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Documents - Page 10

  • Nouveautés sur Europe Solidaire Sans frontières

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  • Il y a un siècle, l’impérialisme en débats (Anticapitalisme & Révolution)

     

     
    Nous semblons loin du temps des colonies. Non parce que les puissances occidentales justifient par les droits de l’homme leurs expéditions militaires (déjà la colonisation…). Mais les rapports de force à travers le monde semblent chamboulés avec le déclin de la France et autres pays d’Europe, la montée des « émergents », la « mondialisation ».
     
    Et une guerre entre pays développés, ce spectre qui hantait le début du 19ème siècle, semble aujourd’hui inconcevable. Le concept marxiste d’« impérialisme » forgé alors est-il donc obsolète ? Nous empêche-t-il de penser le monde tel qu’il est ? Nous tentons dans ce dossier, d’un côté, de retrouver le fond des analyses de l’impérialisme au début du 20ème siècle et, d’un autre, d’ausculter quelques grandes lignes d’évolution structurantes de notre époque : l’hégémonie américaine, la puissance nouvelle de la Chine, la mort prétendue de la Françafrique... Car pour agir, il faut comprendre dans quel ordre (et désordre) mondial nous vivons.
     
    « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme »
     
    Quel drôle de titre que celui de l’ouvrage de Lénine en 1916 ! Un accent prophétique, voire apocalyptique. Mais nous étions alors justement en pleine apocalypse : en pleine guerre mondiale. Or ce titre se veut une synthèse de toutes les analyses non seulement de Lénine, mais de tout le courant marxiste révolutionnaire d’avant 1914, dont Rosa Luxemburg, dont le « pape du marxisme » d’alors, Karl Kautsky, sur lequel pourtant Lénine tape dur.

     
    Ces marxistes, dès 1900, avaient tenté de saisir la nouveauté de leur époque (exemple à suivre). Pour eux, le partage du monde en colonies et la marche à la guerre n’étaient pas le résultat d’une politique fortuite, ou de l’aventurisme de quelques secteurs des classes dominantes, mais une forme inévitable du capitalisme moderne. « Stade suprême » du capitalisme, l’impérialisme était même la « phase terminale » d’un système « en putréfaction », désormais profondément parasitaire. Non qu’il allait s’effondrer tout seul. Mais ce nouvel impérialisme, qui entraînait le monde vers une guerre terrifiante, ne faisait décidément plus progresser la société. Il était donc « mûr pour être remplacé par un système qui ferait bien mieux : le socialisme ». Dixit Karl Kautsky, dans sa brochure de 1907 « Socialisme et politique coloniale ».
     
    A partir de la fin du 19ème siècle, la libre concurrence capitaliste accouche via l’élimination des entreprises les plus faibles d’oligopoles, des trusts industriels d’un côté et des trusts bancaires de l’autre, qui tendent à fusionner sous la domination du capital financier. S’enchaîne alors l’étape suivante : une interpénétration inédite entre ce capital financier et l’État. Au fond, chacun a profondément besoin de l’autre. Les trusts ont besoin du soutien de l’État et l’État moderne doit s’appuyer sur les forces du capital. Et ça tombe bien : celui-ci est désormais assez riche et puissant pour dominer le personnel politique.
     
    Ce capitalisme peut avoir un certain dynamisme, mais il souffre de « disproportions » permanentes (Kautsky toujours…) : le retard, par rapport à l’industrie, de l’agriculture (ce qui provoque une crise de pénurie des matières premières et des biens alimentaires) et de la consommation (qui provoque une crise de surproduction et de sous-consommation, car le capital, exploitant ses travailleurs, ne peut les payer assez pour développer ses marchés de consommation, sauf à menacer le taux de profit). Ces limites internes au développement du capitalisme conduisent les capitalistes à repousser leurs limites géographiques en cherchant dans les pays agraires matières premières et débouchés commerciaux.
     
    Les exportations britanniques passent de 13 milliards de francs en 1870 à 35 en 1913, les allemandes de 5 à 25 (les françaises sont alors à 15 milliards). Selon Daniel Cohen[1], les exportations de marchandises sont passées de 5,1 % du PIB mondial en 1850 à 9,8 % en 1888, 11,9 % en 1913. Elles s’effondreront avec la guerre et ne retrouveront leur niveau de 1913... qu’en 1973.
     
     
    L’exportation des capitaux, tendance majeure du nouvel impérialisme
     
    Mais le capitalisme des pays développés cherche surtout à exporter des capitaux, car il a une difficulté croissante à trouver des placements rentables dans ses bastions déjà industrialisés. Ainsi selon Suzanne Berger[2], à la veille de 1914, « entre le tiers et le quart de la richesse nationale globale [française], en dehors de la terre et de l’argent destiné à la consommation, était placé à l’étranger (…) Les investissements à l’étranger représentaient en 1907 près de 40 % de la richesse nationale des Britanniques. » Des chiffres considérables ! Avec une nuance importante : Grande-Bretagne et France exportent davantage leurs capitaux que l’Allemagne et les États-Unis, parce qu’elles disposent de grands empires, peut-être, mais surtout parce qu’elles sont moins dynamiques sur leur propre sol.
     
    Or Luxemburg et Kautsky insistent sur les conséquences profondément réactionnaires, dramatiques autant économiquement que politiquement, de cette expansion capitaliste d’alors. Elle accélère la course aux colonies (déjà en elle-même une insulte à la dignité des peuples) car le capital, quand il exporte non seulement ses produits, mais lui-même, par des investissements fixes, des infrastructures ou des prêts à des États étrangers, a d’autant plus besoin de la protection de son État national. Les capitalistes ont peur que leurs investissements n’aient pas une rentabilité garantie, soient récupérés par les classes dominantes des pays d’accueil (qui pourraient même imiter les Japonais, à leur tour s’industrialiser et devenir de nouveaux concurrents), ou pire encore par des puissances capitalistes rivales. D’où leur aspiration à la mise sous tutelle directe ou indirecte par leur État. Sont ainsi découpés en tranches des continents entiers, non seulement l’Afrique directement colonisée, mais aussi de grands empires en déclin, la Turquie, la Chine.
     
    Mais l’exportation des capitaux (à la force des armes) ne pouvait-elle permettre aux « peuples arriérés » de moderniser leurs économies et s’arracher à leur soi-disant « sauvagerie » ? Luxemburg dans L’Accumulation du capital (1912), Kautsky dans de multiples textes, exterminent impitoyablement ces préjugés et espoirs (hypocrites) qui courent jusque dans le mouvement ouvrier, dans des pages terribles sur ce qu’on appellerait aujourd’hui le « développement du sous-développement » sous l’impulsion du capital étranger.
     
    La « dette du tiers-monde », déjà…
     
    C’est que ces exportations de capitaux ont des caractéristiques assez particulières. Ainsi la France envoyait finalement peu de ses capitaux dans ses colonies : en 1914, 4 milliards de francs sur 45 investis à l’étranger, contre 25 % en Russie ! Et pour faire quoi ? Des investissements « directs » finançaient des capacités de production mais, en l’occurrence, surtout l’extraction de matières premières et des infrastructures de transport. Ces investissements sont fort utiles pour piller les richesses d’un peuple, mais n’élèvent pas la productivité générale du travail local et n’enclenchent pas une dynamique d’industrialisation et de modernisation (même pas des relations sociales, au contraire, vu l’usage d’une main-d’œuvre indigène quasi servile).
     
    Plus importants étaient les investissements « de portefeuille », comme des prêts de consortiums bancaires occidentaux à des gouvernements de pays pauvres. Des Etats empruntaient pour moderniser leurs infrastructures et s’armer. Ils exploitaient durement leur population pour rembourser, et le chemin de fer servait moins à donner accès au marché mondial à la paysannerie qu’à la faire exproprier, à développer des cultures d’exportation, ruiner les producteurs locaux submergés par les marchandises des pays industrialisés (et les prêteurs). Le défaut de paiement d’un État faible ouvrait la voie à la colonisation. C’est ainsi qu’en 1881, le défaut du bey de Tunis servit de prétexte à une démonstration de force française et au Traité du Bardo qui transforma le pays en protectorat français.
     
    Si l’État endetté était trop puissant pour se laisser dévorer, la dette publique lui servait de toute façon à renforcer l’oppression de son peuple et en même temps garantissait une poule aux œufs d’or pour les créanciers étrangers. C’est ainsi que le tsar se gava d’emprunts contractés à la Bourse de Paris. Les grandes banques françaises placèrent ces emprunts auprès de centaines de milliers de bourgeois et de petit-bourgeois. Chaque mois, le rentier français « tondait les coupons » en allant percevoir à la banque ses dividendes, sueur et sang des moujiks. En favorisant cette perfusion financière, les dirigeants politiques français s’acoquinaient avec les banquiers français et achetaient l’alliance militaire russe.
     
    Pour les marxistes, la compréhension de ces phénomènes leur permit de saisir clairement qu’il ne pouvait pas y avoir de « colonisation progressiste », alors même que le mouvement socialiste était très divisé sur cette question, entre une aile droite carrément « social-impérialiste » et une mouvance platement humaniste (comme Jaurès, qui dénonçait les crimes coloniaux mais en appelait parfois à une colonisation juste). Ces déchirures se traduisirent par les ruptures que l’on sait quand éclata la Première Guerre mondiale.
     
    1914 : une guerre impérialiste
     
    En 1914, selon Lénine, « le partage du monde est terminé ». C’était une exagération : de gros gâteaux aiguisaient encore les rivalités. Mais les disparités technologiques et militaires étaient telles que les colonisateurs n’avaient eu guère de mal à se tailler des empires en quelques décennies... tant qu’ils ne se heurtaient pas les uns aux autres. Le partage en colonies et en « sphères d’influence » s’était fait sur des rapports de forces politiques et économiques. Or ces forces avaient changé : la France et la Grande-Bretagne, désormais en relatif déclin économique, s’étaient taillées la part du lion par rapport à des challengers devenus plus puissants (les États-Unis) ou plus dynamiques (l’Allemagne, le Japon).
     
     
     
    Comment envisager alors un nouveau repartage, sinon par la force armée ? Le spectre de la guerre généralisée hantait donc tous les peuples d’Europe. Quand elle éclata, le mouvement socialiste aussi. Une aile révolutionnaire déclara la guerre à la guerre impérialiste, la plupart des directions socialistes se rallièrent à l’union sacrée au nom de la « défense nationale ».
     
    La guerre était-elle « absolument » impérialiste ? Il est de bon ton depuis quelques années de nuancer la nuance de la nuance et de déplorer comme véritable « raison » de la guerre un enchaînement malheureux de malentendus et d’aveuglements[3].
     
    Mais les dirigeants marxistes de l’époque ne prétendirent jamais que la guerre avait été simplement commanditée par les financiers et les marchands de canons, ni perpétrée pour le seul repartage des colonies africaines. Pour faire une théorie utile de leur époque, il fallait bien saisir les évolutions essentielles, radicalement nouvelles et terriblement dangereuses, de leur époque, sans se jouer de mots ni garder des habitudes de pensée héritées de l’époque précédente. En analysant la guerre comme « impérialiste » (de pillage, de partage du monde au profit des capitalistes), ils pensaient ce qu’avait proclamé la résolution de Bâle de 1912, qui avait fait l’unanimité du congrès de l’Internationale socialiste : « la guerre à venir sera faite pour les profits des capitalistes et l’orgueil des dynasties ».
     
    Les cliques aristocratiques en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Russie, avaient leurs propres motivations (précipiter leur peuple dans la guerre pour consolider le trône). Ce qui n’empêcha pas la République française de pousser à la roue elle aussi ! Or, la symbiose grandissante de l’État et du capital financier joua à plein : des secteurs importants du capitalisme exigeaient le soutien militaire de leurs États pour étendre leurs sphères d’intérêt, réciproquement les sommets des États exigeaient le soutien des milieux financiers pour mener leur diplomatie agressive. Ils s’étaient liés les uns aux autres pour le pire et le pire. Les enjeux dépassaient les colonies, africaines par exemple, pas si rentables d’ailleurs : aux portes des grandes puissances, toute l’Europe centrale et l’empire ottoman étaient en décomposition. Qui allait s’y tailler des sphères d’influence telles qu’il prendrait un ascendant décisif sur ses rivaux ?
     
    Surtout, la guerre devint mondiale et totale. Plus elle durait et coûtait, plus les enjeux grimpaient pour les gouvernements. Ruinés financièrement, l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne comptaient bien, pour se relever, se payer sur la bête, dévorer les restes de l’empire turc, extorquer des réparations aux vaincus, et payer les sacrifices de leurs populations par du poison nationaliste plutôt que par des réformes sociales. L’impérialisme fit la guerre, la guerre le lui a bien rendu. Ses conséquences (et les buts de guerre des puissances) seraient fatalement bien plus impérialistes encore que ses causes.
     
