  » par l’islam, ou par le caractère profondément traditionnel de la société, renforcé paradoxalement par sa déstructuration barbare et les cent trente ans de «  civilisation  » qui ont favorisé le renforcement de ce qui était perçu par les Algériens comme la tradition, une tradition qui leur permettait de résister à la volonté étrangère de les déraciner  ?

    D’autres facteurs ont contribué aux échecs du tiers-monde, de la persistance de la domination économique du Nord aux interventions occidentales multiples contre les pays nouvellement indépendants  ; contre le président égyptien Gamal Abdel Nasser  ; contre les mouvements de libération de l’Afrique australe — y compris le Congrès national africain (African National Congress, ANC) de Nelson Mandela, qualifiés de «  terroristes  » par Margaret Thatcher ou Ronald Reagan. Ces causes ne sont jamais même évoquées par l’auteur qui préfère se cantonner dans le ciel de la philosophie, des idées pures, loin de la réalité un peu sordide de la politique et de l’économie.

    Le «  modèle algérien  »

    L’avenir algérien n’était sûrement pas écrit dans «  le grand rouleau  » du déterminisme auquel croyait Jacques le Fataliste dans le dialogue philosophique de Denis Diderot, ni dans le Coran. Il n’était pas fixé au lendemain de la seconde guerre mondiale. Des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, le 8 mai 1945 à la politique de la terre brûlée coloniale, les autorités françaises ont poussé à la militarisation de la révolte pour laquelle l’Algérie continue de payer un lourd tribut car elle a facilité la victoire, au sein du Front de libération nationale (FLN), des tendances les plus militaristes et les plus autoritaires au détriment des politiques. Et si l’on évoque l’islam, il faudrait rappeler que la version dominante de l’islam en Algérie en 1954 différait largement de celle qui s’est imposée dans les années 1980 ou 1990. À l’époque, nombre de villages algériens n’avaient pas de mosquée et le jeûne du mois de ramadan était bien moins respecté qu’aujourd’hui. Il n’existe pas «  un  » islam, mais des lectures de textes en principe immuables, cependant toujours interprétés par des êtres humains rarement d’accord entre eux sur le sens véritable de la parole divine. Et qui justifient des pratiques bien différentes d’un bout à l’autre de ce que l’on appelle le monde musulman.

    Quant à la question des femmes, elle se posait ailleurs dans les mêmes termes qu’en Algérie, sans que l’islam ait grand chose à y voir. Alors que le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE), organisation marxiste-léniniste mâtinée de maoïsme comptait un grand nombre de combattantes, la victoire a débouché sur une relégation des femmes3. On pourrait de plus évoquer les guérillas latino-américaines dont les directions étaient influencées par un mélange de machisme et de patriarcat, mêlés à un catholicisme hostile au droit à l’avortement. La mise à l’écart des femmes — voire leur traitement comme objets sexuels — n’est le monopole ni de l’islam, ni de la religion, ainsi que l’ont prouvé les viols de masse comme arme de guerre, par exemple en Bosnie ou au Congo. Un récent sondage Ipsos (décembre 2015) sur la «  culture du viol  » en France devrait «  nous  » amener à une certaine modestie.

    Il ne faut bien sûr pas sous-estimer le rôle de l’islam en Algérie. Comme le souligne la sociologue trop peu connue Monique Gadant, citée par Jean Birnbaum, l’islam était aussi un moyen d’affirmer une identité propre, de rompre avec cent trente ans de mépris et d’oppression.

    Pour les chefs de la rébellion, cette insistance sur le renouveau islamique est une manière de rompre avec la France, avec sa domination et son projet d’assimilation, qui implique la négation constante de la culture algérienne, à commencer par son héritage spirituel.

    L’islam de toutes les résistances

    Pouvait-il en être autrement  ? L’islam avait été au cœur de toutes les résistances au Maghreb et au Proche-Orient, ce qui explique également son enracinement, lequel choquait Guy de Maupassant en 1883, dans son récit intitulé «  La province d’Alger  » : «  Ceux-là des Arabes qu’on croyait civilisés, qui se montrent en temps ordinaire disposés à accepter nos mœurs, à partager nos idées, à seconder notre action, redeviennent tout à coup, dès le Ramadan, sauvagement fanatiques et stupidement fervents  »4.

    Les interprétations de l’islam, il faut le répéter, ont souvent été contradictoires, y compris sur le plan social. «  Il y a l’islam des pauvres et l’islam des riches  », disait le président algérien Houari Boumediene. Ou, comme l’expliquait l’ancien président burkinabé Thomas Sankara : «  La Bible et le Coran ne peuvent pas servir de la même manière celui qui exploite le peuple et celui qui est exploité5.  » Pourtant la volonté d’indépendance s’exprimait non seulement dans le domaine politique mais également dans celui de la culture, dans le refus de copier un modèle occidental se présentant à la fois comme universel et «  unique  », niant sa propre dimension oppressive à l’égard d’aspirations progressistes venant d’autres cultures. Il s’agissait non pas de «  désacraliser le pouvoir profane  », comme l’écrit Birnbaum, mais de désacraliser l’universalisme européen pour construire les conditions d’idéaux bâtis et inventés en commun. Et c’est l’angle mort de cet ouvrage de n’interroger jamais cet «  universalisme  » qui a couvert, à nombre reprises, les pires crimes, des entreprises coloniales à la volonté de démocratiser l’Irak.

    Une dernière remarque sur le chapitre algérien. Oui, les militants furent naïfs, comme ils le sont parfois, ils furent néanmoins du bon côté de l’Histoire. Et s’ils se sont trop enthousiasmés, ce n’était pas parce qu’ils manquaient de clairvoyance face à l’islam — ou alors il faudrait expliquer pourquoi ils le furent pour d’autres causes, comme Cuba ou le Vietnam.

    Revenons au propos central de Birnbaum : l’incapacité de la gauche à prendre la religion au sérieux. Je partage ce point de vue, en revanche pas la manière dont le débat est présenté. Tout d’abord, et contrairement à ce qu’il semble croire, la pensée de Marx ne s’est pas fixée avec les Thèses sur Feuerbach (1844). Toute son oeuvre montre l’intérêt qu’il accordait à l’idéologie et à sa relative autonomie par rapport aux structures économiques. Il suffit de lire Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte pour se convaincre de cette complexité de la pensée marxiste, qui ne se réduisait pas à un déterminisme économique.

    Essentialisation des sociétés musulmanes

    D’autre part, à aucun moment ne sont définis ni la gauche ni l’islam, encore moins l’islamisme. Est-il vraiment possible de mettre dans le même sac des mouvements comme le Hezbollah ou le Hamas, qui s’inscrivent dans une logique nationale, et l’organisation de l’État islamique (OEI)  ? Oui, Al-Azhar, l’institution religieuse qui appuie le pouvoir du président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi (allié de la France, rappelons-le) est une organisation très conservatrice. Pour l’auteur, ses prises de positions sont «  un énième indice de la difficulté qu’il y a à tracer une frontière nette entre islam et islamisme  ». Seulement Al-Azhar représente-t-il l’islam  ? Il faudrait faire le lien entre les régimes dictatoriaux dans le monde arabe et la lecture de l’islam plus que conservatrice qui s’est imposée à partir des années 1970. Durant les années de révolte en Égypte après 2011 et avant le coup d’État du 3 juillet 2013, de vifs débats ont eu lieu sur la religion, sa place, et même sur l’athéisme. Ils ont conduit à de véritables affrontements au sein d’Al-Azhar parmi les religieux, confirmant que la démocratie est le seul cadre qui permette de combattre les idées réactionnaires. Toutefois, cette institution a été reprise en main par le pouvoir qui l’utilise à son seul profit, et sûrement pas pour imposer une vision ouverte de l’islam.

    Enfin — et l’on touche là à une autre limite du propos de l’auteur — l’islam ne détermine qu’une petite partie de la vie des musulmans à travers le monde : ni les entreprises, ni les écoles (même s’il y a des cours de religion), ni l’armée, ni la culture ne fonctionnent selon des «  lois islamiques  ». Et s’il est souvent affirmé dans les Constitutions que la charia est une des sources, voire la source principale de la législation, cela a peu de conséquences pratiques en dehors du domaine, très important, des statuts personnels. Il faudrait d’ailleurs rappeler que la charia n’est pas un code juridique défini, étant lui aussi soumis à des interprétations multiples et le principe du «  doute  » dans la justice y joue un rôle majeur6.

    En un mot, il ne faut pas «  surislamiser  » les sociétés musulmanes, les réduire à la religion. Et la comparaison entre la situation des femmes en Inde et au Pakistan devrait amener à dépasser le clivage musulmans/non musulmans, pour réfléchir sur le patriarcat.

    Le débat dans la gauche et chez les marxistes concernant la religion ne date pas d’hier. S’il resurgit, c’est à cause de l’islam, le christianisme s’étant acclimaté — sous des formes très différentes d’un pays à l’autre — à nos contrées européennes laïcisées. Birnbaum s’interroge sur l’autonomie de la religion par rapport aux racines sociales, qu’il voit comme une preuve de l’incapacité de la gauche à penser le problème.

    Ce qui devrait nous étonner, ou nous préoccuper, ce n’est pas que l’islamisme armé ait des racines sociales, c’est bien plutôt qu’il manifeste une remarquable autonomie par rapport à elles.

    L’auteur cite, à l’appui de son propos, l’immense diversité des protagonistes de l’islamisme, notamment des ingénieurs ou des gens issus de couches favorisées, pas forcément des gens opprimés ou frustrés. Néanmoins cette diversité, quel mouvement contestataire d’ampleur mondiale ne l’a pas connue  ? Faut-il rappeler le rôle de nombre d’intellectuels, voire de «  bourgeois  » et d’aristocrates, dans les grands mouvements anarchistes, socialistes ou communistes, de Jean Jaurès à Lénine, de Pierre Kroptokine à Fidel Castro  ? Et la dimension communautaire de l’islam qui fascine Birnbaum est-elle vraiment réservée aux islamistes  ? On la retrouvait par exemple chez les commis voyageurs de l’Internationale communiste dans les années 1920, eux aussi étaient «  frères en…  » pour reprendre la formule de Régis Debray.

