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  • Livre. «Marxisme, Orientalisme, Cosmopolitisme», de Gilbert Achcar (A l'Encontre.ch)

    9782330050948Par Samy Joshua

     

    Gilbert Achcar a fait ses classes politiques au Liban. Il est professeur à la School of Oriental and African Studies à Londres. Il est un des meilleurs spécialistes des questions qu’il traite (un «expert» pourrait-on dire, si ce terme ne s’attirait le dédain de l’auteur tout au long du livre, à juste titre, tant il en est d’autoproclamés sur la scène médiatique). Or éclairer ces questions dans l’état de confusion où la gauche française est plongée, en particulier depuis les attentats de janvier 2015 et leur suite, est une ardente nécessité. Ce court ouvrage y contribue grandement. Il comporte quatre contributions écrites à des dates différentes, dont l’une sur les rapports de Marx et l’orientalisme spécialement pour cette occasion. La première parution du livre s’est faite en anglais en 2013.

    «Religion et politique aujourd’hui: une approche marxiste»

    Le premier article concerne la conception marxienne de la religion, et l’analyse de la relation entre religion et politique en général, et plus spécialement l’analyse comparée de la théologie de la libération et de l’intégrisme islamique. L’auteur avance que «le fait que la religion survive encore à l’aube du Ve siècle après la «révolution scientifique» est une énigme pour quiconque adhère à une vision positiviste du monde, mais pas pour un entendement marxiste authentique… non seulement la religion a survécu jusqu’à notre époque en tant que partie de «l’idéologie dominante», mais elle a produit encore également des idéologies combatives de contestation des conditions sociales et/ou politiques en vigueur.».

    Les marxistes sont familiers de la fameuse Introduction à la Critique du Droit de Hegel, dans laquelle Marx donne ses formules tant citées: la religion est une expression de la «misère»; «l’expression sublimée» de la «misère réelle». Et aussi une protestation contre cette situation. Mais malheureusement, selon Achcar, «Marx n’a pas poursuivi sa réflexion sur la dimension «protestation» de la religion». De même que «Engels tenta maladroitement d’expliquer Münzer comme une «anticipation en imagination du communisme», et la dimension chrétienne comme un simple déguisement». Autrement dit, Achcar critique une vision trop peu dialectique entre la forme (religieuse) et le fond (social), comme si les deux n’interféraient pas. Or, ils le font, et il convient d’analyser ces liens dans chaque cas: quelle période historique, mais aussi quels thèmes religieux. C’est au nom même du matérialisme historique que l’auteur plaide «pour une sociologie comparative marxienne des religions». Où le concept d’origine Wébérienne «d’affinités électives» tiendrait une place importante (là entre certains aspects du «christianisme dans sa phase charismatique et un programme social communistique» repéré chez Thomas Münzer).

    Analyse que Achcar applique à la théologie de la libération d’un côté, à l’islamisme radical de l’autre. D’où il ressort que: «Tous les courants de l’intégrisme islamique se dédient pareillement à ce qui peut être décrit comme étant essentiellement une «utopie médiévale réactionnaire». L’affirmation que «L’idée orientaliste superficielle…selon laquelle l’intégrisme islamique est le penchant «naturel» anhistorique des peuples musulmans est totalement aberrante». Alors que: «Le parti le plus grand parmi les partis communistes qui n’étaient pas au pouvoir dans le monde (était), un parti qui s’appuyait officiellement, donc, sur une doctrine athée, se trouvait dans le pays comptant la plus grande population musulmane: l’Indonésie». Et que, d’un autre côté, «Nasser fut, sans aucun doute, un croyant sincère…quand bien même il devait devenir le pire ennemi des intégristes. » Gilbert Achcar résume alors ce qu’il a développé depuis longtemps quant aux racines qui ont permis le développement de l’islamisme. Défaite du nationalisme et carences de la gauche radicale; intégrisme promu contre la gauche par le royaume saoudien et son parrain américain; l’exacerbation de la crise…dans le Moyen Orient élargi; effets de l’offensive néolibérale et effondrement du « communisme soviétique».

    Un commentaire sur ce sujet complexe de la religion aujourd’hui. Si on peut approuver aisément l’auteur sur tous les points développés, il faudrait parvenir à élargir le tableau aussi à l’indéniable tendance mondiale à la sécularisation. Car si, incontestablement, la religion «survit», cela va de pair avec la progression d’un autre phénomène. Les enquêtes montrent que jamais les agnostiques déclarés (et même les athées explicites) n’ont été aussi nombreux dans le monde, et ceci y compris en pourcentage de la population. Phénomène qui touche désormais un pays aussi ancré dans les religions que les Etats-Unis. Et qui, à l’évidence, est une «marque de fabrique»  de l’Europe (et, loin devant encore, de la Chine). Et ce malgré le quasi-écroulement de la perspective de tradition marxiste. Comment rendre compte de ceci est une question en soi. Et plus encore, dans la sociologie marxiste des religions que Achcar appelle de ses vœux, se pose celle de la manière dont peuvent cohabiter les religions (dans leur diversité) et cette tendance de fond, au moins dans les endroits où elle est avérée, et ailleurs peut-être si elle se confirme dans les décennies à venir.

    «L’orientalisme à rebours: sur certaines tendances de l’orientalisme français après 1979»

    Le second article concerne la manière dont certains critiques de l’orientalisme classique ont évolué vers un «orientalisme à rebours», inversant les présupposés essentialistes du premier, tout en les conservant comme cadre méthodologique. Gilbert Achcar s’appuie sur le livre de Sadik Jala Al-Azm, Orientalism and Orientalism in Reverse, paru en 1981 (Khamsin, N° 8, Londres, Ithaca, 1981) avec ses deux catégories : « la première, déjà identifiée par Edward Saïd, consiste en une reproduction de la dichotomie essentialiste…mais avec des valeurs inversées…». La seconde est synthétisée par l’auteur en 6 points.

    1° L’Orient islamique et l’Occident sont antithétiques, y compris en ce qui concerne le marxisme; 2° le degré d’émancipation de l’Orient ne peut être mesuré à l’aune de critères occidentaux, comme la démocratie, la laïcité et la libération des femmes (on peut y ajouter je suppose la considération des orientations sexuelles); 3° les instruments épistémologiques des sciences sociales occidentales sont entièrement non pertinents dès qu’ils sont «exportés»; 4° la force motrice fondamentale qui meut les masses musulmanes est d’ordre religieux; 5° la seule voie des contrées musulmanes vers leur renaissance passe par l’Islam; 6° les mouvements de «retour à l’Islam» ne sont jamais réactionnaires mais des mouvements progressistes.