    La querelle de l’« ultra-impérialisme »
     
    Il était donc impensable qu’il puisse y avoir une « bonne issue » à la guerre, une paix « sans vainqueurs ni vaincus », une paix durable entre les puissances. C’est pourtant l’idée que caressait avec de plus en plus d’insistance Karl Kautsky et bien d’autres au sein des courants de la social-démocratie qui se redécouvraient pacifistes et se désolidarisaient de leurs camarades, partisans de la « guerre jusqu’à la victoire ». Kautsky formula ainsi son idée dans L’impérialisme et la Guerre, en septembre 1914 : « L’impérialisme est-il la forme finale de la politique capitaliste mondiale ? (…) La classe capitaliste ne se suicidera pas. L’effort pour conquérir des régions agraires et réduire en esclavage leur population est trop vital pour le capitalisme pour rendre possible une opposition sérieuse de quelque groupe capitaliste que ce soit. » Mais : « Il y a un autre aspect dans l’impérialisme. L’effort de la colonisation a amené des conflits profonds entre les groupes capitalistes et a amené la guerre mondiale depuis longtemps prophétisée. Cette phase de l’impérialisme est-elle nécessaire pour la continuation du capitalisme ? (…) D’un point de vue purement économique, il n’est pas impossible que le capitalisme soit sur le point d’entrer dans une nouvelle phase, marquée par le transfert des méthodes de cartels à la politique internationale, une sorte d’ultra-impérialisme. »
     
    Kautsky ne parlait pas (pour l’instant en tout cas) d’une nouvelle phase de l’histoire du capitalisme qui eût été « non impérialiste », mais d’une nouvelle phase (pacifique, mais tout de même exploiteuse du reste du monde) de l’impérialisme lui-même. Sur la base de cette hypothèse, il rejeta toute politique révolutionnaire contre la guerre, pour lui aventuriste, pour proposer un programme de paix « démocratique » qui puisse rallier des secteurs de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie. D’où la colère de Lénine contre le « renégat » : « cet ultra-impérialisme est une ultra niaiserie » et une « mystification petite bourgeoise » !
     
    L’ultra-impérialisme américain
     
    Les traités « de paix » (allemand de Brest-Litovsk puis allié de Versailles) lui donnèrent raison. Il y avait pourtant une exception, apparente mais de taille : à la Maison Blanche. Le président Wilson présenta un programme de paix en « quatorze points » : ni annexions ni réparations, droit des nations à disposer d’elles-mêmes, Société des Nations, liberté des mers et du commerce... Le plus grand impérialisme ne proposait-il pas ainsi un ordre mondial « ultra-impérialiste » ? Une entente entre les puissances, non pour cesser de piller les pays pauvres, mais pour renoncer aux empires économiques exclusifs et à la guerre ?
     
    Cet « idéalisme wilsonien » était en fait un réalisme politique propre à l’impérialisme américain, tellement fort économiquement, et inexpugnable dans son île-continent, qu’il avait intérêt à promouvoir l’idée d’un autre type « d’empire », sans colonies et libre-échangiste (mais pas sans respect des dettes, car il ne renonça pas aux milliards de dollars de créances sur ses « alliés »). Comme le notera plus tard avec humour Léon Trotski, « l’impérialisme américain a toujours un peuple à libérer. C’est sa profession. »[4] Les gouvernements américains échouèrent cependant à imposer ce nouvel ordre mondial. Il arriva au contraire ce qu’on sait : la Dépression de 1929, la dislocation des relations économiques internationales, puis la Deuxième Guerre mondiale.
     
    Après 1945 : un monde nouveau
     
    Pourtant, un certain trouble s’éveille en nous : l’« ultra niaiserie » ne se serait-elle pas finalement réalisée après 1945 ? Ne serait-ce pas l’ordre impérialiste dans lequel nous vivons encore aujourd’hui ? Les rivalités économiques entre les divers pays capitalistes n’ont certes pas disparu, et suscitent souvent tensions et coups tordus. Mais la guerre, ce n’est plus entre les pays développés, c’est pour les pauvres depuis longtemps et, semble-t-il, pour longtemps.
     
    Mais alors, pourquoi une hypothèse absurde en 1918 avait-elle pris corps en 1945 ? L’argumentation de Lénine contre Kautsky pourrait paradoxalement nous mettre sur la piste. Ainsi, dans la préface à la brochure de Boukharine L’Economie mondiale et l’impérialisme, en décembre 1915, il écrit :
     
    « Il n’y a pas trace de marxisme dans ce désir de tourner le dos à la réalité de l’impérialisme et de s’évader en rêve vers un «ultra-impérialisme» dont on ignore s’il est réalisable ou non (…) Peut-on cependant contester qu’il soit possible de «concevoir» abstraitement une phase nouvelle du capitalisme après l’impérialisme, à savoir l’ultra impérialisme ? Non (…) Seulement dans la pratique, cela signifie devenir un opportuniste, qui nie les tâches aiguës de l’actualité au nom de rêveries sur des tâches futures sans acuité (…) Il ne fait pas de doute que le développement va dans le sens d’un seul et unique trust mondial (…) Mais ce développement s’opère dans des circonstances, sur un rythme, avec des contradictions, des conflits et des bouleversements tels (et non seulement économiques, tant s’en faut, mais aussi politiques, nationaux, etc.) que, sans aucun doute, avant qu’on n’en arrive à un tel trust mondial (…), l’impérialisme devra inévitablement sauter et le capitalisme se transformera en son contraire. »
     
    L’hypothèse de Kautsky supposait des « bouleversements » extraordinaires. Qui eurent lieu. Car pour le coup il y eut bien une « époque de guerres et de révolutions », qui nulle part ne déboucha sur le socialisme (sinon des grimaces de socialisme, staliniennes ou social-démocrates). En 1945, les impérialismes japonais et allemand étaient écrasés, la France et la Grande-Bretagne plus ruinées qu’en 1918. Face aux révolutions coloniales, au « péril rouge » et au bloc soviétique, les puissances impérialistes n’avaient pas d’autre choix que de serrer les rangs et d’accepter l’hégémonie américaine, qui instaura ce que le trotskyste argentin Claudio Katz appelle un « ordre impérialiste collectif »[5], conflictuel mais coopératif, par les accords financiers et monétaires de Bretton Woods, le plan Marshall, son parapluie militaire, la protection des flux financiers par leurs marchés et le dollar, énergétiques par leur force armée.
     
    Ensuite s’engagea ou se confirma une mutation économique profonde. Pour les marxistes, ce sont les limites internes du capitalisme dans ses bases nationales développées qui avaient engendré les conflits inter-impérialistes. Marx n’en avait pas moins noté à propos du développement du capitalisme : « potentiellement illimité ». Mais à travers tant de crises et de souffrances...
     
    L’essor de la mécanisation et de la taylorisation, l’industrialisation de l’agriculture, le développement d’une consommation de masse, le nouveau rôle de l’État au sein de l’économie capitaliste, toutes ces mutations qui ont émergé à travers la crise de 1929 puis la « guerre totale » ont donné un nouveau souffle au capitalisme pendant quelques décennies. Le capitalisme des Trente Glorieuses a été beaucoup moins internationalisé que dans la période précédente, plus centré sur les pays déjà développés.
     
    Le pillage des richesses du « tiers-monde » n’avait pas cessé pour autant. Il fallait garantir des rentes néocoloniales, payer à bas prix les matières premières (ce n’est d’ailleurs qu’après la Deuxième Guerre mondiale que les pays développés commencèrent à importer vraiment leur énergie !). Toute cette période, faite de paix inter-impérialiste, de guerre froide et de guerres chaudes contre des pays pauvres, fut marquée par la fine pensée que l’on prête au secrétaire d’État américain Kissinger, dans les années 1970 : « les Américains ont compris qu’il est plus funny de botter le cul des Arabes de temps en temps que de faire des économies d’essence. » Après 1945, l’impérialisme américain eut toujours un peuple à bombarder… Ce fut en quelque sorte sa profession.
     
    « Ultra » pour les Vietnamiens, les Algériens, les Africains, les Irakiens, les Chiliens... les impérialismes le furent dans le sens le plus banal du terme après 1945.
     
    Yann Cézard
    dans la revue L'Anticapitaliste n° 273 (février 2016)
     
     
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    [1] La Mondialisation et ses ennemis, Grasset, 2004.
    [2] Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié, Seuil/La République des idées, 2003.
    [3] Les Somnambules (2014) de Christopher Clark sont un modèle (par ailleurs passionnant) du genre.
    [4] Europe et Amérique, 1924.
    [5] Dans un livre très intéressant, Sous l’Empire du capital (l’impérialisme aujourd’hui), M Editeur, Québec, 2014.
     
  • Réflexions sur le nationalisme arabe, la gauche et l’islam(Orient 21)

    Itinéraire de Joseph Samaha

    Dans le Liban des années 1990 et 2000, Joseph Samaha était une figure intellectuelle influente. À l’occasion du neuvième anniversaire de son décès, As-Safir vient de publier un entretien avec Nicolas Dot-Pouillard, effectué en 2006, dont voici la traduction. Si le contexte politique a changé depuis cette époque, il n’est pas inutile de relire les propos d’un intellectuel de gauche libanais préoccupé par la « question nationale » et attentif au devenir de l’islam politique.

    Joseph Samaha est décédé d’une crise cardiaque le 25 février 2007 à Londres. Intellectuel de gauche, ancien militant de l’Organisation d’action communiste au Liban (OACL), se réclamant également de l’héritage du président égyptien Gamal Abdel Nasser, il dialoguait avec l’islam politique. Dans le Liban des années 1990 et 2000, Joseph Samaha était une figure intellectuelle influente, et sa plume était connue dans l’ensemble du monde arabe. Ancien rédacteur en chef du quotidien As-Safir, il fondait, à l’été 2006, en pleine guerre israélienne contre le Liban, le journal Al-Akhbar.

    Le quotidien As-Safir vient de publier un entretien que nous avions eu avec lui le 17 février 2006. Le contexte politique a changé depuis l’époque de cet interview : la guerre israélienne sur le Liban est passée par là, Joseph Samaha n’avait pas encore fondé le quotidien Al-Akhbar. Bien plus, ses propos résonnent étrangement, si ce n’est avec un certain décalage : les soulèvements arabes de 2011 étaient à venir, la crise syrienne n’avait pas encore séparé les Frères musulmans et le Hezbollah — auxquels Joseph Samaha fait souvent référence. La confessionnalisation du politique n’avait pas atteint le degré actuel. Mais il n’est pas inutile d’offrir aux lecteurs la parole d’un intellectuel de gauche libanais d’abord préoccupé par la «  question nationale  » et la «  question sociale  », et attentif, à l’époque, au devenir d’un islam politique qu’il perçoit comme tout à la fois pluriel et hégémonique.

    Nicolas Dot-Pouillard.

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    1967-1995, parcours politique

    J’ai d’abord été très influencé par le courant nassérien, mais j’ai eu comme un passage à vide entre 1968 et 1969, en raison de la défaite arabe de juin 1967 face à Israël. Nous avons tous été sous le choc  ; c’est une période que je préfère oublier. J’étais jeune, dans la vingtaine. À partir de 1969, j’étais surtout en relation avec un courant de pensée qui n’a malheureusement pas eu beaucoup d’influence dans la gauche arabe, qui était représenté par deux penseurs syriens, Yassin Hafez et Elias Morqos1. Ces deux penseurs ont essayé d’élaborer une lecture marxiste de Nasser, ou une lecture marxisante du nationalisme arabe. Cela s’inscrivait dans un débat plus large, avec trois autres grands courants, à l’époque. Premièrement, le courant des partis communistes traditionnels dans le monde arabe, les prosoviétiques. Deuxièmement, avec les courants nationalistes arabes du parti Baas. Troisièmement, avec les mouvements d’extrême gauche, ce que l’on nommait les «  nouvelles gauches  », particulièrement celles qui s’appuyaient sur la résistance palestinienne, avec toutes les transformations du Mouvement des nationalistes arabes (MNA)2, la naissance du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) et du Front démocratique (FDLP) en 1967 et 1969, mais aussi celle de l’Organisation d’action communiste au Liban (OACL).

    Ce sont Yassin Hafez et Elias Morqos qui m’ont le plus influencé. Il y avait de petits groupuscules autour d’eux, au Liban, en Irak, en Syrie, avec un courant politique qui n’a malheureusement pas réussi à s’élargir : le Parti révolutionnaire arabe des travailleurs. J’étais dans cette mouvance jusqu’en 1972. Nous étions jeunes, le Liban était en pleine ébullition, il y avait le mouvement ouvrier, le mouvement des paysans, le mouvement étudiant, les universités bougeaient beaucoup.

    Puis, en 1972, je suis devenu membre de l’OACL qui était à la lisière des nouvelles gauches radicales et du nationalisme arabe. J’ai intégré la direction de cette organisation jusqu’en 1980, comme membre de son bureau politique. Mais j’avais une position critique sur la stratégie, la tactique, la manière de diriger. J’ai plusieurs fois été menacé d’exclusion par la direction. Et en 1980, j’ai été effectivement expulsé de l’OACL, notamment après une série d’articles critiquant non seulement l’organisation, mais aussi Walid Joumblatt3 et la stratégie générale du mouvement national libanais. Je me sentais toujours de gauche, mais j’essayais d’élaborer une certaine critique de la pratique de la gauche libanaise. À un certain moment, Walid Joumblatt a suggéré qu’on écrive un programme pour un nouveau Parti socialiste qui ne soit pas le Parti socialiste progressiste (PSP), un parti plus large, mais cela a échoué.

    Mes désaccords politiques avec les uns et les autres n’ont jamais affecté mes relations personnelles : j’ai continué à travailler avec Fawaz Traboulsi4, j’ai toujours discuté avec Walid Joumblatt.

    Puis il y a eu l’invasion israélienne de 1982. Je suis resté deux ans après 1982 à Beyrouth, ensuite j’ai quitté pour un temps le Liban pour la France. Cela a été une expérience profonde, sur le plan intellectuel et politique : j’ai lancé, avec d’autres, un hebdomadaire qui était en un sens proche de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Nous l’avions nommé «  le Septième jour  » (al-Yom al-sabi’)5. Cette période du milieu des années 1980 était difficile, il y avait l’occupation israélienne du Sud-Liban, mais aussi la guerre des camps entre les Palestiniens et le mouvement chiite Amal. De fait, notre journal était assez critique envers la politique syrienne au Liban, et pour cette raison, je ne pouvais pas revenir à Beyrouth.