    En quoi «  l’autonomie de la religion  » par rapport aux enjeux sociaux est-elle plus importante que celle d’autres idéologies  ? Birnbaum ne répond pas à la question, et il sous-estime totalement les réflexions de Marx qui avait bien mis en lumière l’autonomie des idéologies par rapport aux infrastructures. Dans ses cahiers pour préparer Le Capital et dans ce dernier ouvrage (le livre I), il affirme de plus en plus que son travail concerne l’Europe et que l’Inde, la Chine ou même la Russie doivent être étudiées de manière spécifique car leur histoire ne rentre pas dans le cadre des «  stades successifs  » de développement : sociétés primitives, esclavagisme, féodalisme, capitalisme. Il introduit le mode de production asiatique et revient de manière positive sur les formes de propriété communale qui se sont maintenues dans ce pays (et également en Russie).7

    «  L’opium du peuple  »

    L’époque a changé et le débat se pose en termes nouveaux. Le surgissement de mouvements religieux dans l’aire musulmane soulève des défis inédits. Les réponses à y apporter ne sont pas simples et il est vrai que la gauche, «  modérés  » et «  radicaux  » confondus, a du mal à s’y retrouver. Mais peut-on vraiment écrire que la gauche observe un «  silence religieux  » sur l’islam  ? N’est-ce pas, au contraire, l’hostilité à cette religion qui a accompagné depuis quelques décennies la crise des idéaux socialistes et des mouvements nationalistes  ? Depuis quarante ans, combien de couvertures de magazines, de journaux ont prétendu qu’on ne pouvait rien dire sur l’islam, que le sujet était tabou8  ? Combien d’articles sont consacrés à dénoncer «  ce silence religieux  »  ?

    Certes, après les attaques de janvier ou de novembre 2015, la plupart des politiques ont fait mine de s’en tenir à un discours «  modéré  », si l’on excepte, et ce n’est pas rien, Manuel Valls et sa guerre contre «  l’islamo-fascisme  » — cela tenait toutefois à des considérations tactiques. La droite n’adopta pas une position très différente. Cependant le sous-texte, le discours des médias dominants repris en boucle, celui de nombre d’intellectuels, notamment de gauche, désignait «  l’islamisme  » — un concept fourre-tout qui va des Frères musulmans à Al-Qaida — et plus ou moins explicitement l’islam, dont on n’arrête pas de répéter qu’il doit «  se réformer  », comme l’ennemi de «  notre mode de vie  ». Les responsables des attentats n’étaient-ils pas ceux qui voulaient nous empêcher de critiquer les religions ou de boire de l’alcool à la terrasse des cafés  ? Et pour corriger son premier ministre qui avait parlé de «  guerre des civilisations  », le président français a préféré dire que nous étions dans un combat pour la civilisation  ; la différence entre les deux formulations étant que Valls considère nos ennemis comme faisant partie d’une autre civilisation et François Hollande comme purement et simplement des barbares.

    Le manque de vision de la gauche à l’égard de la religion aurait créé une indulgence coupable à l’égard de l’islam, prétend Birnbaum. Abordant le débat soulevé par la fameuse candidate voilée présentée par le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) aux élections régionales de 2010, il écrit que ceux qui ne faisaient pas la différence entre le foulard et le string étaient «  représentatifs d’une large partie de la gauche  »  ! Quand on sait que la gauche intellectuelle et syndicale enseignante a été à l’avant-garde de l’exclusion des filles voilées de l’école — et plus largement de leur marginalisation dans la société — on reste étonné par une telle approximation de l’auteur qui affirme par ailleurs que

    lorsque l’islamisme s’est imposé dans le paysage politique international nombreux ont été les militants tentés par une alliance, fût-elle ponctuelle, avec le diable. Le pieux espoir de pouvoir les éliminer par les cornes…

    Or, seuls de tout petits groupes ont réellement adhéré à cette thèse (l’auteur cite longuement Chris Harman, l’un des théoriciens du Socialist Workers Party britannique dont l’influence en France est proche de zéro). On pourrait dire que la gauche parle de plus en plus de religion depuis qu’elle a découvert ce nouvel adversaire, l’islam, plus facile à combattre que le chômage ou les inégalités, sans parler de la lutte contre la domination de la finance qu’elle dénonçait naguère.

    Birnbaum ajoute :

    On sait ce qu’il en est advenu (de cette alliance). Partout où l’islamisme a triomphé, il n’est plus rien resté de la gauche, de toutes les gauches, réformistes ou révolutionnaires.

    Mais où, en dehors de l’Iran, l’islamisme a-t-il triomphé  ? On pourrait citer le Soudan ou le Pakistan des années 1978 à 1988 de Muhammad Zia Ul-Haq, toutefois la gauche s’est opposée à ces dictatures soutenues par l’Occident. L’auteur en conclut qu’il vaut mieux militer dans les démocraties bourgeoises que sous une dictature islamiste. Pourtant dans le monde arabe, ceux qui ont écrasé la gauche ne sont pas les islamistes mais bien les pouvoirs autoritaires soi-disant «  laïcs  ».

    Faut-il pour autant éviter d’examiner le corpus musulman et son contenu  ? Non, à condition une fois de plus de ne pas essentialiser les musulmans en les résumant à leur seule religion, de ne pas réduire la vie politique, sociale, culturelle, son extraordinaire diversité à un concept comme «  islam  ». Il est plus fécond, quand on évoque les mouvements islamistes, de sortir de la grille d’analyse purement religieuse pour tenter des comparaisons qui font sens. Dans un article publié en janvier 20009, le professeur américain Dan Tschirgi dressait un parallèle entre l’insurrection des Gamaa islamiyya (groupes islamiques) en Égypte et le mouvement zapatiste : entre les modèles étatiques mexicain et égyptien  ; entre les régions abandonnées de la Haute-Égypte et du Chiapas  ; entre la place du religieux et du sacré. «  Parallèle  » ne veut pas dire, loin de là, équivalence…

    Pour un nouvel internationalisme

    Revenons, en conclusion, sur le début de l’ouvrage et sa critique du diktat qui s’exercerait en France : «  Tout cela (actions violentes, organisation de l’État islamique, etc.) n’a rien à voir avec l’islam.  » Outre le fait, comme nous l’avons dit plus haut, que la responsabilité de l’islam est sans cesse soulignée par une majorité d’intellectuels et de médias, Jean Birnbaum énonce une évidence : tous ces mouvements ou actions se font au nom de l’islam. Quelles conclusions en tire-t-on  ? Que dirait-on si cette formule était appliquée au marxisme  ? Est-ce que les Brigades rouges italiennes, l’Armée rouge japonaise, la bande à Baader, Pol Pot et les Khmers rouges, le Sentier lumineux au Pérou avaient à voir avec le marxisme  ? Ils se référaient tous à Marx, est-ce que cela nous apprend quelque chose de vraiment essentiel sur ces mouvements  ? Ou cela confirme-t-il simplement que le langage dominant de l’époque était le marxisme et que tout le monde s’y référait  ? Aujourd’hui, souvent, et pas seulement dans l’aire musulmane, la radicalisation se fait au nom de l’islam. Assiste-t-on à une «  radicalisation de l’islam  » ou, comme l’écrit le sociologue Alain Bertho10, à une «  islamisation de la radicalité  », formule reprise par Olivier Roy et fortement vilipendée par Gilles Kepel  ?

    Birnbaum croit voir dans la «  conversion  » de certains leaders de la gauche de Mai 1968 que «  les impasses de la révolution débouchent directement sur la quête d’une rédemption. Pourquoi la politique retourne-t-elle toujours au spirituel, faute de pouvoir l’évacuer, après l’avoir singé  ?  » Mais qui sont les ouailles de Benny Lévy converti au judaïsme orthodoxe en France  ? Et Alain Badiou, s’il écrit sur Saint-Paul11, a-t-il pour autant trouvé son chemin de Damas  ? Peut-être aurait-il été intéressant d’explorer le reniement par nombre de femmes et d’hommes de gauche de leurs convictions, par leur adhésion à la formule de François Furet, que Birnbaum reprend à son compte : «  Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons.  » N’est-ce pas le renoncement à toute utopie, principalement celle de l’égalité et de la défense des opprimés, qui explique ce retour du religieux  ?

    «  L’islam apparaît désormais, conclut Birnbaum, comme la seule puissance spirituelle dont l’universalisme surclasse l’internationalisme de la gauche sociale et défie l’hégémonie du capitalisme mondial.   » Faux, cet islam-là, dans ses tendances dominantes, ne défie pas l’hégémonie du capitalisme mondial, il accepte au contraire ses règles. Il est devenu souvent un «  islam de marché  ». C’est là que réside la chance de la gauche de se refonder en restant fidèle aux valeurs qui ont fait un temps sa force, tout en comprenant que le monde a changé, que le socialisme rêvé au temps de la grande industrie n’est plus une solution, et enfin que l’universel occidental est moribond et qu’il faut inventer de nouvelles formes d’internationalisme. Un internationalisme qui incorpore la richesses des résistances à travers la planète, quelles que soient leurs étiquettes, contre toutes les dominations, contre toutes les dictatures, qu’elles soient théocratiques, athées... ou laïques.

    Alain Gresh 30 mars 2016
     

     

  • Le Capital contre l'Islam (Algerie-Info)

    Photo DR

    Photo DR

    L’adjonction de l’Islam et du lexique islamique au vocabulaire marchand s’est accélérée ces dernières années. Nous avons vu l’apparition de produits comme les sodas, les agences de voyages, les fast-foods, les assurances, les vêtements, avec des marques de streetwear « islamiques », les banques, les bonbons, tous estampillés du sceaux de l’Islam. On a même vu de l’eau estampée « halal » et agréé par telle ou telle mosquée.

    Par Abdelaziz Chaambi, Nadjib Achour, Youssef Girard,  juillet 2012

    Ces temples dédiés à la consommation que sont les grandes surfaces possèdent bien souvent un rayon « halal » pour attirer le consommateur musulman.