    L’auteur s’attache alors à décrire l’évolution de ce positionnement chez les orientalistes français après 1979 (révolution islamique iranienne), même si, bien entendu, la question ne se limite pas à eux. Si on laisse de côté Michel Foucault, qui, certes sans retour critique, mis fin assez rapidement à son soutien aux processus iraniens, cela concerne les penseurs phares dans le domaine: Olivier Roy, Olivier Carré, Gilles Kepel, François Burgat, entre autres. Dont les évolutions furent diverses, parfois contraires sur le plan politique (avec par exemple pour certains la mise au service des officines impérialistes de cette «compréhension» jugée imparable). Avec désormais sur la scène française « …deux écoles. L’une a été appelée «néo-orientalisme» par Farhad Khosrokhavar, bien qu’il s’agisse plutôt d’une tendance inhérente à «l’orientalisme» traditionnel; en deux mots, c’est l’idée que l’islam est incompatible avec la modernité. J’ai appelé l’autre école «nouvel orientalisme», car elle est véritablement nouvelle, et l’ai définie comme soutenant l’idée que l’islam… est en fait la seule et incontournable voie du monde musulman vers la modernité». Les deux partageant «un noyau commun…la vision essentialiste».

    L’auteur pourtant ne néglige pas de faire soigneusement la part entre ceux qui se rangent derrière les dominants occidentaux, et ceux qui, comme Burgat, se sont engagés « …courageusement…contre la vague d’islamophobie» touchant la France, même si c’est « …avec d’énormes illusions». Car on ne peut sans précautions étendre la condamnation de régressions historiques de grande envergure à la discrimination portée envers des populations minoritaires d’Occident. Complexité des positionnements politiques indispensable sur ces questions cruciales, excluant le simplisme, et condition incontournable d’un débat de fond.

    «Marxisme et Cosmopolitisme»

    L’auteur décrit quatre conceptions du cosmopolitisme à travers l’histoire. Ethique (remontant à Diogène se déclarant «citoyen du monde»); institutionnelle, en faveur d’un gouvernement mondial ; conception fondée en droit, comme dans le « Projet de paix perpétuelle» de Kant; ou économique (sources variées, mais souvent sous l’influence d’Adam Smith et sa «Richesse des Nations», où alors elle se ramène au libre-échange généralisé).

    Achcar nous fait parcourir les chemins du concept, en particulier au sein du mouvement socialiste et ouvrier, où, pendant longtemps, il n’eut pas le caractère péjoratif qu’on lui a connu par la suite (souvent synonyme «d’internationalisme» en fait à cette époque). Il décrit sa funeste transformation par Staline (une autre manière de dire «juifs», pétrie donc d’antisémitisme), mais refuse que cette riche idée, propre aux combats pour l’émancipation humaine, soit jetée aux orties. La notion de cosmopolitisme est au contraire au carrefour de son ancrage historique, et de ses relations avec les données contemporaines de la mondialisation et de l’altermondialisme. Bien entendu rien n’est simple en la matière et l’auteur fait sa place à la crainte de Hannah Arendt, convaincue qu’un «gouvernement mondial» serait synonyme de tyrannie et qui affirme : « Nul ne peut être citoyen du monde comme il est citoyen de son pays…Peu importe la forme que pourrait prendre un gouvernement du monde doté d’un pouvoir centralisé s’exerçant sur tout le globe, la notion même d’une force souveraine dirigeant la terre entière…ce serait là la fin de toute vie politique…Ce ne serait pas l’apogée de la politique mondiale mais très exactement sa fin». Mais le débat doit se ré-ouvrir dit Achcar : «Si la défense de la souveraineté nationale est certainement justifiée et nécessaire face à la coercition impérialiste, elle apparaît inévitablement anachronique…à une époque où la «mondialisation» est certainement une réalité et non une phrase creuse». Il s’inscrit dans ce que De Sousa Santos appelle: «le cosmopolitisme insurgé », et défend que « le combat socialiste doit aspirer à dépasser les réalisations cosmopolites du capitalisme en s’appuyant sur l’idée de justice mondiale».

    «Marx, Engels et «l’Orientalisme»: sur l’évolution épistémologique de Marx»

    Ce dernier article débute, inévitablement, sur l’approche critique de Edward Saïd, et de son œuvre majeure, L’Orientalisme (publié en anglais en 1978) en particulier à propos de ses caractérisations, infondées aux yeux d’Achcar, du marxisme comme seulement enraciné dans l’ethnocentrisme européen. Certes, comme le dit l’auteur à propos de l’ouvrage phare de Said,

    «L’orientalisme a bien été un jalon éminent sur cette longue voie menant à la liberté», par «le dévoilement, à une échelle de masse, d’un état d’esprit «occidental» eurocentrique et colonial omniprésent et profondément enraciné».

    Mais l’ouvrage, s’il fut durement attaqué par ceux qui niaient qu’il puisse exister un tel état d’esprit le fut aussi, et à juste titre nous dit Gilbert Achcar, par nombre de spécialistes de la question, au premier rang desquels Maxime Rodinson, pourtant abondamment cité par Saïd, mais sans, manifestement, qu’il ait saisi la totalité de sa pensée. Rodinson, tout en saluant «l’effet de choc de son livre (qui) se révélera très utile» craignait que ceci ne conduise dit l’auteur: ‘à une doctrine «dogmatique qui rejetterait apriori tout apport étiqueté «orientaliste» au nom d’une conception «antiorientaliste»…c’est l’appellation «postcolonial» qui allait plus tard être utilisée à cet égard jusqu’à l’abus».

    L’article de Gilbert Achcar est plus spécialement consacré non à une étude détaillée des apports et des critiques (nombreuses dès l’origine, avec un fort renouvellement de nos jours, voir Kevin Anderson, Vasant Kaiwar, Vivek Chiber, David Harvey et autres) de l’ouvrage de Saïd, mais plus spécialement au rejet de l’affirmation (passablement peu informée et gratuite) de Saïd considérant Marx comme un spécimen du même «orientalisme général». Ce faisant il prend la suite d’auteurs critiques présents dès l’époque, Sadik Jalal Al-Azm, Mahdi ‘Amil, Samir Amin ou Aijaz Ahmad. Ainsi «‘Amil accusa la critique par Saïd de la pensée occidentale de tomber elle-même dans le piège de l’essentialisme en rangeant Marx dans le même sac que d’autres penseurs «occidentaux» sur la base d’une définition géographique de leur positionnement culturel». En fait dit l’auteur : «Omettant le lien entre essentialisme et idéalisme philosophique, Saïd ne mentionne pas une seule fois dans L’Orientalisme ce qui est certainement l’exposé le plus caractéristique de la perspective «orientaliste» occidentale – qui se trouve, sans surprise, dans le sommet de la philosophie idéaliste qu’incarnait Hegel».