    Je suis donc resté onze ans à Paris jusqu’à mon retour au Liban en1995. Si j’ai pu le faire, c’est que les Syriens n’avaient plus de veto sur ma personne. Il y avait un contexte nouveau : les accords d’Oslo. J’étais très critique envers les accords, cela a aidé. J’ai écrit plusieurs pamphlets : sur le conflit israélo-arabe, sur le «  système Rafiq Hariri  »6 et la reconstruction «  post-Taëf  »7, envers lesquels j’ai toujours été critique.

    L’islam politique et le sens de l’histoire

    Je ne suis plus membre d’un parti politique : la position que j’ai choisie est celle d’un homme de gauche indépendant qui essaie, par le biais du journalisme, de l’éditorial, de la prise de position publique, d’élaborer des idées et des pistes qui à mon avis sont de gauche, mais très liées à la question nationale dans le sens où il ne suffit pas de se dire de gauche, où la gauche doit considérer que ce qui prime dans cette région, c’est l’ingérence étrangère et le devoir de s’y opposer. Et donc, plus la gauche quitte ce champ de bataille, plus elle abandonne la question nationale, plus d’autres, notamment les islamistes, viennent occuper ce terrain et gagner en influence.

    Prenons deux organisations islamistes qui sont devenues, au fur et à mesure des années, emblématiques non seulement de l’islam politique, mais aussi de la résistance à Israël. En tant qu’homme de gauche attaché à la question nationale, je pense qu’ils vont, politiquement, dans le bon sens. Le Hezbollah plus que le Hamas  ; mais le Hezbollah et le Hamas quand même. Nous pouvons ne pas être d’accord avec leur idéologie religieuse, désapprouver certains aspects de leur stratégie, de leur tactique, et même les slogans qu’ils portent. Mais si on regarde honnêtement la situation, si on fait un véritable état des lieux dans le monde arabe, on voit que les Arabes ont une grande attente d’un courant national, ou patriotique. Et après la défaite du courant nationaliste arabe, nous sommes nombreux à avoir cru, à un certain moment, que la gauche pouvait remplir ce vide. Mais elle ne l’a pas fait. Ce sont graduellement les islamistes qui ont rempli ce vide, avec toutes les transformations qu’ils ont connues, notamment dans les années 1990, et ce dans une conjoncture complètement transformée : fin de l’Union soviétique, fin de la guerre d’Afghanistan, politique américaine conquérante.

    Les islamistes ont parfois hérité des anciens cadres qui venaient du mouvement de gauche et du mouvement nationaliste arabe  ; je pense par exemple à Mounir Chafiq8, un intellectuel palestinien de la gauche du Fatah passé à l’islam politique, et je me demande : est- ce qu’il fait de l’entrisme ou est-ce qu’il est réellement convaincu de ce que qu’il dit  ? Mais qu’importe, il a réussi, avec d’autres, à assurer la continuation d’un certain discours national, en Palestine, avec tous les changements qu’a connus le Hamas, au cours des années 1990, et au Liban avec le Hezbollah.

    Il me semble que c’est ce courant islamiste qui a repris le discours de la libération nationale, le seul qui puisse véritablement faire bouger les masses arabes. Pour le moment, aucun autre courant n’a réussi à le faire, ni la gauche, ni les démocrates, ni les libéraux, malheureusement. Les islamistes, au Liban et en Palestine, ont enfin bénéficié d’un certain cadre démocratique, pluraliste, en négociant avec d’autres courants politiques  ; je pense que cela leur a profité, et a participé aussi de leurs évolutions respectives. La démocratie doit profiter à ces courants. Chaque fois que l’occasion s’est présentée, de Nasser à un autocrate comme Saddam Hussein, les Arabes ont dit ce qu’ils voulaient vraiment : une politique qui réponde aux menaces qu’ils sentent, à cette hégémonie américaine et à cette politique de plus en plus expansionniste. En Palestine par exemple.

    Nationalisme arabe, gauche et islam politique

    J’ai eu des sentiments ambivalents en janvier 2006, lorsque le Hamas a gagné les élections législatives en Palestine. J’ai ressenti une certaine peur, mais au fond, j’étais satisfait que le Hamas ait gagné. Car il suffit de regarder ce que Mahmoud Abbas et la direction du Fatah ont fait du mouvement, du Fatah, de l’Autorité nationale palestinienne (ANP) : historiquement, c’est une catastrophe. Or, du simple point de vue de la question nationale, le Hamas a réussi à battre le Fatah et à porter un message nationaliste contre les renoncements de l’Autorité.

    Au Liban, le cadre est différent : le discours de la gauche a été complètement éliminé par l’hégémonie du Hezbollah. Mais le Hezbollah a su lui aussi s’ouvrir et intégrer des idées qui venaient d’autres courants. C’est sa grande force. Je connais bien le Hezbollah, je connais bien ses cadres et ses dirigeants. Chaque fois que je discute avec eux, j’ai l’impression que ce sont de vrais nationalistes. Et paradoxalement, si je compare avec le passé, je me dis aussi parfois que la matière première de ce mouvement, de ses cadres, de sa direction, aurait pu être, à une autre époque, celle d’un grand mouvement patriotique et progressiste.

    Il faut enfin comprendre les césures au sein du mouvement islamique. Les Frères musulmans au Koweït n’ont rien à voir avec les Frères musulmans en Irak, en Égypte, au Soudan ou en Algérie. Il n’y a pas un seul islam politique. Mais l’islam politique qui m’intéresse, c’est celui qui porte le message nationaliste autrefois porté par les nationalistes arabes et la gauche. Au fond, c’est le nationalisme arabe qui s’exprime par le biais de l’islam, idéologie désormais dominante, hégémonique. Il faut voir les contradictions : peut être qu’il y a un discours assez rétrograde, qui peut être considéré comme réactionnaire, mais le fond est progressiste et va dans une direction que je ne peux pas désapprouver.

    Ceci dit, je n’aime pas les compromis idéologiques. Il faut bien comprendre ce que je dis : je considère que certains courants politiques islamistes portent le discours de libération nationale. Mais je ne crois pas non plus qu’on puisse fabriquer, comme cela, un mélange entre le nationalisme arabe, la gauche et l’islam politique. Je n’aime pas ces compromis idéologiques. Je peux être, moi, nationaliste arabe et de gauche, et parler d’un parti politique comme le Hamas : je dis dans ce cas ce que je retiens de positif et de négatif dans leur expérience. Mais pas jusqu’à prôner un mélange idéologique qui peut aussi donner n’importe quoi. Ma préoccupation est double : arabe et anti-impérialiste. Dans ce cadre, j’ai toujours un peu peur du référent purement islamique, qui ne mène à rien. La solidarité islamique, je n’y crois pas.

    Prenons la période de Nasser, par exemple : le critère d’alliance était anti-impérialiste, pas culturel ou religieux. On était avec l’Inde contre le Pakistan, avec la Grèce contre la Turquie. Tout simplement parce que la Turquie et le Pakistan étaient clairement dans le camp impérialiste. L’approche qui consiste à dire : «  nous, les Arabes, quels sont nos intérêts nationaux  ?  » est différente de : «  nous, les musulmans…  ». De nombreux pays arabes ont été alliés de l’Union soviétique en tant qu’Arabes, même si l’URSS représentait un modèle de société éloigné de nos aspirations. Mais, de fait, c’était l’allié des Arabes, dans un certain rapport de force mondial et international. Je ne comprend pas ces Arabes qui sont allés en Afghanistan se battre contre les Soviétiques : ils n’avaient rien à faire là-bas. Le cheikh Abdallah Al-Azzam9 était à deux pas d’Israël, et il est parti se battre au Pakistan et en Afghanistan. Une chose est de dire : «  je défends les partis islamistes qui portent la cause nationale arabe  », une autre est d’affirmer : «  je soutiens les partis islamistes parce qu’ils sont musulmans.  »

    Je vois donc les choses de manière très pragmatique et réaliste. Dans la conjoncture actuelle, nous sommes dans une phase historique ou l’islam domine et va dominer la vie politique et culturelle. C’est un fait, et cela va durer des années et des années. L’islam politique est encore dans sa phase montante. Nous n’en sommes peut-être qu’au début. Yassin Hafez disait : «  vous ne pourrez jamais faire l’économie de l’islam, les Arabes ne pourront jamais faire l’économie de l’islam.  » Il avait raison.

    La crise intellectuelle du monde arabe

    Je ne crois pas à une révolution intellectuelle profonde dans l’islam, tout simplement parce que je crois pas à une révolution intellectuelle profonde, actuellement, dans le monde arabe. La crise intellectuelle frappe tout le monde. Du point de vue intellectuel, je suis pessimiste. Tout est allé déclinant. Cela vaut pour l’islam politique : je pense sincèrement que Djamal Al-Din Al-Afghani était bien meilleur que Mohammed Abdouh10, que Mohammed Abdouh était bien meilleur que Rachid Rida et que Hassan Al-Banna11, qui étaient meilleurs que Sayyid Qutb. À la fin, nous arrivons à Ayman Al-Zawahiri et à Abou Moussab Al-Zarkaoui12  ! La crise que vit l’islam est la crise de la pensée à un niveau plus général. Elle n’est pas réservée aux islamistes et elle est structurelle. Par exemple, les libéraux arabes n’ont rien à faire avec les libéraux égyptiens d’hier : pour le courant libéral, on descend historiquement de Taha Hussein à Ayman Nour13, chez les islamistes, de Al-Afghani à Al-Zawahiri. Cela vaut aussi pour la gauche et les nationalistes arabes : il y a une crise profonde dans ces courants.

    Je ne dis pas que le paysage est complètement négatif. Quelque chose se passe dans certains milieux des Frères musulmans. Ils font un travail sur eux- mêmes. Dans le Hezbollah, clairement, ce travail est à l’œuvre. Dans la pensée chiite en général, il y a les écrits de Mohammed Hussein Fadlallah14, qui sont intéressants. Il y a peut-être, dans la mouvance proche des Frères musulmans, une personne comme le cheikh égyptien Youssef Al-Qardawi. On peut voir en lui un cheikh intégriste, profondément rétrograde  ; mais, d’un autre point de vue, il est avancé, car il se situe à des années-lumières de certains religieux.

    Parmi les Frères musulmans syriens, les choses ont un peu bougé ces dernières années : les deux ou trois derniers documents qu’ils ont rédigés étaient assez modernes. Le cheikh Rachid Ghannouchi15, le leader du mouvement Ennahda en Tunisie essaie de faire quelque chose d’intéressant, en termes de renouvellement intellectuel, de dialogue avec les laïcs. Rachid Ghannouchi était baasiste dans le passé. Il connaît la Syrie, il a une certaine sensibilité à la question arabe, une vision islamiste qui n’est pas étriquée. Mounir Chafiq essaye de développer un point de vue intéressant, Fahmi Howeidi16 également.

    Mais tout cela est très épars. La région est si crispée. Je ne sais pas si on pourra opérer cette révolution culturelle nécessaire à l’intérieur de l’islam, si on reste dans l’état actuel des choses. Parce qu’il n’y a pas de classe sociale qui porte un projet historique. En cela, je reste assez marxiste.

    Quelle «  collectivité politique  »  ?

    Si je choisis une étiquette, je suis à ma manière nassérien. Et de gauche. J’ai écrit plusieurs articles sur ma vision de l’expérience de Nasser, et j’ai toujours dit que, au moins, dans les grands courants de pensée, dans le monde arabe, parmi les islamistes, les libéraux, les marxistes et le courant nationaliste — le Baas notamment —, Nasser est le seul, de par son pragmatisme et son expérience, qui a pu au moins poser les bonnes questions. Le nassérisme n’est pas forcément une pensée, comme le baasisme ou le marxisme, mais c’est une expérience pratique, affective même, qui a profondément modifié le monde arabe à l’époque. Il a modifié la manière dont les Arabes se percevaient face à l’Occident. Il a obtenu des réponses plus ou moins bonnes, d’ailleurs — nous avons vu ce qui s’est passé ultérieurement en Égypte —, mais au moins, si on discute de ces grands courants dans l’histoire contemporaine du monde arabe, il est le plus proche de ce qu’il faut faire en termes d’indépendance et de contenu social. Quand je dis que je suis nassérien, c’est une manière de dire que je ne suis pas baasiste : car si nous n’arrivons pas à faire la différence entre Nasser et le Baas, nous n’arriverons jamais à comprendre ce qu’était l’expérience de Nasser dans le monde arabe.

    Comment, à partir de ces questions qui ont été posées sous Nasser, penser certaines questions contemporaines qui se posent à nous  ? Que voudrait dire aujourd’hui un grand mouvement de libération nationale dans le monde arabe  ? Chez Nasser, c’était, dans une certaine mesure, la combinaison de trois choses : l’achat d’armes à la Tchécoslovaquie (1955), la nationalisation de la compagnie du canal de Suez (1956), et la construction du haut-barrage d’Assouan entré en service dans les années 1960. Ce fut une expérience possible au sein d’un certain ordre du monde, d’un rapport de force mondial différent que celui que nous vivons actuellement. L’idée d’un rôle important de l’État dans l’économie, celle d’un développement attentif aux intérêts des classes populaires, tout cela est complètement sorti du viseur de tout le monde, des islamistes, des libéraux, des démocrates, et même de la gauche arabe. Cette gauche parle de démocratie, de droits humains, mais la problématique du développement, la question de l’État, est sortie de son viseur. Tous ces courants, quels qu’ils soient, s’inscrivent quelque part dans la reconnaissance d’un monde unipolaire, homogène, et d’une mondialisation uniquement conçue comme libérale, économiquement parlant. Quel pourrait être le contenu social d’un mouvement de libération nationale arabe actuellement  ? Je ne sais pas, car le rapport de force est très dégradé.