    Le mois de ramadan, est l’occasion pour ces sanctuaires du marché d’organiser des semaines « spéciales », alliant un folklore orientaliste à une « islamité » consumériste et superficielle, permettant de dégager des profits subsidiaires. Tout devient prétexte à un démarchage «islamique».

    L’Islam est ainsi transformé en argument publicitaire et s’apparente à un produit, une griffe, donnant une valeur ajoutée à des produits de consommation. Intégré par la civilisation capitaliste dans sa logique marchande, l’Islam est utilisé pour créer de nouveaux marchés et attirer une nouvelle clientèle puisqu’il est dans la logique du capital de générer sans cesse de nouveaux « besoins ».

    Cette utilisation de l’Islam comme un « argument publicitaire » permettant de promouvoir un produit et de lui donner une plus value, pose le problème de la réification, telle que le philosophe hongrois Georg Lukacs l’a expliqué dans Histoire et conscience de classe, c’est-à-dire la transformation, par le capitalisme, de tous les rapports sociaux et de toutes les formes culturelles en choses et en rapports « chosifiés » ce que Karl Marx appelait le « fétichisme inhérent au monde marchand ».

    Ainsi, le capitalisme transforme les Hommes, et les rapports entre les Hommes, les cultures, les spiritualités en marchandise. Pour Georg Lukacs, toutes les relations et toutes les pensées dans la civilisation capitaliste deviennent inéluctablement des rapports marchands.

    Par ces rapports marchands, les Hommes, les cultures et les spiritualités, dans notre cas l’Islam, sont intégrés à la dynamique du capitalisme. Les Hommes, les cultures et les spiritualités sont asservies à l’idéologie de la marchandise et c’est pourquoi il devient facile de convaincre les individus de consommer.

    La création d’une gamme de produits estampillés « islamiques » permet au marché de trouver de nouveaux débouchés et au capital d’étendre sa sphère de contrôle participant ainsi à la réification de l’Islam qui devient un argument commercial. Ainsi, lorsque les capitalistes parlent de la vie, des Hommes, des cultures ou des spiritualités, et dans notre cas d’Islam, c’est un euphémisme pour évoquer le marché.

    Ce matérialisme, bassement consumériste, inhérent à la civilisation capitaliste, et aux logiques qui la sous-tendent, ne peut aboutir qu’à la dissolution de toutes formes de spiritualité. De l’Islam ne sont préservés qu’une forme purement juridique et les aspects formels, au détriment de sa dynamique spirituelle dont les effets directs sont la transformation de l’Homme et de la société.

    La civilisation capitaliste se définissant par une dynamique d’accumulation par dépossession, ne peut que s’étendre à l’ensemble du globe et à tous les secteurs de l’existence humaine en détruisant tout ce qui risque d’entraver la logique du capital comme les spiritualités et les cultures non-marchandes.

    Décrivant ce système Georg Lukacs écrivait « que l’évolution du capitalisme moderne ne transforme pas seulement les rapports de production selon ses besoins, mais intègre aussi dans l’ensemble de son système les formes du capitalisme primitif qui, dans les société capitalistes, menaient une existence isolée et séparée de la production, et en fait des membres du processus désormais unifié de capitalisation radicale de toute la société […].

    Ces formes du capital sont certes objectivement soumises au processus vital propre au capital, à l’extorsion de la plus-value dans la production même ; elles ne peuvent donc être comprises qu’à partir de l’essence du capitalisme industriel, mais elles apparaissent, dans la conscience de l’homme de la société bourgeoise, comme les formes pures, authentiques et non falsifiées du capital.

    Précisément parce qu’en elles les relations, cachées dans la relation marchande immédiate, des hommes entre eux et avec les objets réels destinés à la satisfaction réelle de leurs besoins, s’estompent jusqu’à devenir complètement imperceptibles et inconnaissables, elles doivent nécessairement devenir pour la conscience réifiée les véritables représentantes de sa vie sociale » [1] .

    Par ce processus de réification, le capital prend le pas sur les impératifs humains, culturels et spirituels non-marchands. Dans cette logique, l’Islam doit être transformé en une valeur marchande quantifiable. L’Islam est soumis au règne de la marchandise qui asservit l’Homme en le rendant étranger à lui même.

    Au sein de la civilisation capitaliste, la marchandise, et donc cet « Islam » qui a été transformé en objet marchand, ne vaut que par l’argent. L’argent est l’équivalent général qui voile la nature réelle des échanges auxquels il est utile. Dans la civilisation capitaliste, la loi suprême est celle du profit, légitimée par une anthropologie faisant de l’individu, l’Homo oeconomicus, un être visant uniquement son intérêt personnel.

    La soumission progressive de tous les aspects de la vie humaine aux exigences de cette logique du capital déstructure les rapports humains, le lien social. Elle produit une civilisation purement marchande. Dans cette civilisation, les Hommes ne sont plus perçus qu’au travers de données statistiques, quantifiables et économiques, comme leurs pouvoirs d’achat, leurs capacités à engendrer du profit et leurs aptitudes à produire, à travailler et à consommer.

    Comme l’écrivait Karl Marx dans cette civilisation « l’homme n’est plus rien »[2] .

    Cette civilisation capitaliste tend à créer un monde sans « extérieur » oùtout est soumis au capital. A ce propos, Georg Lukacs écrivait que « les « lois naturelles » de la production capitaliste ont embrassé l’ensemble des manifestations vitales de la société et que - pour la première fois dans l’histoire - toute la société est soumise (ou tend au moins à être soumise) à un processus économique formant une unité, que le destin de tous les membres de la société est mû par des lois formant une unité»[3] .

    Selon le philosophe hongrois, « le monde réifié apparaît désormais de manière définitive - et s’exprime philosophiquement, à la seconde puissance, dans l’éclairage « critique » - comme le seul monde possible, le seul qui soit conceptuellement saisissable et compréhensible et qui soit donné à nous, les hommes »[4] .

    Face à cette civilisation capitaliste sans « extérieur » Georg Lukacs pensait qu’une modification radicale du point de vue était possible sur le terrain de la société bourgeoise. Dans le cas qui nous intéresse, comment est-il possible de lutter radicalement, c’est-à-dire en prenant le problème à la racine, contre la réification de l’Islam, contre sa transformation en valeur marchande ?

    NOTES

    [1] Lukacs Georg, Histoire et conscience de la classe,Ed. de Minuit, Paris, 1960, page 94

    [2] Marx Karl, Misère de la Philosophie, Ed. Costes, Paris, 1950, page 57

    [3] Lukacs Georg, Histoire et conscience de la classe,op. cit., page 93

    [4] Ibid., page 107

    Publié dans Oumma.com

     

      2ème partie

     

    « Sous le règne de la marchandise, produit par la civilisation capitaliste, le despote ne prend pas forcément l’apparence d’un individu mais plutôt celui d’un système global dans lequel «l’homme n’est plus rien » pour reprendre les mots de Karl Marx.

    De fait, pour réduire a néant cette profession de foi potentiellement libératrice, la civilisation capitaliste s’attache à intégrer à son système réificateur l’Islam comme toutes les autres formes de cultures non-marchandes qui pourraient réduire ou contester son emprise totale sur la vie des Hommes et des sociétés".

    Mettant en garde contre l’argent, le prophète Mohammed (PSL) affirmait dans un hadith: « Pour toute communauté il y a une fitna et celle de ma communauté c’est l’argent » .

     Contre la civilisation capitaliste qui réduit l’Homme à l’état de marchandise, l’intellectuel iranien Ali Shariati expliquait

    qu’« une des mission de Mohammed consiste donc à arracher l’homme de la terre, de cette vie de porc, d’animal, d’individualiste pour le faire évoluer vers Dieu »[1]  .

     Cette mission de faire évoluer l’Homme vers Dieu, le Prophète de l’Islam la réalisa en transmettant le message de l’unicité divine, at-tawhid  contre l’idolâtrie et le fétichisme qui régnaient à l’époque dans la péninsule arabique. L’appel à l’unicité divine reposait sur la négation de la divinité aux idoles de l’époque, tel que Houbal, Uzza, Allat ou Manat, pour ne vouer un culte exclusif qu’à Allah.

     De même, avant Mohammed (PSL), les prophètes et les messagers d’Allah (ST) luttèrent contre l’idolâtrie et le fétichisme régnant dans leur société respective au nom du Tawhid Allah dans le Coran nous dit : 

    « Nous avons envoyé dans chaque communauté un messager [pour leur dire] : « Adorez Allah et écartez-vous du Taghout » »[2]  ; « et Nous n’avons envoyé avant toi aucun Messager à qui nous n’ayons révélé : « Point de divinité en dehors de Moi. Adorez-Moi donc »[3]  

    Le prophète Nouh dénonça les idoles Wadd, Sawa, Yaghut, Ya’uq et Nasr[4]   et annonce à son peuple : « Je suis pour vous un avertisseur explicite afin que vous n’adoriez qu’Allah. Je crains pour vous le châtiment d’un jour douloureux »[5]  . Le prophète Ibrahim brisa les idoles qu’adorait son peuple pour l’appeler au tawhid  . Il affirma : « Je désavoue totalement ce que vous adorez, à l’exception de Celui qui m’a créé, car c’est lui qui me guidera »[6]  . Dans le Sinaï, le prophète Moussa combattit les adorateurs du Veau d’Or au nom du Tawhid .

     Le  tawhid repose en Islam sur la profession de foi : « La ilaha illa Allah » [Il n’y a point de divinité à part Allah]. Cette profession de foi commence par une négation de toutes les idoles et de tous les fétiches en dehors d’Allah.

     Une négation de tous les pouvoirs afin de libérer l’Homme des oppressions sociales pour le lier à Allah. En ce sens l’Islam contient un message profondément libérateur puisqu’il tend à affranchir les Hommes de leurs semblables et des forces sociales oppressives pour lier l’Homme uniquement et directement à Allah.