    Avec son article Gilbert Achcar se livre alors à une analyse précise de cette question. Au-delà de la constatation, banale mais importante, que le point de vue de Marx et Engels fut scientifiquement et concrètement limité par leurs connaissances «eurocentrées», en ceci qu’elles furent pendant tout un temps indirectes, la vraie question est donc celle de la survivance de racines idéalistes chez Marx.

    On connaît la thèse de Althusser, très critiquée mais pourtant hautement roborative, de l’existence d’une «coupure épistémologique» entre le Marx encore partiellement idéaliste et le Marx marxiste, développant seulement ensuite vraiment la méthode du matérialisme historique. A l’appui de ceci, Achcar rappelle à quel point les premières approches de Marx en plusieurs domaines en sont témoin. Par exemple. l’ode unilatérale au rôle révolutionnaire de la bourgeoisie que l’on lit dans certaines pages du Manifeste, ou dans les premiers articles sur l’Inde et la conquête de l’Algérie. Et encore la «théorie» de la succession inévitable des modes de production développant à l’évidence la même vision que Hegel sur la progression unilatérale de «l’Idée» (la Raison) et de la «Civilisation». On en trouve aussi des éléments dans les premiers écrits concernant la religion. Même en prenant ses distances par rapport à l’approche purement idéelle de la question, on voit Marx utiliser des termes révélateurs quant à «l’essence du Juif» (dans un ouvrage, par ailleurs important par les bases qu’il jette quant à la distinction entre ce qui ensuite s’appellera droit formel et droit réel, mais avec des formules sur l’essence du Juif qu’on ne peut lire aujourd’hui sans frémir, rappelle Achcar) ou l’incomplétude des premières approches, encore bien essentialistes, du christianisme (voir le premier article du livre).

    Achcar suit Althusser sur ce point, mais tout en soulignant, avec raison, que les choses sont plus compliquées. D’un côté, le matérialisme historique est déjà à l’œuvre avant «la coupure», et de l’autre, des traces idéalistes subsistent tout du long, tout en se raréfiant. Et là Achar apporte à Saïd la critique la plus importante. En réalité le matérialisme historique de Marx et Engels (et au-delà de leurs productions à telle ou telle période) est justement l’antidote (et en fait le seul) à tous les essentialismes. On en voit d’ailleurs le développement quand l’un ou l’autre précisent, modifient voire bouleversent leurs conceptions sur le colonialisme par exemple. Certes ceci beaucoup à partir de l’exemple de l’Irlande qu’ils avaient sous les yeux, mais en saisissant aisément, à partir de là, la portée générale de la question. A ce titre, effectivement, le fantastique travail que représente L’Idéologie Allemande et les Thèses sur Feuerbach (non publiées de leur vivant pourtant) viennent poser les bases, à ce jour indépassables, à la fois de la compréhension de l’essentialisme comme de son ancrage dans l’idéalisme, et la possibilité d’en sortir.

    Oui, décidément, un ouvrage ramassé offrant une lecture indispensable à qui refuse de céder aux facilités intellectuelles du temps, facilités dont le simplisme et le «campisme» conceptuel nous habituent malheureusement aux temps de guerre en cours et à venir. Or, comme on le sait depuis longtemps, la première victime de la guerre c’est la vérité. (29 mai 2015)

    Gilbert Achcar, Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Sindbad, Actes Sud, 2015, 248 p.

    Publié par Alencontre le 30 - mai - 2015
     
  • Berbères (Bretagne et diversité)

    Peuples berbères

    (Peuples berbères - Principales zones berbérophones)

    Les Berbères, ou Imazighen, sont présents à l'heure actuelle dans une dizaine de pays de l'ensemble Maghreb-Sahara-Sahel :

    Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Égypte, ainsi que, pour les Touaregs, Niger, Mali, Burkina-Faso et Mauritanie. Mais l'Algérie et le Maroc sont, de loin, les deux pays qui comptent les populations berbérophones les plus importantes, près de 20 millions. Signe fort de l'identité berbère, la langue berbère est riche d'une tradition orale qui a su intégrer les médias modernes. De plus, la renaissance volontariste de l'alphabet traditionnel, le tifinagh, a permis de suppléer à la mémoire collective... Confrontés à l'arabisation de leurs territoires, les Berbères résistent de mille façons, et peuvent encore modeler le visage du Maghreb de demain.

    Les berbérophones

    L'évaluation du nombre de berbérophones est une question difficile et controversée car il n'existe pas dans les pays concernés de recensements linguistiques systématiques et fiables [...] Pourtant, si l'on soumet à la critique l'ensemble des chiffres avancés par les diverses sources, depuis les débuts de la présence coloniale française jusqu'à nos jours, on peut raisonnablement estimer les berbérophones à :


    – environ 25 % de la population en Algérie, soit entre 7 et 8 millions
    – environ 40 % de la population au Maroc, soit 12 à 13 millions

    Au Maroc, la berbérophonie est répartie en trois grandes zones dialectales qui couvrent l'ensemble des régions montagneuses : au nord, le Rif avec le dialecte tarifit ; au centre, le Moyen-Atlas et une partie du Haut-Atlas avec le dialecte tamazight ; au sud/sud-ouest – Haut-Atlas, Anti-Atlas et Sous –, le domaine chleuh avec le dialecte tašelhit.

    En Algérie, les principales régions berbérophones sont la Kabylie et les Chaouias de l'Aurès, et de petits îlots résiduels, de faible importance, excepté le Mzab.

    Le troisième et dernier grand ensemble berbérophone est constitué par les populations touarègues, à cheval sur plusieurs pays à travers la zone saharo-sahélienne : principalement le Niger et le Mali. Les autres pays : Algérie, Libye, Burkina-Faso comptent des effectifs touaregs plus modestes. L'ensemble des populations touarègues avoisine cependant le million d'individus.

    Le reste de la berbérophonie est constitué par des isolats, disséminés entre Tunisie, Sud de la Mauritanie (Zenaga), Égypte dans l'oasis de Siwa et Lybie. Du fait de l'exode rural, il existe de très consistantes communautés berbérophones dans les principales villes du Maghreb. Mais le processus a touché aussi l'Europe, notamment la France, où l'immigration berbère est très ancienne et numériquement considérable : les Kabyles à eux seuls y représentent sans doute un bon million de personnes.