    Ce n’est pas un hasard s’il y a une dérive, dans le monde arabe, vers un contenu culturel. Lorsque je parle des Arabes, j’aimerais en parler en termes politiques, de collectivité politique. Mais désormais c’est juste une marque culturelle, comme l’islam. Parce que l’ensemble des courants politiques dans le monde arabe sont incapables de donner un contenu politique, économique et social à leur programme. Donc, nous vivons une période de repli identitaire, en tant qu’Arabes et en tant que musulmans. Nous sommes Arabes ou nous sommes musulmans, mais jamais dans un sens politique, stratégique et économique. Juste en termes de culture. Dans le monde arabe, de la Tunisie jusqu’au Liban, il n’y a de commun que la culture. Nous avons effectivement les mêmes écrivains, les mêmes films, les mêmes sensibilités culturelles, avec les nouveaux médias, notamment télévisés. Mais ça s’arrête là. La culture, l’identité, la religion, sont les thématiques qui priment à présent. 4 mars 2016

    http://orientxxi.info/magazine/reflexions-sur-le-nationalisme-arabe-la-gauche-et-l-islam,1226

  • Les racines de l’État islamique (Cetri)

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    L’État islamique (EI) n’est pas né d’un seul coup à l’été 2014. Il est enraciné dans l’histoire mêlée de l’Irak et de la Syrie de ces vingt dernières années. Loulouwa Al Rachid et Matthieu Rey démêlent cet héritage complexe de l’EI, à la fois legs de l’autoritarisme baasiste et de l’intervention américaine en Irak.

    La Vie des Idées : Pourquoi est-il nécessaire de revenir à l’histoire de la Syrie et de l’Irak de ces vingt dernières années pour comprendre l’État islamique (EI) ?

    Loulouwa Al Rachid : Quand on parle de l’EI, on fait mine de croire à une naissance miraculeuse, comme si cet « État » auto-proclamé était né à l’été 2014 avec la prise de Mossoul, la deuxième plus grande ville d’Irak et qu’il suffisait de quelques centaines de combattants circulant dans des pick-up pour fonder une organisation terroriste puissante.

    Or l’EI n’est pas le fruit d’une naissance miraculeuse mais résulte plutôt d’un déni de grossesse : les symptômes étaient là depuis longtemps sur le terrain irakien. L’année 2003 a constitué à cet égard un tournant décisif : elle a installé la matrice jihadiste de type Al-Qaida au cœur du Levant. C’est l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, suivie d’une occupation militaire qui a donné au phénomène jihadiste un nouvel essor dans notre voisinage méditerranéen.

    Parmi les groupes ayant tout de suite pris les armes contre l’armée américaine et ses auxiliaires irakiens, il y avait une composante « étrangère » rapatriée d’Afghanistan et d’autres terrains du jihad, le Caucase notamment. Et sur cette matrice là se sont greffés des groupuscules armés irakiens, qui s’inscrivaient d’abord dans une posture « nationaliste » de lutte contre l’occupation étrangère. Ces groupuscules formés par des anciens du régime de Saddam Hussein se sont par la suite dissous dans la nébuleuse jihadiste, contribuant ainsi à la professionnaliser et à lui insuffler un moteur supplémentaire, celui de haine des chiites ; l’armée américaine a cru avoir éradiqué ces jihadistes en 2007-2009 en s’appuyant sur les tribus locales qu’elle a armées et financées pour pacifier les régions sunnites d’Irak.

    Or ces groupuscules jihadistes n’ont jamais véritablement disparu depuis 2003 : ils se sont tantôt fondus dans une population sunnite qui supportait mal les pratiques, souvent discriminatoires, du nouveau pouvoir central chiite, tantôt repliés dans les zones désertiques ou montagneuses de l’ouest et du nord de l’Irak. Ils ont surtout trouvé refuge en Syrie, profitant d’un espace frontalier entre les deux pays devenu largement ouvert et poreux depuis le début des années 1990. En effet, le régime de Saddam Hussein, très affaibli par les sanctions internationales imposées par les Nations unies, avait partiellement perdu le contrôle de son territoire et de ses frontières, laissant se développer avec la Syrie une importante contrebande et des trafics en tous genres pour contourner l’embargo. Après 2003, les jihadistes ont fait de cet espace frontalier un territoire « intégré » avec des circulations incessantes d’hommes, d’idées et bien entendu, d’armes. Ils ont été aidés en cela par l’attitude bienveillante à leur égard du régime de Bachar al-Assad soucieux de participer à l’échec de la transformation « démocratique » de l’Irak décidée par George Bush.

    Matthieu Rey : L’importance de la question syrienne et de l’EI tient au présent immédiat et à la façon dont la question syrienne s’est imposée dans l’actualité française.

    Dans un premier temps, la question syrienne n’a pas fait sens pour la majorité des Français. Alors que la majorité de sa population se mobilise contre le régime de Bachar al-Assad au prix d’une implacable répression, elle ne parvient pas à faire écho dans le débat public. Là où les actualités titrent avec enthousiasme sur les expériences révolutionnaires et démocratiques, tunisiennes et égyptiennes, elles lisent la Syrie comme un processus « complexe ».

    Dans un deuxième temps, la question syrienne entre en scène à l’automne 2013 autour du problème du départ d’individus d’Europe vers la Syrie, devenue la nouvelle terre du jihad, mais d’un jihad différent de celui mené en Afghanistan. Il est beaucoup plus massif et plus « démocratique » : c’est un jihad « low cost », tant sur le plan de l’investissement matériel (aller en Syrie n’est pas cher) que de l’engagement spirituel (il n’est pas besoin d’être un musulman érudit pour s’enrôler). Dans les médias et au sein des instances officielles, on assiste à la construction d’un discours de peur autour du départ de ces Européens qui apprendraient à se battre et qui pourraient revenir en Europe pour y organiser des attentats. A cela, s’ajoute la première vague migratoire de réfugiés, au sein de laquelle on suspecte la présence de jihadistes. La question du jihad se greffe ainsi à celle des réfugiés.

    Le troisième temps démarre en janvier 2015 avec les attentats contre Charlie Hebdo et surtout la prise d’otages de l’Hyper Cacher. Au cours de la prise d’otage, les paroles de Coulibaly font explicitement référence à la Syrie. Enfin, en novembre 2015, avec la revendication des attaques dans le 11e arrondissement par l’EI, le lien entre la question syrienne et les événements français est établi, selon une lecture qui se focalise sur les agissements de l’État islamique.

    On retrouve ce phénomène en novembre 2015 : cette fois-ci, les attentats sont immédiatement revendiqués par l’EI. On assiste là à une projection de la question syrienne, sans qu’elle soit comprise, sur le territoire français.

    La Vie des Idées : Quels sont les traits caractéristiques des régimes syrien et irakien depuis les années 1990, notamment dans leur rapport à la religion et à la violence ?

    Loulouwa Al Rachid : Avant 2003, les liens entre le régime de Saddam Hussein et la nébuleuse jihadiste sont insignifiants, pour ne pas dire inexistants, contrairement aux allégations avancées par les États-Unis pour justifier leur invasion de l’Irak. Le référent jihadiste était certes utilisé par Saddam Hussein dans les années 1990, mais il s’agissait davantage d’un jihad patriotique et nationaliste que d’un jihad religieux.

    La propagande du régime va au cours de cette période user et abuser du mot « jihad » qui devient synonyme de résistance et de combat contre l’impérialisme. Il ne s’agit toutefois pas d’un combat dirigé vers l’extérieur : c’est un combat mené sur le sol irakien. Prenons un exemple apparemment anodin : celui de la reconstruction du secteur de l’électricité détruit par les bombardements aériens de la coalition internationale formée pour libérer le Koweït. Il a été présenté par le régime comme un « jihad électrique » pour prouver aux États-Unis et à leurs alliés que les Irakiens pouvaient, seuls et avec leurs propres moyens, reconstruire leurs infrastructures. Même chose pour la reconstruction des aéroports : c’est un jihad contre l’embargo aérien.

    Dans ce contexte de lutte contre les effets dévastateurs des sanctions internationales, le jihad n’est donc pas une catégorie religieuse. Son utilisation dans la phraséologie baasiste n’en trahit pas moins la faillite idéologique et matérielle d’un État qui se targuait auparavant d’être séculier et progressiste. En effet, les sanctions internationales qui dépossèdent l’Irak de sa rente pétrolière (98% des revenus proviennent de l’exportation de brut) entraînent à la fois la déliquescence des institutions publiques et la paupérisation massive de la population ; elles mettent le pouvoir littéralement à nu. Par une sorte de glissement, la religion apparaît alors aux yeux de ce dernier comme la seule ressource symbolique restante pour se (re)légitimer auprès d’une population brutalisée par une répression sans relâche et des guerres à répétition depuis le début des années 1980.

    C’est pourquoi Saddam Hussein décrète en 1994 une Campagne nationale pour la foi. Cela commence par l’ajout, sur le drapeau irakien, de la formule « Dieu est grand » (Allahu Akbar). Puis, petit à petit, le régime « islamise » son discours et ses pratiques. De nouvelles mosquées sont érigées partout dans le pays ; on oblige les cadres du parti Baas à suivre des cours d’instruction religieuse ; on accorde des remises de peine aux détenus qui apprennent par cœur le Coran, ce qui permet aussi de soulager un système carcéral à bout de souffle, etc.

    Mais surtout, une plus grande marge de manœuvre est donnée aux hommes de religion, ce qui permet à une multitude d’activistes islamistes, sunnites comme chiites, de faire de la prédication et d’élargir leurs réseaux au sein de la société irakienne. Cette « islamisation par le haut » de la société est perçue comme une nécessité par un régime qui n’a plus les moyens de son autoritarisme, autrement dit comme une simple soupape de sécurité pour canaliser la colère sociale. Mais le recours à la religion va s’avérer contre-productif : il alimente la contestation et surtout politise dangereusement les appartenances confessionnelles dans une société de plus en plus polarisée entre une minorité sunnite et une majorité chiite. À tel point qu’à la fin des années 1990 le régime lui-même se retourne contre les secteurs qui se sont islamisés, aussi bien du côté sunnite que du côté chiite.

    Cela étant, je dirais que bien plus qu’une islamisation impulsée par le haut, les Irakiens ont dû, dans les années 1990, développer des stratégies de survie (trafics, économie informelle, etc.) et se « débrouiller » par eux-mêmes, passant outre les frontières et les réglementations d’un État autoritaire calcifié. Le territoire national devient un espace de violence et de prédation et qui n’assure plus ses fonctions habituelles de sécurité et de régulation socio-économique. Les Irakiens n’ont pas d’autre choix que l’exode hors d’Irak ou le repli sur les plus petits dénominateurs communs, tels que le quartier, la région, la tribu, l’appartenance ethnique ou confessionnelle. Ce terreau sera favorable à l’autonomisation de groupes qui mobilisent à la fois la ressource religieuse et la ressource tribale comme stratégies de survie et de pouvoir et dont l’EI est aujourd’hui l’une des multiples facettes.

    Matthieu Rey : La Syrie des années 1990 est, au contraire de l’Irak, un système dans lequel l’autoritarisme apparaît stabilisé, rigidifié : le président Hafez al-Assad a achevé de liquider toute forme d’opposition au cours des années 1980 et semble selon son titre « le président éternel » (al-rais al-khalid). L’édifice repose sur un chef arbitrant entre des polices politiques, mises en concurrence, ce qui les empêche de préparer un coup d’État. Comme en Irak lors de l’intifada de 1990-1991, ce sont davantage les services de renseignement (moukhabarat), et notamment les services dépendant de l’armée et de la police, c’est-à-dire des organismes de répression et de coercition, plutôt que le parti qui sont garants de la stabilité en Syrie. On a affaire à des régimes qui développent des formes de « paranoïa institutionnelle », qui considèrent leurs sociétés comme menaçantes et qui sont prêts pour les contrôler à atteindre des niveaux de violence très forts.

    Concernant les rapports entre les autorités en place et les groupes terroristes, les gouvernements irakien et syrien en ont une grande pratique. Ils les traitent de manière assez simple : ils encadrent les activités de ceux qu’ils peuvent contrôler, les utilisant dans une logique de nuisance à l’égard de pays voisins ou occidentaux auxquels ils s’opposent.

    Les populations intègrent l’idée de la « mémoire du régime » et d’une répression diffuse dans le temps : lorsque le régime réprime la révolte de Hama en 1982, les représailles perdureront dans les faits tout au long des années 1980-1990 dans des formes très variés : répression politique mais aussi mise au ban de l’économie. Il faut donc comprendre qu’aujourd’hui, tout jeune ou citoyen syrien sait que le pouvoir détient l’avenir, c’est-à-dire que les autorités poursuivront la répression tant qu’ils n’auront pas arrêté ceux qui, à un moment, ont participé aux mouvements. La société syrienne anticipe une répression qui s’étendra sur dix, vingt, trente ans.

    Par ailleurs, de même qu’on a exagéré le poids de la confession en Irak et de l’appartenance chiite/sunnite, le caractère alaouite du régime syrien a été exacerbé parce que les milices policières du régime ont été recrutées dans l’entourage immédiat du président Assad ou des principales figures du régime. Mais cela répond davantage à une logique d’attraction et un effet d’aubaine qu’à une logique confessionnelle. Comme en Irak avec les Sunnites, on a l’impression de l’extérieur que les Alaouites gouvernent alors que ce sont seulement certains segments de cette communauté qui ont réussi leur ascension sociale. On ne peut donc pas parler d’État confessionnel en Syrie.