     A propos du caractère libérateur de cette profession de foi, Abd ar-Rahman al-Kawakibi écrivait que les despotes 

    « ont peur de la science, jusqu’à craindre que les gens ne comprennent le sens des mots « Il n’est de Dieu que Dieu », et ne sachent pourquoi (ce verset) est privilégié, et pourquoi l’Islam est fondé sur lui. L’Islam, voire même l’ensemble des religions, est fondé sur le fait qu’il n’est de Dieu que Dieu, c’est-à-dire que personne d’autre que Lui ne saurait être véritablement adoré, personne d’autre que la créature suprême ».

     Or, l’adoration signifie l’humiliation et la soumission. Dès lors, la signification du verset « Il n’y est de Dieu que Dieu » est que personne d’autre que Dieu ne mérite qu’on s’humilie et qu’on se soumette à lui. Comment les despotes pourraient-ils tolérer que leurs sujets connaissent ce sens et agissent selon lui ? »[7] 

     Sous le règne de la marchandise, produit par la civilisation capitaliste, le despote ne prend pas forcément l’apparence d’un individu mais plutôt celui d’un système global dans lequel «l’homme n’est plus rien » pour reprendre les mots de Karl Marx. De fait, pour réduire a néant cette profession de foi potentiellement libératrice, la civilisation capitaliste s’attache à intégrer à son système réificateur l’Islam comme toutes les autres formes de cultures non-marchandes qui pourraient réduire ou contester son emprise totale sur la vie des Hommes et des sociétés.

     L’Islam réifié, fétichisé, est ainsi intégré dans ses panthéons du marché que sont les grandes surfaces. Il est transformé en bijou doré que l’on porte autour du cou, en habit que l’on revêt, en nourriture que l’on mange. L’Islam fétichisé, vidé de tout contenu spirituel et civilisationnel, se transforme en objet de consommation que l’on achète, que l’on consomme et que d’autres vendent. On vend et on achète de l’Islam comme on vendrait et on achèterait n’importe quel produit.

     Cependant cette intégration de l’Islam réifié au panthéon du marché se fait sous la coupe des idoles de la civilisation capitaliste : l’argent, le profit, la marchandise, le marché ou lecapital lui-même. En effet, la civilisation capitaliste divinise ces notions en les transformant en absolu supérieur à l’Homme, aux cultures et aux spiritualités qui doivent impérativement leur être soumis.

     Ainsi, à la suite de certains théologiens chrétiens de la libération, comme Hugo Assmann et Franz Hinkelammert, nous pouvons définir le système capitaliste comme idolâtre.

     C’est dans la théologie implicite du paradigme économique et dans la pratique dévotionnelle fétichiste quotidienne que se manifeste la « religion économique » de la civilisation capitaliste.

     La divinisation du marché fabrique des idoles sans autel visible donc plus difficile à combattre. Pourtant Allah, dans le Coran, a mis en garde à de nombreuses reprises les croyants contre le fait de Lui associer une divinité : « Parmi les hommes, il en est qui prennent en dehors d’Allah, des égaux à Lui, en les aimant comme on aime Allah. Or les croyants sont les plus ardents en l’amour d’Allah. Quand ils verront le châtiment, ils sauront que la force tout entière est à Allah »[8]   ; « certes Allah ne pardonne pas qu’on Lui donne quelque associé. A part cela, Il pardonne à qui Il veut. Mais quiconque donne à Allah quelque associé commet un énorme péché »[9]  ; « n’invoqué donc personne avec Allah »[10] .

     Le prophète Ibrahim – al-Khalil - invoquait Allah en disant : « Préserve- moi ainsi que mes enfants de l’adoration des idoles. Ô mon Seigneur, elles (les idoles) ont égaré beaucoup de gens »[11]  .

     Parmi les idoles de la civilisation capitaliste, l’argent tient une place particulière , car il est au fondement de l’échange marchand. La devise de l’idole « argent » est inscrite sur chaque billet de dollar US : « In God we Trust ».

     Allah, dans le Coran, nous a pourtant mis en garde contre cette idole qui aliène l’Homme et lui fait confondre l’avoir avec l’être : 

    « Pour l’amour des richesses il [l’Homme] est certes ardent »[12]  ; « les âmes sont portées à la ladrerie »[13]  ; « A ceux qui thésaurisent l’or et l’argent et ne les dépensent pas dans le sentier d’Allah, annonce un châtiment douloureux, le jour où (ces trésors) seront portés à incandescence dans le feu de l’Enfer et qu’ils en seront cautérisés, front et dos : voici ce que vous avez thésaurisé pour vous-mêmes. Goûtez de ce que vous thésaurisiez »[14]  .

     Mettant en garde contre l’argent, le prophète Mohammed (PSL) affirmait dans un hadith : 

    « Pour toute communauté il y a une fitna et celle de ma communauté c’est l’argent »[15]  . Dans un autre hadith, le prophète mit également les croyants en garde contre le fait de vouloir accumuler des richesses pour elle-même : « Si l’Homme avait une rivière d’or, il en voudrait une deuxième et si il en avait une deuxième il en voudrait une troisième mais il n’y a que la terre pour combler les yeux de l’enfant d'Adam (la tombe) »[16]  . 

    Mohammed (PSL) avait compris que lorsque l’argent, médiateur de toute chose, se transforme en seul critère de la puissance, l’Homme devient objectivement aliéné par cet argent. Ainsi, celui qui possède de l’argent fini par être possédé par lui.

     La civilisation capitaliste et ses nouvelles idoles que sont l’argent, le profit, la marchandise, le marché ou le capital, exigent, comme les fétiches des temps anciens, des sacrifices humains au nom de contraintes « objectives », « scientifiques », comptables, profanes, apparemment areligieuses.

     En fait, la théologie idolâtre du marché, depuis Thomas Robert Malthus jusqu’aux institutions financières internationales, comme le FMI et la Banque Mondiale, est une théologie sacrificielle : elle exige des pauvres, des opprimés, des mostadh’afin qu’ils offrent leurs vies sur l’autel des idoles de la civilisation capitaliste.

     Rappelons qu’aujourd’hui près de 800 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde. En France, 2 millions de personnes sont mal nourries. En 2000, sur une population de 6 milliards d’habitants, on en comptait 2,7 milliards vivant au-dessous du seuil de pauvreté, et, parmi eux, 1,3 milliard définis comme « extrêmement pauvres » car disposant de moins d’un dollar par jour.

     En 2003, le nombre de pauvres a crû de 100 millions, atteignant 2,8 milliards. En 2005, la France comptait 7,13 millions de personnes, soit 12,3 % de la population, vivant sous le seuil de pauvreté. Dans le monde, en 2005, 1 enfant sur 18 est mort dans sa première année. Cela représente 7,6 millions de décès d’enfants de moins d’un an en une année.

     Tel est le visage des pauvres, des opprimés, des mostadh’afin sacrifiés quotidiennement sur les autels des idoles de l’argent, du profit, de la marchandise, du marché ou du capital auxquels la civilisation capitaliste idolâtre voue un véritable culte.

     Si l’Islam veut retrouver le caractère libérateur qu’il avait à ses débuts lorsqu’il luttait contre les idoles et les fétiches de la péninsule arabique, il devra affronter les nouvelles idoles que sont l’argent, le profit, de la marchandise, du marché ou du capital. S’il ne s’attache pas à lutter contre cette nouvelle forme d’idolâtrie, il ne sera plus qu’un des multiples objets de la civilisation capitaliste. Un fétiche soumis aux idoles supérieures de la civilisation capitaliste. L’Islam sera alors une religion figée et réifiée liant plus les croyants au monde marchand qu’à Allah.

     Dans cette lutte de l’Islam pour la libération de l’Homme, les mostadh’afin ont une place particulière, puisque ce sont les premières victimes de la civilisation capitaliste idolâtre. La foi en cet Islam libérateur, celui qui se réalise dans la lutte des mostadh’afin contre l’oppression de la civilisation capitaliste, s’accomplit nécessairement dans la négation des fausses divinités de l’argent, du profit, de la marchandise, du marché ou du capital c’est-à-dire en retrouvant le souffle libérateur du tawhid .

     Publié sur Oumma.com, 19 juillet 2012

    http://www.algerieinfos-saoudi.com/2015/07/le-capital-contre-l-islam.html

  • Fascisme vert et impérialisme (La Riposte)

     
    648x415_forensics-officers-and-policemen-look-for-evidences-near-a-truck-on-the-promenade-des-anglais

     

    Nice, 14 juillet à 22h30. Un camion blanc déboule sur la Promenade des Anglais et fauche sans distinction tous les passants qui se trouvent sur sa route. Vendredi 15 juillet à neuf heures du matin, on déplore « au moins 84 morts et 18 blessés en urgence absolue », selon le site Mediapart.

    Le choc émotionnel, légitime, ne manque pas de rappeler les attentats survenus à Paris et à Saint-Denis la nuit du 13 novembre 2015. L’assassin de masse a au final été tué par la police au bout de 2 kilomètres de sa course folle. Son identité n’est pas encore certaine mais selon la police, on aurait retrouvé à l’intérieur du camion une carte d’identité au nom d’un Franco-Tunisien âgé de 31 ans. Cet individu était connu des services de police, mais uniquement pour des faits de droit commun. Pour l’instant, aucun lien formel n’a été établi avec l’organisation Etat Islamique qui sévit dans de nombreux pays depuis maintenant trop longtemps.

    Le président Hollande a tout de suite évoqué cette piste, et annoncé un renforcement des bombardements de l’armée française en Irak et en Syrie. La plupart des responsables politiques de droite et d’extrême-droite ont fait la même interprétation des faits. Le Conseil Français du Culte Musulman a immédiatement émis un communiqué condamnant les attentats et a appelé l’ensemble des Musulmans vivant en France à se recueillir pour les victimes, sans pour autant avoir évoqué la piste du terrorisme islamiste.

    D’hypothèse, cette piste est cependant devenue très vite une certitude aux yeux d’une grande partie des médias dès les premières minutes suivant le drame. Il n’est pas question ici de faire des suppositions sur la motivation du meurtrier, mais force est de constater qu’encore une fois, l’identité qui était la sienne légitime de fait la thèse du terrorisme islamiste sans analyse des traits psychologiques de sa personnalité.

