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Théorie - Page 7

  • Nouveautés sur Europe Solidaire Sans frontières

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    • Tunisie : Déclarations de dirigeants du Front populaire sur leur refus de voter la confiance au gouvernement Chahed

      , par AMROUSSIA Ammar, AMAMI Nizar, HAMMAMI Hamma, HAMMAMI Jilani, LAKHDHAR Zied

      D’autres déclarations convergentes rapportées par les media sont disponibles sur ESSF aux adresses suivantes http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38728 http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38788 http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38800
      25 août : Jilani Hammami (...)

    • Tunisie : le vote de confiance au gouvernement Chahed

      , par LEROUGE Dominique

      Sur les 217 députés que compte l’Assemblée, 194 étaient présents et ont pris part au vote (89,4%).
      167 députés ont voté la confiance au gouvernement Chahed (86 % des présents)
      5 se sont abstenus
      22 ont voté contre (11,3 % des présents) et constituent donc désormais l’opposition au sein de (...)

    • Internationalism
      A critical test – Anti-imperialism and the Syrian Revolution

      , by SMITH Ashley

      Ashley Smith explains what’s at stake in a critical test for the international left.
      THE SYRIAN Revolution has tested the left internationally by posing a blunt question: Which side are you on? Do you support the popular struggle against dictatorship and for democracy? Or are you with Bashar (...)

    • On the Left
      United States Left: A Challenge to the Green Party on Syria

      , by HELLER Stanley

      August 4. The uprising and fighting in Syria have gone on for over five years and your platform doesn’t say a word about it . Delegates to this weekend’s convention, how about adding these five sentences?
      1. We stand with the Arab revolutions and uprisings for democracy that started in Tunisia (...)

    • Syria
      A Light in the Darkness – Self organisation and the Syrian Revolution

      , by BOOTHROYD Mark

      Behind the headlines and vicious brutality of Syria’s civil war lie amazing examples of self organisation, the story of which is largely unknown to most in the West. It is this self organisation, and not Saudi or Turkish aid, which has allowed the revolt to sustain itself through six long brutal (...)

    • Syria
      2011-2013 – Local Coordination Committees of Syria

      , by Local Coordination Committees

      At the onset of the Syrian revolution, Syrian youth began organizing themselves in their neighborhoods, villages and towns so they could plan protests and deliver their news to global news agencies. As the revolution spread throughout the country, there came a need for coordination between (...)

     

  • Algérie Aux origines d'octobre 1988 (PST)

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    Ce numéro spécial d'AFAQ ICHTIRAKIA comprend différents textes et déclarations politiques de l’.O.R.T l’organisation révolutionnaire des travailleurs.

    Le texte intitulé " Infitah, démocratie et socialisme " est la résolution politique adoptée en juillet 1988 par la conférence nationale de l'O.R.T. Elle fait le bilan économique et politique d'une décennie de régime Chadli.

    Les deux textes suivants sont les déclarations politiques de l'O.R.T avant et après le referendum-mascarade du 3 Novembre 1988.

    Le texte intitule «Où mène l'infitah ?" est la résolution politique de la conférence constitutive de l'O.R.T en février 1985. republié à l’époque  parce que son contenu restait d'actualité et permettait  de comprendre comment on en est arrivé à Octobre 1988.

    Quant aux trois articles signés Said AKLI. Ils analysent les évènements d'Octobre et leurs premières conséquences politiques. 5 Août 2016

    Télécharger Ici

    http://elkhatwa-eloumalia.over-blog.com/

    Commentaire: Il y a une continuité entre: GCR, ORT et PST

  • Quatre régions, quatre autorités en Syrie (Orient 21)

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    La Syrie en guerre est actuellement divisée en quatre régions principales, contrôlées respectivement par le régime, l’organisation de l’État islamique (OEI), les Kurdes et différents groupes de l’opposition. Il existe à présent une grande variété d’administrations locales autonomes et l’essentiel de l’activité économique s’est déplacé vers la zone côtière. C’est cette situation et ses conséquences qu’il faudra affronter lors du règlement du conflit.

    Avant l’insurrection, la Syrie pouvait être divisée en deux régions. L’ouest du pays, qui comprend l’axe Damas-Alep et inclut les principales grandes villes de la zone côtière, constituait la partie la plus développée tandis que le sud (les provinces de Deraa, berceau de la révolte, Quneitra et Soueida) et l’est (Deir ez-Zor, Hassakeh et Rakka) étaient plus démunies, selon les indicateurs socio-économiques.

    Il y avait cependant des exceptions à ce tableau.

    Ainsi, la province d’Idlib comptait parmi les plus pauvres. À majorité rurale, elle avait été détachée d’Alep en 1958 afin d’affaiblir la métropole du nord et deuxième ville du pays. De même, les niveaux de développement économique et social dans la campagne autour d’Alep étaient faibles. De fait, la fracture ville/campagne dans la province d’Alep est la plus criante du pays.

    Dans le même temps, les provinces orientales sont les plus riches en ressources naturelles. Le pétrole est extrait dans les champs autour de Rakka et Deir ez-Zor et à la frontière nord-est de l’Irak. Le blé, l’orge et le coton — trois cultures stratégiques — sont cultivés dans ces régions, également les plus riches en ressources minérales grâce notamment aux eaux de l’Euphrate qui descend de la Turquie et arrose l’Irak après avoir traversé la Syrie. En conséquence, les régions riches en ressources naturelles ne tiraient qu’un bénéfice limité de leur sol.

    La Syrie était gouvernée par un État central relativement fort. Les institutions étaient actives, le gouvernement continuant d’offrir ses services (scolarisation, éducation, etc.), d’investir dans l’infrastructure et de fixer les prix de certains produits de consommation (pain, gazole, etc.) ou à la production (produits agricoles, électricité, prêts bancaires). Dans les zones les plus sous-développées, il demeurait un employeur important, en partie en raison du faible niveau de l’investissement privé.

    85 % de pauvres

    La décennie de Bachar al-Assad, en particulier après 2005, a vu une notable réduction du rôle de l’État. L’investissement public était en baisse et les subventions à la majeure partie des biens et services réduites. Les politiques économiques du gouvernement ont été axées sur le secteur des services, et en faveur des grands centres urbains au détriment des banlieues, de la campagne et plus globalement des régions les plus reculées du pays. Marquant une rupture avec les politiques passées des gouvernements baasistes, la responsabilité du développement de ces zones délaissées était transférée au secteur privé, et les sociétés privées qui investissaient dans les parties reculées du pays bénéficiaient de réductions d’impôts et de régulations plus flexibles afin de les encourager. Cependant, en l’absence d’une forte volonté politique, les investissements dans les régions les plus pauvres ont marqué le pas. Ce n’est pas parce que les autorités n’ont pas réalisé les lacunes et la nécessité d’y remédier, mais elles en ont pris conscience trop tard.

    En 2016, les effets dévastateurs de la guerre sur l’économie et la vie des Syriens ne sont plus à démontrer. Selon le dernier rapport publié fin 2015 par les experts du Syrian Centre for Policy Research (SCPR), le conflit avait infligé à la fin de l’an dernier des pertes économiques d’environ 255 milliards de dollars, le PIB du pays était équivalent à moins de la moitié de sa valeur de 2010, le chômage s’élevait à plus de 50 % et la pauvreté touchait plus de 85 % de la population. En raison de la fuite des capitaux, de la chute des réserves de la banque centrale et du déficit de la balance commerciale, la livre syrienne va aujourd’hui à vau-l’eau. Échangée aux alentours de 600-700 LS pour un dollar, elle ne vaut plus que le dixième de sa valeur à la veille du conflit.

    Un impact important et durable de la guerre semble être la fragmentation du pays en au moins quatre zones distinctes :


    - la première, sous contrôle du régime, correspond à la partie occidentale et la plus développée susmentionnée : la zone côtière et le principal axe Damas-Alep, à l’exception de quelques régions rurales et suburbaines et autour de la moitié de la ville d’Alep, majoritairement aux mains de l’opposition et dans une moindre mesure du Front Al-Nosra. La ville d’Alep elle-même est sous le contrôle du gouvernement dans sa plus grande partie (ouest) et des rebelles qui tiennent la partie est  ;


    - la deuxième est contrôlée par l’OEI dans l’est du pays, le long de l’Euphrate, ce qui correspond grosso modo aux zones des tribus arabes historiquement liées à l’Irak, et autour des champs pétroliers de Deir-ez-Zor et de Rakka, bastion de l’OEI en Syrie  ;


    - une troisième zone, kurde, s’étend au nord-est et dans une poche à l’ouest d’Alep. Elle est sous domination du Parti de l’Union démocratique (PYD), la branche syrienne du PKK. C’est là que les Kurdes de Syrie sont majoritaires ou forment tout au moins la plus grande minorité  ;


    - enfin, une quatrième zone est contrôlée par divers groupes d’opposition, en plus du Front Al-Nosra. Ces régions de l’opposition (Armée libre syrienne – ALS — et autres groupes rebelles) sont fragmentées et ne possèdent pas de continuité territoriale contrairement aux trois autres.

    Ces trois dernières zones correspondent aux régions sous-développées du sud et de l’est de la Syrie.

    L’activité économique retranchée dans la zone côtière

    Bien que beaucoup moins ravagées que le reste du pays et en dépit d’une stabilité en trompe-l’œil, les régions sous contrôle du régime ont subi des changements aux impacts profonds sur le tissu économique, social et culturel de la Syrie. Dans cette partie du pays où vivent toujours deux tiers de la population, un nouvel équilibre est en train d’être instauré. L’axe Damas-Alep, qui constituait la colonne vertébrale du pays, a été particulièrement affaibli par la destruction des villes — Homs (troisième ville du pays), la moitié d’Alep et les banlieues de Damas —, la fuite des investisseurs et des classes moyennes ainsi que par l’affaiblissement du rôle et des institutions de l’État.

    L’investissement privé et public — ou ce qui en reste — se déplace vers la région côtière, considérée comme sûre et protégée. Ainsi en 2015, par exemple, 32 % des investissements privés autorisés par la Syrian Investment Agency (SIA) étaient localisés dans les provinces de Tartous et de Lattaquié (les deux principaux ports du pays) tandis que les provinces de Damas et d’Alep n’en absorbaient que 27 %. En comparaison, ces deux dernières attiraient en 2010 quelque 40,5 % des projets agréés par la SIA contre 4,5 % pour Tartous et Lataquieh. L’an dernier à Tartous, la création de petites entreprises a doublé : 1 752 nouvelles sociétés ont été créées en 2015 contre 867 l’année précédente. Et le nombre de sociétés par actions est passé de 119 en 2014 à 251 en 2015. Les investisseurs sont naturellement attirés par la sécurité qui règne dans la zone côtière, notamment le gouvernorat de Tartous, le plus paisible depuis le début de l’insurrection. À cela s’ajoute le mouvement de population fuyant d’autres régions du pays qui s’est accompagné d’un afflux d’investisseurs soucieux de placer leurs capitaux dans une région où la demande de produits connaît une hausse relative. Le changement en faveur de la zone côtière reflète ainsi une nouvelle donne démographique : les alaouites ne constituent plus la majorité des habitants de cette région comme auparavant.

    Dans une large mesure, le déplacement de l’investissement public vers la zone côtière est le résultat de la politique du régime visant à satisfaire sa «  clientèle  ». À l’automne 2015, le premier ministre Waël Al-Halqi a annoncé le lancement d’investissements, dont les medias officiels se sont fait largement l’écho, totalisant 30 milliards de livres syriennes dans les provinces de Lattaquié et de Tartous. Au même moment, le gouvernement n’allouait qu’une mince enveloppe de 500 millions de LS à la ville d’Alep, auparavant cœur industriel et commercial du pays.

    Un grand nombre d’investisseurs traditionnels ont quitté le pays et se sont installés dans d’autres régions du monde. De nouveaux hommes d’affaires ont bâti leur fortune sur des activités liées à l’état de guerre. Les élections aux chambres de commerce de Damas et d’Alep à la fin 2014, par exemple, ont illustré ces changements. À Alep, sur les douze membres du conseil d’administration, dix sont de nouveaux venus dont les noms étaient inconnus avant l’insurrection. Et à Damas, sept des douze membres sont dans cette situation.

    Grâce à l’appareil d’État, les régions côtières continuent d’entretenir des liens solides avec Damas et le gouvernement central. Une majorité d’alaouites sont toujours employés dans les secteurs civils et militaires de l’État qui a de tous temps été un pourvoyeur d’emplois pour cette communauté. Et ce rôle s’est accentué avec la guerre et la contraction de l’économie. Cette grande dépendance de la communauté alaouite vi-à-vis de l’Éat central est un facteur important plaidant contre une éventuelle autonomie de la région côtière, ce qui explique l’importance du contrôle de Damas.

    Des institutions concurrentes de l’État

    Pour ce qui est des zones hors du contrôle des forces du régime — dont certaines le sont depuis plus de trois ans — elles ont dû s’adapter à la nouvelle situation et créer des institutions et une certaine forme de gouvernance. Dans ces régions, des centres et des modes de production ont été détruits, des hommes d’affaires sont partis et les réseaux de transport et commerciaux ont été disloqués. Ces destructions ont surgi après des décennies de sous-développement. Pour les populations, les nouvelles institutions, mises en place pour pallier l’absence de l’État et le vide laissé par la destruction de l’économie d’avant la guerre, ont souvent, mais pas toujours, plus de légitimité que le gouvernement. À cela plusieurs raisons :

    - plusieurs instances sont élues, notamment dans les zones où l’opposition est installée, même si les processus électoraux laissent souvent beaucoup à désirer  ;
    - elle sont dirigées par des locaux dont un grand nombre ont lutté pour protéger leur communauté du régime  ;
    - elles font partie d’un projet politique plus ambitieux accepté par la population (Kurdes, opposition).

    En réalité, ces institutions sont en compétition avec celles du gouvernement, et la Syrie se trouve dans la situation où au moins trois d’entre elles se considèrent — ou prétendent être — le gouvernement, avec à la clé au moins quatre programmes scolaires et trois monnaies utilisées comme moyen d’échange. Ainsi, les Kurdes autorisent-ils des projets d’investissement et leurs propres publications  ; au cours des deux dernières années, ils ont édicté des dizaines de lois censées réglementer la vie dans leurs régions. L’OEI lève des impôts, autorise des investissements et a sa propre force de police. Une pléthore de conseils locaux gèrent la vie quotidienne. Enfin, le gouvernement intérimaire de l’opposition est composé de plusieurs ministères et a créé des instances chargées de de l’administration des hôpitaux et de la distribution du blé, du pain et des aides à l’intérieur du pays.

    Les dépenses effectuées par ces nouvelles autorités ne font qu’augmenter. Les experts du SCPR estiment que le total des dépenses «  publiques  » combinées des zones de l’opposition, de l’OEI et kurdes équivaut actuellement à 13,2 % du PIB syrien en 2015, contre 31,6 % dans les régions du régime. Ce qui veut dire que les dépenses «  publiques  » dans les zones non gouvernementales représentent actuellement l’équivalent de plus du tiers du budget, ce qui montre la place de plus en plus importante des nouvelles institutions créées à travers le pays pour remplacer l’État.

    Incontournable décentralisation

    La «  stabilité  » des frontières intérieures de la Syrie au cours des trois dernières années, l’ancrage des institutions nouvellement établies et l’autonomisation ainsi que les pouvoirs des nouveaux acteurs poseront à coup sûr, à la fin du conflit, de sérieux défis auxquels il faudra répondre. L’un d’entre eux est la décentralisation. Car au-delà de la question kurde, dont le règlement nécessitera un fort degré d’autonomie, la décentralisation offre l’une des rares options permettant aux différentes forces issues du conflit de se rassembler. D’ores et déjà, des appels à plus de pouvoirs locaux se font écho à travers la Syrie, et l’une des principales difficultés qui empêche l’unification de l’opposition est précisément le fort sentiment d’autonomie qui s’est développé dans les diverses communautés du pays. Le conflit a également reflété le degré de méfiance, longtemps refoulé, entre les villes, entre les villes et leurs campagnes environnantes et entre les différentes régions. Les élites urbaines, notamment à Damas, associent souvent la décentralisation à la partition du pays et à la perte de souveraineté, ce qui ne manquera pas de susciter des rejets des deux côtés de la ligne de fracture régime/opposition.