    L’autre caractéristique de ce régime est l’absence de système fiscal efficient et l’usage de la prédation, comme en Irak, comme mode de rémunération. Mais à la différence de l’Irak, la Syrie peut déployer sa stratégie de prédation à travers toute une série de trafics sur le Liban, dans lequel elle s’est « invitée » au cours de la guerre civile à partir de 1976. Chaque syrien peut se rémunérer, suivant son niveau hiérarchique, sur le pays et sur les myriades de contrebandes qui se développent à ce moment-là. C’est notamment sur la frontière syro-libanaise qu’on voit se développer un groupe, les Shabiha, en charge de l’encadrement du trafic de haschich. Ils seront les hommes de main du régime pour écraser la contestation en 2011.

    L’autre élément qui participe de la pérennisation du régime dans les années 1990 est d’ordre international. La Syrie revient au premier plan par le biais de la guerre contre l’Irak en 1990. Elle entre dans la coalition internationale dénonçant le régime de Saddam Hussein comme celui qui a violé l’unité arabe en envahissant le Koweït. Elle fournit une caution aux États-Unis (sans toutefois mobiliser ses troupes) qui lui reconnaissent en retour un rôle important. La Syrie devient l’acteur susceptible de régler trois problèmes en même temps : la guerre civile au Liban, la légitimité de l’intervention des Occidentaux contre l’Irak qui voit dans la Syrie, régime baasiste, un allié de taille, et la paix arabo-israélienne [1].

    Loulouwa Al Rachid : Après 2003, se met en place un nouveau régime politique façonné de l’extérieur, par les États-Unis et leurs alliés irakiens, les opposants à Saddam Hussein rentrés de leur exil. Puissance occupante, investie de toutes les prérogatives et responsabilités, notamment le rétablissement de l’ordre et la mise en place d’une transition démocratique, les États-Unis multiplient les erreurs. La débaasification, qui consiste à éradiquer les membres du parti Baas dans le champ administratif, politique et militaire, est une politique extrêmement brutale d’exclusion de l’ancien personnel du régime de Saddam Hussein des nouvelles institutions. On se prive, largement pour des raisons idéologiques, de toute la technostructure sur laquelle s’était appuyé le régime pour gouverner le pays. Entendons-nous bien : même si le régime était déjà en voie de déliquescence, la débaasification aggrave ce processus en privant le pays de ses cadres les plus compétents.

    L’autre erreur commise par l’administration Bush à l’époque, c’est la dissolution de l’armée irakienne : entre 400 000 et 500 000 soldats sont renvoyés chez eux. Or, une des caractéristiques des armées dans les régimes autoritaires, c’est l’inflation des grades supérieurs qu’on distribue pour coopter les militaires et garantir leur loyauté. En 2003, l’armée irakienne compte quelque 10 000 généraux, là où l’armée américaine n’en compte qu’un millier. Or ces généraux renvoyés chez eux se voient, du jour au lendemain, destitués et privés de toute ressource (salaire, retraite, prestige social) basculent dans l’insurrection armée. Pour les remplacer, l’administration américaine va faire appel à une autre « catégorie » en surnombre de ces régimes autoritaires : les exilés. Les exilés sont ceux qui, après chaque coup d’État ou changement de régime, ont fui le pays en profitant de l’accueil que leurs réservent les régimes hostiles au pouvoir en place. Dans le cas de l’Irak, c’est notamment en Syrie qu’iront se réfugier un certain nombre d’opposants.

    Dans les années 1980, l’Iran est également une terre d’accueil de ces exilés, notamment des islamistes chiites victimes de la répression baasiste et qui ont été « réinjectés » dans l’Irak post-2003. Certains de ces anciens exilés, à l’instar de Hadi Al-Amiri, dirigent aujourd’hui une grande partie des combats contre l’EI.

    Dans des sociétés déjà fragilisées et marquées par de fortes clôtures communautaires, la politique américaine, en confiant les rênes du pouvoir aux anciens exilés chiites, sème ainsi les germes d’une insurrection armée jihadiste dont est aujourd’hui issue l’EI.

    Ce que les années 1990-2000 vont mettre au jour, de manière très explicite en Irak, ce sont les fondations extrêmement fragiles du pouvoir. La conquête éclair de Mossoul par l’EI en 2014 est de ce point de vue très révélatrice. L’armée irakienne n’est pas vraiment vaincue par l’irruption de quelques centaines de combattants jihadistes : elle refuse tout simplement de se battre pour défendre un gouvernement central discrédité et corrompu, de même qu’elle ne l’avait pas fait en 2003 lors de l’invasion américaine.
    Ce n’est pas qu’une question de rapport de force : l’État, son armée, ses institutions, son territoire ne vont plus de soi et souffrent d’un déficit de légitimité. À défaut, ce qu’il reste de cet État est obligé de recourir à des potentats locaux et à des milices dûment stipendiées pour tenter de reprendre le contrôle de la situation.

    Matthieu Rey : Le changement en Syrie au cours des années 2000 se déroule en trois temps. Le premier temps, c’est l’arrivée de Bachar al-Assad : le régime syrien est le seul régime arabe à réussir la succession père-fils, non sans tension toutefois. L’arrivée de Bachar al-Assad va modifier la donne établie par Hafez al-Assad de deux manières.

    D’abord, à la différence de son père, il arrive tout de suite au sommet de l’État, sans lutte pour le pouvoir. Cette situation crée une autre mutation. Hafez al-Assad a gouverné en partenariat avec des grandes figures, des personnes qui sont montées avec lui, au cours des luttes pour le pouvoir dans les années 1970-1980. Ces derniers formaient un collège de conseils. Avec Bachar al-Assad, ils deviennent une menace et sont mis de côté. Son pouvoir se rétracte sur son clan : son frère et surtout son beau-frère, Rami Makhlouf qui va contrôler l’économie syrienne en la mettant au service du clan Assad au détriment d’une répartition plus équitable des richesses.

    Ensuite, avant même son intronisation et à des fins de construction de son pouvoir par rapport à la vieille garde, Bachar al-Assad entre dans une logique de troc de la souveraineté syrienne en échange d’un soutien politique et économique de la part des puissances extérieures. En 1998, il reconnaît ainsi les frontières turques, entérinées par l’accord de 2005. Jusque-là, la Syrie refusait à la Turquie toute souveraineté sur le Sandjak d’Alexandrette, territoire donné par la France à la Turquie en 1939. Là où Hafez al-Assad s’inscrivait davantage dans une logique de sanctuarisation du territoire syrien, retournant la lutte d’acteurs extérieurs vers les autres pays du Moyen Orient, Bachar al-Assad réintègre les acteurs étrangers dans le jeu syrien. Il est donc prêt, pour accroître son pouvoir, à donner des segments de souveraineté.

    Cet usage stratégique du territoire et de la souveraineté, à des fins de renforcement de son autorité, est décisif pour comprendre la période post-2011, avec un arrimage de plus en plus important aux partenaires iraniens et russes et l’implantation de l’EI dans l’Est de la Syrie.

    Les modifications des années 2000 enfin sont provoquées par des secousses régionales : le renversement du régime irakien menace la Syrie – Bachar al-Assad pense être le prochain sur la liste – qui va s’évertuer à faire perdre la paix aux Américains pour les dissuader d’intervenir en Syrie. Le régime de Bachar al-Assad envoie donc des hommes en soutien à l’insurrection irakienne contre les Américains, en même temps qu’il participe à l’effort de coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme. C’est une stratégie habile du régime puisqu’il connaît ces individus qu’il a souvent lui-même contribué à former et à envoyer en Irak. Cette stratégie syrienne vise à entretenir le chaos irakien et non à le créer : c’est une fenêtre d’opportunité qu’elle investit pleinement à des fins de maintien du régime.


    Loulouwa Al Rachid :
    Il y a un savoir-faire de ces régimes autoritaires en matière sécuritaire qui devient, après le 11 septembre 2001, une ressource extrêmement précieuse et « monnayable » à l’échelle internationale. C’est ce qui explique que les démocraties occidentales continuent de coopérer avec eux. Mais on a affaire, avec ces régimes, à des spécialistes de la sécurité… mais aussi de l’insécurité selon la demande.

    Bachar al-Assad, en s’appuyant sur ses services de renseignement et sa police politique, va donc nouer des liens avec les jihadistes. Il laisse se développer à la marge un espace de circulation d’hommes, d’armes, d’argent, de trafics en tous genres, qui était déjà en germe dans les années 1990, mais qui va à ce moment-là prendre une tout autre ampleur.

    C’est sur cet espace à cheval entre la Syrie et l’Irak (qui se dessine dans les années 2000) où la frontière étatique perd de sa pertinence qu’est aujourd’hui assis l’EI. Le phénomène auquel on assiste aujourd’hui est largement dû à une prolifération d’acteurs locaux, d’intermédiaires et d’entrepreneurs en mal de pouvoir et de richesses qui contrôlent désormais la population et qui s’inscrivent dans des logiques d’allégeance à la fois multiples et instables : certains roulent pour les Américains, d’autres pour les Saoudiens, les Syriens, les Iraniens.

    Matthieu Rey : Les acteurs locaux ont besoin, pour se consolider sur le plan intérieur, du soutien de partenaires extérieurs – des puissances occidentales, de la communauté internationale – à qui ils vendent ce dont ils ont besoin. Dans le cas syrien, c’est la lutte contre le terrorisme qui leur a permis d’y parvenir. En Syrie, on ne peut toutefois pas parler, à la différence de l’Irak, de système milicien dans les années 2000 dans la mesure où le régime détient encore le monopole de la violence et autorise des trafics pourvu qu’il les contrôle.

    Mais cette stratégie est risquée pour le régime qui envoie des hommes qu’il ne contrôle pas tout à fait se former au combat, qui reviennent en Syrie tout à fait aguerris et qui essaiment autour d’eux dans des lieux de socialisation plus ou moins formels, comme les prisons notamment mais aussi les réseaux de contrebande etc. Il sait tout de même enfermer ceux qui le menacent. Ainsi la prison de Saidnaya se remplit d’hommes revenus d’Irak, gage de la bonne volonté du régime à lutter contre le terrorisme. En 2011, devant la contestation, Bachar al-Assad décider de « céder aux pressions » de sa population et surtout de la communauté internationale : il libère des prisonniers politiques choisis judicieusement parmi ces hommes aguerris aux combats en Irak. Ce sont les futurs chefs des brigades jihadistes qui émergent en 2012 sur le territoire syrien. Au nom des réformes, le régime assure le déploiement d’activistes formés en Irak sur le territoire syrien.

    L’autre bouleversement des années 2000 tient au retrait syrien du Liban. Sous la pression de l’ONU, les troupes syriennes partent et mettent fin à la prédation à grande échelle de ce territoire, les pratiques de prédation sont alors déployées en Syrie. Par l’intermédiaire de Rami Makhlouf, le régime ouvre le territoire syrien à de telles entreprises : des terres principalement agricoles sont ainsi transformées en complexes touristiques, ce qui dans un contexte de pénurie alimentaire fragilise encore plus la société syrienne. Parmi les zones, le Hawran, dont la capitale Deraa devient le lieu moteur de la révolution, est particulièrement affecté. Cette stratégie s’avère extrêmement profitable aux jeunes élites urbaines de l’entourage de Rami Makhlouf qui, du même coup, trouvent de nouveaux modes d’enrichissement en dehors du secteur des renseignements et de la police. Le régime se voit donc dans l’obligation de recruter son personnel policier ailleurs que dans les segments élitaires alaouites. Il puise notamment dans le vivier des tribus vivant aux alentours de villes comme Deir ez-Zor, c’est-à-dire à la frontière irakienne, et qui sont parties prenantes de tous les trafics dont on a parlé précédemment.

    On assiste donc à une modification de la structure sociale concomitante à la montée d’un ressentiment extrêmement fort à l’égard de la famille Assad et une exacerbation des stratégies d’accaparement des ressources (pétrole notamment) sur le territoire syrien.

    En 2011, le peuple syrien se soulève en remettant en cause les deux piliers du régime : la coercition, c’est-à-dire la torture systématique, et la prédation. Les périphéries géographiques qui en ont le plus fait les frais sont les premières à se soulever. Rapidement la contestation se militarise par la désertion des appelés. Devant cette nouvelle menace, le régime se replie, reprenant une technique très proche de la configuration irakienne. Il détermine un espace comme nécessaire et vital : Damas, Homs et la route vers la côte. Il se retire des autres espaces, notamment la frontière syro-irakienne, ouverte à partir de l’été 2012 à toute migration d’hommes en armes. Ce faisant, le régime délaisse une zone stratégique. Crée-t-il l’ État islamique ou s’entend-il avec lui ? Certainement pas. Mais il ne fait rien pour contrer son expansion.

    La Vie des Idées : L’EI fonctionne de manière transnationale mais il est fortement ancré en Irak et en Syrie. Que doit plus spécifiquement l’EI à l’Irak d’une part, et à la Syrie d’autre part ? Et comment expliquer que ce soit cet « imaginaire syrien » qui se soit imposé dans le discours de l’EI ?


    Loulouwa Al Rachid :
    C’est là qu’entre en jeu un autre élément clé dans la genèse de l’EI, à savoir le problème toujours non résolu depuis 2003, de l’exclusion des Arabes sunnites du pouvoir en Irak. Les sunnites étaient collectivement assimilés au régime de Saddam Hussein et devaient après 2003 en payer le prix. Depuis, ils expérimentent différentes postures : insurrection armée, boycott des élections, ralliement aux nouvelles institutions post-baasistes, protestations pacifiques, etc. Mais, au fond, ils n’acceptent pas le statut de minorité politique qui leur est dévolu dans le nouvel Irak en raison de leur infériorité démographique. Ils s’estiment lésés, humiliés, et déchus. La stratégie américaine consistant à armer les tribus sunnites pour se débarrasser d’Al Qaida en Irak a affaibli et divisé le monde sunnite en empêchant l’émergence d’un leadership fort ; elle a nourri le ressentiment des laissés-pour-compte de cette cooptation et provoqué des combats tribaux fratricides.