    Nous nous souvenons tous du meurtre de masse perpétré en juillet 2011 par un militant d’extrême-droite norvégien. Ses 77  victimes participaient  à l’université d’été du Parti Travailliste de son pays. À l’époque, la polémique médiatique s’était surtout centrée sur son état de santé mentale. Diagnostiqué schizophrène d’abord par un premier groupe d’experts, il a ensuite été jugé sain d’esprit par une seconde équipe. Lui-même s’était dit opposé au premier diagnostic, craignant qu’il ne desserve son idéologie basée sur la haine des Musulmans. Qu’il soit malade ou pas, telle n’est pas la question ici. Mais que sa santé mentale ait été érigée en sujet numéro un par les médias suite au drame révèle une sélectivité certaine dans le recul que peuvent avoir la plupart des journalistes et des responsables politiques sur la responsabilité réelle ou supposée de l’auteur d’un attentat terroriste selon son appartenance, disons le mot, ethnique.

    Alors ceci n’excuse en rien l’auteur de la tuerie de Nice. Mais l’interprétation instantanée et sans nuance qui est faite de ce drame révèle ni plus ni moins qu’un racisme institutionnel dont les origines remontent très loin dans l’histoire française. Ce racisme a très tôt été utilisé par l’Etat français pour justifier sa politique colonialiste. Des les années 1830, les Algériens ont par exemple été jugés intrinsèquement incapables de maintenir la diversité arboricole de leur pays, justifiant ainsi l’accaparement de terres par les colons. Sans expliquer que les concentrations de populations algériennes à l’origine de la désertification étaient dues à la spoliation de terres qui était déjà à l’œuvre de la part de colons français. Cet épisode montre bien comment une interprétation raciste d’un phénomène observé dans un pays peut légitimer l’accaparement de ses ressources par un Etat plus puissant.

    Cette colonisation de l’Algérie et d’une grande partie de l’Afrique et de l’Asie a continué durant tout le 19e siècle. Au fur et à mesure, des mouvements intellectuels ont vu le jour dans les pays musulmans pour questionner leur arriération par rapport aux Etats impérialistes occidentaux. À partir du début du 20e siècle, et surtout après la révolution bolchévique en Russie, deux réactions contre l’impérialisme se sont confrontées. L’une composée de militants nationalistes et communistes, prônait l’arrimage de leurs nations aux valeurs libérales de l’Occident tout en se rendant autonomes politiquement et économiquement de celui-ci. La seconde voyait la question nationale sous l’angle religieux et se servait de la piété de la population pour la monter contre l’occupant. La question nationale était donc un enjeu entre des indépendantistes laïcs et religieux.

    Un pays comme la Tunisie a conquis son indépendance en 1956 grâce à la mobilisation de la classe ouvrière. La concurrence était rude entre tenants d’une identité arrimée à l’Occident et une identité arrimée à la culture arabo-musulmane. Mais à l’indépendance, la tendance nationaliste arabe a été écartée et une politique de nationalisations et de collectivisation a été initiée. Durant une décennie, l’économie a connu une croissance fulgurante. Grâce à ce développement économique et à une action énergique du jeune état tunisien, la société a pu se développer et les femmes du pays ont très vite conquis un haut degré d’autonomie comparé à la plupart des sociétés du monde arabo-musulman. Mais à partir des années soixante-dix, la dette qui s’est pourtant accumulée durant ces années a obligé l’état tunisien à recourir aux prêt du FMI. Ce dernier a conditionné le versement des fonds à un revirement complet de la politique économique de l’état emprunteur. Ceci a eu pour conséquence une dégradation de la vie des travailleurs et une contestation sociale grandissante. Pour endiguer cette menace, l’état a donc fait monter les mouvements extrémistes religieux afin de détourner l’attention des travailleurs de la question sociale au profit de la question religieuse.

    La même chose s’est passée en Egypte après la mort de Nasser en 1970. Le nouveau président Anouar El Sadate qui lui a succédé a opté pour un revirement total de l’économie après une décennie de politique collectiviste. Celle-ci, même si elle était motivée par des revendications nationalistes, n’en revêtait pas moins un caractère progressiste sur le plan social et des droits des femmes. La conduite autoritaire de Nasser n’a pas empêché qu’à sa mort ait eu lieu la plus grande manifestation de l’histoire de l’humanité. Or ce revirement soudain de la politique économique a suscité comme en Tunisie et à la même période un renforcement de la lutte des classes. Et comme en Tunisie, l’Etat a profité du sentiment religieux de la population pour faire en sorte que la conscience religieuse occulte la conscience sociale des masses.

    L’histoire sur le temps long montre ainsi que la religion a été instrumentalisée par certains Etats arabes pour freiner la lutte des classes. Tout comme la question nationale a été utilisée – et jusqu’à aujourd’hui – en Europe pour le même objectif. On voit du coup que la question religieuse se confond avec la question nationale dans les pays à dominante musulmane, dans un premier temps pour combattre l’impérialisme et dans un second temps pour le soutenir.

    Le nationalisme européen est quant à lui un moyen de légitimer la politique impérialiste de pays comme la France et le Royaume-Uni et un moyen utile pour endiguer la contestation sociale. En témoignent les récents événements en France depuis les attentats contre Charlie Hebdo, et les autres qui ont suivi jusqu’à celui du Bataclan. Tous étaient liés au terrorisme islamiste et la motivation première des assaillants était une réaction aux bombardements de la Syrie par les états occidentaux. Or le terrorisme islamique trouve ses origines dans la politique impérialiste des années 70 qui a consisté à faire monter le sentiment religieux des populations arabes afin d’endiguer la montée du mouvement ouvrier.

    L’intensification des bombardements en Irak et en Syrie suite à l’attentat de Nice ne fera qu’exciter davantage le ressentiment des populations de ces pays et le sentiment de stigmatisation que vit une grande partie de la jeunesse d’origine maghrébine en France. L’attentat de Nice, qu’il ait été ou non commandité par l’organisation Etat Islamique, est  une aubaine pour tous les protagonistes des guerres civiles syrienne et irakienne. Du côté des Etats impérialistes occidentaux, cela représente un boulevard pour l’accentuation de la guerre de classes qu’ils mènent dans leurs propres territoires et de l’accaparement des ressources pétrolières de la région mésopotamienne. Du point de vue de l’impérialisme russe, cela représente une légitimation accrue de son soutien à Bachar El Assad en Syrie. En France, cela signifie un ancrage des idées islamophobes encore plus grand dans la population, portées par le Front National, Les Républicains et une partie des responsables « socialistes ». Sur le plan de la politique du gouvernement Valls, cela présage d’un recul encore plus grand des libertés démocratiques au détriment du mouvement ouvrier. En pleine contestation de la Loi El Khomri, cela va porter un rude coup à la cohésion de la classe ouvrière contre la régression sociale dont elle est la victime, et un pas de plus vers le repli nationaliste. Sur le plan international, cela représente le risque très probable de l’intensification de la guerre par procuration que se livrent la Russie et les Etats-Unis. Le mouvement ouvrier ne peut s’en sortir que par une coordination internationale basée sur une analyse marxiste de la réalité d’aujourd’hui et de perspectives révolutionnaires pour l’avenir.

    RB, PCF Saint-Denis, 15 juillet 2016

    http://www.lariposte.org/2016/07/fascisme-vert-imperialisme/

  • Le Hezbollah, une force contre-révolutionnaire (Contretemps)

    Hezbollah-2.jpg

    Le Hezbollah a été et reste l’objet de débats vigoureux parmi les chercheurs et entre les différents courants de « gauche » au Moyen Orient et à travers le monde. Certains considèrent encore et toujours le mouvement fondamentaliste islamique libanais comme « anti-impérialiste », estimant qu'il représente une variante arabe de la « théologie de la libération » (qui s’est développée en Amérique latine), en visant une plus grande justice sociale et une réaffirmation de l’identité nationale libanaise face à « l'invasion des valeurs étrangères ».

    Cette vision, soutenue principalement au Moyen Orient par les mouvements de la gauche traditionnelle issues du stalinisme, et certains issus de courants maoistes ou du nationalisme arabe, a été de plus en plus remis en question au fil des années, et surtout après le début des soulèvements populaires dans la région du Moyen-Orient et Afrique du Nord (MOAN). Cet article de Joseph Daher vise à montrer que le Hezbollah est devenu une force contre-révolutionnaire en raison de son opposition à tout changement radical et progressiste au Liban mais aussi au-delà, en particulier en Syrie, en participant à la répression du mouvement populaire syrien aux côtés du régime d’Assad.

    Joseph Daher est l’auteur d’un livre qui s’intitule Hezbollah, The Political Economy of the Party of God, dont la parution est prévue à l’automne 2016 aux éditions Pluto Press.

    Le Hezbollah, une base sociale en mutation

    Malgré des racines dans les quartiers des populations chiites pauvres du Liban, le Hezbollah est devenu un parti dont les membres et les cadres reflètent de plus en plus la fraction chiite de la classe moyenne et la bourgeoisie grandissante - en particulier à Beyrouth1. Dans la banlieue sud de Beyrouth de nombreux membres des familles les plus riches et la plupart des commerçants ont été intégrés au sein de cette organisation2, tandis que les activités et les institutions du parti (en particulier ceux qui sont liés au tourisme et aux loisirs) répondent aux besoins et fournissent des services aux chiites de la classe moyenne.

    Cette transformation se reflète ainsi dans le profil des cadres du parti, qui ne sont plus composés de religieux (ou « clergé ») provenant généralement des milieux de la classe moyenne inférieure comme ils l'étaient au moment de sa fondation en 1985, mais sont maintenant largement issus d'une classe professionnelle qui détient des diplomes « séculaires » (non religieux) universitaires. Le poids croissant des militants dans les associations professionnelles illustre cette transition3. L'ordre des ingénieurs et des architectes, par exemple, a été dominé par le Hezbollah depuis 2008, lorsque le parti a remporté la plupart des votes lors des élections de la corporation4. Le Hezbollah estime qu'au moins 1300 ingénieurs étaient adhérents en 20065. Ce nombre élevé d'ingénieurs est notamment lié à la reconstruction du Sud et Dahyeh suite aux différents conflits armés, surtout après la fin de la guerre civile et la guerre de 2006 et le développement de projets immobiliers qui ont suivis.