    Une autre question, partiellement liée à celle de la décentralisation, concerne l’équitable allocation des ressources. Les régions les plus riches en ressources naturelles sont aussi les moins développées, et il paraît peu probable qu’elles acceptent à nouveau le contrôle de Damas sur leurs richesses, comme par le passé. Les dépenses dans les zones kurdes, par exemple, sont dans une grande mesure financées grâce à l’exploitation du pétrole. À Deir-ez-Zor, avant l’émergence de l’OEI, les tribus et communautés locales se sont battues pour le contrôle des gisements pétroliers, considérées comme «  usurpés  » par Damas. Or, l’allocation d’une plus grande part de ressources aux régions sera combattue par tout gouvernement futur devant faire face à une pénurie de revenus. Et ce d’autant plus qu’il sera engagé dans un considérable effort de reconstruction.

    Le conflit syrien a également démontré la centralité de la question communautaire en révélant des tensions sectaires et ethniques : la peur des minorités de l’islamisme, la crainte des Kurdes de l’arabisme, la peur des chrétiens assyriens des Kurdes ainsi que le profond sentiment d’injustice ressenti par la majorité sunnite. Au-delà de ces peurs, il sera nécessaire de trouver des solutions aux questions identitaires qui sont restées longtemps réprimées. La construction d’un État qui se maintienne à égale distance de tous ses citoyens tout en assurant leurs droits politiques et culturels en tant qu’individus et en tant que communautés, pour l’instant irrésolue, sera déterminante.

    Jihad Yazigi 29 juillet 2016
  • L’islam, cette si commode grille d’analyse du monde musulman (Orient 21)

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    À propos de « Un silence religieux. La gauche face au djihadisme », de Jean Birnbaum

    Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, le livre de Jean Birnbaum a été largement couvert par les médias, qui ont amplement repris ses thèses. Pourtant, un tel ouvrage mérite un vrai débat qui n’a pas encore eu lieu.

    En France, tout commence et se termine avec l’Algérie quand il s’agit de l’islam. Les relations tourmentées de l’Hexagone avec ce pays et plus de cent trente ans de colonisation ont marqué l’Histoire, la politique, la culture, les idées de la métropole. Et pourtant régulièrement, au hasard de l’actualité, on «  redécouvre  » la solidité de ce lien que les livres d’histoire scolaire limitent au seul fait colonial. Celui-ci, loin d’être une «  affaire étrangère  » a été au centre de la vie politique de la IIIe et de la IVe République, de ses déchirements et de ses soubresauts  ; il a profondément marqué la vie intellectuelle, et la vision de l’islam. En un mot, il est inscrit dans le tissu même de l’Histoire nationale.

    Cette dimension est à la fois absente et présente du livre de Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme1, qui évoque la difficulté de la gauche à penser la religion. Absente, parce que les mots «  colonie  » et «  colons  » ne sont utilisés qu’une seule fois. Présente, puisque un chapitre capital pour illustrer son propos est consacré à «  la génération FLN  » (Front de libération nationale), ces Français qui se sont mobilisés pour l’indépendance de l’Algérie et qui sont arrivés aux affaires dans les années 1980. Pour résumer le propos de l’auteur, ils n’ont pas perçu la dimension religieuse de l’insurrection de 1954 :

    Ce que la gauche avait sous-estimé, une fois de plus, c’est la force autonome des représentations religieuses et de la foi. Elle n’avait pas pris conscience que partout dans le pays, chez les paysans mais aussi chez beaucoup d’instituteurs, la formation coranique constituait depuis longtemps «  un socle inexpugnable  ».

    D’où leurs désillusions.

    La revanche de Marx

    Passons sur l’idée sous-jacente que «  la génération FLN  » serait aux affaires et rappelons que ceux qui se sont opposés à la guerre en Algérie ont, presque jusqu’au bout, été une minorité. Ils n’ont été, pendant toutes les premières années de cette guerre sans nom, qu’une petite poignée, ceux que l’on a appelé les «  porteurs de valises  ». Il est vrai qu’ils sont souvent passés à côté de la dimension musulmane de l’insurrection du 1er novembre 1954. C’est pourtant celle-ci qui, selon Birnbaum, expliquerait son échec ou en tous les cas le fait qu’elle n’ait pas répondu à l’idéal projeté sur elle.

    Là où les indépendances des anciennes colonies étaient censées émanciper les opprimés des anciens préjugés, elle a souvent conduit, en réalité, au retour de forces qui en appellent à un héritage religieux millénaire.

    Vraiment  ? En Chine ou au Vietnam, en Afrique du Sud ou au Mexique, est-ce l’héritage religieux qui a triomphé, ou la prégnance des structures «  traditionnelles  », pas forcément liées à la religion  ? Quand on étudie les mouvements de libération nationaux qui se soulevaient à travers les cinq continents dans les années 1950-1970, leur programme était généralement truffé de mots d’ordre révolutionnaires, et écrit dans la langue — presque universelle à l’époque — du marxisme. Le fond de l’air était rouge. Ces mouvements se réclamaient du prolétariat international et du socialisme. Le Parti congolais du travail se référait au marxisme-léninisme le plus orthodoxe, tout comme le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) et le Parti socialiste yéménite prétendait construire «  le socialisme scientifique  » dans un des pays les plus pauvres de la planète. Partout on scandait des slogans internationalistes, on hissait le drapeau rouge, «  rouge du sang de l’ouvrier  », on brandissait les portraits de Karl Marx, Friedrich Engels, Vladimir Ilitch Lénine, voire de Joseph Staline et de Mao Zedong. À quoi donc est dû l’échec de ces expériences tiers-mondistes  ? À la religion  ?

    Ne faut-il pas lire dans ces déboires, plus simplement, la revanche de Marx qui affirmait le caractère premier, dans l’évolution des sociétés, de «  l’infrastructure  » — c’est-à-dire des rapports de production économique, des «  forces productives  » — par rapport aux superstructures (politiques, idéologiques). Pouvait-on bâtir une société «  avancée  » en sautant les étapes du développement, ou le socialisme ne pouvait-il être enfanté que lorsque le capitalisme serait arrivé au bout de sa mondialisation, de ses contradictions  ? On peut également y voir le résultat d’un héritage colonial partagé, le poids de la guerre froide, le modèle du parti unique vu comme un facteur essentiel du développement. Et peut-on aborder la place du facteur musulman aujourd’hui sans revenir sur l’intervention soviétique en Afghanistan et son exploitation par les États-Unis qui ont jeté les bases de ce qui deviendra par la suite Al-Qaida  ?

    Une controverse que Birnbaum n’évoque pas avait agité les «  porteurs de valises  ». Avec Francis Jeanson2, un certain nombre d’entre eux, désespérant de la révolution en Europe, voyait dans l’Algérie l’avenir — y compris celui de la France. Plus réaliste, sans doute parce qu’il avait grandi en Égypte et qu’il connaissait mieux les sociétés concernées, le militant communiste et anticolonialiste Henri Curiel expliquait qu’une révolution faite pour l’essentiel par les masses paysannes ne pourrait constituer un modèle pour le monde développé. Faut-il expliquer les échecs du «  modèle algérien  » par l’islam, ou par le caractère profondément traditionnel de la société, renforcé paradoxalement par sa déstructuration barbare et les cent trente ans de «  civilisation  » qui ont favorisé le renforcement de ce qui était perçu par les Algériens comme la tradition, une tradition qui leur permettait de résister à la volonté étrangère de les déraciner  ?

    D’autres facteurs ont contribué aux échecs du tiers-monde, de la persistance de la domination économique du Nord aux interventions occidentales multiples contre les pays nouvellement indépendants  ; contre le président égyptien Gamal Abdel Nasser  ; contre les mouvements de libération de l’Afrique australe — y compris le Congrès national africain (African National Congress, ANC) de Nelson Mandela, qualifiés de «  terroristes  » par Margaret Thatcher ou Ronald Reagan. Ces causes ne sont jamais même évoquées par l’auteur qui préfère se cantonner dans le ciel de la philosophie, des idées pures, loin de la réalité un peu sordide de la politique et de l’économie.

    Le «  modèle algérien  »

    L’avenir algérien n’était sûrement pas écrit dans «  le grand rouleau  » du déterminisme auquel croyait Jacques le Fataliste dans le dialogue philosophique de Denis Diderot, ni dans le Coran. Il n’était pas fixé au lendemain de la seconde guerre mondiale. Des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, le 8 mai 1945 à la politique de la terre brûlée coloniale, les autorités françaises ont poussé à la militarisation de la révolte pour laquelle l’Algérie continue de payer un lourd tribut car elle a facilité la victoire, au sein du Front de libération nationale (FLN), des tendances les plus militaristes et les plus autoritaires au détriment des politiques. Et si l’on évoque l’islam, il faudrait rappeler que la version dominante de l’islam en Algérie en 1954 différait largement de celle qui s’est imposée dans les années 1980 ou 1990. À l’époque, nombre de villages algériens n’avaient pas de mosquée et le jeûne du mois de ramadan était bien moins respecté qu’aujourd’hui. Il n’existe pas «  un  » islam, mais des lectures de textes en principe immuables, cependant toujours interprétés par des êtres humains rarement d’accord entre eux sur le sens véritable de la parole divine. Et qui justifient des pratiques bien différentes d’un bout à l’autre de ce que l’on appelle le monde musulman.

    Quant à la question des femmes, elle se posait ailleurs dans les mêmes termes qu’en Algérie, sans que l’islam ait grand chose à y voir. Alors que le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE), organisation marxiste-léniniste mâtinée de maoïsme comptait un grand nombre de combattantes, la victoire a débouché sur une relégation des femmes3. On pourrait de plus évoquer les guérillas latino-américaines dont les directions étaient influencées par un mélange de machisme et de patriarcat, mêlés à un catholicisme hostile au droit à l’avortement. La mise à l’écart des femmes — voire leur traitement comme objets sexuels — n’est le monopole ni de l’islam, ni de la religion, ainsi que l’ont prouvé les viols de masse comme arme de guerre, par exemple en Bosnie ou au Congo. Un récent sondage Ipsos (décembre 2015) sur la «  culture du viol  » en France devrait «  nous  » amener à une certaine modestie.

    Il ne faut bien sûr pas sous-estimer le rôle de l’islam en Algérie. Comme le souligne la sociologue trop peu connue Monique Gadant, citée par Jean Birnbaum, l’islam était aussi un moyen d’affirmer une identité propre, de rompre avec cent trente ans de mépris et d’oppression.

    Pour les chefs de la rébellion, cette insistance sur le renouveau islamique est une manière de rompre avec la France, avec sa domination et son projet d’assimilation, qui implique la négation constante de la culture algérienne, à commencer par son héritage spirituel.

    L’islam de toutes les résistances

    Pouvait-il en être autrement  ? L’islam avait été au cœur de toutes les résistances au Maghreb et au Proche-Orient, ce qui explique également son enracinement, lequel choquait Guy de Maupassant en 1883, dans son récit intitulé «  La province d’Alger  » : «  Ceux-là des Arabes qu’on croyait civilisés, qui se montrent en temps ordinaire disposés à accepter nos mœurs, à partager nos idées, à seconder notre action, redeviennent tout à coup, dès le Ramadan, sauvagement fanatiques et stupidement fervents  »4.

    Les interprétations de l’islam, il faut le répéter, ont souvent été contradictoires, y compris sur le plan social. «  Il y a l’islam des pauvres et l’islam des riches  », disait le président algérien Houari Boumediene. Ou, comme l’expliquait l’ancien président burkinabé Thomas Sankara : «  La Bible et le Coran ne peuvent pas servir de la même manière celui qui exploite le peuple et celui qui est exploité5.  » Pourtant la volonté d’indépendance s’exprimait non seulement dans le domaine politique mais également dans celui de la culture, dans le refus de copier un modèle occidental se présentant à la fois comme universel et «  unique  », niant sa propre dimension oppressive à l’égard d’aspirations progressistes venant d’autres cultures. Il s’agissait non pas de «  désacraliser le pouvoir profane  », comme l’écrit Birnbaum, mais de désacraliser l’universalisme européen pour construire les conditions d’idéaux bâtis et inventés en commun. Et c’est l’angle mort de cet ouvrage de n’interroger jamais cet «  universalisme  » qui a couvert, à nombre reprises, les pires crimes, des entreprises coloniales à la volonté de démocratiser l’Irak.

    Une dernière remarque sur le chapitre algérien. Oui, les militants furent naïfs, comme ils le sont parfois, ils furent néanmoins du bon côté de l’Histoire. Et s’ils se sont trop enthousiasmés, ce n’était pas parce qu’ils manquaient de clairvoyance face à l’islam — ou alors il faudrait expliquer pourquoi ils le furent pour d’autres causes, comme Cuba ou le Vietnam.

    Revenons au propos central de Birnbaum : l’incapacité de la gauche à prendre la religion au sérieux. Je partage ce point de vue, en revanche pas la manière dont le débat est présenté. Tout d’abord, et contrairement à ce qu’il semble croire, la pensée de Marx ne s’est pas fixée avec les Thèses sur Feuerbach (1844). Toute son oeuvre montre l’intérêt qu’il accordait à l’idéologie et à sa relative autonomie par rapport aux structures économiques. Il suffit de lire Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte pour se convaincre de cette complexité de la pensée marxiste, qui ne se réduisait pas à un déterminisme économique.

    Essentialisation des sociétés musulmanes

    D’autre part, à aucun moment ne sont définis ni la gauche ni l’islam, encore moins l’islamisme. Est-il vraiment possible de mettre dans le même sac des mouvements comme le Hezbollah ou le Hamas, qui s’inscrivent dans une logique nationale, et l’organisation de l’État islamique (OEI)  ? Oui, Al-Azhar, l’institution religieuse qui appuie le pouvoir du président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi (allié de la France, rappelons-le) est une organisation très conservatrice. Pour l’auteur, ses prises de positions sont «  un énième indice de la difficulté qu’il y a à tracer une frontière nette entre islam et islamisme  ». Seulement Al-Azhar représente-t-il l’islam  ? Il faudrait faire le lien entre les régimes dictatoriaux dans le monde arabe et la lecture de l’islam plus que conservatrice qui s’est imposée à partir des années 1970. Durant les années de révolte en Égypte après 2011 et avant le coup d’État du 3 juillet 2013, de vifs débats ont eu lieu sur la religion, sa place, et même sur l’athéisme. Ils ont conduit à de véritables affrontements au sein d’Al-Azhar parmi les religieux, confirmant que la démocratie est le seul cadre qui permette de combattre les idées réactionnaires. Toutefois, cette institution a été reprise en main par le pouvoir qui l’utilise à son seul profit, et sûrement pas pour imposer une vision ouverte de l’islam.

    Enfin — et l’on touche là à une autre limite du propos de l’auteur — l’islam ne détermine qu’une petite partie de la vie des musulmans à travers le monde : ni les entreprises, ni les écoles (même s’il y a des cours de religion), ni l’armée, ni la culture ne fonctionnent selon des «  lois islamiques  ». Et s’il est souvent affirmé dans les Constitutions que la charia est une des sources, voire la source principale de la législation, cela a peu de conséquences pratiques en dehors du domaine, très important, des statuts personnels. Il faudrait d’ailleurs rappeler que la charia n’est pas un code juridique défini, étant lui aussi soumis à des interprétations multiples et le principe du «  doute  » dans la justice y joue un rôle majeur6.

    En un mot, il ne faut pas «  surislamiser  » les sociétés musulmanes, les réduire à la religion. Et la comparaison entre la situation des femmes en Inde et au Pakistan devrait amener à dépasser le clivage musulmans/non musulmans, pour réfléchir sur le patriarcat.

    Le débat dans la gauche et chez les marxistes concernant la religion ne date pas d’hier. S’il resurgit, c’est à cause de l’islam, le christianisme s’étant acclimaté — sous des formes très différentes d’un pays à l’autre — à nos contrées européennes laïcisées. Birnbaum s’interroge sur l’autonomie de la religion par rapport aux racines sociales, qu’il voit comme une preuve de l’incapacité de la gauche à penser le problème.