    Unité et diversité de langue berbère

    La langue berbère se présente donc actuellement sous la forme d'un nombre élevé de « dialectes », c'est-à-dire de variétés régionales, répartis sur une aire géographique immense et souvent très éloignés les uns des autres. Les échanges linguistiques entre les différents groupes berbérophones sont faibles en raison même de ces distances ; ce ne sont que les mouvements de populations récents et les médias modernes, avec la radio, les disques, les cassettes, qui ont rétabli le contact. [...]

    On a parlé de berbérophones et de berbérophonie car, à l'heure actuelle, le critère le plus évident, le plus indiscutable d'identification des populations berbères est la langue. Non qu'il n'y ait d'autres traits socio-culturels distinctifs – une tradition orale spécifique, un patrimoine culturel, des particularités d'organisation sociale… – mais tous ces autres paramètres ont un pouvoir discriminant moins net.

    Ces berbérophones, identifiés par une pratique linguistique spécifique, sont de nos jours démographiquement minoritaires parce que le Maghreb a connu depuis le Moyen Âge un lent processus d'arabisation linguistique. Le fond du peuplement maghrébin est donc d'origine berbère : l'immense majorité des arabophones actuels ne sont que des Berbères arabisés depuis des dates plus ou moins reculées. Mais au niveau des réalités socio-culturelles présentes, il est évident que la berbérité, la conscience d'être Berbère est liée à la berbérophonie et ne concerne plus qu'une minorité, importante, de la population de ces pays [...]

    L'écriture berbère : tifinagh et libyque

    Les Berbères possèdent une écriture alphabétique consonantique qui leur est propre depuis l'Antiquité. Son utilisation a perduré chez les Touaregs qui la dénomment tifinagh. Chez eux, cette écriture a des fonctions essentiellement ludiques et symboliques ; elle n'a pas servi à fixer la mémoire historique ou la littérature de ce groupe [...]

    Une tradition orale riche et diverse

    Les Berbères ont et ont toujours eu une tradition littéraire très vigoureuse et diversifiée : poésie, contes, légendes, devinettes et énigmes… En fait, dans les sociétés berbères traditionnelles, tous les moments de la vie, quotidiens ou exceptionnels, sont ponctués par la littérature, poésie, chants, contes… [...]

    La quête identitaire berbère

    Mais la clef de voûte, l'inspiration permanente est indiscutablement la quête identitaire. Recherche du moi individuel et du nous collectif face à l'arabité et à l'arabisme négateur, face à l'Occident aussi, elle prend des formes diverses : quête mythologique, plutôt désespérée ou parcours de combat [...]

    D'après Salem Chaker, professeur à l'INALCO, Directeur du centre de recherche berbère.

    Et côté cinéma ?

    La figure du Berbère a d'abord irrigué le cinéma colonial abondant, plus de 250 films tournés, qui prévaut jusqu'aux indépendances. Fictions, imaginaire et mythes comme pour L'Atlantide de Jacques Feyder (1921), Touaregs au coeur de La croix du sud d'André Hugon (1931) ou Chleuhs de l'Atlas dans Itto de Jean Benoît Lévy et Marie Epstein (1934).

    Ensuite, on trouvera des films à caractère ethnologique ( Le rite du ligoté de Paul Pascon, Airs en terre berbère de Izza Genini ) ou des films historiques. Mais l'inspiration viendra aussi de l'adaptation d'auteurs comme Mouloud Mammeri, dans L'opium et le bâton de Ahmed Rachedi, La colline oubliée de Abderrahmane Bouguermouh. La montagne de Baya de Azzedine Meddour remet en scène des traditions ancestrales, Machaho de Belkacem Hadjaj revient au monde rural kabyle, La maison jaune de Amor Hakkar nous ramène dans les Aurès...

    En 1994, le Festival de Douarnenez dédie son éditions aux Berbères

    Aujourd'hui, à Agadir au Maroc, se tient ISSNI N' OURGH, le  festival international du film amazigh (8 éditions) : http://www.festivalissninourgh.com/

    Enfin de nombreux portraits de musiciens, leaders, ou artistes berbères émergent ces dernières années. A signaler aussi de nombreux festivals de cinéma amazigh, qui ne sont pas encore très confirmés et des expériences de formations plus riches de promesses, comme à Béjaïa en Kabylie.

    Quelques repères bibliographiques :

    http://www.bretagne-et-diversite.net/fr/peuples/berberes/

     

  • Nouveautés sur Association France Palestine Solidarité

     

     

     

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    mercredi 27 mai 2015
  • Germaine Tillion, une ethnologue au Panthéon (Cnrs)

    Germaine Tillion, photographiée en 1935 en Algérie.

     
    Figure de la Résistance, Germaine Tillion entre au Panthéon mercredi 27 mai, avec Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Pierre Brossolette et Jean Zay. L’historien Tzvetan Todorov nous retrace le destin de cette ethnologue d’exception, que son engagement mena en prison puis au camp de Ravensbrück.

    Germaine Tillion, ethnologue et historienne, résistante et déportée, est née le 30 mai 1907, à Allègre, dans la Haute-Loire. Après des études secondaires à Clermont-Ferrand, elle suit sa famille qui déménage dans la région parisienne. À partir de 1926, elle entreprend des études universitaires variées, d’abord en archéologie, préhistoire et histoire de l’art, puis elle suit des cours à l’Institut d’ethnologie et au Collège de France, où elle participe au séminaire de Marcel Mauss.

    1934 : début de sa thèse sur les Chaouias d’Algérie

    Tillion obtient son certificat de l’Institut d’ethnologie en 1932 et s’inscrit en thèse avec Mauss ; c’est lui aussi qui lui procure son premier travail. L’International Institute for African Languages and Cultures de Londres accorde deux bourses à des étudiantes françaises ; Mauss recommande Tillion pour l’une d’entre elles. Elle part en décembre 1934, en même temps que Thérèse Rivière, pour la région des Aurès, en Algérie, où elle restera jusqu’en février 1937, à étudier la société des Chaouias. De retour en France, elle transforme son sujet de thèse en « Étude totale d’une tribu berbère », toujours sous la direction de Mauss, secondé maintenant par Louis Massignon. Elle publie ses premières études ethnologiques, consacrées à la population des Aurès.

    En août 1939, elle repart sur le terrain avec une bourse du CNRS et y reste jusqu’à la fin mai 1940. Le travail sur la thèse est bien avancé, Tillion a rassemblé une abondante information sur la société qu’elle étudie, en mettant en pratique la méthode de Mauss et en cherchant d’abord la réponse à des questions concrètes : qui, quand, où, combien, comment, le tout conduisant à la construction du fait social total.