    De ce point de vue, le gouvernement de Nouri Al Maliki (2006-2014) – qui fait partie de ces anciens exilés réfugiés en Syrie dont il a été question plus haut – pourtant placé sous le signe de la réconciliation entre chiites et sunnites, s’est montré particulièrement intransigeant à l’égard des Arabes sunnites, contribuant ainsi à leur radicalisation et au retour en force des groupes armés.

    À partir de 2012-2013, à la faveur de la confusion et de la militarisation de l’arène syrienne et du printemps arabe, les éléments jihadistes reprennent, en effet, du service pour « venger » le monde sunnite. C’est donc sur ce terreau de l’exclusion et son corollaire, la radicalisation, que les militants historiques d’Al Qaida ont repris leurs activités et ont commencé à reformer leurs réseaux. Sauf qu’ici il n’est plus question de jihad contre les Américains mais contre l’autre communautaire : le chiite. Mais la matrice irakienne du jihad n’aurait pas suffi à développer cette force de projection de l’EI, et c’est là qu’entre en scène la Syrie.

    Matthieu Rey : Du côté syrien, on a la fois un processus révolutionnaire à partir de 2011 (la population se soulève et est massivement réprimée) puis à partir du printemps 2012, une guerre entre les forces du régime qui bombardent les villes, et des groupes disparates se revendiquant de la révolution. Cette situation constitue la toile de fond de l’ingérence de l’EI. Ce dernier entre en Syrie en 2013. Il bénéficie de cet affrontement qui lui sert à teinter son discours d’universalité et en faire une lutte du Bien contre le Mal. Les destructions systématiques à l’encontre d’une population dont une partie importante est sunnite, sont captées par l’EI pour en faire un combat pour la défense de l’Islam écrasé dans l’indifférence de la communauté internationale. L’EI peut mobiliser un discours de l’humanité meurtrie dans son combat.

    Sur le terrain, à partir de 2012-2013, profitant du champ libre laissé à la frontière entre la Syrie et l’Irak, les segments irakiens et syriens se rapprochent : c’est d’abord la naissance d’Al Nosra puis de l’EI. La différence entre les deux repose sur une question d’allégeance et sur le cadre du combat. Al Nosra prête allégeance à Al Qaida, parrain lointain qui permet à Al Nosra de rester dans un combat syro-syrien. Contrairement à des analyses en termes exclusivement de groupes terroristes, cette affiliation doit être perçue comme une manière de capter des ressources - celles des filières du jihad international - sans pour cela que le parrain étranger ne puisse réellement agir, n’étant pas sur place. Au contraire, l’EI revendique la naissance du combat en Irak et sa continuité en Syrie. L’EI met sur le même plan la lutte des sunnites contre l’oppresseur minoritaire chiite en Irak et celle des Syriens contre la minorité alaouite : en bref, dans le discours de l’EI, Nouri Al Maliki c’est Bachar Al Assad. Surtout, l’EI sort de la lutte révolutionnaire. Pour lui, le combat tient à l’établissement immédiat d’un califat, indépendamment du sort de la révolution. Que la révolution soit écrasée ou non, n’importe pas. Il peut régner sur l’Est syrien, et mettre en application ses idées. Les forces révolutionnaires deviennent vite sa principale cible.

    Mais ce que fournit la Syrie à l’EI que ne fournit pas l’Irak, c’est un potentiel d’universalisation. Si l’EI était resté en Irak, il aurait été coincé dans un combat irako-irakien qui ne porte pas au-delà. La question irakienne ne fait pas vraiment sens pour la majorité des populations extérieures. En outre, la myriade des groupes armés empêche de voir qui affronte qui. L’EI aurait été une milice parmi les milices. La Syrie permet à l’EI de profiter de l’élan révolutionnaire. Il peut instrumentaliser ce discours de l’humanité meurtrie : des images de torturés, la reproduction d’un imaginaire de sens pour toutes les populations arabes du tout-puissant contre le faible, de celui qui a tous les droits contre celui qui n’a rien, celui qui peut utiliser toute la violence contre celui qui ne peut s’en défendre. Cet imaginaire fait référence pour les populations arabes à deux situations : celle du colonisateur dont la mémoire reste présente, et surtout celle de la lutte israélo-palestinienne.

    Grâce à la Syrie, l’EI capitalise sur le sentiment d’injustice, alors que sur le terrain, l’EI écrase la révolution syrienne dont le projet n’a rien à voir avec lui. Il élimine les cadres de la révolution de 2011, qu’il considère comme ses ennemis puisqu’il s’agit là d’acteurs capables de mener un combat armé et de construire une autre société que celle voulu par l’EI. L’EI est en concurrence direct avec les révolutionnaires de 2011, sauf qu’il sait pratiquer des campagnes de répression à leur encontre.

    À la différence du régime de Bachar al-Assad, et c’est ce qui fait la force de l’EI, les hommes recrutés par l’EI, qui appartiennent pour une partie aux familles mises de côté par la révolution (le cousin de l’ancien représentant du parti, etc.), connaissent très bien le terrain et la clandestinité. Ils connaissent très bien leur société. Ils savent donc qui ils doivent arrêter ou tuer. L’EI représente donc une menace bien plus importante que le régime pour cette ‘autre Syrie’ revendiquée depuis 2011.


    La Vie des Idées : Comment caractériser le rapport de l’EI à la violence ? Est-il inédit ?


    Matthieu Rey :
    L’EI n’entretient pas avec les populations une relation de contrôle similaire à celle d’un Etat ordinaire. Il requiert de leur part une allégeance de tous et de chacun, divisant la société en autant de groupes. Il s’agit d’un dialogue, d’un partenariat stratégique avec les intéressés, en envoyant une série de signaux qui peuvent aller de l’extrême violence (massacres d’une tribu pour l’exemple) à une simple mise en garde et une invitation au dialogue, selon une logique pragmatique très similaire à celle des régimes baasistes. Ici le cas de la ville de Tal Abyad à la frontière syro-turque est tout à fait parlant : cette ville (reprise depuis par les Kurdes) est « tombée » dans les mains de l’EI sans un seul combat mais par une série de tractations. En outre, de par leur très bonne connaissance de la société, ils savent également jusqu’où ils peuvent aller dans leur stratégie de conquête, ils s’abstiennent d’entrer dans les territoires qu’ils ne s’estiment pas en mesure de pouvoir les contrôler. Ils étendent leur influence de manière graduée.

    Sur la violence, un point sur lequel on n’insiste pas assez, est que certes l’EI a des comportements sanguinaires et brutaux extraordinairement spectaculaires. Mais dans un contexte où le niveau violence est déjà extrêmement élevé et incommensurable. Quantitativement, il ne pratique que faiblement la violence. Entre la Syrie et l’Irak, ces sociétés sont les témoins depuis des décennies, de centaines de milliers de morts, de torturés, de réfugiés…Aujourd’hui en Syrie on compte cinq millions d’assiégés qui sont en train de mourir de faim. La force de l’EI c’est d’être parvenu à légitimer cette violence extrême au nom d’un combat pour le juste et le bien, d’où leur besoin de la Syrie, beaucoup plus que de l’Irak aujourd’hui.


    Loulouwa Al Rachid
     : L’EI opère dans des sociétés où la violence est banalisée voire esthétisée, notamment parmi la jeunesse des marges économiques et géographiques. L’EI est clairement une entité violente, révolutionnaire en ce sens qu’il cherche à fonder un ordre nouveau, moral, sacré, territorial, administratif, militaire. Mais la violence dont il fait preuve sur le terrain irako-syrien n’a rien à voir avec celle qu’on a connue en France en 2015 ; elle s’insère dans une logique d’imposition d’un ordre nouveau qui, à cet égard, représente de nombreuses similarités avec la violence pratiquée par les régimes baasistes. La violence signale, par le massacre d’une tribu par exemple ou par l’exécution des traîtres et des espions, les lignes rouges à ne pas franchir, l’impératif de l’obéissance absolue. Il y a un dosage judicieux de la cruauté allié à une très bonne connaissance de la société.

    Même s’ils comptent dans leurs rangs de nombreux jihadistes venus de l’étranger, notamment d’Europe, les hommes de l’EI ne sont pas des exilés qui ont coupé les liens avec leur société pendant des décennies et qui, quand ils la voient en face, sont pris d’horreur. Ce sont des gens fortement enracinés dans le tissu social local : ils en connaissent parfaitement les fractures et les maillons faibles. C’est cet enracinement local qui fait leur force.

    C’est pour cela que si on peut les qualifier de terroristes ici en France, ce terme n’est pas pertinent là-bas. La dynamique de l’EI en Irak n’est pas, comme en Syrie, une dynamique révolutionnaire, mais s’inscrit davantage dans un processus de sécession territoriale, administrative et politique du monde sunnite vis-à-vis du centre. Et c’est parce que c’est davantage une guerre de sécession que l’issue en Irak sera sans doute plus aisée qu’en Syrie. Selon moi, le phénomène EI est moins difficile à déconstruire du côté irakien que du côté syrien, en raison de son enracinement très local. Si on arrive à découpler la matrice syro-irakienne, à réinscrire l’EI dans un jeu irako-irakien, alors le gouvernement de Bagdad et la coalition internationale anti-EI pourront peut-être commencer à résoudre la situation. Dans tous les cas, le phénomène État islamique n’est pas réductible à un phénomène terroriste au Levant. Marieke Louis 15 février 2016

    Note

    [1] Par son rôle au Liban, la Syrie est alors supposée être en mesure de faire cesser les hostilités entre Israël, Liban et Syrie, réduisant le danger militaire arabe pour Israël à la Jordanie.

    http://www.cetri.be/Les-racines-de-l-Etat-islamique

     

    L’intifada (« insurrection ») de 1991 est un moment clé de la politisation des identités confessionnelles et de la polarisation entre sunnites et chiites.

    Elle éclate au cours de la débandade de l’armée irakienne, fuyant le Koweït sous le déluge de feu infligé par la coalition menée par les Etats-Unis. Des soldats en colère retournent alors leurs armes contre le régime et sont rejoints par une partie de la population. Cette intifada commence dans les villes chiites du Sud de l’Irak très touchées par les bombardements, d’abord Bassora puis Bagdad, exactement comme ce qui se passera en Syrie en 2011.

    Les insurgés prennent alors contact avec la coalition et demandent aux Occidentaux de leur fournir des armes et d’imposer un embargo aérien afin de renverser eux-mêmes le régime. Cette demande se heurte au refus de la coalition d’intervenir pour renverser, même indirectement, le régime de Saddam Hussein qui parvient à écraser l’insurrection en la présentant comme un complot ourdi par l’Iran et ses agents chiites Irakiens.

    L’intifada de 1991 a profondément divisé la société irakienne en exacerbant une tension entre une majorité démographique chiite dominée politiquement et une minorité démographique sunnite politiquement dominante et confondue avec le régime de Saddam Hussein, de même qu’on présente aujourd’hui Bachar Al-Assad comme incarnant un régime politique minoritaire alaouite, comme si aucun sunnite ou aucun chrétien ne soutenait ce régime. Et cette fiction d’un régime minoritaire autosuffisant est alimentée aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, donnant aux identités confessionnelles une teneur politique en complet décalage avec la réalité des interactions au sein des sociétés irakienne et syrienne.

  • 1916-2016 : cent ans de manœuvres françaises au Moyen-Orient (1/2) A&R

    La Première Guerre mondiale était encore loin d’être terminée que, déjà, les impérialismes britannique et français anticipaient la fin, et le partage, de l’Empire ottoman. En mai 1916, les diplomates Mark Sykes et François Picot, représentant respectivement les gouvernements du Royaume-Uni et de la République française, se sont mis d’accord sur une réorganisation du Proche et du Moyen-Orient. Les frontières que nous connaissons aujourd’hui en sont presque directement issues. De même que la crise qui sévit dans la région.
     
    1920-1946 : le mandat libano-syrien
     
    Des accords de 1916, puis de la conférence de San Remo en 1920, découle la création des États actuels. Les uns sont sous mandats britanniques : l’Irak, le Koweït, la Transjordanie (actuelle Jordanie) et la péninsule arabique sont confiés dans les années 1920 et 1930 à des rois, émirs et sultans locaux (comme Fayçal en Irak ou la famille Al Saoud qui fonde l’État portant son nom). La Palestine est ouverte à la colonisation sioniste. Les autres territoires forment le « mandat libano-syrien » français. La Turquie et l’Arménie sont créées. Le peuple kurde, privé d’État, est éclaté entre l’Irak, la Syrie, la Turquie et la Perse (l’actuel Iran).
     
    En 1924, la France crée la Compagnie française des pétroles (CFP), dont l’État est actionnaire à 35 %, afin de cogérer avec les occupants britanniques, et au terme d’un difficile compromis, les ressources pétrolières autrefois exploitées par l’Empire ottoman[1]. L’occupation n’est pas un long fleuve tranquille. Dès 1925, le mouvement indépendantiste fait ses premières armes, avec une insurrection populaire contre les exactions de l’armée d’occupation. Celle-ci enregistre des défaites et met deux ans à venir à bout de la « révolution syrienne », au prix de plus de 2 000 morts côté français et 10 000 côté syrien. Le camp insurgé, lui, fait face en revanche à ses premières divisions entre nationalistes et Druzes[2].