    Ce qui devrait nous étonner, ou nous préoccuper, ce n’est pas que l’islamisme armé ait des racines sociales, c’est bien plutôt qu’il manifeste une remarquable autonomie par rapport à elles.

    L’auteur cite, à l’appui de son propos, l’immense diversité des protagonistes de l’islamisme, notamment des ingénieurs ou des gens issus de couches favorisées, pas forcément des gens opprimés ou frustrés. Néanmoins cette diversité, quel mouvement contestataire d’ampleur mondiale ne l’a pas connue  ? Faut-il rappeler le rôle de nombre d’intellectuels, voire de «  bourgeois  » et d’aristocrates, dans les grands mouvements anarchistes, socialistes ou communistes, de Jean Jaurès à Lénine, de Pierre Kroptokine à Fidel Castro  ? Et la dimension communautaire de l’islam qui fascine Birnbaum est-elle vraiment réservée aux islamistes  ? On la retrouvait par exemple chez les commis voyageurs de l’Internationale communiste dans les années 1920, eux aussi étaient «  frères en…  » pour reprendre la formule de Régis Debray.

    En quoi «  l’autonomie de la religion  » par rapport aux enjeux sociaux est-elle plus importante que celle d’autres idéologies  ? Birnbaum ne répond pas à la question, et il sous-estime totalement les réflexions de Marx qui avait bien mis en lumière l’autonomie des idéologies par rapport aux infrastructures. Dans ses cahiers pour préparer Le Capital et dans ce dernier ouvrage (le livre I), il affirme de plus en plus que son travail concerne l’Europe et que l’Inde, la Chine ou même la Russie doivent être étudiées de manière spécifique car leur histoire ne rentre pas dans le cadre des «  stades successifs  » de développement : sociétés primitives, esclavagisme, féodalisme, capitalisme. Il introduit le mode de production asiatique et revient de manière positive sur les formes de propriété communale qui se sont maintenues dans ce pays (et également en Russie).7

    «  L’opium du peuple  »

    L’époque a changé et le débat se pose en termes nouveaux. Le surgissement de mouvements religieux dans l’aire musulmane soulève des défis inédits. Les réponses à y apporter ne sont pas simples et il est vrai que la gauche, «  modérés  » et «  radicaux  » confondus, a du mal à s’y retrouver. Mais peut-on vraiment écrire que la gauche observe un «  silence religieux  » sur l’islam  ? N’est-ce pas, au contraire, l’hostilité à cette religion qui a accompagné depuis quelques décennies la crise des idéaux socialistes et des mouvements nationalistes  ? Depuis quarante ans, combien de couvertures de magazines, de journaux ont prétendu qu’on ne pouvait rien dire sur l’islam, que le sujet était tabou8  ? Combien d’articles sont consacrés à dénoncer «  ce silence religieux  »  ?

    Certes, après les attaques de janvier ou de novembre 2015, la plupart des politiques ont fait mine de s’en tenir à un discours «  modéré  », si l’on excepte, et ce n’est pas rien, Manuel Valls et sa guerre contre «  l’islamo-fascisme  » — cela tenait toutefois à des considérations tactiques. La droite n’adopta pas une position très différente. Cependant le sous-texte, le discours des médias dominants repris en boucle, celui de nombre d’intellectuels, notamment de gauche, désignait «  l’islamisme  » — un concept fourre-tout qui va des Frères musulmans à Al-Qaida — et plus ou moins explicitement l’islam, dont on n’arrête pas de répéter qu’il doit «  se réformer  », comme l’ennemi de «  notre mode de vie  ». Les responsables des attentats n’étaient-ils pas ceux qui voulaient nous empêcher de critiquer les religions ou de boire de l’alcool à la terrasse des cafés  ? Et pour corriger son premier ministre qui avait parlé de «  guerre des civilisations  », le président français a préféré dire que nous étions dans un combat pour la civilisation  ; la différence entre les deux formulations étant que Valls considère nos ennemis comme faisant partie d’une autre civilisation et François Hollande comme purement et simplement des barbares.

    Le manque de vision de la gauche à l’égard de la religion aurait créé une indulgence coupable à l’égard de l’islam, prétend Birnbaum. Abordant le débat soulevé par la fameuse candidate voilée présentée par le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) aux élections régionales de 2010, il écrit que ceux qui ne faisaient pas la différence entre le foulard et le string étaient «  représentatifs d’une large partie de la gauche  »  ! Quand on sait que la gauche intellectuelle et syndicale enseignante a été à l’avant-garde de l’exclusion des filles voilées de l’école — et plus largement de leur marginalisation dans la société — on reste étonné par une telle approximation de l’auteur qui affirme par ailleurs que

    lorsque l’islamisme s’est imposé dans le paysage politique international nombreux ont été les militants tentés par une alliance, fût-elle ponctuelle, avec le diable. Le pieux espoir de pouvoir les éliminer par les cornes…

    Or, seuls de tout petits groupes ont réellement adhéré à cette thèse (l’auteur cite longuement Chris Harman, l’un des théoriciens du Socialist Workers Party britannique dont l’influence en France est proche de zéro). On pourrait dire que la gauche parle de plus en plus de religion depuis qu’elle a découvert ce nouvel adversaire, l’islam, plus facile à combattre que le chômage ou les inégalités, sans parler de la lutte contre la domination de la finance qu’elle dénonçait naguère.

    Birnbaum ajoute :

    On sait ce qu’il en est advenu (de cette alliance). Partout où l’islamisme a triomphé, il n’est plus rien resté de la gauche, de toutes les gauches, réformistes ou révolutionnaires.

    Mais où, en dehors de l’Iran, l’islamisme a-t-il triomphé  ? On pourrait citer le Soudan ou le Pakistan des années 1978 à 1988 de Muhammad Zia Ul-Haq, toutefois la gauche s’est opposée à ces dictatures soutenues par l’Occident. L’auteur en conclut qu’il vaut mieux militer dans les démocraties bourgeoises que sous une dictature islamiste. Pourtant dans le monde arabe, ceux qui ont écrasé la gauche ne sont pas les islamistes mais bien les pouvoirs autoritaires soi-disant «  laïcs  ».

    Faut-il pour autant éviter d’examiner le corpus musulman et son contenu  ? Non, à condition une fois de plus de ne pas essentialiser les musulmans en les résumant à leur seule religion, de ne pas réduire la vie politique, sociale, culturelle, son extraordinaire diversité à un concept comme «  islam  ». Il est plus fécond, quand on évoque les mouvements islamistes, de sortir de la grille d’analyse purement religieuse pour tenter des comparaisons qui font sens. Dans un article publié en janvier 20009, le professeur américain Dan Tschirgi dressait un parallèle entre l’insurrection des Gamaa islamiyya (groupes islamiques) en Égypte et le mouvement zapatiste : entre les modèles étatiques mexicain et égyptien  ; entre les régions abandonnées de la Haute-Égypte et du Chiapas  ; entre la place du religieux et du sacré. «  Parallèle  » ne veut pas dire, loin de là, équivalence…

    Pour un nouvel internationalisme

    Revenons, en conclusion, sur le début de l’ouvrage et sa critique du diktat qui s’exercerait en France : «  Tout cela (actions violentes, organisation de l’État islamique, etc.) n’a rien à voir avec l’islam.  » Outre le fait, comme nous l’avons dit plus haut, que la responsabilité de l’islam est sans cesse soulignée par une majorité d’intellectuels et de médias, Jean Birnbaum énonce une évidence : tous ces mouvements ou actions se font au nom de l’islam. Quelles conclusions en tire-t-on  ? Que dirait-on si cette formule était appliquée au marxisme  ? Est-ce que les Brigades rouges italiennes, l’Armée rouge japonaise, la bande à Baader, Pol Pot et les Khmers rouges, le Sentier lumineux au Pérou avaient à voir avec le marxisme  ? Ils se référaient tous à Marx, est-ce que cela nous apprend quelque chose de vraiment essentiel sur ces mouvements  ? Ou cela confirme-t-il simplement que le langage dominant de l’époque était le marxisme et que tout le monde s’y référait  ? Aujourd’hui, souvent, et pas seulement dans l’aire musulmane, la radicalisation se fait au nom de l’islam. Assiste-t-on à une «  radicalisation de l’islam  » ou, comme l’écrit le sociologue Alain Bertho10, à une «  islamisation de la radicalité  », formule reprise par Olivier Roy et fortement vilipendée par Gilles Kepel  ?

    Birnbaum croit voir dans la «  conversion  » de certains leaders de la gauche de Mai 1968 que «  les impasses de la révolution débouchent directement sur la quête d’une rédemption. Pourquoi la politique retourne-t-elle toujours au spirituel, faute de pouvoir l’évacuer, après l’avoir singé  ?  » Mais qui sont les ouailles de Benny Lévy converti au judaïsme orthodoxe en France  ? Et Alain Badiou, s’il écrit sur Saint-Paul11, a-t-il pour autant trouvé son chemin de Damas  ? Peut-être aurait-il été intéressant d’explorer le reniement par nombre de femmes et d’hommes de gauche de leurs convictions, par leur adhésion à la formule de François Furet, que Birnbaum reprend à son compte : «  Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons.  » N’est-ce pas le renoncement à toute utopie, principalement celle de l’égalité et de la défense des opprimés, qui explique ce retour du religieux  ?

    «  L’islam apparaît désormais, conclut Birnbaum, comme la seule puissance spirituelle dont l’universalisme surclasse l’internationalisme de la gauche sociale et défie l’hégémonie du capitalisme mondial.   » Faux, cet islam-là, dans ses tendances dominantes, ne défie pas l’hégémonie du capitalisme mondial, il accepte au contraire ses règles. Il est devenu souvent un «  islam de marché  ». C’est là que réside la chance de la gauche de se refonder en restant fidèle aux valeurs qui ont fait un temps sa force, tout en comprenant que le monde a changé, que le socialisme rêvé au temps de la grande industrie n’est plus une solution, et enfin que l’universel occidental est moribond et qu’il faut inventer de nouvelles formes d’internationalisme. Un internationalisme qui incorpore la richesses des résistances à travers la planète, quelles que soient leurs étiquettes, contre toutes les dominations, contre toutes les dictatures, qu’elles soient théocratiques, athées... ou laïques.

    Alain Gresh 30 mars 2016
     

     

  • Le Capital contre l'Islam (Algerie-Info)

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    L’adjonction de l’Islam et du lexique islamique au vocabulaire marchand s’est accélérée ces dernières années. Nous avons vu l’apparition de produits comme les sodas, les agences de voyages, les fast-foods, les assurances, les vêtements, avec des marques de streetwear « islamiques », les banques, les bonbons, tous estampillés du sceaux de l’Islam. On a même vu de l’eau estampée « halal » et agréé par telle ou telle mosquée.

    Par Abdelaziz Chaambi, Nadjib Achour, Youssef Girard,  juillet 2012

    Ces temples dédiés à la consommation que sont les grandes surfaces possèdent bien souvent un rayon « halal » pour attirer le consommateur musulman.

    Le mois de ramadan, est l’occasion pour ces sanctuaires du marché d’organiser des semaines « spéciales », alliant un folklore orientaliste à une « islamité » consumériste et superficielle, permettant de dégager des profits subsidiaires. Tout devient prétexte à un démarchage «islamique».

    L’Islam est ainsi transformé en argument publicitaire et s’apparente à un produit, une griffe, donnant une valeur ajoutée à des produits de consommation. Intégré par la civilisation capitaliste dans sa logique marchande, l’Islam est utilisé pour créer de nouveaux marchés et attirer une nouvelle clientèle puisqu’il est dans la logique du capital de générer sans cesse de nouveaux « besoins ».

    Cette utilisation de l’Islam comme un « argument publicitaire » permettant de promouvoir un produit et de lui donner une plus value, pose le problème de la réification, telle que le philosophe hongrois Georg Lukacs l’a expliqué dans Histoire et conscience de classe, c’est-à-dire la transformation, par le capitalisme, de tous les rapports sociaux et de toutes les formes culturelles en choses et en rapports « chosifiés » ce que Karl Marx appelait le « fétichisme inhérent au monde marchand ».

    Ainsi, le capitalisme transforme les Hommes, et les rapports entre les Hommes, les cultures, les spiritualités en marchandise. Pour Georg Lukacs, toutes les relations et toutes les pensées dans la civilisation capitaliste deviennent inéluctablement des rapports marchands.

    Par ces rapports marchands, les Hommes, les cultures et les spiritualités, dans notre cas l’Islam, sont intégrés à la dynamique du capitalisme. Les Hommes, les cultures et les spiritualités sont asservies à l’idéologie de la marchandise et c’est pourquoi il devient facile de convaincre les individus de consommer.

    La création d’une gamme de produits estampillés « islamiques » permet au marché de trouver de nouveaux débouchés et au capital d’étendre sa sphère de contrôle participant ainsi à la réification de l’Islam qui devient un argument commercial. Ainsi, lorsque les capitalistes parlent de la vie, des Hommes, des cultures ou des spiritualités, et dans notre cas d’Islam, c’est un euphémisme pour évoquer le marché.

    Ce matérialisme, bassement consumériste, inhérent à la civilisation capitaliste, et aux logiques qui la sous-tendent, ne peut aboutir qu’à la dissolution de toutes formes de spiritualité. De l’Islam ne sont préservés qu’une forme purement juridique et les aspects formels, au détriment de sa dynamique spirituelle dont les effets directs sont la transformation de l’Homme et de la société.

    La civilisation capitaliste se définissant par une dynamique d’accumulation par dépossession, ne peut que s’étendre à l’ensemble du globe et à tous les secteurs de l’existence humaine en détruisant tout ce qui risque d’entraver la logique du capital comme les spiritualités et les cultures non-marchandes.

    Décrivant ce système Georg Lukacs écrivait « que l’évolution du capitalisme moderne ne transforme pas seulement les rapports de production selon ses besoins, mais intègre aussi dans l’ensemble de son système les formes du capitalisme primitif qui, dans les société capitalistes, menaient une existence isolée et séparée de la production, et en fait des membres du processus désormais unifié de capitalisation radicale de toute la société […].

    Ces formes du capital sont certes objectivement soumises au processus vital propre au capital, à l’extorsion de la plus-value dans la production même ; elles ne peuvent donc être comprises qu’à partir de l’essence du capitalisme industriel, mais elles apparaissent, dans la conscience de l’homme de la société bourgeoise, comme les formes pures, authentiques et non falsifiées du capital.

    Précisément parce qu’en elles les relations, cachées dans la relation marchande immédiate, des hommes entre eux et avec les objets réels destinés à la satisfaction réelle de leurs besoins, s’estompent jusqu’à devenir complètement imperceptibles et inconnaissables, elles doivent nécessairement devenir pour la conscience réifiée les véritables représentantes de sa vie sociale » [1] .

    Par ce processus de réification, le capital prend le pas sur les impératifs humains, culturels et spirituels non-marchands. Dans cette logique, l’Islam doit être transformé en une valeur marchande quantifiable. L’Islam est soumis au règne de la marchandise qui asservit l’Homme en le rendant étranger à lui même.

    Au sein de la civilisation capitaliste, la marchandise, et donc cet « Islam » qui a été transformé en objet marchand, ne vaut que par l’argent. L’argent est l’équivalent général qui voile la nature réelle des échanges auxquels il est utile. Dans la civilisation capitaliste, la loi suprême est celle du profit, légitimée par une anthropologie faisant de l’individu, l’Homo oeconomicus, un être visant uniquement son intérêt personnel.

    La soumission progressive de tous les aspects de la vie humaine aux exigences de cette logique du capital déstructure les rapports humains, le lien social. Elle produit une civilisation purement marchande. Dans cette civilisation, les Hommes ne sont plus perçus qu’au travers de données statistiques, quantifiables et économiques, comme leurs pouvoirs d’achat, leurs capacités à engendrer du profit et leurs aptitudes à produire, à travailler et à consommer.

    Comme l’écrivait Karl Marx dans cette civilisation « l’homme n’est plus rien »[2] .