    1940 : engagement dans la Résistance

    Le retour de Tillion en France coïncide avec la débâcle, les armées allemandes déferlent sur le pays. Dès le mois de juin 1940, la jeune ethnologue cherche à participer à un mouvement de résistance. Elle monte un groupe qui entre en rapport avec le réseau dit du Musée de l’homme. Ce groupe aux dimensions fluctuantes se livre à des activités multiples : collecter des informations à envoyer à Londres, accueillir des soldats évadés ou organiser des évasions, fabriquer de faux papiers, diffuser des appels au combat, liquider des agents de la Gestapo. Plusieurs membres du réseau sont trahis et arrêtés, elle intervient pour essayer de leur sauver la vie, sans succès. En août 1942, à la suite à d’une trahison, elle-même sera arrêtée. Elle passe une année dans les prisons françaises, où elle a la possibilité de terminer sa thèse.

    1943 : déportation à Ravensbrück

    En octobre 1943, elle est déportée dans le camp de Ravensbrück, sa mère, arrêtée en tant que complice, l’y suivra quelques mois plus tard. Le manuscrit de sa thèse disparaîtra au cours de ce déplacement. Dans le camp, elle se comporte encore – dans une certaine mesure – en ethnologue : elle réunit des informations, les analyse et communique les résultats de sa recherche à ses camarades de détention, ce qui les aide à mieux supporter l’épreuve. « Comprendre ce qui vous écrase est en quelque sorte le dominer », écrira-t-elle plus tard. Au cours des mêmes mois, elle rédige aussi une « opérette-revue », Le Verfügbar aux enfers, parodie d’Orphée aux enfers, qui décrit sur un mode ironique la condition des détenues : celles-ci auront ainsi l’occasion de rire de leurs propres infortunes. Tillion subit un coup dur en mars 1945 : sa mère est raflée et envoyée à la chambre de gaz en tant que personne inutile parce que trop âgée.

    1945 : réintégration de son poste au CNRS

    En avril 1945, les détenues sont libérées du camp et envoyées en convalescence en Suède. Tillion revient en France en juillet de la même année et retrouve son poste au CNRS. Mais sa thèse est perdue, les Chaouias sont loin, et elle choisit de passer dans la section d’histoire moderne, où elle se consacre à l’étude de la résistance et  de la déportation. Elle a cependant l’occasion de revenir à son travail ethnologique en 1947, car l’Institute de Londres lui demande un rapport sur son travail d’avant-guerre. En le rédigeant, elle se rend compte que, après Ravensbrück, elle n’interprète plus la société chaouia de la même manière, alors même qu’elle n’a collecté aucune nouvelle information. Ce fait l’incite à interpréter la connaissance en sciences humaines comme une interaction entre les faits objectifs et la subjectivité du savant, irréductible. Mais ses principaux travaux du moment portent sur l’histoire immédiate : elle rédige un premier texte sur Ravensbrück, une étude aussi sur les débuts de la Résistance en France. En même temps, elle participe à la Commission créée par l’ancien déporté David Rousset, qui lutte contre les camps de concentration toujours en activité, notamment dans les pays communistes en Europe et en Asie.

    1954 : en mission d’information en Algérie

    En 1954, au début de l’insurrection algérienne, Tillion est sollicitée par Massignon pour se rendre en Algérie en mission d’information. À la suite d’un séjour de deux mois, elle élabore le projet des Centres sociaux, lieux d’éducation destinés aux enfants et aux adultes, aux hommes et aux femmes, qui leur permettent d’acquérir une formation de base et leur offrent en même temps une aide médicale et administrative. De retour en France, elle expose à ses camarades de déportation  la situation en Algérie ; le texte de son rapport sera publié originellement sous le titre L’Algérie en 1956. Au début de l’année suivante la répression de l’insurrection par l’armée française s’intensifie, l’usage de la torture se généralise. Tillion renonce à la poursuite de tout projet politique et se consacre essentiellement à la protection d’individus dont la vie est menacée. Elle rencontre des responsables des insurgés, essaie de faire cesser les attentats aveugles, d’un côté, la torture et les exécutions, de l’autre. Dans ses démarches, elle échoue souvent, mais d’autres fois réussit, et grâce à elle des centaines de personnes échappent à la mort, à la torture, à la prison.

    1958 : inauguration de sa chaire de « Sociologie algérienne »

    En 1958, Tillion est élue directrice d’études à la VIe section de l’École pratique des hautes études (plus tard EHESS). Sa chaire s’intitule « Sociologie algérienne » : le centre de gravitation de ses travaux s’est déplacé de nouveau, cette fois-ci de l’histoire moderne vers l’ethnologie. Elle dirige dans ce cadre des dizaines de travaux d’étudiants, accomplit de nombreuses missions scientifiques dans le Maghreb, en Afrique noire et au Moyen-Orient. En 1960, elle publie son livre sur la guerre d’Algérie, Les Ennemis complémentaires. Elle travaille ensuite à la rédaction d’un ouvrage sur « l’apprentissage des sciences humaines », qu’elle abandonnera plus tard. En 1966, elle publie un essai d’anthropologie générale intitulé Le Harem et les cousins, sur la condition féminine dans l’aire méditerranéenne. Elle part à la retraite en 1977, mais continue d’enseigner jusqu’en 1980.
     

    2005 : réédition des « Ennemis complémentaires », son livre sur la guerre d’Algérie

    Pendant les dernières décennies de sa vie, Tillion publiera plusieurs ouvrages de fond. En 1973 paraît le volume intitulé Ravensbrück, étude approfondie de ce camp. Il illustre en même temps la méthode de Tillion qui refuse de séparer l’histoire objective et le vécu subjectif (ce livre connaîtra une ultime révision en 1988). En 1999, elle publie une version enrichie et complétée de son premier livre sur l’Algérie, sous le titre L’Afrique bascule vers l’avenir. En 2000 paraît Il était une fois l’ethnographie, écrit à partir des notes préparatoires qu’elle avait accumulées en vue de sa thèse sur les Chaouias. Deux autres titres sont publiés en 2001 : À la recherche du vrai et du juste, reprise de ses publications disparates entre 1940 et 2000, et L’Algérie aurésienne, en collaboration avec Nancy Wood, à partir des photographies qu’elle avait prises au cours de ses enquêtes sur le terrain, dans les années 1930. En 2005 voit le jour une nouvelle édition entièrement recomposée et enrichie des Ennemis complémentaires et, pour la première fois, le texte de son « opérette » de Ravensbrück, Le Verfügbar aux enfers. Germaine Tillion est décédée à son domicile le 19 avril 2008.