    Au sein de l'association médicale des médecins, le Hezbollah était présent sur la liste victorieuse aux élections de 20136. De même, dans l'association libanaise des dentistes, le vice-président Muhammad Kataya est soutenu par le Hezbollah7. En ce qui concerne l’ordre des pharmaciens libanais, qui compte 7.000 membres inscrits8, un représentant du Hezbollah a manqué de peu de remporter le leadership au cours des élections de 2012 - perdant par seulement 131 voix face à un candidat soutenu par le « Courant du futur »9.  La seule exception à cette tendance est l'association des avocats, où, malgré un nombre grandissant d’affiliés et une remise en causecroissante de la direction contrôlée par le mouvement Amal, le Hezbollah n'a pas encore réussi à devenir dominant.

    De même, les dirigeants politiques du Hezbollah sont généralement issus de couches instruites et prospères de la communauté chiite. Ainsi, lors des élections nationales de 2009, cinq des dix députés élusavaient accompli un doctorat et au moins quatre autres étaint impliqués dans des entreprises libanaises proéminentes10. Le plus ancien député du parti au parlement, Ali Ammar, vient de l'une des familles les plus prospères de Burj Al-Barajneh11. Au niveau municipal, nous retrouvons ces caractéristiques, avec des candidats choisis parmi les familles chiites les plus puissantes telles que Al-Khansa, Kazma, Kanj, Kumati, Farhat, Rahhal et Slim12.

    Qu’en est-il des appuis et sympathisants de l’organisation ?

    Judith Palmer Harik, professeur à l'Université Américaine de Beyrouth (AUB), a examiné la diversité sociale de la base du Hezbollah13. Elle a constaté qu’à partir du milieu des années 1990, ses partisans pouvaient être trouvés dans toutes les classes sociales, et non plus largement limitées aux couches pieuses les plus pauvres de la population chiite. Cette tendance à la diversification a continué au cours des années 2000, comme indiqué par les résultats très élevés du parti aux élections législatives de 2009 dans les zones chiites qui ne sont pas traditionnellement les plus pauvres, tels Nabatieh et Jbeil14. Dans une interview réalisée pour cett article, Abd Al -Halim Fadlallah, directeur du Centre Consultatif des Etudes et de la Documentation, un centre de recherches affilié au Hezbollah, a également confirmé qu'un grand nombre des jeunes des classes moyennes et supérieures de la population chiite soutiennent (ou ont rejoint) le parti - y compris parmi les élites tribales de la vallée de la Bekaa, traditionnellement opposés à l’organisation15.

    Autre exemple, l'évolution de la base sociale du Hezbollah se traduit aussi par les frais de scolarité très élevés requis pour s’inscrire dans les écoles du réseau al-Mustapha, sous contrôle du dirigeant numéro 2 du parti, Naim Qassem. Selon Catherine Le Thomas, ces écoles visent les enfants des membres la direction, ainsi que les fractions supérieures et classe moyennes de la population chiite. L'école al-Bathoul, une école de filles qui fait partie du réseau al-Mustapha, a des frais annuels de l'ordre de 1 600 $, un montant inabordable pour la majorité des Libanais16. C. Le Thomas conclut que « le réseau des écoles Al-Mustapha, qui peut être considéré comme faisant partie de la catégorie supérieure de la classe moyenne des écoles du Hezbollah, fournit un service à la classe chiite riche et propage l'idéologie politique du parti sous la supervision de Naim Qassem »17. En outre, d'autres institutions affiliées s’orientent également vers ces couches les plus aisées de la population chiite. L'hôpital Rasul Al-Azam en est un exemple Le site de l'hôpital déclare: « Il est vrai que les soins médicaux est un service de base, mais la direction administrative n’oublie pas de fournir les meilleurs services hôteliers à leurs patients en ayant deux ailes VIP, et deux ailes Super Suite »18.

    Ces caractéristiques de l’évolution de la représentation politique et de la base sociale du Hezbollah indiquent que même si l'organisation continue d'attirer le soutien de personnes issues de toutes les couches de la société, ses priorités sont de plus en plus orientés vers les plus hautes strates de celle-ci. Le député Ali Fayyad a reconnu cette tendance en 2010, quand il a fait remarquer que « le Hezbollah n’est plus un petit parti, c’est une société entière. Il est le parti des pauvres, oui, mais en même temps il y a beaucoup d'hommes d'affaires en son sein, nous avons beaucoup de gens riches, certains issus de l’élite »19. Le chef de l’organisation, Hassan Nasrallah, a également confirmé - de manière indirecte - cette évolution dans un discours en septembre 2009, en exhortant ses membres à abandonner l’ « amour du luxe », les invitant à croire en Dieu simplement à cause de « la peur de la fin »20.

    D’autre part, une nouvelle fraction de la bourgeoisie liée au parti par le biais des capitaux et investissements iraniens s’est développée, tandis que le reste de la fraction chiite de la bourgeoisie, que ce soit au Liban ou dans la diaspora, est tombé de plus en plus sous son égide - ou du moins se montre plus proche du parti - en raison de ses pouvoirs politiques et financiers. En parralèle à son importance économique croissante et à une intégration dans le système politique, le Hezbollah a d’ailleurs également été lié à des affaires de corruption et diverses pratiques clientélistes.

    Son importance économique et politique au Liban en a fait un rival de plus en plus significatif pour la fraction de la bourgeoisie libanaise réunie autour de Hariri et de l’alliance politique du « 14 Mars » (liée, à son tour, aux capitaux des monarchies du Golfe)21, en particulier après le retrait de la Syrie du pays en 2005. L’opposition politique du Hezbollah aux forces du 14 Mars, forces soutenues par les Etats occidentaux et les monarchies du Golfe, doit être aussi comprise comme des rivalités inter-capitalistes à l'échelle nationale entre deux forces liées à différentes puissances régionales. En dépit de cette concurrence, ces deux blocs inter-capitalistes ont coopéré l’un avec l'autre à plusieurs reprises dans des moments de crises - comme le montrent leurs attitudes similaires envers divers mouvements sociaux et ouvriers, leur orientation favorables aux réformes néolibérales au Liban, et leur rapprochement mutuel au sein du gouvernement après le départ de l'armée syrienne du Liban en 2005.

    L'État confessionel et bourgeois

    L’opposition radicale initiale du Hezbollah au système politique confessionel et bourgeois libanais a de fait diminuée considérablement après son entrée au parlement et à sa participation au sein du système politique sur des lignes confessionnelles, même si sa critique rhétorique et populiste continue.

    D’un refus total de participer au système confessionel, l’organisation a progressivement été intégrée comme l'un de ses principaux acteurs, tout en continuant de déclarer que son objectif initial d'établir un Etat islamique restait son système politique préféré. Cette évolution est liée à divers facteurs : tout d’abord, au changement de leadership politique au sein la République Islamique d'Iran (RII) qui s’est orientée (à la suite du décès du Guide Suprême Khomeini) vers une politique plus pragmatique, cherchant à améliorer ses relations avec les pays occidentaux et les monarchies du Golfe ; ensuite au développement du Hezbollah comme un parti de masse qui n'était plus majoritairement composée de jeunes clercs radicaux ; et, enfin, à la nécessité de protéger son armement et ses intérêts politiques et économiques grandissants dans le pays.

    La base, qui comprend de plus en plus des fractions des classes moyennes et bourgeoises chiites, surtout à Beyrouth, n'aspirent pas nécessairement à vivre dans une République islamique suivant le modèle iranien et se trouve satisfaite par une perspective de retour à la paix accompagnée d’une amélioration en termes de représentation politique. Ces évolutions reflètent aussi la nouvelle importance politique et économique de la population chiite au Liban, notamment suite à l'accord de Taëf22. De plus, le retrait de l'armée syrienne du Liban en 2005, a contraint le parti à participer à tous les gouvernements libanais depuis lors, renforçant encore son intégration.

    À la lumière de ces développements, il est évident que le Hezbollah ne constitue pas et d’aucune manière, cela depuis un certain temps désormais, un défi pour le système confessionel et bourgeois libanais. Au contraire, cette organisation voit le système politique ainsi que tout autre parti politique du systême comme un moyen de protéger ses propres intérêts. Le parti a ainsi cherché à conclure des accords et à coopérer avec le reste des élites libanaises, en dépit de quelques différences politiques, en particulier pendant les périodes de mobilisation sociale accrue.

    Nous pouvons constater cela dans les mobilisations populaires de l’été 2015 autour de la campagne « tu pues », qui s’est radicalisée au cours des semaines pour remettre en question l'ensemble du système politique libanais confessionel et bourgeois. Comme à son habitude, le Hezbollah a vu avec suspicion cette nouvelle tentative de remettre en cause ce système de l’extérieur du parlement et, tout comme il n'avait pas participé aux manifestations du début de 2011 appelant à la fin du régime confessionel, il n’a pas mobilisé ses membres en 2015. En outre, le Hezbollah, bien qu’il ait rhétoriquement soutenu ces manifestations, après les avoir initialement accusées d'être contrôlées par des acteurs étrangers, a ensuite affirmé que la lutte contre les takfiristes et l'Etat sioniste étaient devenues les questions centrales. Hassan Nasrallah a fait valoir que le parti avait adopté une « position neutre à l'égard du mouvement parce que nous ne connaissons pas son leadership, son projet et ses objectifs »23. Le mouvement fondamentaliste islamique libanais a également soutenu, comme un moyen de résoudre la crise, le dialogue appelé par le Président du Parlement Nabih Berri et l'élection de Michel Aoun, chef du Courant Patriotique Libre (CPL), en tant que Président de la République, des propositions qui maintiennent complètement le cadre politique existant du pays. Le Hezbollah, tout comme les autres partis politiques confessionels et bourgeois du 8 et 14 Mars, voulait en fait coopter le mouvement pour son propre bénéfice politique, pour satisfaire ses intérêts spécifiques, et surtout pour mettre un terme aux mobilisations.