    Cette civilisation capitaliste tend à créer un monde sans « extérieur » oùtout est soumis au capital. A ce propos, Georg Lukacs écrivait que « les « lois naturelles » de la production capitaliste ont embrassé l’ensemble des manifestations vitales de la société et que - pour la première fois dans l’histoire - toute la société est soumise (ou tend au moins à être soumise) à un processus économique formant une unité, que le destin de tous les membres de la société est mû par des lois formant une unité»[3] .

    Selon le philosophe hongrois, « le monde réifié apparaît désormais de manière définitive - et s’exprime philosophiquement, à la seconde puissance, dans l’éclairage « critique » - comme le seul monde possible, le seul qui soit conceptuellement saisissable et compréhensible et qui soit donné à nous, les hommes »[4] .

    Face à cette civilisation capitaliste sans « extérieur » Georg Lukacs pensait qu’une modification radicale du point de vue était possible sur le terrain de la société bourgeoise. Dans le cas qui nous intéresse, comment est-il possible de lutter radicalement, c’est-à-dire en prenant le problème à la racine, contre la réification de l’Islam, contre sa transformation en valeur marchande ?

    NOTES

    [1] Lukacs Georg, Histoire et conscience de la classe,Ed. de Minuit, Paris, 1960, page 94

    [2] Marx Karl, Misère de la Philosophie, Ed. Costes, Paris, 1950, page 57

    [3] Lukacs Georg, Histoire et conscience de la classe,op. cit., page 93

    [4] Ibid., page 107

    Publié dans Oumma.com

     

      2ème partie

     

    « Sous le règne de la marchandise, produit par la civilisation capitaliste, le despote ne prend pas forcément l’apparence d’un individu mais plutôt celui d’un système global dans lequel «l’homme n’est plus rien » pour reprendre les mots de Karl Marx.

    De fait, pour réduire a néant cette profession de foi potentiellement libératrice, la civilisation capitaliste s’attache à intégrer à son système réificateur l’Islam comme toutes les autres formes de cultures non-marchandes qui pourraient réduire ou contester son emprise totale sur la vie des Hommes et des sociétés".

    Mettant en garde contre l’argent, le prophète Mohammed (PSL) affirmait dans un hadith: « Pour toute communauté il y a une fitna et celle de ma communauté c’est l’argent » .

     Contre la civilisation capitaliste qui réduit l’Homme à l’état de marchandise, l’intellectuel iranien Ali Shariati expliquait

    qu’« une des mission de Mohammed consiste donc à arracher l’homme de la terre, de cette vie de porc, d’animal, d’individualiste pour le faire évoluer vers Dieu »[1]  .

     Cette mission de faire évoluer l’Homme vers Dieu, le Prophète de l’Islam la réalisa en transmettant le message de l’unicité divine, at-tawhid  contre l’idolâtrie et le fétichisme qui régnaient à l’époque dans la péninsule arabique. L’appel à l’unicité divine reposait sur la négation de la divinité aux idoles de l’époque, tel que Houbal, Uzza, Allat ou Manat, pour ne vouer un culte exclusif qu’à Allah.

     De même, avant Mohammed (PSL), les prophètes et les messagers d’Allah (ST) luttèrent contre l’idolâtrie et le fétichisme régnant dans leur société respective au nom du Tawhid Allah dans le Coran nous dit : 

    « Nous avons envoyé dans chaque communauté un messager [pour leur dire] : « Adorez Allah et écartez-vous du Taghout » »[2]  ; « et Nous n’avons envoyé avant toi aucun Messager à qui nous n’ayons révélé : « Point de divinité en dehors de Moi. Adorez-Moi donc »[3]  

    Le prophète Nouh dénonça les idoles Wadd, Sawa, Yaghut, Ya’uq et Nasr[4]   et annonce à son peuple : « Je suis pour vous un avertisseur explicite afin que vous n’adoriez qu’Allah. Je crains pour vous le châtiment d’un jour douloureux »[5]  . Le prophète Ibrahim brisa les idoles qu’adorait son peuple pour l’appeler au tawhid  . Il affirma : « Je désavoue totalement ce que vous adorez, à l’exception de Celui qui m’a créé, car c’est lui qui me guidera »[6]  . Dans le Sinaï, le prophète Moussa combattit les adorateurs du Veau d’Or au nom du Tawhid .

     Le  tawhid repose en Islam sur la profession de foi : « La ilaha illa Allah » [Il n’y a point de divinité à part Allah]. Cette profession de foi commence par une négation de toutes les idoles et de tous les fétiches en dehors d’Allah.

     Une négation de tous les pouvoirs afin de libérer l’Homme des oppressions sociales pour le lier à Allah. En ce sens l’Islam contient un message profondément libérateur puisqu’il tend à affranchir les Hommes de leurs semblables et des forces sociales oppressives pour lier l’Homme uniquement et directement à Allah.

     A propos du caractère libérateur de cette profession de foi, Abd ar-Rahman al-Kawakibi écrivait que les despotes 

    « ont peur de la science, jusqu’à craindre que les gens ne comprennent le sens des mots « Il n’est de Dieu que Dieu », et ne sachent pourquoi (ce verset) est privilégié, et pourquoi l’Islam est fondé sur lui. L’Islam, voire même l’ensemble des religions, est fondé sur le fait qu’il n’est de Dieu que Dieu, c’est-à-dire que personne d’autre que Lui ne saurait être véritablement adoré, personne d’autre que la créature suprême ».

     Or, l’adoration signifie l’humiliation et la soumission. Dès lors, la signification du verset « Il n’y est de Dieu que Dieu » est que personne d’autre que Dieu ne mérite qu’on s’humilie et qu’on se soumette à lui. Comment les despotes pourraient-ils tolérer que leurs sujets connaissent ce sens et agissent selon lui ? »[7] 

     Sous le règne de la marchandise, produit par la civilisation capitaliste, le despote ne prend pas forcément l’apparence d’un individu mais plutôt celui d’un système global dans lequel «l’homme n’est plus rien » pour reprendre les mots de Karl Marx. De fait, pour réduire a néant cette profession de foi potentiellement libératrice, la civilisation capitaliste s’attache à intégrer à son système réificateur l’Islam comme toutes les autres formes de cultures non-marchandes qui pourraient réduire ou contester son emprise totale sur la vie des Hommes et des sociétés.

     L’Islam réifié, fétichisé, est ainsi intégré dans ses panthéons du marché que sont les grandes surfaces. Il est transformé en bijou doré que l’on porte autour du cou, en habit que l’on revêt, en nourriture que l’on mange. L’Islam fétichisé, vidé de tout contenu spirituel et civilisationnel, se transforme en objet de consommation que l’on achète, que l’on consomme et que d’autres vendent. On vend et on achète de l’Islam comme on vendrait et on achèterait n’importe quel produit.

     Cependant cette intégration de l’Islam réifié au panthéon du marché se fait sous la coupe des idoles de la civilisation capitaliste : l’argent, le profit, la marchandise, le marché ou lecapital lui-même. En effet, la civilisation capitaliste divinise ces notions en les transformant en absolu supérieur à l’Homme, aux cultures et aux spiritualités qui doivent impérativement leur être soumis.

     Ainsi, à la suite de certains théologiens chrétiens de la libération, comme Hugo Assmann et Franz Hinkelammert, nous pouvons définir le système capitaliste comme idolâtre.

     C’est dans la théologie implicite du paradigme économique et dans la pratique dévotionnelle fétichiste quotidienne que se manifeste la « religion économique » de la civilisation capitaliste.

     La divinisation du marché fabrique des idoles sans autel visible donc plus difficile à combattre. Pourtant Allah, dans le Coran, a mis en garde à de nombreuses reprises les croyants contre le fait de Lui associer une divinité : « Parmi les hommes, il en est qui prennent en dehors d’Allah, des égaux à Lui, en les aimant comme on aime Allah. Or les croyants sont les plus ardents en l’amour d’Allah. Quand ils verront le châtiment, ils sauront que la force tout entière est à Allah »[8]   ; « certes Allah ne pardonne pas qu’on Lui donne quelque associé. A part cela, Il pardonne à qui Il veut. Mais quiconque donne à Allah quelque associé commet un énorme péché »[9]  ; « n’invoqué donc personne avec Allah »[10] .

     Le prophète Ibrahim – al-Khalil - invoquait Allah en disant : « Préserve- moi ainsi que mes enfants de l’adoration des idoles. Ô mon Seigneur, elles (les idoles) ont égaré beaucoup de gens »[11]  .

     Parmi les idoles de la civilisation capitaliste, l’argent tient une place particulière , car il est au fondement de l’échange marchand. La devise de l’idole « argent » est inscrite sur chaque billet de dollar US : « In God we Trust ».

     Allah, dans le Coran, nous a pourtant mis en garde contre cette idole qui aliène l’Homme et lui fait confondre l’avoir avec l’être : 

    « Pour l’amour des richesses il [l’Homme] est certes ardent »[12]  ; « les âmes sont portées à la ladrerie »[13]  ; « A ceux qui thésaurisent l’or et l’argent et ne les dépensent pas dans le sentier d’Allah, annonce un châtiment douloureux, le jour où (ces trésors) seront portés à incandescence dans le feu de l’Enfer et qu’ils en seront cautérisés, front et dos : voici ce que vous avez thésaurisé pour vous-mêmes. Goûtez de ce que vous thésaurisiez »[14]  .

     Mettant en garde contre l’argent, le prophète Mohammed (PSL) affirmait dans un hadith : 

    « Pour toute communauté il y a une fitna et celle de ma communauté c’est l’argent »[15]  . Dans un autre hadith, le prophète mit également les croyants en garde contre le fait de vouloir accumuler des richesses pour elle-même : « Si l’Homme avait une rivière d’or, il en voudrait une deuxième et si il en avait une deuxième il en voudrait une troisième mais il n’y a que la terre pour combler les yeux de l’enfant d'Adam (la tombe) »[16]  . 

    Mohammed (PSL) avait compris que lorsque l’argent, médiateur de toute chose, se transforme en seul critère de la puissance, l’Homme devient objectivement aliéné par cet argent. Ainsi, celui qui possède de l’argent fini par être possédé par lui.

     La civilisation capitaliste et ses nouvelles idoles que sont l’argent, le profit, la marchandise, le marché ou le capital, exigent, comme les fétiches des temps anciens, des sacrifices humains au nom de contraintes « objectives », « scientifiques », comptables, profanes, apparemment areligieuses.

     En fait, la théologie idolâtre du marché, depuis Thomas Robert Malthus jusqu’aux institutions financières internationales, comme le FMI et la Banque Mondiale, est une théologie sacrificielle : elle exige des pauvres, des opprimés, des mostadh’afin qu’ils offrent leurs vies sur l’autel des idoles de la civilisation capitaliste.

     Rappelons qu’aujourd’hui près de 800 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde. En France, 2 millions de personnes sont mal nourries. En 2000, sur une population de 6 milliards d’habitants, on en comptait 2,7 milliards vivant au-dessous du seuil de pauvreté, et, parmi eux, 1,3 milliard définis comme « extrêmement pauvres » car disposant de moins d’un dollar par jour.

     En 2003, le nombre de pauvres a crû de 100 millions, atteignant 2,8 milliards. En 2005, la France comptait 7,13 millions de personnes, soit 12,3 % de la population, vivant sous le seuil de pauvreté. Dans le monde, en 2005, 1 enfant sur 18 est mort dans sa première année. Cela représente 7,6 millions de décès d’enfants de moins d’un an en une année.

     Tel est le visage des pauvres, des opprimés, des mostadh’afin sacrifiés quotidiennement sur les autels des idoles de l’argent, du profit, de la marchandise, du marché ou du capital auxquels la civilisation capitaliste idolâtre voue un véritable culte.

     Si l’Islam veut retrouver le caractère libérateur qu’il avait à ses débuts lorsqu’il luttait contre les idoles et les fétiches de la péninsule arabique, il devra affronter les nouvelles idoles que sont l’argent, le profit, de la marchandise, du marché ou du capital. S’il ne s’attache pas à lutter contre cette nouvelle forme d’idolâtrie, il ne sera plus qu’un des multiples objets de la civilisation capitaliste. Un fétiche soumis aux idoles supérieures de la civilisation capitaliste. L’Islam sera alors une religion figée et réifiée liant plus les croyants au monde marchand qu’à Allah.

     Dans cette lutte de l’Islam pour la libération de l’Homme, les mostadh’afin ont une place particulière, puisque ce sont les premières victimes de la civilisation capitaliste idolâtre. La foi en cet Islam libérateur, celui qui se réalise dans la lutte des mostadh’afin contre l’oppression de la civilisation capitaliste, s’accomplit nécessairement dans la négation des fausses divinités de l’argent, du profit, de la marchandise, du marché ou du capital c’est-à-dire en retrouvant le souffle libérateur du tawhid .

     Publié sur Oumma.com, 19 juillet 2012

    http://www.algerieinfos-saoudi.com/2015/07/le-capital-contre-l-islam.html

  • Fascisme vert et impérialisme (La Riposte)

     
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    Nice, 14 juillet à 22h30. Un camion blanc déboule sur la Promenade des Anglais et fauche sans distinction tous les passants qui se trouvent sur sa route. Vendredi 15 juillet à neuf heures du matin, on déplore « au moins 84 morts et 18 blessés en urgence absolue », selon le site Mediapart.

    Le choc émotionnel, légitime, ne manque pas de rappeler les attentats survenus à Paris et à Saint-Denis la nuit du 13 novembre 2015. L’assassin de masse a au final été tué par la police au bout de 2 kilomètres de sa course folle. Son identité n’est pas encore certaine mais selon la police, on aurait retrouvé à l’intérieur du camion une carte d’identité au nom d’un Franco-Tunisien âgé de 31 ans. Cet individu était connu des services de police, mais uniquement pour des faits de droit commun. Pour l’instant, aucun lien formel n’a été établi avec l’organisation Etat Islamique qui sévit dans de nombreux pays depuis maintenant trop longtemps.

    Le président Hollande a tout de suite évoqué cette piste, et annoncé un renforcement des bombardements de l’armée française en Irak et en Syrie. La plupart des responsables politiques de droite et d’extrême-droite ont fait la même interprétation des faits. Le Conseil Français du Culte Musulman a immédiatement émis un communiqué condamnant les attentats et a appelé l’ensemble des Musulmans vivant en France à se recueillir pour les victimes, sans pour autant avoir évoqué la piste du terrorisme islamiste.

    D’hypothèse, cette piste est cependant devenue très vite une certitude aux yeux d’une grande partie des médias dès les premières minutes suivant le drame. Il n’est pas question ici de faire des suppositions sur la motivation du meurtrier, mais force est de constater qu’encore une fois, l’identité qui était la sienne légitime de fait la thèse du terrorisme islamiste sans analyse des traits psychologiques de sa personnalité.

    Nous nous souvenons tous du meurtre de masse perpétré en juillet 2011 par un militant d’extrême-droite norvégien. Ses 77  victimes participaient  à l’université d’été du Parti Travailliste de son pays. À l’époque, la polémique médiatique s’était surtout centrée sur son état de santé mentale. Diagnostiqué schizophrène d’abord par un premier groupe d’experts, il a ensuite été jugé sain d’esprit par une seconde équipe. Lui-même s’était dit opposé au premier diagnostic, craignant qu’il ne desserve son idéologie basée sur la haine des Musulmans. Qu’il soit malade ou pas, telle n’est pas la question ici. Mais que sa santé mentale ait été érigée en sujet numéro un par les médias suite au drame révèle une sélectivité certaine dans le recul que peuvent avoir la plupart des journalistes et des responsables politiques sur la responsabilité réelle ou supposée de l’auteur d’un attentat terroriste selon son appartenance, disons le mot, ethnique.

    Alors ceci n’excuse en rien l’auteur de la tuerie de Nice. Mais l’interprétation instantanée et sans nuance qui est faite de ce drame révèle ni plus ni moins qu’un racisme institutionnel dont les origines remontent très loin dans l’histoire française. Ce racisme a très tôt été utilisé par l’Etat français pour justifier sa politique colonialiste. Des les années 1830, les Algériens ont par exemple été jugés intrinsèquement incapables de maintenir la diversité arboricole de leur pays, justifiant ainsi l’accaparement de terres par les colons. Sans expliquer que les concentrations de populations algériennes à l’origine de la désertification étaient dues à la spoliation de terres qui était déjà à l’œuvre de la part de colons français. Cet épisode montre bien comment une interprétation raciste d’un phénomène observé dans un pays peut légitimer l’accaparement de ses ressources par un Etat plus puissant.