    15.07.2014, par
    Tzvetan Todorov

    Mis à jour le 22.05.2015
     
  • Nouveautés sur Association France Palestine Solidarité

     

  • "Les juifs algériens dans la lutte anticoloniale. Trajectoires dissidentes (1934-1965)" (Ujfp)

    Juifs-algeriens-650x1024.jpg

     de Pierre-Jean Le Foll-Luciani.

    Présentation : « Pour nous qui venions à peine d’avoir l’âge de raison en ces jours d’humiliation, ces années de jeunesse ont à jamais marqué notre vie et c’est pourquoi nous sommes fiers de l’injure qu’on nous lançait comme un opprobre : Oui, nous sommes des juifs indigènes algériens… Et après ? Vous n’aurez pas notre cœur contre un certificat de nationalité dont vous vous servez comme d’un couperet de guillotine. »

    Diffusées clandestinement durant la guerre d’indépendance, ces lignes ont été écrites en 1957 par des juifs algériens qui, nés citoyens français vers 1930, déchus de la citoyenneté française durant trois années et exclus de l’école sous Vichy, sont devenus des militants communistes algériens après la Seconde Guerre mondiale avant de rejoindre le FLN en 1956.

    De l’entre-deux-guerres à l’indépendance de l’Algérie, une petite minorité de juifs issus de familles autochtones ont suivi des trajectoires comparables, les déplaçant en quelques années des projets sociaux ordinaires de leurs parents – faire de leurs enfants de bons Français plus ou moins juifs – vers le projet politique inouï de s’affirmer Algériens.

    Bouleversant l’ordre du monde colonial par leurs prises de position politiques, par leurs sociabilités transgressives et jusque dans leur intimité affective, ces hommes et ces femmes ont engagé leur vie pour une Algérie décolonisée et socialiste dont ils seraient citoyens, participant pleinement – mais non sans difficultés dans leur confrontation avec le nationalisme algérien dominant – au mouvement national, aux épreuves de la clandestinité et de la répression durant la guerre d’indépendance, et aux premières années de construction de l’Algérie indépendante.

    Basé sur des entretiens biographiques menés avec 40 anciens militants, sur des sources privées et sur des fonds d’archives souvent inexplorés, cet ouvrage met en lumière les ressorts de ces trajectoires dissidentes en les articulant à une réflexion générale sur le rapport des juifs algériens à la question coloniale. Au prisme de cette entrée minoritaire, il s’agit aussi de construire une histoire par le bas des juifs d’Algérie, du communisme algérien et, plus généralement, de la société algérienne colonisée et nouvellement indépendante.

    Ouvrage de 541 pages comprenant un cahier de 72 photographies.

    À lire en ligne : l’introduction de l’ouvrage et la table des matières.

    Le blog de l’auteur

    Rendez-vous

    À Lyon, présentation du livre :"Les juifs algériens dans la lutte (...) 
    Le mercredi 10 juin 2015 à 19h30
    Maison des passages

    44 rue Saint Georges
    LYON

    dimanche 24 mai 2015

     

    Ouvrage paru aux Presses universitaires de Rennes en mai 2015.

    http://www.ujfp.org/spip.php?article4179

  • Accords de libre­‐échange : des accords coloniaux contre les peuples (ATTAC/CADTM Maroc)

    Attac Maroc vient de publier avec le soutien de la Fondation Rosa Luxemburg, un nouvel ouvrage :

    « Accords de libre­‐échange : des accords coloniaux contre les peuples ».

     

    En pleine crise économique mondiale, l’Union européenne essaie d’imposer à ses voisins du Sud et de l’Est, une nouvelle génération d’ accords de libre-­‐échange, dits Accords de libre-­‐échange complets et approfondis (ALECA) visant à renforcer l’ouverture de ces pays aux marchés mondiaux et à les arrimer plus solidement à l’Europe en mettant en place une harmonisation de leurs règlementations et législations avec les normes européennes. Le Maroc est le premier pays à négocier ce type d’accord pour la rive sud de la Méditerranée.

    Les retombées d’un tel accord sont considérables pour le pays et pour ses citoyens, qui, sans qu’ils n’en aient entendu parler ou aient pu exprimer leur point de vue sur la question, subissent au quotidien les conséquences d’une ouverture qui a complètement transformé les règles du jeu économique et social, mettant en péril l’avenir de son agriculture, de son tissu industriel, contribuant fortement à la crise structurelle de l’emploi et au niveau insupportable du chômage, aggravant les déséquilibres de ses comptes extérieurs et plaçant l’économie marocaine dans une dépendance accrue et sans défense face à une concurrence totalement déséquilibrée.

    A notre modeste niveau, nous souhaitons donner dans cet ouvrage collectif quelques éléments d’information et de débat, de façon à permettre aux citoyens de se saisir de ce dossier.

    Sommaire

    • Avant-­‐propos - 4
    • Le libre-­‐échange dans le contexte de la mondialisation libérale - 10
      Lucile Daumas
    • Les impacts des accords de libre-­‐échange conclus par le Maroc : Accentuation de la dépendance et pillage des ressources - 20
      Omar Aziki
    • Libre échange complet et approfondi : des accords néocoloniaux - 30
      Brahim Oubaha
    • Négociations des ALE : la démocratie au placard - 42
      Salaheddine Lemaizi
    • La question agricole au sein des accords de libre échange et de partenariat signés par le Maroc - 47
      Najib Akesbi
      Encart : Une histoire de tomates / Omar Aziki
    • Libre échange et santé des citoyens : haro sur des accords toxiques - 56
      Othman Mellouk
      Encart : Le cas du traitement de l’hépatite C, le Sofosbuvir : 600 000 patients marocains privés de ce médicament
    • Accord de Libre-­‐Echange Maroc-­‐UE : déséquilibre financier et endettement - 64
      Mimoun Rahmani
    • Circulation des personnes : un échange à sens unique - 74
      Lucile Daumas
    • Conclusion - 84
    • Bibliographie - 89
    Pour toute commande, s’adresser à : attac.cadtm.maroc chez gmail.com ou attacmaroc chez gmail.com 56 64 74 47 84 89

     

    ATTAC/CADTM Maroc

     

  • Notes sur le livre d’Hèla Yousfi « L’UGTT une passion tunisienne » (Essf)

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    Cet ouvrage a été publié en mars 2015 en Tunisie, avec le sous-titre « Enquête sur les syndicalistes en révolution 2011-2014 ».

    Une des principales différences entre la Tunisie et les autres pays de la région arabe tient à l’existence de l’UGTT.