     
    Lorsque le Liban et la Syrie prennent leur indépendance en 1946, c’est avec à leur tête des politiciens et militaires choisis, et souvent formés, par Paris, avec pour mandat la défense des intérêts français, menacés par la concurrence nord-américaine d’une part et soviétique de l’autre. Cet affaiblissement du vieil impérialisme est utilisé par les nationalistes qui veulent aller plus loin que l’indépendance formelle à laquelle leur pays a accédé.
     
    Des années 1950 aux années 1970 : les reculs de l'impérialisme français... 
    et les limites du nationalisme arabe
     
    En 1956, le nationaliste arabe Nasser prend le pouvoir en Égypte et nationalise le canal de Suez, dont près de la moitié appartient à des actionnaires britanniques et français. Les deux pays, ainsi que l’État d’Israël, attaquent l’Égypte. L’enjeu n’est évidemment pas tant d’indemniser les actionnaires, que de garder la main sur l’un des plus importants points de passage du pétrole en direction de l’Europe et, plus encore, d’affaiblir le mouvement anticolonialiste et tiers-mondiste. Pour la France, l’Égypte est avant tout le meilleur allié du Front de libération nationale (FLN) algérien, dont elle accueille le siège et à qui elle donne la parole à la tribune de l’ONU.
     
    Mais la résistance populaire égyptienne est déterminée. Pour les États-Unis, soutenir cette aventure guerrière de leurs alliés, ce serait donc faire définitivement basculer tout le mouvement nationaliste du côté du bloc de l’Est. Il est plus que temps de faire comprendre aux vieux impérialismes européens qu’ils ne sont plus les puissances d’avant-guerre. À l’ONU, Washington vote donc aux côtés de Moscou et de l’Égypte pour condamner l’agression et exiger le retrait des troupes.
     
    Deux ans après la débâcle de Diên Biên Phu et l’indépendance de l’Indochine, cette humiliation est une nouvelle grande victoire pour les anticolonialistes du monde entier.Porté par ce succès au retentissement planétaire, Nasser poursuit sa politique nationaliste socialisante, qui consiste non pas à mettre fin au capitalisme et à l’exploitation, mais à mieux partager les bénéfices de cette exploitation entre les classes possédantes locales et celles des pays impérialistes. Et s’il est poussé par les classes populaires à mener une politique plus redistributive, il n’a de cesse de freiner et même de réprimer toute velléité d’auto-organisation ou de contestation qui échapperait au contrôle de L’État.
     
    Logiquement, donc, la création de la « République arabe unie » (RAU), en 1958, se fait par en haut, par un accord entre gouvernements et sans le concours des travailleurs et des travailleuses. Cette éphémère tentative de mettre fin au découpage arbitraire de Sykes-Picot (même s’il ne concernait pas l’Égypte) est un échec. De 1958 à 1961, l’Égypte et la Syrie, deux pays qui n’ont pas de frontière commune, forment certes un seul et même État. Mais ce rapprochement ne met pas fin à l’existence de bourgeoisies nationales ayant des intérêts propres et il ne sert nullement à améliorer le quotidien des classes populaires. Tout au plus est-il vu comme une tentative d’assujettissement de la Syrie par Égypte.
     
    Deux ans après la fin de la RAU, en 1963, le « Parti de la résurrection arabe et socialiste », ou Baas, arrive au pouvoir en Syrie. D’inspiration nassérienne, mais sans Nasser, il se développe dans d’autres pays arabes, notamment en Irak où il prend le pouvoir en 1968. En 1970, en Syrie, Hafez el-Assad s’empare du pouvoir par la force. Neuf ans plus tard, en Irak, le Premier ministre Saddam Hussein fait de même. Ce dernier avance alors l’idée d’une fusion syro-irakienne, deux États qui contrairement à ceux qui composaient la RAU possèdent bien une frontière commune. Vue comme une tentative d’absorption, cette fusion est refusée par Assad. En 1980, les deux États sont au bord de la guerre.
     
    Finalement, le dirigeant irakien renonce et tourne son regard vers un autre voisin, l’Iran où les religieux chiites, sous la direction de l’ayatollah Khomeiny, viennent de proclamer une république islamique.
     
    Les années 1980 : les zigzags français face à « l'islam politique » 
    et à l'axe Damas-Téhéran
     
    La révolution iranienne de 1979 est sans doute le tournant le plus important de la fin du XXème siècle au Moyen-Orient. Pour la première fois, des religieux, portés par une révolution ouvrière et populaire, prennent et exercent le pouvoir. Certes, des mouvements religieux existent déjà depuis longtemps. La monarchie saoudienne s’appuie depuis sa naissance sur le clergé wahhabite[3], mais la famille royale est distincte de ce clergé. Le mouvement des Frères musulmans existe en Égypte depuis 1925 et il s’est diffusé dans une grande partie du monde arabe, mais il ne souhaite qu’incarner un contre-pouvoir afin de limiter les dérives « anti-islamiques » de la société, non gouverner.
     
    L’émergence des mouvements religieux prétendant au pouvoir est donc une nouveauté au début des années 1980. Elle s’explique d’une part par l’échec du mouvement ouvrier, stalinien ou social-démocrate, incapable de prendre son indépendance par rapport aux bourgeoisies dites « progressistes », et d’autre part, par celui des mouvements national-progressistes, justement menés par ces bourgeoisies qui n’ont pas vocation à rompre avec le capitalisme.
     
    L’impérialisme français, comme tous les autres, appréhende difficilement l’émergence de ce nouveau courant politique. Pour les États-Unis, la réponse est de soutenir à fond le clergé wahhabite, qui organise l’envoi de « djihadistes » en Afghanistan pour y combattre l’intervention soviétique[4]. L’appui à l’Arabie saoudite et aux combattants sunnites, fussent-ils les plus intégristes, est censé faire reculer le leadership de l’Iran chiite dans le monde musulman[5].
     
    La France, elle, tente difficilement de maintenir sa présence en Iran, arguant de sa relative neutralité pendant la révolution de 1979 et de l’accueil en exil de Khomeiny en 1978. Mais l’annulation d’importants contrats[6] et la solidarité avec les États-Unis lors de la prise d’otages de leur ambassade à Téhéran poussent Paris à refroidir et même à suspendre ses relations avec la République islamique.
     
    La crise de l’impérialisme français est aussi aggravée par la guerre civile qui touche le Liban, son dernier pré-carré, de 1975 à 1990. Le 4 septembre 1981, l’ambassadeur de France à Beyrouth est assassiné. Tout indique que l’attentat a été commandité par Damas, qui tente de déloger la France de sa position et de son rôle de « médiateur ».
     
    Le 23 octobre 1983, deux attentats frappent les casques bleus stationnés à Beyrouth. Le premier vise le quartier général des États-Unis au Liban. Le second touche le « poste Drakkar », immeuble où se trouve le 1er régiment de chasseurs parachutistes de l’armée française. 239 soldats américains et 58 soldats français trouvent la mort. Les attentats sont revendiqués par l’Organisation du djihad islamique (OJI)[7], groupe chiite lié à l’Iran et matrice du futur Hezbollah.
     
    C’est à cette époque que se forge l’axe Damas-Téhéran, encore actif aujourd’hui. L’Iran est alors en pleine guerre contre l’Irak et souffre d’un grand isolement international : les États-Unis comme l’URSS, l’Arabie saoudite comme l’Organisation de libération de la Palestine d’Arafat, soutiennent Saddam Hussein. Seule la Syrie, qui a failli entrer en guerre contre Bagdad quelque temps plus tôt, soutient la République islamique.
     
    Le Liban est un autre terrain d’entente pour les deux pays. On y trouve une importante communauté chiite, dont beaucoup de membres, marginalisés dans l’État libanais, sont prêts à suivre le modèle iranien. La création de l’OJI, puis du Amal islamique[8] et enfin du Hezbollah en 1985, marque le début de la coopération irano-syrienne.
     
    Tout au long des années 1980, l’axe Damas-Téhéran, via les forces libanaises qu’il parraine, multiplie les attaques contre les intérêts français et nord-américains, sur le sol libanais mais aussi à Paris. Du 7 décembre 1985 au 17 septembre 1986, quatorze attentats touchent la capitale française, faisant quatorze morts et plus de trois cents blessés. Organisés par le Hezbollah, ils ont pour but de faire cesser la livraison d’armes françaises à l’Irak. Mais cette agressivité n’empêche pas le maintien de relations importantes et l’organisation de négociations.
     
    Quand, en février 1982, Hafez el-Assad fait massacrer au moins 20 000 personnes à Hama, dans l’ouest de la Syrie, pour écraser une insurrection dirigée par les Frères musulmans, la France refuse de condamner la répression. L’écrasement d’un mouvement religieux avec lequel elle n’a jamais eu de rapports significatifs ne vaut pas que la France se brouille davantage encore avec la Syrie.
     
    Mitterrand, bien conscient de la nécessité de faire avec elle pour maintenir son emprise au Liban, se rend même à Damas en novembre 1984, un an après la mort des casques bleus. L’Iran reçoit en toute discrétion des armes françaises (et américaines) et les relations diplomatiques entre Paris et Téhéran reprennent totalement en 1988. En 1988, la compagnie Total est autorisée à participer à un consortium avec la Syrian Petroleum Company.
     
    En Irak, les mouvements pro-Iran deviennent des alliés de Washington alors que l’Occident se retourne contre Saddam Hussein[9]. En 1990 et 1991, la France prend sa part dans la première guerre du Golfe, sous l’égide de George Bush père.
     
    Difficile, sans doute, de trouver une cohérence à la politique moyen-orientale française des années 1980. Et pour cause ! Concurrencé de toutes parts sur ses anciens terrains protégés, l’impérialisme hexagonal doit avancer à tâtons pour maintenir tant bien que mal ses intérêts.
     
    Jean-Baptiste Pelé
     
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    [1] En 1954, la CFP entreprend de raffiner elle-même du pétrole. Elle crée pour cela la filiale dont elle porte aujourd'hui le nom : Total.
    [2] Minorité religieuse, sous-branche du chiisme, principalement présente au Liban et en Syrie.
    [3] Mouvance très réactionnaire de l'islam sunnite.
    [4] C'est de ce même « djihadisme » que se réclament aujourd'hui al-Qaeda et Daesh. Il date bien des années 1980 et non des origines profondes de l'islam.
    [5] Le sunnisme est la branche d'environ 80 % des musulmans du monde, contre 10 à 15 % pour le chiisme ; ce dernier est ultra-majoritaire en Iran et représente la première communauté religieuse en Irak, au Liban et en Syrie.[6] Un contentieux portant sur plus d'un milliard de dollars oppose notamment la France à l'Iran concernant le développement d'un programme nucléaire en Iran. Ce programme, établi en 1974, sous le règne du Shah, avait alors toute l'approbation de l'Occident.[7] Organisation libanaise, à ne pas confondre avec ses homonymes égyptien ou palestinien.[8] Scission pro-iranienne d'Amal, parti libanais chiite fondé en 1974 par Moussa Sadr.[9] Massoud Barzani, président du Kurdistan irakien depus 2005 et Jalal Talabani, président de l'Irak de 2005 à 2014, ont ainsi accédé au pouvoir dans l'Irak sous occupation états-unienne, après avoir dirigé (en concurrence l'un avec l'autre) la résistance kurde contre Saddam Hussein durant les années 1980 et 1990. Leurs nominations respectives sont le fruit d'un compromis entre Washington et Téhéran.
     
     
    Note: Ce texte est issu d'un des courants du NPA: "Anticapitalisme et révolution"

  • 1916-2016 : cent ans de manœuvres françaises au Moyen-Orient (2/2) A&R

     
     
     
     
     
     
     
     
     
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    Nous publions la seconde partie de cet article. Après avoir développé quelle a été la politique de l’État français au Moyen-Orient, des accords Sykes-Picot de 1916 aux années 1980, nous revenons ici sur les évolutions survenues entre les années 1990 et aujourd'hui.

    Les années 1990 et 2000 : un repositionnement français

    Suite à la guerre du Golfe, la France soutient l’embargo qui provoque la mort de 500 000 à 1 million d’enfants entre 1991 et 2003. Mais elle soutient aussi le cynique programme « pétrole contre nourriture », mis en place en 1996. Lors de l’invasion américaine de 2003 est publiée la liste des personnalités politiques, patrons et entreprises ayant bénéficié du système de rétro-commissions mis en place par Saddam Hussein grâce à ce programme. Outre l’ancien ministre Charles Pasqua et d’autres dirigeants de la droite française, on y trouve l’entreprise Total et son futur patron Christophe de Margerie (alors directeur pour le Moyen-Orient) et la banque BNP-Paribas.

    Faut-il en conclure que la défense des intérêts français en Irak est la cause de l’opposition de Jacques Chirac à la guerre de George Bush Jr en 2003 ? C’est certainement un facteur déterminant dans sa politique.
     
    Cela n’empêche pas la France de continuer à jouer sur deux tableaux. En 1999, Jacques Chirac est le premier chef d’État à recevoir le jeune Bachar el-Assad, qui a été intronisé comme successeur de son père suite à la mort de son frère aîné en 1994. Et en juin 2000, Chirac est le seul chef d’État occidental à se rendre aux funérailles d’Hafez el-Assad. Total bénéficie pleinement de l’exploitation du pétrole. Depuis le milieu des années 1990, la production d’or noir atteint les 600 000 barils par jour.