    Cette colonisation de l’Algérie et d’une grande partie de l’Afrique et de l’Asie a continué durant tout le 19e siècle. Au fur et à mesure, des mouvements intellectuels ont vu le jour dans les pays musulmans pour questionner leur arriération par rapport aux Etats impérialistes occidentaux. À partir du début du 20e siècle, et surtout après la révolution bolchévique en Russie, deux réactions contre l’impérialisme se sont confrontées. L’une composée de militants nationalistes et communistes, prônait l’arrimage de leurs nations aux valeurs libérales de l’Occident tout en se rendant autonomes politiquement et économiquement de celui-ci. La seconde voyait la question nationale sous l’angle religieux et se servait de la piété de la population pour la monter contre l’occupant. La question nationale était donc un enjeu entre des indépendantistes laïcs et religieux.

    Un pays comme la Tunisie a conquis son indépendance en 1956 grâce à la mobilisation de la classe ouvrière. La concurrence était rude entre tenants d’une identité arrimée à l’Occident et une identité arrimée à la culture arabo-musulmane. Mais à l’indépendance, la tendance nationaliste arabe a été écartée et une politique de nationalisations et de collectivisation a été initiée. Durant une décennie, l’économie a connu une croissance fulgurante. Grâce à ce développement économique et à une action énergique du jeune état tunisien, la société a pu se développer et les femmes du pays ont très vite conquis un haut degré d’autonomie comparé à la plupart des sociétés du monde arabo-musulman. Mais à partir des années soixante-dix, la dette qui s’est pourtant accumulée durant ces années a obligé l’état tunisien à recourir aux prêt du FMI. Ce dernier a conditionné le versement des fonds à un revirement complet de la politique économique de l’état emprunteur. Ceci a eu pour conséquence une dégradation de la vie des travailleurs et une contestation sociale grandissante. Pour endiguer cette menace, l’état a donc fait monter les mouvements extrémistes religieux afin de détourner l’attention des travailleurs de la question sociale au profit de la question religieuse.

    La même chose s’est passée en Egypte après la mort de Nasser en 1970. Le nouveau président Anouar El Sadate qui lui a succédé a opté pour un revirement total de l’économie après une décennie de politique collectiviste. Celle-ci, même si elle était motivée par des revendications nationalistes, n’en revêtait pas moins un caractère progressiste sur le plan social et des droits des femmes. La conduite autoritaire de Nasser n’a pas empêché qu’à sa mort ait eu lieu la plus grande manifestation de l’histoire de l’humanité. Or ce revirement soudain de la politique économique a suscité comme en Tunisie et à la même période un renforcement de la lutte des classes. Et comme en Tunisie, l’Etat a profité du sentiment religieux de la population pour faire en sorte que la conscience religieuse occulte la conscience sociale des masses.

    L’histoire sur le temps long montre ainsi que la religion a été instrumentalisée par certains Etats arabes pour freiner la lutte des classes. Tout comme la question nationale a été utilisée – et jusqu’à aujourd’hui – en Europe pour le même objectif. On voit du coup que la question religieuse se confond avec la question nationale dans les pays à dominante musulmane, dans un premier temps pour combattre l’impérialisme et dans un second temps pour le soutenir.

    Le nationalisme européen est quant à lui un moyen de légitimer la politique impérialiste de pays comme la France et le Royaume-Uni et un moyen utile pour endiguer la contestation sociale. En témoignent les récents événements en France depuis les attentats contre Charlie Hebdo, et les autres qui ont suivi jusqu’à celui du Bataclan. Tous étaient liés au terrorisme islamiste et la motivation première des assaillants était une réaction aux bombardements de la Syrie par les états occidentaux. Or le terrorisme islamique trouve ses origines dans la politique impérialiste des années 70 qui a consisté à faire monter le sentiment religieux des populations arabes afin d’endiguer la montée du mouvement ouvrier.

    L’intensification des bombardements en Irak et en Syrie suite à l’attentat de Nice ne fera qu’exciter davantage le ressentiment des populations de ces pays et le sentiment de stigmatisation que vit une grande partie de la jeunesse d’origine maghrébine en France. L’attentat de Nice, qu’il ait été ou non commandité par l’organisation Etat Islamique, est  une aubaine pour tous les protagonistes des guerres civiles syrienne et irakienne. Du côté des Etats impérialistes occidentaux, cela représente un boulevard pour l’accentuation de la guerre de classes qu’ils mènent dans leurs propres territoires et de l’accaparement des ressources pétrolières de la région mésopotamienne. Du point de vue de l’impérialisme russe, cela représente une légitimation accrue de son soutien à Bachar El Assad en Syrie. En France, cela signifie un ancrage des idées islamophobes encore plus grand dans la population, portées par le Front National, Les Républicains et une partie des responsables « socialistes ». Sur le plan de la politique du gouvernement Valls, cela présage d’un recul encore plus grand des libertés démocratiques au détriment du mouvement ouvrier. En pleine contestation de la Loi El Khomri, cela va porter un rude coup à la cohésion de la classe ouvrière contre la régression sociale dont elle est la victime, et un pas de plus vers le repli nationaliste. Sur le plan international, cela représente le risque très probable de l’intensification de la guerre par procuration que se livrent la Russie et les Etats-Unis. Le mouvement ouvrier ne peut s’en sortir que par une coordination internationale basée sur une analyse marxiste de la réalité d’aujourd’hui et de perspectives révolutionnaires pour l’avenir.

    RB, PCF Saint-Denis, 15 juillet 2016

    http://www.lariposte.org/2016/07/fascisme-vert-imperialisme/

  • Le Hezbollah, une force contre-révolutionnaire (Contretemps)

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    Le Hezbollah a été et reste l’objet de débats vigoureux parmi les chercheurs et entre les différents courants de « gauche » au Moyen Orient et à travers le monde. Certains considèrent encore et toujours le mouvement fondamentaliste islamique libanais comme « anti-impérialiste », estimant qu'il représente une variante arabe de la « théologie de la libération » (qui s’est développée en Amérique latine), en visant une plus grande justice sociale et une réaffirmation de l’identité nationale libanaise face à « l'invasion des valeurs étrangères ».

    Cette vision, soutenue principalement au Moyen Orient par les mouvements de la gauche traditionnelle issues du stalinisme, et certains issus de courants maoistes ou du nationalisme arabe, a été de plus en plus remis en question au fil des années, et surtout après le début des soulèvements populaires dans la région du Moyen-Orient et Afrique du Nord (MOAN). Cet article de Joseph Daher vise à montrer que le Hezbollah est devenu une force contre-révolutionnaire en raison de son opposition à tout changement radical et progressiste au Liban mais aussi au-delà, en particulier en Syrie, en participant à la répression du mouvement populaire syrien aux côtés du régime d’Assad.

    Joseph Daher est l’auteur d’un livre qui s’intitule Hezbollah, The Political Economy of the Party of God, dont la parution est prévue à l’automne 2016 aux éditions Pluto Press.

    Le Hezbollah, une base sociale en mutation

    Malgré des racines dans les quartiers des populations chiites pauvres du Liban, le Hezbollah est devenu un parti dont les membres et les cadres reflètent de plus en plus la fraction chiite de la classe moyenne et la bourgeoisie grandissante - en particulier à Beyrouth1. Dans la banlieue sud de Beyrouth de nombreux membres des familles les plus riches et la plupart des commerçants ont été intégrés au sein de cette organisation2, tandis que les activités et les institutions du parti (en particulier ceux qui sont liés au tourisme et aux loisirs) répondent aux besoins et fournissent des services aux chiites de la classe moyenne.

    Cette transformation se reflète ainsi dans le profil des cadres du parti, qui ne sont plus composés de religieux (ou « clergé ») provenant généralement des milieux de la classe moyenne inférieure comme ils l'étaient au moment de sa fondation en 1985, mais sont maintenant largement issus d'une classe professionnelle qui détient des diplomes « séculaires » (non religieux) universitaires. Le poids croissant des militants dans les associations professionnelles illustre cette transition3. L'ordre des ingénieurs et des architectes, par exemple, a été dominé par le Hezbollah depuis 2008, lorsque le parti a remporté la plupart des votes lors des élections de la corporation4. Le Hezbollah estime qu'au moins 1300 ingénieurs étaient adhérents en 20065. Ce nombre élevé d'ingénieurs est notamment lié à la reconstruction du Sud et Dahyeh suite aux différents conflits armés, surtout après la fin de la guerre civile et la guerre de 2006 et le développement de projets immobiliers qui ont suivis.

    Au sein de l'association médicale des médecins, le Hezbollah était présent sur la liste victorieuse aux élections de 20136. De même, dans l'association libanaise des dentistes, le vice-président Muhammad Kataya est soutenu par le Hezbollah7. En ce qui concerne l’ordre des pharmaciens libanais, qui compte 7.000 membres inscrits8, un représentant du Hezbollah a manqué de peu de remporter le leadership au cours des élections de 2012 - perdant par seulement 131 voix face à un candidat soutenu par le « Courant du futur »9.  La seule exception à cette tendance est l'association des avocats, où, malgré un nombre grandissant d’affiliés et une remise en causecroissante de la direction contrôlée par le mouvement Amal, le Hezbollah n'a pas encore réussi à devenir dominant.

    De même, les dirigeants politiques du Hezbollah sont généralement issus de couches instruites et prospères de la communauté chiite. Ainsi, lors des élections nationales de 2009, cinq des dix députés élusavaient accompli un doctorat et au moins quatre autres étaint impliqués dans des entreprises libanaises proéminentes10. Le plus ancien député du parti au parlement, Ali Ammar, vient de l'une des familles les plus prospères de Burj Al-Barajneh11. Au niveau municipal, nous retrouvons ces caractéristiques, avec des candidats choisis parmi les familles chiites les plus puissantes telles que Al-Khansa, Kazma, Kanj, Kumati, Farhat, Rahhal et Slim12.

    Qu’en est-il des appuis et sympathisants de l’organisation ?

    Judith Palmer Harik, professeur à l'Université Américaine de Beyrouth (AUB), a examiné la diversité sociale de la base du Hezbollah13. Elle a constaté qu’à partir du milieu des années 1990, ses partisans pouvaient être trouvés dans toutes les classes sociales, et non plus largement limitées aux couches pieuses les plus pauvres de la population chiite. Cette tendance à la diversification a continué au cours des années 2000, comme indiqué par les résultats très élevés du parti aux élections législatives de 2009 dans les zones chiites qui ne sont pas traditionnellement les plus pauvres, tels Nabatieh et Jbeil14. Dans une interview réalisée pour cett article, Abd Al -Halim Fadlallah, directeur du Centre Consultatif des Etudes et de la Documentation, un centre de recherches affilié au Hezbollah, a également confirmé qu'un grand nombre des jeunes des classes moyennes et supérieures de la population chiite soutiennent (ou ont rejoint) le parti - y compris parmi les élites tribales de la vallée de la Bekaa, traditionnellement opposés à l’organisation15.

    Autre exemple, l'évolution de la base sociale du Hezbollah se traduit aussi par les frais de scolarité très élevés requis pour s’inscrire dans les écoles du réseau al-Mustapha, sous contrôle du dirigeant numéro 2 du parti, Naim Qassem. Selon Catherine Le Thomas, ces écoles visent les enfants des membres la direction, ainsi que les fractions supérieures et classe moyennes de la population chiite. L'école al-Bathoul, une école de filles qui fait partie du réseau al-Mustapha, a des frais annuels de l'ordre de 1 600 $, un montant inabordable pour la majorité des Libanais16. C. Le Thomas conclut que « le réseau des écoles Al-Mustapha, qui peut être considéré comme faisant partie de la catégorie supérieure de la classe moyenne des écoles du Hezbollah, fournit un service à la classe chiite riche et propage l'idéologie politique du parti sous la supervision de Naim Qassem »17. En outre, d'autres institutions affiliées s’orientent également vers ces couches les plus aisées de la population chiite. L'hôpital Rasul Al-Azam en est un exemple Le site de l'hôpital déclare: « Il est vrai que les soins médicaux est un service de base, mais la direction administrative n’oublie pas de fournir les meilleurs services hôteliers à leurs patients en ayant deux ailes VIP, et deux ailes Super Suite »18.

    Ces caractéristiques de l’évolution de la représentation politique et de la base sociale du Hezbollah indiquent que même si l'organisation continue d'attirer le soutien de personnes issues de toutes les couches de la société, ses priorités sont de plus en plus orientés vers les plus hautes strates de celle-ci. Le député Ali Fayyad a reconnu cette tendance en 2010, quand il a fait remarquer que « le Hezbollah n’est plus un petit parti, c’est une société entière. Il est le parti des pauvres, oui, mais en même temps il y a beaucoup d'hommes d'affaires en son sein, nous avons beaucoup de gens riches, certains issus de l’élite »19. Le chef de l’organisation, Hassan Nasrallah, a également confirmé - de manière indirecte - cette évolution dans un discours en septembre 2009, en exhortant ses membres à abandonner l’ « amour du luxe », les invitant à croire en Dieu simplement à cause de « la peur de la fin »20.

    D’autre part, une nouvelle fraction de la bourgeoisie liée au parti par le biais des capitaux et investissements iraniens s’est développée, tandis que le reste de la fraction chiite de la bourgeoisie, que ce soit au Liban ou dans la diaspora, est tombé de plus en plus sous son égide - ou du moins se montre plus proche du parti - en raison de ses pouvoirs politiques et financiers. En parralèle à son importance économique croissante et à une intégration dans le système politique, le Hezbollah a d’ailleurs également été lié à des affaires de corruption et diverses pratiques clientélistes.

    Son importance économique et politique au Liban en a fait un rival de plus en plus significatif pour la fraction de la bourgeoisie libanaise réunie autour de Hariri et de l’alliance politique du « 14 Mars » (liée, à son tour, aux capitaux des monarchies du Golfe)21, en particulier après le retrait de la Syrie du pays en 2005. L’opposition politique du Hezbollah aux forces du 14 Mars, forces soutenues par les Etats occidentaux et les monarchies du Golfe, doit être aussi comprise comme des rivalités inter-capitalistes à l'échelle nationale entre deux forces liées à différentes puissances régionales. En dépit de cette concurrence, ces deux blocs inter-capitalistes ont coopéré l’un avec l'autre à plusieurs reprises dans des moments de crises - comme le montrent leurs attitudes similaires envers divers mouvements sociaux et ouvriers, leur orientation favorables aux réformes néolibérales au Liban, et leur rapprochement mutuel au sein du gouvernement après le départ de l'armée syrienne du Liban en 2005.

    L'État confessionel et bourgeois

    L’opposition radicale initiale du Hezbollah au système politique confessionel et bourgeois libanais a de fait diminuée considérablement après son entrée au parlement et à sa participation au sein du système politique sur des lignes confessionnelles, même si sa critique rhétorique et populiste continue.

    D’un refus total de participer au système confessionel, l’organisation a progressivement été intégrée comme l'un de ses principaux acteurs, tout en continuant de déclarer que son objectif initial d'établir un Etat islamique restait son système politique préféré. Cette évolution est liée à divers facteurs : tout d’abord, au changement de leadership politique au sein la République Islamique d'Iran (RII) qui s’est orientée (à la suite du décès du Guide Suprême Khomeini) vers une politique plus pragmatique, cherchant à améliorer ses relations avec les pays occidentaux et les monarchies du Golfe ; ensuite au développement du Hezbollah comme un parti de masse qui n'était plus majoritairement composée de jeunes clercs radicaux ; et, enfin, à la nécessité de protéger son armement et ses intérêts politiques et économiques grandissants dans le pays.