    Mieux connaître cette organisation est d’autant plus nécessaire que l’UGTT fait souvent l’objet de jugements et affirmations péremptoires. D’où le parti pris de l’auteure : « Pour sortir de l’incantation, il nous faut délaisser quelque peu le monde des spéculations et redescendre sur terre en choisissant à cet effet un objet d’observation : l’UGTT elle-même » (p 12).

    Pour tenter d’y parvenir Hèla Yousfi s’est appuyée non seulement sur des sources écrites, mais avant tout sur plusieurs dizaines de témoignages de militant-e-s. Ceux-ci sont en général membres de l’UGTT et appartiennent à différents secteurs et régions de cette organisation. Son livre permet une déconstruction des discours ne prenant en compte que certaines des multiples facettes de l’UGTT. Il débouche sur la vision d’une organisation multidimensionnelle, à la recherche permanente d’un équilibre instable entre ses aspects contradictoires.

    Chercher à rendre compte en quelques pages d’un ouvrage en comportant 250 pages, nécessite de faire des choix laissant nécessairement dans l’ombre certains aspects. A chacun-e de compléter en lisant directement l’ouvrage.


    La présentation qui en est faite ci-dessous est constituée de deux grandes parties que chacun-e pourra lire dans l’ordre qui le convient le mieux :

    * L’une est avant tout historique ;
    * L’autre cherche à présenter le caractère contradictoire de certaines des facettes de l’UGTT. Elle est surtout basée sur le début du livre et le dernier chapitre.

    A propos de l’histoire de l’UGTT

    L’UGTT avant l’Indépendance

    Depuis sa fondation en 1946, l’UGTT ne s’est pas contenté d’une seule fonction revendicative mais s’est toujours simultanément « nettement engagée dans l’action politique » pour l’Indépendance, où elle a joué un rôle de premier plan (p11).

    L’UGTT entre 1956 et 2011

    Pendant toute cette période ont existé au sein de l’UGTT :
    * d’une part « un courant de soumission au pouvoir pouvant aller jusqu’à la quasi-intégration dans l’appareil d’Etat »,
    * d’autre part « un courant de résistance au pouvoir » contrôlant certaines structures intermédiaires et « qui prend le dessus en temps de crise » (p 56).
    Cette dualité a rendu possible « aux différents mouvements sociaux, malgré la proximité que la bureaucratie syndicale a entretenu avec le parti unique, de régulièrement trouver un appui structurel et politique auprès de l’UGTT ».
    La permanence de cet équilibre instable explique en grande partie pourquoi les crises internes de l’UGTT n’ont pas débouché sur de réelles scissions.

    Du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011

    Ce chapitre est étayé par un grand nombre d’entretiens généralement réalisés en janvier et février 2011. Il ressort de ce ceux-ci les éléments suivants :
    * « le mouvement protestataire est à ses débuts complètement spontané et sans leadership » (p 62),
    * « l’UGTT a accueilli et protégé le mouvement » (pp 62-64),
    * les syndicalistes ont « encadré » le mouvement (pp 65-70).
    Le soulèvement du bassin minier en 2008 est vu comme une « répétition générale » de celui de 2010-2011 (pp 77-79).

    L’auteure se livre ensuite à une analyse fouillée des débats ayant traversé l’UGTT pendant cette période (pp 79-97). Si nombre de syndicalistes « se sont empressés de rejoindre le mouvement populaire, les bureaux régionaux et le Bureau exécutif ont adopté une attitude attentiste, voire hostile au soutien du soulèvement » en se démarquant clairement des slogans dénonçant le pouvoir. (p81)

    La « tendance radicale » de l’UGTT anticipe sur le fait que :
    * d’une part la « tendance réformiste » représentée par le Bureau exécutif « allait éviter la confrontation avec le pouvoir » et rechercher un compromis avec lui,
    * d’autre part que si il existe « la pression nécessaire » pour faire basculer les rapports de forces en faveur du peuple, « la centrale finira par se plier aux revendications populaires » (p90).
    Progressivement, une série de structures intermédiaires de l’UGTT s’émancipent de la direction centrale. Elles appellent notamment à la grève sans son accord préalable et sans respecter l’obligation légale d’un préavis de 10 jours (p86). Pour tenter de sauvegarder sa « capacité de dialogue avec le pouvoir », le Bureau exécutif n’a pas d’autre choix que de couvrir « toutes les décisions prises à une échelle locale et/ou régionale » (pp88-89).
    Après des dizaines d’années d’omnipotence de la direction centrale de l’UGTT, on assiste à la préfiguration de nouvelles relations entre celle-ci et les structures intermédiaires (p98).

    Du 14 janvier 2011 aux élections d’octobre 2011

    Le 17 janvier, la direction de l’UGTT désigne trois représentants au gouvernement. Celui-ci est présidé par l’ancien Premier ministre de Ben Ali (p 102), ce qui provoque la colère de la population et de la base de l’UGTT.
    Soucieuse de « préserver le consensus et de protéger l’unité de l’organisation » (p107), l’UGTT « fait volte-face » (p106) : elle fait démissionner ses trois ministres dès le lendemain, et soutient désormais les mobilisations (pp102, 106 et 108).
    Simultanément, l’UGTT joue un rôle clé dans la mise en place d’un « Conseil national de protection de la révolution (CNPR) » (pp102, 110-112). Le CNPR s’appuie sur des comités locaux dans tout le territoire tunisien dans lesquels certains militants voient le possible embryon d’un « parlement représentatif des forces révolutionnaires » (p116).
    Mais le CNPR ne se transforme pas en un pouvoir alternatif : contestant la légitimité démocratique du gouvernement, c’est néanmoins à ce dernier que le CNPR demande de lui reconnaître légalement un pouvoir décisionnel. Mais « le gouvernement s’oppose vivement à cette demande et ne veut concéder au CNPR qu’un rôle consultatif » (p111).

    Le 27 février, l’ancien Premier ministre de Ben Ali quitte enfin le pouvoir. Son remplaçant, Beji Caïd Essebsi, crée une « Haute instance » qui « a pour objectif de dépasser l’opposition entre le CNPR et le gouvernement » (p113) :
    * La Haute instance n’a qu’un pouvoir consultatif et propositionnel en matière de loi électorale et d’organisation des élections.
    * « Le gouvernement reste ainsi le seul pouvoir exécutif et décisionnel ».
    Aux côtés de l’UGTT, sont représentées dans la « Haute instance » les principales organisations politiques et associatives du pays (p103). Ne revendiquant pas le pouvoir pour elle-même, l’UGTT joue néanmoins « un rôle politique de premier plan » (p103) consistant à « construire des consensus entre les différentes forces politiques et sociales » (p 105).
    Dans les témoignages recueillis, le rôle de l’UGTT était auparavant souvent présenté comme celui d’un « pouvoir » ou d’un « contre-pouvoir » (p108). L’accent est désormais mis sur la notion « d’autonomie » ou de « distance égale de tous les partis politiques et surtout du pouvoir, (...) de force d’équilibre, de superviseur qui contrôle l’action du gouvernement » (pp 108-109).
    Pour certains militants, la perception de l’UGTT a évolué « d’un acteur clé de la révolution à celle d’un acteur central du maintien du régime politique et économique » (p116).