    Mais en mai 2004, les relations se tendent de nouveau à propos du Liban. La Chambre des députés décide de reporter l’élection présidentielle[1], prolongeant ainsi le mandat du général Émile Lahoud. Celui-ci est considéré par Chirac et Bush comme l’homme de la Syrie : il a signé en 1989 l’accord de Taëf, qui a mis fin à la guerre civile et permet une présence militaire syrienne depuis. En juin, alors que Bush est en France pour célébrer les 60 ans du débarquement de Normandie, les chefs d’État français et américain lancent l’initiative diplomatique qui débouche en septembre sur la résolution 1559 des Nations unies. Celle-ci exige le retrait des 15 000 soldats syriens encore présents au Liban. Un mois après, le Premier ministre, l’homme d’affaires multimilliardaire (et grand ami de Chirac) Rafiq Hariri, démissionne. Il est assassiné par un attentat attribué au Hezbollah en février 2005. Chirac fait alors tout ce qui est en son pouvoir pour isoler la Syrie dans la communauté internationale.

    Deux ans plus tard, Sarkozy nouvellement élu tente un rapprochement avec la Syrie afin de débloquer la situation de vacance de la présidence libanaise (le mandat de Lahoud s’est terminé sans consensus pour sa succession), ce qui est fait en mai 2008. Sarkozy rend hommage à Assad pour son rôle dans la résolution du conflit et l’invite à assister au défilé du 14 juillet. Et puis, comme son allié iranien, le régime syrien n’est-il pas un modèle de stabilité et un appui dans la lutte contre Al-Qaïda ?

    Depuis 2011 : un redéploiement toujours chaotique

    Mais en fait de stabilité et de lutte contre le terrorisme, la situation n’est plus aussi idyllique depuis le début de la révolte populaire anti-Assad, en 2011. On estimait, en septembre dernier, le nombre de morts à 240 000 depuis 2011, dont 80 % sont l’œuvre des forces gouvernementales (armée régulière, mais aussi Hezbollah...) et 10 % de Daech.

    Pour les capitalistes, d’autres chiffres comptent. Entre 2011 et 2014, les pertes dans le secteur des hydrocarbures s’élèvent à près de 16 milliards d’euros. La production de pétrole s’est effondrée de 96 % et celle du gaz de 50 %. Un terrible gâchis pour ceux qui regardent avec avidité les 2,5 milliards de barils de réserves estimées. Un terrible handicap pour leur commerce aussi, alors que la Syrie pourrait occuper une position de carrefour du gaz et du pétrole... Une terrible menace enfin, pour la stabilité, déjà bien précaire, de la région.

    Pour les entreprises françaises implantées en Syrie, aussi diverses que le groupe fromager BEL ou le cimentier Lafarge, la seule solution est la délocalisation vers le Liban, l’Égypte ou la Turquie. Total a également dû rapatrier son personnel en décembre 2011, après l’adoption de sanctions par l’Union européenne. L’entreprise voit avec grand-crainte l’évolution de la situation en Irak, où elle a déjà peiné à remporter des contrats face à la concurrence britannique, nord-américaine et, fait nouveau, asiatique (depuis 2009, elle exploite ainsi le champ pétrolier Halfaya avec les entreprises chinoise CNPC et malaisienne Petronas), d’autant que l’essentiel de son implantation est au Kurdistan. Les récents accords avec l’Iran ont certes ouvert la possibilité d’un retour des pétroliers européens dans la République islamique. Mais la fermeté française sur le dossier du nucléaire, le soutien sans faille de Hollande à l’État d’Israël, son partenariat privilégié avec l’Arabie saoudite et les accusations de corruption de Total en Iran[2] risquent de handicaper le pétrolier français dans les attributions de marchés.

    Quant aux ressources du sous-sol syrien, elles sont désormais convoitées par le fidèle allié russe. Soyuzneftegaz Company a ainsi signé en 2013 un accord de prospection pétrolière et gazière off-shore pour une durée de 25 ans.

    Autre concurrent pour l’exploitation des ressources : l’État islamique, qui parvient à s’autofinancer grâce aux exportations vers l’Irak et la Turquie.
     
    On comprend sans peine l’empressement de Hollande à lancer une offensive contre la Syrie en 2013, puis sa ferme volonté de participer, fût-ce avec des moyens symboliques, aux bombardements en Irak depuis l’an dernier et en Syrie depuis septembre 2015. Désormais, la cible prioritaire n’est plus le régime d’Assad, mais Daech. L’émotion post-attentats explique en partie ce changement de stratégie. Mais pas seulement. Une nouvelle fois, les impérialistes tâtonnent, ont peur de s’embourber, sont incapables de trouver une solution viable.

    Le maintien d’Assad semblait impensable il y a quelques mois. Il est maintenant sérieusement envisagé par plusieurs forces de la coalition, y compris hors de l’axe Moscou-Téhéran. Mais un tel scénario pourrait signifier un net recul de l’implantation des entreprises françaises dans le pays.
     
    Le choix français se porte donc davantage vers les adversaires de l’axe Damas-Téhéran : l’Arabie saoudite et le Qatar en premier lieu. En 2014, 9 milliards d’euros de contrats ont été signés et le montant s’élève à 17 milliards en 2015. Dassault négocie avec les Emirats arabes unis 12 milliards d’euros de ventes. Le secteur de l’armement, lui, ne connaît pas la crise.

    L’impérialisme français est fragilisé mais toujours actif, et sans doute plus agressif depuis l’arrivée de Hollande au pouvoir. Le dénoncer, critiquer ses guerres et son hypocrisie, c’est sans doute aujourd’hui aller à contre-courant. Mais ne l’était-ce pas aussi pour les militants et militantes anti-impérialistes aux États-Unis en 2003 ? Pourtant, l’enlisement et la catastrophe des occupations de l’Afghanistan et de l’Irak a rendue bien plus forte, sinon majoritaire, l’idée que ces guerres pour le pétrole et les intérêts capitalistes n’étaient pas légitimes et devaient prendre fin. Notre tâche immédiate est de continuer à le dénoncer et de prendre des initiatives militantes, afin de préparer les mobilisations anti-guerre de demain.

    Jean-Baptiste Pelé
     
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    [1] Le président de la République libanaise n’est pas élu au suffrage universel mais par la Chambre des députés, en principe pour un mandat de six ans. Le choix se fait en principe au consensus entre les forces politiques, d’autant que le poste est obligatoirement occupé par un chrétien (le Premier ministre doit être sunnite et le président de la Chambre des députés chiite).
    [2] Entre 1996 et 2003, Total aurait versé 38 millions de dollars à des dirigeants iraniens pour l’attribution de contrats.
     
     
    Note; Ce texte est issu d'un courant du NPA "Anticapitalisme et Révolution"

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    Les «premières négociations de paix», en janvier 2014, à Montreux-Genève, sous l'égide Lakhdar Brahimi et Ban Ki-moon

    Les «premières négociations de paix», en janvier 2014, à Montreux-Genève, sous l’égide Lakhdar Brahimi et Ban Ki-moon

    Par Sharif Nashashibi 

    Le président syrien Bachar al-Assad s’est inspiré des manœuvres de diversion israéliennes en matière de négociation: rien que du processus et pas de paix

    Jusqu’ici, rien de remarquable n’est ressorti de la dernière conférence sur la Syrie qui se déroule actuellement à Genève [article écrit le 3 février 2016, avant que l’ineffable Staffan de Mistura n’annonce la suspension jusqu’au 25 février 2016]. Ce n’est pas surprenant, non seulement en raison des conditions spécifiques de ces négociations, mais parce que celles-ci sont l’extension d’un «processus de paix» redondant qui partage des caractéristiques significatives avec son pendant israélo-palestinien.

    Le cadre du «processus de paix» syrien est resté sensiblement le même depuis son lancement en 2012. En dépit de ses défaillances évidentes et prévisibles, à Genève et à Vienne, la conférence actuelle en Suisse s’obstine à réinventer une roue qui n’a jamais fonctionné. On est alors en droit de se demander si le processus est conçu pour gérer le conflit plutôt que de le résoudre.

    Voilà comment le «processus de paix» israélo-palestinien moribond a longtemps été considéré, étant donné qu’il en reste à ces recettes qui échouent depuis son début il y a un quart de siècle. Israël l’utilise comme couverture pour ancrer encore davantage son occupation et la colonisation de la Palestine, fidèlement assisté et encouragé par les Etats-Unis qui sont censés jouer les intermédiaires entre les deux parties.

    En ce qui concerne la Syrie, c’est la Russie qui soutient activement le régime par le massacre et l’assujettissement des Syriens tout en prétendant être un médiateur en quête de paix. Dans les deux cas, cette duplicité sert à soutenir leurs alliés respectifs et les protéger de la critique dans un Conseil de sécurité de l’ONU paralysé principalement par les droits de veto américain et russe.

    Les Syriens connaissent ce que les Palestiniens endurent depuis longtemps: du processus et pas de paix; négocier pour négocier, pas pour trouver une solution juste et durable à leur détresse. Dans les deux cas, il s’agit pour certains protagonistes de ces conflits, et la communauté internationale dans son ensemble, d’être vus en train de faire quelque chose, peu importe la sincérité et l’efficacité de ces efforts – en d’autres termes, les relations publiques et l’apparence priment sur le fond.

    Fin de l’occupation israélienne/du règne d’Assad

    Lorsque les Palestiniens disent que les discussions doivent aboutir à la fin de l’occupation israélienne, ou lorsque les Syriens disent que les discussions doivent aboutir à la démission du président Bachar al-Assad, ils sont raillés comme obstructionnistes pour ces conditions préalables. Toutefois, les négociations doivent avoir un objectif final clairement défini, sinon elles se perdent indéfiniment dans les méandres et donnent le temps et la possibilité de remettre à plus tard, de duper et d’avorter.

    Israël et le régime d’Assad sont les causes de leurs conflits respectifs, quoi qu’on puisse penser des méthodes utilisées pour leur résister et des groupes impliqués dans la résistance. Quel est l’intérêt de négocier pour les Palestiniens si Israël ne s’engage pas à mettre fin à son occupation, ou pour les Syriens si Assad refuse de démissionner?

    La belligérance d’Israël et du régime d’Assad repose sur un déséquilibre fondamental du pouvoir vis-à-vis de leurs ennemis, ce qui rend les négociations vides de sens sans la pression nécessaire parce que la partie la plus forte n’a ainsi aucune raison de chercher une solution juste – et donc viable.

    Staffan Mistura annonce, le 2 février 2016 «l'ouverture officielle des négociations de Genève»

    Staffan Mistura annonce, le 2 février 2016 «l’ouverture officielle des négociations de Genève»

    Le régime d’Assad a détruit le pays, a commis des crimes de guerre et contre l’humanité et il est responsable de la grande majorité des centaines de milliers de victimes civiles à ce jour – rien que pour conserver son monopole brutal sur le pouvoir. Pourtant, comme dans l’ensemble du «processus de paix» syrien, le sort d’Assad ne sera pas discuté à Genève.

    «Il est inacceptable que l’ensemble de la crise syrienne et la solution à cette crise doivent dépendre du sort d’un seul homme» (17 décembre 2015), déclarait le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon en décembre, comme si une solution pouvait être trouvée en balayant tout simplement cette question capitale sous le tapis taché de sang.

    Au lieu de cela, la première phase des négociations (qui sont censées durer six mois) se concentrera uniquement sur la conclusion d’un cessez-le-feu (qui exclura certaines des forces au sol les plus redoutables), la fourniture d’une aide humanitaire et la lutte contre l’Etat islamique. Cependant, régler tout ou partie de ces questions – qui sont des effets du conflit, non sa cause – ne mènera pas à une transition du pouvoir qui n’est pas encore matière à discussion et n’apportera donc pas la paix en Syrie.

    L’utilisation des tactiques israéliennes par Assad

    Au contraire, le régime continuera à qualifier toute opposition de terrorisme, de sympathie terroriste ou d’ingérence étrangère, tout comme le fait Israël. La semaine dernière, le Premier ministre Benjamin Netanyahou a accusé le secrétaire général de l’ONU d’«encourager le terrorisme» (BBC 27 janvier 2016) après que ce dernier a déclaré qu’«il est dans la nature humaine de réagir à l’occupation» (The Guardian, 26 janvier 2016),

    Le régime d’Assad continuera à utiliser les négociations comme une plate-forme pour amplifier son discours déformé et veillera à ce qu’elles s’enlisent sur les questions de «sécurité» plutôt que sur le traitement de la cause du conflit et donc de sa solution – encore une fois, comme le fait Israël.

    Les deux parties et leurs alliés respectifs mettent la futilité des négociations sur le compte de la désunion de leurs adversaires, disant qu’il leur manque un «partenaire pour la paix», mais font tout leur possible pour maintenir et exacerber les divisions.

    Israël a longtemps attisé les flammes de la rivalité entre le Hamas et l’Autorité palestinienne. En parallèle, les discussions à Riyad en fin d’année dernière qui ont conduit à une unité diplomatique sans précédent entre les groupes de l’opposition syrienne se sont heurtées à des efforts extérieurs visant à dicter quels sont ceux qui sont autorisés à participer à des négociations – une tentative évidente de créer de nouvelles divisions.

    Le président syrien Bachar al-Assad s’est inspiré des manœuvres de diversion israéliennes en matière de négociation. Cela n’a rien de surprenant, car cette tactique est très familière, ayant été utilisée efficacement pour maintenir l’occupation par Israël du plateau du Golan syrien depuis un demi-siècle. N’est-ce pas cruel que les Syriens soient une fois de plus la cible de telles tactiques – cette fois par leur propre gouvernement? (Publié par MEE, le 3 février 2016)

    Publié par Alencontre le 7 - février - 2016

    Sharif Nashashibi collabore régulièrement avec Al-Arabiya News, Al-Jazeera English, The National et The Middle East Magazine. En 2008, il a reçu une distinction de la part du Conseil international des médias «pour avoir réalisé et contribué à des reportages systématiquement objectifs» sur le Moyen-Orient.

    http://alencontre.org/syrie-un-processus-de-negociations-frere-jumeau-de-celui-israel-palestine