    La base, qui comprend de plus en plus des fractions des classes moyennes et bourgeoises chiites, surtout à Beyrouth, n'aspirent pas nécessairement à vivre dans une République islamique suivant le modèle iranien et se trouve satisfaite par une perspective de retour à la paix accompagnée d’une amélioration en termes de représentation politique. Ces évolutions reflètent aussi la nouvelle importance politique et économique de la population chiite au Liban, notamment suite à l'accord de Taëf22. De plus, le retrait de l'armée syrienne du Liban en 2005, a contraint le parti à participer à tous les gouvernements libanais depuis lors, renforçant encore son intégration.

    À la lumière de ces développements, il est évident que le Hezbollah ne constitue pas et d’aucune manière, cela depuis un certain temps désormais, un défi pour le système confessionel et bourgeois libanais. Au contraire, cette organisation voit le système politique ainsi que tout autre parti politique du systême comme un moyen de protéger ses propres intérêts. Le parti a ainsi cherché à conclure des accords et à coopérer avec le reste des élites libanaises, en dépit de quelques différences politiques, en particulier pendant les périodes de mobilisation sociale accrue.

    Nous pouvons constater cela dans les mobilisations populaires de l’été 2015 autour de la campagne « tu pues », qui s’est radicalisée au cours des semaines pour remettre en question l'ensemble du système politique libanais confessionel et bourgeois. Comme à son habitude, le Hezbollah a vu avec suspicion cette nouvelle tentative de remettre en cause ce système de l’extérieur du parlement et, tout comme il n'avait pas participé aux manifestations du début de 2011 appelant à la fin du régime confessionel, il n’a pas mobilisé ses membres en 2015. En outre, le Hezbollah, bien qu’il ait rhétoriquement soutenu ces manifestations, après les avoir initialement accusées d'être contrôlées par des acteurs étrangers, a ensuite affirmé que la lutte contre les takfiristes et l'Etat sioniste étaient devenues les questions centrales. Hassan Nasrallah a fait valoir que le parti avait adopté une « position neutre à l'égard du mouvement parce que nous ne connaissons pas son leadership, son projet et ses objectifs »23. Le mouvement fondamentaliste islamique libanais a également soutenu, comme un moyen de résoudre la crise, le dialogue appelé par le Président du Parlement Nabih Berri et l'élection de Michel Aoun, chef du Courant Patriotique Libre (CPL), en tant que Président de la République, des propositions qui maintiennent complètement le cadre politique existant du pays. Le Hezbollah, tout comme les autres partis politiques confessionels et bourgeois du 8 et 14 Mars, voulait en fait coopter le mouvement pour son propre bénéfice politique, pour satisfaire ses intérêts spécifiques, et surtout pour mettre un terme aux mobilisations.

    Cette solution « participative » à l’égard de l'État, adoptée par le Hezbollah, reflète à la fois une tentative de modérer les contradictions structurelles du capitalisme libanais24, ainsi que les rivalités qui existent au sein de la bourgeoisie entre les fractions hégémoniques et non-hégémoniques. Les fractions non hégémoniques de la bourgeoisie libanaise, comme le marxiste libanais Mehdi Amel25 l’a noté, reflètent:

    « La conscience des couches non hégémoniques de la bourgeoisie dans leur aspiration légitime à occuper des positions hégémoniques occupées par d'autres fractions, ou d’atteindre leur niveau en s’identifiant si possible à elles dans le domaine politique et économique. Cette couche non hégémonique de la bourgeoisie veut la fin de la fraction hégémonique sans supprimer la domination de la classe bourgeoise »26.

    Cette évolution est également liée aux alliés régionaux du Hezbollah, la Syrie (ou du moins le régime d’Assad) et l'Iran, qui voulaient tous deux une intégration du parti au sein de la scène politique libanaise après la fin de la guerre civile libanaise. Dans le même temps, l'appareil militaire du Hezbollah a été subordonné à ses intérêts politiques, orientés en particulier vers le maintien de la stabilité au Liban. Cela a conduit à une collaboration accrue avec les services de sécurité et l'armée libanaises afin d’empêcher un conflit militaire dans le sud du Liban avec Israël, de collaborer dans la lutte contre les groupes salafistes et djihadistes, et finalement de garantir la sécurité de certaines regions et zones composées de populations chiites. Cela ne signifie pas que la composante militaire du Hezbollah n’a pas joué et ne joue pas un rôle contre les agressions et les menées guerrières d’Israël, mais que l'armement du Hezbollah a été de plus en plus utilisé à d'autres fins, en particulier après la guerre de 2006.

    Idéologie

    Le Hezbollah croit en l'unité de la communauté et la coopération entre les classes. Comme Khomeini avait l’habitude d’affirmer, les travailleurs ne devraient pas exiger plus que ce qui est accordé par la bourgeoisie et la bourgeoisie a l'obligation d'être charitable envers les pauvres. La lutte des classes est considérée négativement parce qu'elle fragmente la communauté (ou la Ummah). L'islamisation de large sections de la population chiite poursuivait cet objectif afin de fragmenter et affaiblir les solidarités entre les différentes communautés confessionelles au Liban, alors que les chiites avant la guerre civile libanaise étaient les plus nombreux dans les partis nationalistes et progressistes, qui étaient à la tête des luttes sociales. Le confessionnalisme a toujours été un outil utilisée par la bourgeoisie au Liban pour empêcher toute mobilisation sociale d’ensemble, et le Hezbollah ne fait pas exception à cela.

    Le piètre bilan du Hezbollah sur le terrain des questions sociales et des mobilisations de travailleurs reflète l’évolution des intérêts de classe défendus par le parti, et son opposition à une autonomisation et à un renforcement politique des classes populaires. La possibilité de mobilisations inter-confessionelle et le développement de mouvements sur des bases de classe représentent une menace potentielle pour tous les partis confessionels et bourgeois de la classe dirigeante au Liban, dont le Hezbollah fait maintenant partie. C’est la raison pour laquelle le Hezbollah n'a jamais mobilisé sa base populaire sur la base de revendications purement socio-économiques dans une perspective inter-confessionelle, bien que soutenant rhétoriquement la CGTL et/ou ses revendications sociales.

    La réticence du Hezbollah à intervenir et à participer aux luttes ouvrières s’est révélée de manière particulièrement frappante au cours des douze dernières années. Depuis 2004, un accroissement significatif des luttes syndicales et ouvrières a été observé, caractérisé notamment par les appels à la grève générale en 2004 et 2008, le débat tumultueux autour de l'initiative du Ministre Charbel Nahas en 2011 et les mobilisations organisées par le Comité de Coordination Syndicale (CCS). Ces luttes ont signalé les contradictons du Hezbollah, affirmant représenter les couches pauvres et marginalisées de la population chiite, tout en étant engagé dans un processus d’intégration au sein de l'élite politique, symbolisé par ses liens croissants avec la bourgeoisie émergente chiite.

    À chaque occasion importante, le Hezbollah a exprimé une préoccupation rhétorique sur des questions telles que la privatisation, les implications d’accords tels que Paris III, et la baisse des salaires réels. Cela alors qu’il resistait et s’opposait fortement à toute tentative de mobiliser sa propre base populaire d'une manière qui soutiendrait réellement des initiatives indépendantes dépassant les clivages confessionels. De manière générale, ces tensions ont été « résolues » par la mise en place de réformes néolibérales, en particulier dans les périodes au cours desquelles le Hezbollah a occupé des postes gouvernementaux.

    La lutte contre la détérioration des conditions d’existence du peuple libanais a toujours été subordonnée à la reconnaissance de la légitimité de la structure armée du Hezbollah, et c’est la raison pour laquelle le Hezbollah a appelé Saad Hariri – à plusieurs reprises – à rechercher des collaborations conjointes et une participation à un gouvernement fondé sur les accords que le parti avait conclus avec son père, Rafiq Hariri. Cela était compris de la manière suivante : le Hezbollah s’occupe de la « résistance » à Israël et Hariri prend en charge les politiques économiques et sociales du pays, chacun n’interférant pas dans les affaires de l'autre27.

    Le Hezbollah, comme nous l'avons vu, en dépit de ses critiques et et de sa rhétorique populiste visant ce qu'il a appelé le « capitalisme sauvage » dans son manifeste de 2009, n'a pas développé d'alternative. Au contraire, il continue de soutenir le capitalisme, le libre marché et les politiques néolibérales. La présence du Hezbollah au sein de tous les gouvernements depuis 2005 a confirmé les politiques antérieures des gouvernements libanais précédents. De cette manière, le Hezbollah est devenu partie intégrante de la bourgeoisie libanaise, où des rivalités existent mais sont surmontés lorsque des révoltes ou mobilisations populaires menacent le système politique établi, confessionel et bourgeois.

    En ce qui concerne les femmes, le Hezbollah promeut une vision conservatrice dans laquelle la domination des hommes sur les femmes est la règle et qui attribue des rôles spécifiques aux femmes dans la société, le premier et le plus important étant le rôle de la « maternité », dans le but d'éduquer les générations futures selon des principes islamiques. Les femmes dans le mouvement islamique libanais ne sont pas présentes dans les structures de prise de décision. En aucun cas les structures patriarcales de la société sont contestées par le parti, tandis que les vêtements et le corps des femmes doivent se conformer à des normes particulières afin, selon leurs explications, de préserver leur honneur et celui de leur famille.

    Le modèle islamique est le seul chemin juste pour les femmes, sous peine d’être considérées comme étrangères à leur propre société, sinon soupçonnées de relayer l'influence de l'impérialisme culturel occidental. Comme le chercheur Adam Hanieh l’a noté, « les structures conservatrices concernant le rôle des femmes font partie intégrante des objectifs contre-révolutionnaires plus larges »28.

    En dépit des critiques et des condamnations du confessionalisme politique, le Hezbollah est un mouvement qui use d’une propagande confessionelle fait la promotion d'une culture confessionelle « chiite » à travers ses institutions et médias. Le Hezbollah a également de plus en plus utilisé un discours chiite religieux parmi ses membres pour légitimer et justifier son intervention militaire en Syrie.

    Hassan Nasrallah, par exemple, a déclaré que le Hezbollah devait intervenir en Syrie, non seulement pour protéger la « résistance », mais aussi pour défendre les villages chiites en envoyant des soldats du Hezbollah à la frontière. Il a également souligné le rôle du Hezbollah dans la protection des symboles religieux chiites comme le mausolée de la petite-fille du prophète Mahomet, le sanctuaire d'al-Sayyida Zaynab à Damas qui « a déjà été ciblé à plusieurs reprises par des groupes terroristes »29.  Nasrallah a ajouté que cela est une question très sensible, compte tenu du fait que certains groupes extrémistes ont annoncé que si ils atteignaient ce sanctuaire, ils le détruiront. Le sanctuaire est situé dans le quartier al-Sayyida Zaynab à Damas30.

    Des rapports signalent aussi que les soldats du Hezbollah portaient des bandeaux autour de leur têtes avec écrit « O Husayn »31 (Blanford 2013b). Dans les célébrations de l'Achoura32 de 2013, des slogans tels que « Hal Min Nâsirîn Yansurunâ? Labbayki ya Zaynab! » (« Y a-t-il quelque’un pour nous défendre ? Nous sommes tous à tes ordres, Zeinab ! »), « Oh Zaynab! Nous sommes tous vos Abbas! »33, et « Nous jurons par Hassan et Hussein, Zaynab ne sera pas capturé deux fois ! »34, ont été scandés pour appeler à la défense du sanctuaire Zaynab qui est protégé par le Hezbollah et d'autres groupes confessionels chiites contre les attaques possibles des groupes armés de l'opposition syrienne à Damas35.

    Il faut également se souvenir que, suite à l'invasion de l'Irak en 2003 menée par l’armée américaine et britannique, le Hezbollah a envoyé des conseillers militaires pour appuyer la formation et les opérations de l'Armée du Mahdi et d'autres groupes islamiques politiques confessionels chiites, sous la direction de la Gardiens de la Révolutions iraniens, connus sous le nom de Pasdaran aussi36. Ces groupes ont été impliqués dans la lutte contre les forces d'occupation occidentales et des groupes confessionels sunnites irakiens, mais ont aussi attaqué des civils sunnites irakiens et ont été impliqués dans la guerre civile confessionelle entre 2005 et 2008 en Irak37.

    Le Hezbollah et les processus révolutionnaires au Moyen-Orient et Afrique du Nord (MOAN)

    Tout d'abord, nous devons nous rappeler que le Hezbollah n'avait pas une position radicale en ce qui concerne la région du MOAN avant le début des soulèvements populaires en 2010-2011. Sheikh Naim Qassem a d’ailleurs écrit dans son livre qu’il s’agirait d’une erreur et cela serait faux de lutter contre les régimes autocratiques et despotiques dans le monde arabe. Au contraire, les mouvements populaires devraient lutter pour la libération de la Palestine afin de libérer les régimes arabes et leur peuple38.

    Quelques mois après la guerre contre la bande de Gaza à la fin de l’année 2008 et au début de l’année 2009, lancée par l'armée israélienne, Nasrallah déclarait que le Hezbollah n’avait « pas de conflit ou un problème avec qui que ce soit, le système politique arabe dans tel ou tel pays arabe, qu'il soit démocratique, dictatorial, royal ou dynastique, religieux ou laïc, légal ou illégal... Indépendamment de la description, nous n’interférons pas dans ce genre d’affaires »39. En outre, le Hezbollah ne « veut de querelles avec aucun régime... Nous ne voulons de conflit avec aucun régime arabe, nous ne voulons de rivalité avec aucun régime arabe, nous ne voulons évidemment pas entrer en conflit avec aucun régime arabe, ni au niveau sécuritaire, politique ou militaire, ni même dans les médias »40.

    Néanmoins, initiallement, au début de l’année 2011, le Hezbollah a déclaré que les soulèvements populaires dans la région faisaient partie du « projet de résistance » et s’opposaient aux États-Unis et à ses alliés dans la région41, tandis que Hassan Nasrallah condamnait les accusations et les explications conspirationistes qui prétendaient que les États-Unis se trouvaient derrière ces révolutions.

    Le discours officiel du Hezbollah et de ses cadres, concernant les soulèvements régionaux, a ensuite radicalement changé. Les processus révolutionnaires étaient maintenant devenus une conspiration fomentée par les puissances étrangères contre le « projet de la résistance », ciblant l'Iran, la Syrie et le Hezbollah. Le discours de Mars 2011 de Hassan Nasrallah était alors complètement inversé. En 2013, le « Lebanese Communication Group » (LCG), (le bras médiatique du Hezbollah) présentait ses excuses officielles au régime du Bahreïn pour sa couverture médiatique du soulèvement populaire dans le pays depuis trois ans42, ce qui a néanmoins changé rapidement par la suite notamment avec la montée des tensions politiques entre, d’un côté, l’Arabie Saoudite et les autres monarchies du Golfe, et, de l’autre, l’Iran et le Hezbollah, sachant que le Hezbollah soutenait complètement et avec des moyens importants le régime d’Assad en Syrie.

    En outre, au début de l’année 2015, Hassan Nasrallah a salué le retour de l'Égypte dans les arènes arabes et régionales, sous la férule de l'ex-chef des forces armées de l'Egypte et l'actuel président Abdul Fattah Al-Sisi, affirmant l'importance de l'Égypte comme acteur essentiel de la stabilité régionale43.

    En ce qui concerne le Yémen, bien que s’opposant à l’intervention militaire dirigée par l'Arabie Saoudite depuis mars 2015 et aux autres interventions étrangères dans le pays, le Hezbollah est impliqué dans le soutien aux mouvements des Houtis, en dépit de l'alliance de ce dernier avec l'ancien dictateur et ennemi Ali Abdallah Saleh, qui avait déclaré en mars 2011 que les soulèvements arabes étaient seulement des révolutions dans le médias dirigés par les États-Unis à partir d'un bureau à Tel-Aviv44. Selon certaines sources, le commandant de l'unité 3800 du Hezbollah Khalil Harb a également été repéré au Yémen en 2012 entrainant des rebelles Houthis et a été accusé de faciliter la circulation de grandes quantités d’argents en leur faveur45.