    Cette solution « participative » à l’égard de l'État, adoptée par le Hezbollah, reflète à la fois une tentative de modérer les contradictions structurelles du capitalisme libanais24, ainsi que les rivalités qui existent au sein de la bourgeoisie entre les fractions hégémoniques et non-hégémoniques. Les fractions non hégémoniques de la bourgeoisie libanaise, comme le marxiste libanais Mehdi Amel25 l’a noté, reflètent:

    « La conscience des couches non hégémoniques de la bourgeoisie dans leur aspiration légitime à occuper des positions hégémoniques occupées par d'autres fractions, ou d’atteindre leur niveau en s’identifiant si possible à elles dans le domaine politique et économique. Cette couche non hégémonique de la bourgeoisie veut la fin de la fraction hégémonique sans supprimer la domination de la classe bourgeoise »26.

    Cette évolution est également liée aux alliés régionaux du Hezbollah, la Syrie (ou du moins le régime d’Assad) et l'Iran, qui voulaient tous deux une intégration du parti au sein de la scène politique libanaise après la fin de la guerre civile libanaise. Dans le même temps, l'appareil militaire du Hezbollah a été subordonné à ses intérêts politiques, orientés en particulier vers le maintien de la stabilité au Liban. Cela a conduit à une collaboration accrue avec les services de sécurité et l'armée libanaises afin d’empêcher un conflit militaire dans le sud du Liban avec Israël, de collaborer dans la lutte contre les groupes salafistes et djihadistes, et finalement de garantir la sécurité de certaines regions et zones composées de populations chiites. Cela ne signifie pas que la composante militaire du Hezbollah n’a pas joué et ne joue pas un rôle contre les agressions et les menées guerrières d’Israël, mais que l'armement du Hezbollah a été de plus en plus utilisé à d'autres fins, en particulier après la guerre de 2006.

    Idéologie

    Le Hezbollah croit en l'unité de la communauté et la coopération entre les classes. Comme Khomeini avait l’habitude d’affirmer, les travailleurs ne devraient pas exiger plus que ce qui est accordé par la bourgeoisie et la bourgeoisie a l'obligation d'être charitable envers les pauvres. La lutte des classes est considérée négativement parce qu'elle fragmente la communauté (ou la Ummah). L'islamisation de large sections de la population chiite poursuivait cet objectif afin de fragmenter et affaiblir les solidarités entre les différentes communautés confessionelles au Liban, alors que les chiites avant la guerre civile libanaise étaient les plus nombreux dans les partis nationalistes et progressistes, qui étaient à la tête des luttes sociales. Le confessionnalisme a toujours été un outil utilisée par la bourgeoisie au Liban pour empêcher toute mobilisation sociale d’ensemble, et le Hezbollah ne fait pas exception à cela.

    Le piètre bilan du Hezbollah sur le terrain des questions sociales et des mobilisations de travailleurs reflète l’évolution des intérêts de classe défendus par le parti, et son opposition à une autonomisation et à un renforcement politique des classes populaires. La possibilité de mobilisations inter-confessionelle et le développement de mouvements sur des bases de classe représentent une menace potentielle pour tous les partis confessionels et bourgeois de la classe dirigeante au Liban, dont le Hezbollah fait maintenant partie. C’est la raison pour laquelle le Hezbollah n'a jamais mobilisé sa base populaire sur la base de revendications purement socio-économiques dans une perspective inter-confessionelle, bien que soutenant rhétoriquement la CGTL et/ou ses revendications sociales.

    La réticence du Hezbollah à intervenir et à participer aux luttes ouvrières s’est révélée de manière particulièrement frappante au cours des douze dernières années. Depuis 2004, un accroissement significatif des luttes syndicales et ouvrières a été observé, caractérisé notamment par les appels à la grève générale en 2004 et 2008, le débat tumultueux autour de l'initiative du Ministre Charbel Nahas en 2011 et les mobilisations organisées par le Comité de Coordination Syndicale (CCS). Ces luttes ont signalé les contradictons du Hezbollah, affirmant représenter les couches pauvres et marginalisées de la population chiite, tout en étant engagé dans un processus d’intégration au sein de l'élite politique, symbolisé par ses liens croissants avec la bourgeoisie émergente chiite.

    À chaque occasion importante, le Hezbollah a exprimé une préoccupation rhétorique sur des questions telles que la privatisation, les implications d’accords tels que Paris III, et la baisse des salaires réels. Cela alors qu’il resistait et s’opposait fortement à toute tentative de mobiliser sa propre base populaire d'une manière qui soutiendrait réellement des initiatives indépendantes dépassant les clivages confessionels. De manière générale, ces tensions ont été « résolues » par la mise en place de réformes néolibérales, en particulier dans les périodes au cours desquelles le Hezbollah a occupé des postes gouvernementaux.

    La lutte contre la détérioration des conditions d’existence du peuple libanais a toujours été subordonnée à la reconnaissance de la légitimité de la structure armée du Hezbollah, et c’est la raison pour laquelle le Hezbollah a appelé Saad Hariri – à plusieurs reprises – à rechercher des collaborations conjointes et une participation à un gouvernement fondé sur les accords que le parti avait conclus avec son père, Rafiq Hariri. Cela était compris de la manière suivante : le Hezbollah s’occupe de la « résistance » à Israël et Hariri prend en charge les politiques économiques et sociales du pays, chacun n’interférant pas dans les affaires de l'autre27.

    Le Hezbollah, comme nous l'avons vu, en dépit de ses critiques et et de sa rhétorique populiste visant ce qu'il a appelé le « capitalisme sauvage » dans son manifeste de 2009, n'a pas développé d'alternative. Au contraire, il continue de soutenir le capitalisme, le libre marché et les politiques néolibérales. La présence du Hezbollah au sein de tous les gouvernements depuis 2005 a confirmé les politiques antérieures des gouvernements libanais précédents. De cette manière, le Hezbollah est devenu partie intégrante de la bourgeoisie libanaise, où des rivalités existent mais sont surmontés lorsque des révoltes ou mobilisations populaires menacent le système politique établi, confessionel et bourgeois.

    En ce qui concerne les femmes, le Hezbollah promeut une vision conservatrice dans laquelle la domination des hommes sur les femmes est la règle et qui attribue des rôles spécifiques aux femmes dans la société, le premier et le plus important étant le rôle de la « maternité », dans le but d'éduquer les générations futures selon des principes islamiques. Les femmes dans le mouvement islamique libanais ne sont pas présentes dans les structures de prise de décision. En aucun cas les structures patriarcales de la société sont contestées par le parti, tandis que les vêtements et le corps des femmes doivent se conformer à des normes particulières afin, selon leurs explications, de préserver leur honneur et celui de leur famille.

    Le modèle islamique est le seul chemin juste pour les femmes, sous peine d’être considérées comme étrangères à leur propre société, sinon soupçonnées de relayer l'influence de l'impérialisme culturel occidental. Comme le chercheur Adam Hanieh l’a noté, « les structures conservatrices concernant le rôle des femmes font partie intégrante des objectifs contre-révolutionnaires plus larges »28.

    En dépit des critiques et des condamnations du confessionalisme politique, le Hezbollah est un mouvement qui use d’une propagande confessionelle fait la promotion d'une culture confessionelle « chiite » à travers ses institutions et médias. Le Hezbollah a également de plus en plus utilisé un discours chiite religieux parmi ses membres pour légitimer et justifier son intervention militaire en Syrie.

    Hassan Nasrallah, par exemple, a déclaré que le Hezbollah devait intervenir en Syrie, non seulement pour protéger la « résistance », mais aussi pour défendre les villages chiites en envoyant des soldats du Hezbollah à la frontière. Il a également souligné le rôle du Hezbollah dans la protection des symboles religieux chiites comme le mausolée de la petite-fille du prophète Mahomet, le sanctuaire d'al-Sayyida Zaynab à Damas qui « a déjà été ciblé à plusieurs reprises par des groupes terroristes »29.  Nasrallah a ajouté que cela est une question très sensible, compte tenu du fait que certains groupes extrémistes ont annoncé que si ils atteignaient ce sanctuaire, ils le détruiront. Le sanctuaire est situé dans le quartier al-Sayyida Zaynab à Damas30.

    Des rapports signalent aussi que les soldats du Hezbollah portaient des bandeaux autour de leur têtes avec écrit « O Husayn »31 (Blanford 2013b). Dans les célébrations de l'Achoura32 de 2013, des slogans tels que « Hal Min Nâsirîn Yansurunâ? Labbayki ya Zaynab! » (« Y a-t-il quelque’un pour nous défendre ? Nous sommes tous à tes ordres, Zeinab ! »), « Oh Zaynab! Nous sommes tous vos Abbas! »33, et « Nous jurons par Hassan et Hussein, Zaynab ne sera pas capturé deux fois ! »34, ont été scandés pour appeler à la défense du sanctuaire Zaynab qui est protégé par le Hezbollah et d'autres groupes confessionels chiites contre les attaques possibles des groupes armés de l'opposition syrienne à Damas35.

    Il faut également se souvenir que, suite à l'invasion de l'Irak en 2003 menée par l’armée américaine et britannique, le Hezbollah a envoyé des conseillers militaires pour appuyer la formation et les opérations de l'Armée du Mahdi et d'autres groupes islamiques politiques confessionels chiites, sous la direction de la Gardiens de la Révolutions iraniens, connus sous le nom de Pasdaran aussi36. Ces groupes ont été impliqués dans la lutte contre les forces d'occupation occidentales et des groupes confessionels sunnites irakiens, mais ont aussi attaqué des civils sunnites irakiens et ont été impliqués dans la guerre civile confessionelle entre 2005 et 2008 en Irak37.

    Le Hezbollah et les processus révolutionnaires au Moyen-Orient et Afrique du Nord (MOAN)

    Tout d'abord, nous devons nous rappeler que le Hezbollah n'avait pas une position radicale en ce qui concerne la région du MOAN avant le début des soulèvements populaires en 2010-2011. Sheikh Naim Qassem a d’ailleurs écrit dans son livre qu’il s’agirait d’une erreur et cela serait faux de lutter contre les régimes autocratiques et despotiques dans le monde arabe. Au contraire, les mouvements populaires devraient lutter pour la libération de la Palestine afin de libérer les régimes arabes et leur peuple38.