    Le tournant majeur du Hezbollah, concernant les événements dans la région, fut sans aucun doute le début du soulèvement populaire en Syrie. Le mouvement islamique chiite libanais a été un acteur étranger déterminant, assistant le régime d'Assad aux côtés de la République islamique d’Iran et de la Russie. Le Hezbollah est intervenu militairement aux côtés des forces armées du régime syrien, a apporté un soutien technique et logistique à Damas, et a aidé une partie de la population chiite de la Syrie à développer ses propres milices d'auto-défense46.

    Le Hezbollah a également ouvert des camps d'entraînement dans les zones à l’extérieur de la ville de Baalbek dans la vallée de la Bekaa, près de la frontière syrienne, pour former les jeunes de diverses confessions religieuses, bien que l’essentiel des stagiaires dans ces camps sont chiites, afin de développer des milices d'auto-défense similaires à celles oeuvrant en Syrie47. Les combattants du Hezbollah en Syrie sont estimés entre 7 000 et 9 000, y compris les combattants d'élite, des experts et des réservistes, à des périodes données et en rotation dans et hors du pays, sur des déploiements de trente jours48.

    La prétention du Hezbollah à exprimer sa solidarité avec les opprimés du monde entier est en grande partie basée sur les intérêts politiques propres du Hezbollah, qui sont eux-mêmes étroitement liés à ceux de l'Iran et du régime d’Assad en Syrie. Voilà pourquoi la confrontation militaire entre le Hezbollah et Israël, qui a été au cœur de son identité, a été subordonné aux intérêts politiques du parti et de ses alliés régionaux. L'armement du Hezbollah a été de plus en plus orienté vers des objectifs autres que la lutte militaire contre Israël, selon les contextes et les périodes, y compris des attaques militaires contre d'autres partis politiques à l'intérieur du Liban ou la prévention de tout acteur de résistance autre que le Hezbollah au Sud-Liban.

    La défense de l' « axe de la résistance » et de l'appareil armé du parti a été utilisée par le Hezbollah comme un outil de propagande pour justifier la politique et les actions du parti, le dernier exemple étant son intervention militaire en Syrie sous le prétexte de défendre la « résistance » contre le « projet américano-israélien-Takfiri ».

    Conclusion : des voix alternatives

    Ces éléments nous conduisent à affirmer que le Hezbollah ne construit pas une contre-société ou un projet contre-hégémonique en soi, comme le suggèrent certains issus de courants de gauche et/ou académiques, mais tentent plus ou moins d’islamiser les couches les plus larges de la population chiite, tout en ne présentant pas une menace d’aucune sorte pour le système politique dominant dans sa propre société, ou même à un niveau plus large.

    Le projet du Hezbollah ne constitue pas une alternative fondamentale au système capitaliste et confessionel dominant au Liban et dans la région. Au contraire, il le soutient, comme l’illustre sa défense du système confessionel, des discriminations contre les femmes, mais aussi son absence d’intervention en faveur des travailleurs et des réfugiés palestiniens et syriens.

    En outre, la fourniture de services par ses réseaux d'organisations ne diffère pas des autres communautés politiques et confessionelles au Liban, sauf quant à son ampleur et à son efficacité, en favorisant et en promouvant le soutien ou la gestion privée, confessionelle et patronale des risques sociaux49. Sur le plan régional, il a participé à la répression, aux côtés du régime Assad, du mouvement populaire révolutionnaire en Syrie, tout en agissant en faveur d'une forme de statu quo de l'ordre impérial, dont les représentants souhaitent tous le maintien du régime d’Assad.

    Tout projet véritablement contre-hégémonique au Liban exige une rupture avec le système politique confessionel et bourgeois. Or, comme nous l’avons vu, une telle rupture n’est nullement promue par le Hezbollah, pas davantage qu’une rupture avec le système impérialiste, régional et international.

    Le rôle du Hezbollah dans les différents processus en cours au Liban et dans la région confirme qu'il ne présente pas un défi fondamental pour le cadre de l'économie politique actuelle du Liban. Au contraire, l’organisation a été progressivement intégrée dans ce système comme une fraction politique liée à la bourgeoisie confessionelle. En ce sens, la première étude réalisée par Mehdi Amel sur le comportement de la bourgeoisie islamique dans les années 1980, peut être à bien des égards vu dans l'évolution du Hezbollah concernant le système politique libanais :

    « L'aspiration des fractions de la bourgeoisie islamique à renforcer leurs positions dans la structure du pouvoir, ou plutôt à modifier la place qu'ils occupent au sein du système politique confessionnel, afin de mieux partager l'hégémonie et de ne pas changer le système... Par sa participation, cela conduira à un renforcement et à une consolidation du système politique confessionnel et non à sa transformation ou à sa suppression. Cette solution ne constitue pas une solution, car elle ne peut conduire qu’à une aggravation de la crise du système »50.

    Voilà pourquoi tout mouvement populaire au Liban aspirant à un changement radical doit remettre en question tous les acteurs du régime libanais confessionel et bourgeois, du Hezbollah au Courant du Futur, ainsi que tous les acteurs régionaux, de la Syrie et de la République islamique d’Iran à l'Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie. En même temps, il est absolument nécessaire pour les mouvements progressistes de saisir la relation intime entre la libération des classes populaires de la région et de la Palestine, et de lutter pour rendre visible cette relation.

    La libération de la Palestine et de ses classes populaires est liée de manière étoite à la libération et à l'émancipation des classes populaires dans la région, contre leurs classes dirigeantes et les divers forces impérialistes et sous-impérialistes agissant dans le cadre régional. Une logique similaire peut être aussi adopté concernant la question de la libération du peuple Kurde dans la région. De même, il faut s’opposer à toutes les tentatives venant des régimes autoritaires et des forces réactionnaires religieuses, de diviser les classes populaires en fonction de leur sexe, de leurs dénominations religieuses, de leurs nationalités, etc., Ces opérations de division ne peuvent qu’empêcher leur libération mais aussi l'émancipation des classes populaires palestiniennes et kurdes.

    En termes plus positifs, il faut chercher à construire un grand mouvement liant les questions démocratiques et sociales, s’opposant à toutes les forces impérialistes et sous-impérialistes, tout en favorisant des politiques progressises, une transformation sociale par en bas par la construction de mouvements dans lesquels les individus sont les véritables acteurs de leur émancipation.

    Dans une région qui a vu des soulèvements populaires continus depuis 2011, des changements politiques intenses et rapides, il va sans doute être de plus en plus difficile à la direction du mouvement islamique libanais, notamment auprès de sa base populaire, de continuer à proclamer son soutien aux « opprimés du monde entier », tout en demeurant soumis au néolibéralisme libanais et à l’élite politique du pays.

    Avril 2016.

    http://www.contretemps.eu/hezbollah-force-contre-révolutionnaire

  • Paris Colloque (Afps)

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    http://www.france-palestine.org/Cent-ans-apres-les-accords-Sykes-Picot-L-Orient-arabe-trahi

  • Processus révolutionnaire dans le monde arabe et question palestinienne (La Brèche Numérique)

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    Le texte qui suit est la première partie d’un article publié dans l’ouvrage collectif Le Moyen-Orient en marche : perspectives croisées, qui vient de paraître aux éditions du Cygne. À la fin de l’extrait, on trouvera le sommaire du livre.

    Depuis la défaite de juin 1967 et avec le déclin du nationalisme arabe, la Palestine a souvent été considérée comme le dernier bastion (ou l’avant-garde) de la lutte anti-impérialiste et anti-sioniste au Moyen-Orient. La résistance maintenue des Palestiniens à l’occupation et à la colonisation israéliennes, de la lutte armée des années 1970 aux initiatives dites de « résistance populaire » (à partir de 2005), en passant par la première Intifada (décembre 1987), a longtemps servi de point de référence aux peuples de la région, orphelins des idéaux nassériens et/ou panarabes.

    Les bouleversements que traverse aujourd’hui le monde arabe interrogent cette approche « classique », selon laquelle les populations de la région accusaient un considérable « retard » sur les Palestiniens, ces derniers étant les seuls à avoir échappé au processus de glaciation politique et sociale entamé dans les années 1970. Certains en étaient même allés jusqu’à considérer que le monde arabe n’était plus un acteur de l’Histoire. Un éditorial du Monde expliquait encore, le 19 mars 2011, au sujet de l’expédition militaire en préparation en Libye, ceci : « Il faut associer le monde arabe aux opérations militaires. Il en a les moyens : il dispose de centaines de chasseurs. Il a l’occasion de faire l’Histoire, pas de la contempler » [1].

    Sans tomber dans les excès de l’éditorialiste – anonyme – du Monde, force est de constater que le combat palestinien a longtemps joué un rôle de lutte « par procuration » pour des populations dont les dirigeants avaient depuis longtemps abandonné les idéaux nationalistes. Or, depuis quelques mois, ce n’est plus tant le monde arabe qui « regarde » vers la Palestine, mais bien souvent le peuple palestinien qui « regarde » vers le monde arabe : de même que, par exemple, les bombardements sur Gaza en 2008-2009 avaient fait la « Une » des journaux arabes et généré un élan de solidarité avec la population de Gaza dans toute la région, la chute de Ben Ali, puis de Moubarak, ont occupé la « Une » des médias palestiniens et ont suscité chez les habitants des territoires occupés la sympathie, pour ne pas dire l’admiration, à l’égard des peuples tunisien et égyptien.

    Cette sympathie n’est pas seulement à appréhender du point de vue de la « solidarité internationale ». Elles expriment en réalité ce que l’échec des idéologies panarabes avait en partie occulté : la conscience d’une communauté de destin chez les peuples de la région, en raison notamment d’une histoire coloniale et postcoloniale commune, quand bien même les récentes histoires nationales auraient divergé. La singularité de la situation palestinienne et sa surexposition politique et médiatique lui ont conféré une place particulière dans les processus d’identification régionaux. Le renversement que nous venons d’évoquer confirme ce phénomène qui traduisait, en premier lieu, l’aspiration maintenue des peuples de la région à plus de dignité, de justice et de libertés. Avec l’irruption visible des peuples arabes sur la scène politique, les Palestiniens sortent de l’isolement, et semblent en avoir conscience.

    S’agit-il pour autant d’un réel renversement de perspective ? En d’autres termes, les bouleversements en cours peuvent-ils contribuer à ce qu’une reconfiguration de la question palestinienne s’opère ? C’est à ces questions que je tenterai de répondre dans cette étude, en trois temps : tout d’abord, en rappelant que la question de Palestine fut, après la création de l’État d’Israël, une question arabe ; ensuite, il conviendra d’interroger l’autonomisation progressive de la question palestinienne avant, dans un dernier temps, de mesurer les premiers effets visibles, sur la scène palestinienne, du processus révolutionnaire en cours.

    La question de Palestine : une question arabe

    L’histoire récente nous fait souvent oublier que la question palestinienne (lutte pour la satisfaction des droits nationaux des Palestiniens) a d’abord été la question « de Palestine » (lutte pour la libération de la terre de Palestine) et, à ce titre, une question arabe. Les États arabes ont refusé la partition de 1947 et plusieurs d’entre eux ont été en guerre contre Israël à 3 reprises (1948, 1967, 1973). Lorsqu’en 1964 la Ligue des États Arabes soutient la création de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), ce n’est pas tant pour permettre aux Palestiniens de se doter de leur propre représentation que pour réaffirmer le leadership des États arabes pour tout ce qui touche à la question de Palestine.

    Le premier Conseil National Palestinien (CNP, « parlement » de l’OLP), se réunit à Jérusalem en mai 1964 sous l’étroite surveillance des régimes arabes, notamment de l’Égypte et de la Jordanie. Ahmad Choukeyri, à la tête du premier Comité Exécutif de l’OLP (CEOLP), est une personnalité relativement consensuelle auprès des régimes arabes, qui précise, dans son discours inaugural, ce qui suit : « la création de l’entité palestinienne dans la cité de Jérusalem ne signifie pas que la rive occidentale du Jourdain fasse sécession de la Jordanie. Nous voulons libérer notre patrie qui s’étend plus loin, à l’Ouest. En aucune façon nous ne menaçons la souveraineté jordanienne car cette terre a été, tout au long de l’Histoire, le refuge d’une même nation et n’a formé qu’une seule patrie » [2]. Une véritable lutte s’est déroulée, dans les années 60, pour que la question de Palestine soit prise en charge par les Palestiniens eux-mêmes. Ce fut la raison d’être du Fatah, fondé en 1959. Les fondateurs du Fatah en effet déduisent de la débâcle de 1948 et de l’incapacité des régimes arabes à libérer la Palestine, la nécessité d’une prise en charge autonome de la question palestinienne. C’est ce que certains ont nommé la « palestinisation » de la lutte [3], qu’on entendra ici comme le projet de réappropriation par les Palestiniens eux-mêmes d’une cause considérée comme confisquée par les régimes arabes. Pour le noyau dirigeant du Fatah, les États arabes sont incapables de mener à bien la lutte pour la reconquête de la Palestine car ils la subordonnent à leurs intérêts et objectifs propres et l’ont, de fait, reléguée au second plan.

    Le Fatah récuse le mot d’ordre en vogue dans les milieux panarabes : « l’unité arabe conduira à la libération de la Palestine ». Ils rendent même responsables les régimes arabes de la défaite de 1948, affirmant par exemple que l’intervention des armées arabes « a échoué car les états arabes ont écarté les forces vives palestiniennes de la bataille en suspendant leurs activités armées révolutionnaires » [4]. Dans la rhétorique du Fatah, la prise en charge de la question palestinienne par les régimes arabes n’est donc pas seulement une erreur, mais un obstacle à la libération de la Palestine. D’où la nécessité d’établir un mouvement palestinien autonome, émancipé de toute tutelle arabe, avec ses propres structures, son propre programme, sa propre direction et ses propres instances de décision. La défaite de juin 1967 donne un écho conséquent au discours du Fatah, qui prendra le contrôle de l’OLP en 1968-69 autour du mot d’ordre de la palestinisation. La guerre de 1973, par laquelle les États arabes indiquent qu’ils n’entendent plus reconquérir militairement la Palestine, confortera les positions du Fatah et le processus de palestinisation qui accompagne la désarabisation du combat pour la Palestine. En effet, l’autonomie acquise par le mouvement national palestinien est aussi le reflet du désengagement des États arabes dans le combat contre Israël, facteur déterminant de la glaciation politique régionale a partir des années 1970.

    Une autonomie palestinienne relative

    L’autonomie ainsi acquise est cependant à relativiser. Tout d’abord, le Fatah (et l’OLP) sont dépendantes financièrement des régimes arabes. Dès le début des années 1960, le mouvement de Yasser Arafat, qui prônait la lutte armée, a frappé aux portes des argentiers arabes : en 1962, Abu Jihad se rend en Algérie où il rencontre les dirigeants du FLN qui l’assurent de leurs dispositions à soutenir le Fatah. La Syrie et l’Iraq baathistes accepteront eux aussi d’apporter un soutien matériel au mouvement et d’héberger des camps d’entraînement. Le Fatah entend jouer sur les contradictions internes au monde arabe en s’appuyant, dans le cas de l’Iraq et de la Syrie, sur des régimes en compétition avec l’Égypte nassérienne, a fortiori depuis l’échec de la République Arabe Unie. Cette politique conduira Yasser Arafat à solliciter certains de ses proches pour qu’ils recherchent le soutien financier de l’Arabie Saoudite. En 1964, le leader du Fatah missionne Khalid al-Hassan pour établir un contact direct avec les autorités saoudiennes, en l’occurrence le ministre du Pétrole Ahmad Zaki Yamani. Ce dernier organisera une entrevue entre Arafat et le Roi Faysal, qui offrira une somme d’argent considérable au Fatah.

    Dépendant des financements et du soutien matériel étrangers, notamment arabes, le mouvement se place dans une situation doublement contradictoire avec sa revendication d’autonomie. En premier lieu, le soutien matériel est subordonné aux jeux d’alliances régionaux : la fragilité de ces alliances place le Fatah dans une situation de précarité extrême. C’est ainsi que plusieurs décennies plus tard, ce « péché originel » du Fatah aura des répercussions considérables lorsque Yasser Arafat apportera son soutien à Saddam Hussein lors de la première Guerre du Golfe, provoquant une véritable hémorragie financière de l’OLP. En second lieu, les pays « donateurs » exigent d’avoir un droit de regard sur les activités du Fatah. C’est ainsi que l’Iraq, puis la Syrie, préféreront rapidement, après avoir tenté à plusieurs reprises d’interférer dans les affaires internes du Fatah, susciter la création de mouvements « palestiniens » qui leur sont en réalité inféodés, afin de peser au sein de l’OLP.

    Un second élément renforce le caractère subalterne de l’autonomie revendiquée par le Fatah (et dont héritera l’OLP) :

    c’est le principe de « non-ingérence palestinienne dans les affaires intérieures arabes ». Pensé comme la logique et juste contrepartie de la revendication de l’autonomie du mouvement palestinien et donc de la « non-ingérence arabe dans les affaires intérieures palestiniennes », ce principe s’avère en réalité être, lui aussi, une faiblesse structurelle majeure du Fatah, qui aura de tragiques conséquences, en Jordanie puis au Liban. L’idée de la non-ingérence est en effet doublement paradoxale :
    — elle trace un trait d’égalité, avec le principe de réciprocité, entre des entités étatiques constituées et un peuple en exil… dans ces entités. Toute activité politique palestinienne au sein des États abritant des réfugiés peut être considérée par ces États comme une ingérence au sein de leurs affaires intérieures. En revendiquant le principe de non-ingérence, le Fatah offre des arguments à des régimes potentiellement hostiles et s’interdit, a priori, d’influer sur la politique des États dans lesquels vivent la majorité des Palestiniens
    — elle sous-entend que les Palestiniens pourraient conquérir une place dans le dispositif étatique arabe sans que celui-ci ne subisse de bouleversement majeur ou, plus précisément, sans que les organisations palestiniennes ne prennent en charge tout ou partie du combat contre des régimes autoritaires, conservateurs, voire réactionnaires. Cette analyse contestable sera source de débats et de tensions avec les futures organisations de la gauche palestinienne.

    Le principe de non-ingérence renforce le caractère subalterne, voire contradictoire, de l’autonomie revendiquée par le Fatah. Il indique que, malgré une rhétorique très critique à l’égard des régimes arabes, le mouvement n’entend pas entrer en confrontation directe avec eux. Conscients de leur faiblesse numérique et militaire, les dirigeants du Fatah comptent sur le soutien des États arabes dans la lutte pour la libération de la Palestine. La dépendance à l’égard des États arabes est assumée, elle participe du positionnement paradoxal du Fatah et le l’OLP dans le contexte politique et social régional à partir des années 1970. Ce positionnement paradoxal et le caractère structurellement subalterne de l’autonomie palestinienne marquera durablement le mouvement national palestinien. Si la question de Palestine est progressivement devenue une question palestinienne, elle n’en est pas moins demeurée une question intégrée au dispositif régional. À l’heure où ce dernier est en train de vaciller, rien de surprenant dans le fait que les coordonnées de la question palestinienne soient amenées à être rapidement bouleversées.

    Les mouvements de protestation contre les régimes autoritaires qui s’élèvent dans tous les pays arabes donnent à voir un autre visage des mondes arabes jusqu’ici nié dans un amas de clichés nauséabonds. De l’inadéquation supposée entre islam et démocratie, au besoin inventé des peuples arabes d’être dirigés par un leader, ces stéréotypes sont aujourd’hui visiblement balayés par des processus qui ont en réalité mûri depuis le mouvement de la Nahda au XIXe siècle.

    Si la métaphore du « printemps arabe » renvoie justement à cette idée d’une renaissance, elle cantonne aussi, le temps d’une saison, un mouvement qui promet de s’étendre sur un temps long. Aussi, parler de « printemps arabe » pour qualifier cette lame de fond semble quelque peu inapproprié. D’autant qu’il ne saurait y avoir un « printemps arabe », mais des « printemps arabes » protéiformes, tributaires de particularismes historiques, de systèmes politiques, de tissus sociaux propres à chacun des pays. D’ailleurs les « printemps arabes » sont loin de n’être qu’arabes... et montrent, à ceux qui en douteraient encore, que le peuple est un acteur politique, économique et social à part entière. Comment s’est construite cette prise de conscience et sur quels particularismes repose-t-elle ?

    En abordant ce phénomène dans ces aspects juridiques, historiques, politiques, économiques et sociaux, ce cahier — qui s’inscrit dans une série de trois opus consacrée aux révolutions arabes — propose quelques études de cas réalisées à chaud.

    Qu’elles soient entamées, maîtrisées, ou figées, ces révolutions promettent, avec des temporalités et selon des modalités différentes, des bouleversements structurels majeurs que tous doivent désormais intégrer dans leur appréhension de la région. Le Moyen-Orient, jusqu’ici perçu comme une région sclérosée, est bel et bien en marche...

    , par SALINGUE Julien

    L’ouvrage peut être commandé par votre libraire ; il est également disponible sur les divers sites internet de vente de livres.

    Notes

    [1C’est moi qui souligne. Notons ici que ces propos font écho au (tristement) célèbre discours de Nicolas Sarkozy à Dakar, prononcé le 26 juillet 2007, dans lequel le Président français déclarait notamment : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire ».

    [2Cité par Xavier Baron, Les Palestiniens : Genèse d’une nation, Seuil, Paris, 2003, p. 76.

    [3Jean-François Legrain, « Palestine, de la terre perdue à la reconquête du territoire », Cultures & Conflits n° 21-22 (1996), p. 171-221.

    [4Yezid Sayigh, Armed Struggle and the Search for State : The Palestinian National Movement (1949-1993), Oxford University Press, 1998, p. 89.

    Source (origine)

    Le blog de Julien Salingue, 15 mars 2012.

    http://www.juliensalingue.fr/article-processus-revolutionnaire-dans-le-monde-arabe-et-question-palestinienne-101611430.html

    http://www.preavis.org/breche-numerique/article2546.html

  • Egype. La crise du régime de Sissi (A l'Encontre.ch)

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    Déclaration des Socialistes révolutionnaires

    Depuis le coup qui a renversé du pouvoir le président Mohamed Morsi, des Frères musulmans, le régime militaire égyptien dirigé par l’actuel président Abdel Fattah al-Sissi, a appliqué les mêmes mesures autoritaires que celles utilisées par le dictateur Hosni Moubarak, soutenu par les Etats-Unis, pour écraser toute dissension.

    Cette répression n’a pas visé uniquement les Frères musulmans, mais également les médias, les syndicats et les forces de gauche. Pourtant il existe des signes croissants que des gens commencent à être suffisamment en colère pour défier le régime et ce malgré la brutalité de la répression et des risques encourus. Dans la déclaration ci-dessous, publiée en anglais sur leur site, les Socialistes révolutionnaires d’Egypte donnent leur analyse de la situation politique et leurs considérations sur les perspectives. (Rédaction A l’Encontre)

    Les événements de ces six dernières semaines mettent en évidence la nature complexe et contradictoire de la période actuelle dans la longue confrontation avec le régime de la contre-révolution. Sa politique économique, le rôle régional qu’il joue et sa dépendance par rapport à l’impérialisme et au sionisme mettent clairement en évidence le caractère de classe et l’orientation politique du régime.

    Le régime a adopté une politique économique extrêmement libérale, en diminuant les subsides [aux biens de base], en libéralisant les prix, en réduisant les services publics et les dépenses publiques et en laminant les salaires réels par la dévaluation de la livre égyptienne. Par ailleurs, le régime dépend entièrement de l’afflux de crédits et de subventions qu’il reçoit de la part des pays du Golfe et des grands pays industrialisés. Le régime a plongé le pays dans une spirale d’endettement permanent afin de financer de gros projets et des acquisitions d’armes pour l’armée, ce qui va entraîner des décennies d’austérité et de pauvreté pour les travailleurs qui seront obligés de rembourser les dettes avec des intérêts.

    Le rôle régional du régime met lui aussi en évidence sa politique de classe: comme le montre la récente visite du roi Salman ben Abdelaziz Al Saoud et le don sans précédent de deux îles à l’Arabie saoudite, il est le partenaire «junior» de l’Arabie saoudite. Son soutien au blocus israélien et au siège imposé au peuple palestinien et à leur résistance montre qu’il est également un partenaire stratégique des sionistes, avec lesquels il annonce y compris son intention d’améliorer encore ses relations. Un autre aspect de la politique étrangère du régime est son rôle et celui de l’armée égyptienne au service des intérêts états-uniens et européens dans la région, intérêts actuellement focalisés sur la «guerre contre le terrorisme» et les moyens d’éviter l’accueil des réfugiés qui fuient le Moyen-Orient, avec des opérations dans le désert du Sinaï, la mer Méditerranée et la Libye.

    Il est évident que cette combinaison d’orientations politiques intérieures et extérieures entraîne des vagues successives de colère publique. Depuis quelque temps ces réactions vont au-delà de l’opposition des Frères musulmans au coup d’Etat, et commencent à surmonter l’obstacle de la peur suscitée par la répression sanglante de toute manifestation d’opposition.

    L’Etat militaire et la classe dominante utilisent l’armée, le ministère de l’Intérieur et leurs services de sécurité respectifs ainsi que l’appareil judiciaire, les médias et le Parlement pour mener une offensive de classe – politique et idéologique – sans précédent contre les intérêts de l’immense majorité du peuple égyptien. Cette offensive a entraîné de nombreux clivages et changements dans le contexte politique égyptien.

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    Le premier de ces changements est que la justification idéologique de l’offensive répressive pour s’opposer au danger des Frères musulmans n’est plus crédible. Les Frères sont à leur point le plus faible depuis 1950. Ils ont été paralysés et mis sur la défensive, d’une part, par les coups de la répression et de la sécurité et, d’autre part, par leurs luttes et clivages internes. C’est une situation qui risque de durer. Mais surtout, cela est apparu clairement à des secteurs massifs de la population, ce qui signifie que les autorités ne peuvent plus utiliser les Frères comme «épouvantail», comme elles pouvaient le faire il y a deux ans, et que même des groupes comme la classe moyenne copte n’est plus dupe de cette stratégie.

    Le deuxième changement touche ce que nous pourrions appeler «l’alliance du 30 juillet» [autrement dit les forces qui ont marché contre le président Mohamed Morsi en 2013]. En effet, leur ennemi commun – les Frères musulmans – a été affaibli. En outre, les attaques hystériques de la part des forces de sécurité contre toute forme d’opposition et de protestation et la politique de classe intérieure et régionale flagrante et brutale ont poussé un nombre relativement important de ceux qui avaient soutenu le coup dans les rangs de l’opposition. Cela s’accompagne évidemment de différents degrés d’hésitation et d’opportunisme, mais dans l’ensemble il est évident qu’il est devenu beaucoup plus difficile de soutenir les mesures politiques de Sissi qu’aux moments décisifs de 2013.

    Le troisième changement, qui est également une conséquence de ce qui est évoqué ci-dessus, est l’importance croissante des clivages et des divisions entre les différentes ailes et secteurs du régime lui-même. Ces divisions se creusent surtout entre les tenants d’un élargissement et d’un approfondissement de la répression – quels que soient les coûts politiques, économiques et sociaux – et ceux qui estiment que le temps est venu de suspendre l’offensive et d’introduire un élément de consensus, voire une réconciliation, de peur de provoquer de nouvelles vagues révolutionnaires qui pourraient être plus puissantes, plus profondes et peut-être plus violentes que toutes les précédentes.

    Pour nous, la transformation la plus importante – liée à ce qui précède – est la croissance du mouvement de protestation. L’Egypte a vécu des vagues successives de protestations sociales, démocratiques et politiques: depuis les protestations des fonctionnaires contre la loi du service national, en passant par les protestations populaires contre la brutalité policière, les assemblées des médecins et les rassemblements des ULTRA [clubs de foot qui ont défendu la révolution égyptienne de 2011], jusqu’à la convergence entre l’opposition politique et les protestations publiques autour de la question des deux îles en avril 2016.

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    La volatilité de la situation politique actuelle et la succession de développements et transformations découlent sans doute de la complexité de la situation présente, de la multiplicité de trajectoires et de la profondeur de la crise. Lorsque les manifestations larges et prometteuses associaient un large front radical et des forces d’opposition réformistes, beaucoup de gens ont pensé que c’était le début d’un mouvement politique encourageant. Ensuite, lorsque les vagues d’emprisonnement, de répression, de menaces, de condamnations et d’amendes ont freiné le mouvement, beaucoup de gens qui avaient été trop optimistes sont tombés dans un état de frustration et de désespoir.

    Dans cette situation, il est très important de faire preuve de lucidité politique et d’une conception cohérente de l’état du mouvement politique et social ainsi que les moyens et perspectives de leur développement. Pour les Socialistes révolutionnaires, les développements récents prouvent les points suivants :

    1. Le régime de Sissi est dans un état de crise politique, économique et idéologique. C’est un régime «d’urgence», fondé sur une contre-révolution et incapable de maintenir une stabilité sociale et politique.

    2. La dépendance du régime par rapport à la répression augmente de jour en jour. S’il est vrai que la peur du chaos, de l’effondrement, du terrorisme et des Frères musulmans a joué un rôle important dans le soutien idéologique du régime dans la période immédiatement après le coup, ce contexte est en train de s’effilocher actuellement.

    3. Cela signifie que le régime est en train de perdre son soutien populaire, comme on l’a vu lors de ses tentatives ridicules de mobiliser ses partisans en avril et en mai 2016. Par ailleurs, il est en train de perdre des alliés sur lesquels il s’est appuyé lors du coup d’Etat, à savoir les partis réformistes et des mouvements qui ont rejoint l’opposition depuis un certain temps.

    4. Cette situation entraîne des développements divergents: d’une part, vers une accélération des protestations politiques et sociales, avec des fronts et des campagnes plus importantes, et d’autre part, vers une sévérité accrue de la répression et du harcèlement de la part de l’Etat et de ses forces de sécurité.

    5. Cette situation durera pendant une période relativement longue. Des vagues de protestations croissantes vont ouvrir des possibilités pour des campagnes et des fronts d’opposition à la politique intérieure et étrangère du régime, alors que celui-ci, assiégé, utilisera tous les moyens à sa disposition pour éviter que le mouvement ne puisse reproduire celui qui a renversé Moubarak, qui avait passé d’un mouvement démocratique montant à une mobilisation des travailleurs et finalement à la révolution de 2011.

    6. L’opposition radicale doit élaborer des stratégies et des tactiques adaptées à une longue série de luttes, en conservant l’indépendance de ses formations politiques, tout en intervenant de manière coordonnée et efficace dans les diverses batailles dans le but de développer et d’approfondir le mouvement social et politique contre la contre-révolution.

    7. L’opposition radicale doit éviter de tomber dans un optimisme excessif et des aventures politiques mal ajustées et agir de manière réaliste et pratique en fonction des affrontements à venir. Pour nous, le plus grand danger consisterait à croire que le régime est sur le point de s’effondrer ou de se désintégrer: il est vrai que le régime traverse une crise, et que, contrairement à ce qui se passait il y a deux ans, il existe de réelles opportunités pour construire une opposition radicale. Mais il s’agit d’un régime impitoyable qui utilise la répression sanglante, la peur et la terreur. Notre lutte contre ce régime sera donc longue, et les batailles ne seront ni faciles ni rapides, comme on a pu le voir avec la lutte au sujet des îles, le refus du régime d’accepter un compromis dans le conflit face journalistes [le 1er mai la police a occupé le siège du syndicat; deux journalistes étaient accusés «d’incitations à la violence», arrestation et amendes les frappent, y compris des actions contre le syndicat lui-même] ainsi que l’arrestation et la condamnation à des peines de prison de milliers de gens.

    8. La difficulté de cette lutte qui est devant nous ne doit pas nous conduire à un pessimisme excessif ni à un retour au désespoir et à l’abdication. En effet, le mouvement démocratique, social et économique contre la crise forgée par le régime a commencé. Nous ferons le maximum pour construire le front démocratique le plus large pour mener les batailles de cette guerre longue, ardue et éprouvante. (Juin 2016; traduction de l’anglais par la rédaction de A l’Encontre)

    Alencontre le 18 - juin - 2016