    Quelques mois après la guerre contre la bande de Gaza à la fin de l’année 2008 et au début de l’année 2009, lancée par l'armée israélienne, Nasrallah déclarait que le Hezbollah n’avait « pas de conflit ou un problème avec qui que ce soit, le système politique arabe dans tel ou tel pays arabe, qu'il soit démocratique, dictatorial, royal ou dynastique, religieux ou laïc, légal ou illégal... Indépendamment de la description, nous n’interférons pas dans ce genre d’affaires »39. En outre, le Hezbollah ne « veut de querelles avec aucun régime... Nous ne voulons de conflit avec aucun régime arabe, nous ne voulons de rivalité avec aucun régime arabe, nous ne voulons évidemment pas entrer en conflit avec aucun régime arabe, ni au niveau sécuritaire, politique ou militaire, ni même dans les médias »40.

    Néanmoins, initiallement, au début de l’année 2011, le Hezbollah a déclaré que les soulèvements populaires dans la région faisaient partie du « projet de résistance » et s’opposaient aux États-Unis et à ses alliés dans la région41, tandis que Hassan Nasrallah condamnait les accusations et les explications conspirationistes qui prétendaient que les États-Unis se trouvaient derrière ces révolutions.

    Le discours officiel du Hezbollah et de ses cadres, concernant les soulèvements régionaux, a ensuite radicalement changé. Les processus révolutionnaires étaient maintenant devenus une conspiration fomentée par les puissances étrangères contre le « projet de la résistance », ciblant l'Iran, la Syrie et le Hezbollah. Le discours de Mars 2011 de Hassan Nasrallah était alors complètement inversé. En 2013, le « Lebanese Communication Group » (LCG), (le bras médiatique du Hezbollah) présentait ses excuses officielles au régime du Bahreïn pour sa couverture médiatique du soulèvement populaire dans le pays depuis trois ans42, ce qui a néanmoins changé rapidement par la suite notamment avec la montée des tensions politiques entre, d’un côté, l’Arabie Saoudite et les autres monarchies du Golfe, et, de l’autre, l’Iran et le Hezbollah, sachant que le Hezbollah soutenait complètement et avec des moyens importants le régime d’Assad en Syrie.

    En outre, au début de l’année 2015, Hassan Nasrallah a salué le retour de l'Égypte dans les arènes arabes et régionales, sous la férule de l'ex-chef des forces armées de l'Egypte et l'actuel président Abdul Fattah Al-Sisi, affirmant l'importance de l'Égypte comme acteur essentiel de la stabilité régionale43.

    En ce qui concerne le Yémen, bien que s’opposant à l’intervention militaire dirigée par l'Arabie Saoudite depuis mars 2015 et aux autres interventions étrangères dans le pays, le Hezbollah est impliqué dans le soutien aux mouvements des Houtis, en dépit de l'alliance de ce dernier avec l'ancien dictateur et ennemi Ali Abdallah Saleh, qui avait déclaré en mars 2011 que les soulèvements arabes étaient seulement des révolutions dans le médias dirigés par les États-Unis à partir d'un bureau à Tel-Aviv44. Selon certaines sources, le commandant de l'unité 3800 du Hezbollah Khalil Harb a également été repéré au Yémen en 2012 entrainant des rebelles Houthis et a été accusé de faciliter la circulation de grandes quantités d’argents en leur faveur45.

    Le tournant majeur du Hezbollah, concernant les événements dans la région, fut sans aucun doute le début du soulèvement populaire en Syrie. Le mouvement islamique chiite libanais a été un acteur étranger déterminant, assistant le régime d'Assad aux côtés de la République islamique d’Iran et de la Russie. Le Hezbollah est intervenu militairement aux côtés des forces armées du régime syrien, a apporté un soutien technique et logistique à Damas, et a aidé une partie de la population chiite de la Syrie à développer ses propres milices d'auto-défense46.

    Le Hezbollah a également ouvert des camps d'entraînement dans les zones à l’extérieur de la ville de Baalbek dans la vallée de la Bekaa, près de la frontière syrienne, pour former les jeunes de diverses confessions religieuses, bien que l’essentiel des stagiaires dans ces camps sont chiites, afin de développer des milices d'auto-défense similaires à celles oeuvrant en Syrie47. Les combattants du Hezbollah en Syrie sont estimés entre 7 000 et 9 000, y compris les combattants d'élite, des experts et des réservistes, à des périodes données et en rotation dans et hors du pays, sur des déploiements de trente jours48.

    La prétention du Hezbollah à exprimer sa solidarité avec les opprimés du monde entier est en grande partie basée sur les intérêts politiques propres du Hezbollah, qui sont eux-mêmes étroitement liés à ceux de l'Iran et du régime d’Assad en Syrie. Voilà pourquoi la confrontation militaire entre le Hezbollah et Israël, qui a été au cœur de son identité, a été subordonné aux intérêts politiques du parti et de ses alliés régionaux. L'armement du Hezbollah a été de plus en plus orienté vers des objectifs autres que la lutte militaire contre Israël, selon les contextes et les périodes, y compris des attaques militaires contre d'autres partis politiques à l'intérieur du Liban ou la prévention de tout acteur de résistance autre que le Hezbollah au Sud-Liban.

    La défense de l' « axe de la résistance » et de l'appareil armé du parti a été utilisée par le Hezbollah comme un outil de propagande pour justifier la politique et les actions du parti, le dernier exemple étant son intervention militaire en Syrie sous le prétexte de défendre la « résistance » contre le « projet américano-israélien-Takfiri ».

    Conclusion : des voix alternatives

    Ces éléments nous conduisent à affirmer que le Hezbollah ne construit pas une contre-société ou un projet contre-hégémonique en soi, comme le suggèrent certains issus de courants de gauche et/ou académiques, mais tentent plus ou moins d’islamiser les couches les plus larges de la population chiite, tout en ne présentant pas une menace d’aucune sorte pour le système politique dominant dans sa propre société, ou même à un niveau plus large.

    Le projet du Hezbollah ne constitue pas une alternative fondamentale au système capitaliste et confessionel dominant au Liban et dans la région. Au contraire, il le soutient, comme l’illustre sa défense du système confessionel, des discriminations contre les femmes, mais aussi son absence d’intervention en faveur des travailleurs et des réfugiés palestiniens et syriens.

    En outre, la fourniture de services par ses réseaux d'organisations ne diffère pas des autres communautés politiques et confessionelles au Liban, sauf quant à son ampleur et à son efficacité, en favorisant et en promouvant le soutien ou la gestion privée, confessionelle et patronale des risques sociaux49. Sur le plan régional, il a participé à la répression, aux côtés du régime Assad, du mouvement populaire révolutionnaire en Syrie, tout en agissant en faveur d'une forme de statu quo de l'ordre impérial, dont les représentants souhaitent tous le maintien du régime d’Assad.

    Tout projet véritablement contre-hégémonique au Liban exige une rupture avec le système politique confessionel et bourgeois. Or, comme nous l’avons vu, une telle rupture n’est nullement promue par le Hezbollah, pas davantage qu’une rupture avec le système impérialiste, régional et international.

    Le rôle du Hezbollah dans les différents processus en cours au Liban et dans la région confirme qu'il ne présente pas un défi fondamental pour le cadre de l'économie politique actuelle du Liban. Au contraire, l’organisation a été progressivement intégrée dans ce système comme une fraction politique liée à la bourgeoisie confessionelle. En ce sens, la première étude réalisée par Mehdi Amel sur le comportement de la bourgeoisie islamique dans les années 1980, peut être à bien des égards vu dans l'évolution du Hezbollah concernant le système politique libanais :

    « L'aspiration des fractions de la bourgeoisie islamique à renforcer leurs positions dans la structure du pouvoir, ou plutôt à modifier la place qu'ils occupent au sein du système politique confessionnel, afin de mieux partager l'hégémonie et de ne pas changer le système... Par sa participation, cela conduira à un renforcement et à une consolidation du système politique confessionnel et non à sa transformation ou à sa suppression. Cette solution ne constitue pas une solution, car elle ne peut conduire qu’à une aggravation de la crise du système »50.

    Voilà pourquoi tout mouvement populaire au Liban aspirant à un changement radical doit remettre en question tous les acteurs du régime libanais confessionel et bourgeois, du Hezbollah au Courant du Futur, ainsi que tous les acteurs régionaux, de la Syrie et de la République islamique d’Iran à l'Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie. En même temps, il est absolument nécessaire pour les mouvements progressistes de saisir la relation intime entre la libération des classes populaires de la région et de la Palestine, et de lutter pour rendre visible cette relation.

    La libération de la Palestine et de ses classes populaires est liée de manière étoite à la libération et à l'émancipation des classes populaires dans la région, contre leurs classes dirigeantes et les divers forces impérialistes et sous-impérialistes agissant dans le cadre régional. Une logique similaire peut être aussi adopté concernant la question de la libération du peuple Kurde dans la région. De même, il faut s’opposer à toutes les tentatives venant des régimes autoritaires et des forces réactionnaires religieuses, de diviser les classes populaires en fonction de leur sexe, de leurs dénominations religieuses, de leurs nationalités, etc., Ces opérations de division ne peuvent qu’empêcher leur libération mais aussi l'émancipation des classes populaires palestiniennes et kurdes.

    En termes plus positifs, il faut chercher à construire un grand mouvement liant les questions démocratiques et sociales, s’opposant à toutes les forces impérialistes et sous-impérialistes, tout en favorisant des politiques progressises, une transformation sociale par en bas par la construction de mouvements dans lesquels les individus sont les véritables acteurs de leur émancipation.

    Dans une région qui a vu des soulèvements populaires continus depuis 2011, des changements politiques intenses et rapides, il va sans doute être de plus en plus difficile à la direction du mouvement islamique libanais, notamment auprès de sa base populaire, de continuer à proclamer son soutien aux « opprimés du monde entier », tout en demeurant soumis au néolibéralisme libanais et à l’élite politique du pays.

    Avril 2016.

    http://www.contretemps.eu/hezbollah-force-contre-révolutionnaire