    Au final, la direction de l’UGTT a poursuivi simultanément ou successivement de multiples objectifs parfois contradictoires (pp118-119) :
    * assurer simultanément la démocratisation du pays et la continuité des institutions,
    * refuser un choc frontal avec le pouvoir en place dans le but de conserver son propre pouvoir de négociation avec celui-ci,
    * utiliser sa proximité avec les mouvements sociaux pour faire pression sur le gouvernement et les grands choix politiques,
    * ne pas jouer pour autant un rôle de parti politique mais favoriser la négociation et la construction de consensus entre les différentes forces politiques et sociales.

    Depuis son origine, le rôle syndical de l’UGTT a toujours été entremêlé avec son rôle politique (p141).
    Du temps de la dictature, l’UGTT était même « le seul espace où les opposants politiques pouvaient s’exprimer » (p142). C’est notamment pour cette raison que la plupart des militants estimaient que l’UGTT devait s’interdire « d’entrer dans la bataille politicienne, car il y a toutes les tendances politiques au sein de l’UGTT, et que cela pourrait être dangereux » (p143).
    La grande différence depuis 2011 est que désormais les partis politiques « n’ont en principe plus besoin de l’espace syndical pour exister » (p145).

    Les principaux enjeux du congrès national de décembre 2011

    L’héritage de la période passée comporte notamment :
    * la compromission du Bureau exécutif avec le régime de Ben Ali au sujet de laquelle le Secrétaire général sortant fera une autocritique lors du congrès (pp167-168),
    * la corruption et le clientélisme interne (pp153-155, 171-172),
    * une tradition de votes dans les congrès reposant non pas sur les programmes mais sur des alliances entre réseaux sectoriels ou régionaux et courants politiques (170-171).

    La volonté d’un grand nombre de militant-e-s de l’UGTT est de remettre en cause le caractère hiérarchisé et centralisé de la centrale syndicale, se traduisant par le pouvoir hégémonique du Secrétaire général et du Bureau exécutif. C’est notamment sur ce dernier que repose le droit de signer le préavis de 10 jours rendant légale une grève, ainsi que la nomination des permanents syndicaux (pp 151-152). Cette préoccupation prend appui sur « l’épisode révolutionnaire qui a poussé certaines Unions régionales et Fédérations à prendre leurs décisions de manière autonome sans attendre l’approbation du BE » (p155).

    En sens inverse, deux mois après la victoire électorale d’Ennahdha, « le contexte de crise politique et les différentes campagnes qui ont pris l’UGTT pour cible ont renforcé les réactions les plus défensives afin de préserver l’organisation au dépens des impératifs de restructuration interne et/ou les défis socio-économiques » (p184).

    A l’intersection de ces deux préoccupations, il avait été décidé dans la foulée dans la foulée du 14 janvier que le non-renouvellement du mandat des membres du BE qui s’étaient compromis avec le pouvoir de Ben Ali s’opèrerait en douceur. Il suffisait pour cela de ne pas remettre en cause les dispositions statutaires interdisant plus de deux mandats successifs au BE (article 10), contrairement à ce que cherchait à faire le BE sortant juste un an auparavant (pp 131-138, 155, 172-173, 179). (1)

    En final, un peu moins d’un an après le 14 janvier 2011, "deux préoccupations majeures animent la plupart des congressistes interviewés :

    * Quel rôle l’UGTT doit-elle jouer dans la transition politique et quelle place doit-elle occuper dans le nouveau champ politique et syndical post-électoral ?
    * Sera-t-elle capable de faire évoluer ses structures, ses formes historiques de lutte pour s’adapter aux nouvelles réalités économiques et soutenir la processus démocratique dans le pays ?"
    (p152).

    Un des enjeux politiques est le refus que l’UGTT soit « instrumentalisée » par les partis politiques. « Même si notre mission est autant politique que sociale, on doit rester à égale distance de tous les partis politiques » expliquent nombre de syndicalistes (pp159-162 et 169). Parmi les défis organisationnels à relever figurent l’implantation dans le secteur privé (p156), la participation des femmes dans les instances de décision (p157-158) et la faible syndicalisation des jeunes (p158).

    Les principales décisions du congrès de décembre 2011

    Le congrès a été polarisé par l’élection du Bureau exécutif (pp 175-178).
    La principale différence avec le passé a été que la volonté politique de maintenir l’unité de la centrale a été « omniprésente » dans la constitution des listes en compétition. Elle l’a emporté sur « les considérations régionalistes et clientélistes qui avaient souvent pris le pas sur les autres enjeux » dans les congrès précédents (p178).
    Aucun membre du nouveau BE ne représente un courant politique en tant que tel. (2)

    Dans la continuité avec le passé figurent :
    * le poids prépondérant du BE sortant sur le déroulement du congrès (p181),
    * l’élection de la liste reposant sur le consensus entre le plus grand nombre de régions, de secteurs et de sensibilités politiques,
    * la présence dans cette liste de trois des quatre membres du BE sortant ayant le droit de se représenter,
    * la consécration du « pouvoir des grands secteurs de la fonction publique au sein de l’UGTT, et notamment l’Enseignement et la Santé » (p179),
    * le fait qu’aucune femme n’ait élue élue au BE (pp157-158, 178, 180).


    L’UGTT face au pouvoir islamiste (2012-2013)

    Ennahdha, qui commence à diriger le gouvernement au moment même où se tient le congrès de l’UGTT, se lance dès la mi-février 2012 dans une attaque frontale contre la centrale syndicale. Cherchant à « coopter les différents réseaux de l’ancien régime au niveau de l’appareil étatique » (p216), Ennahdha se retrouve par ailleurs en concurrence directe sur ce terrain avec Nidaa Tounes que Beji Caïd Essebsi met en place au premier semestre 2012 dans le but de revenir au pouvoir lors des élections suivantes.
    Face à cette « bipolarisation de la vie politique et les polémiques visant l’UGTT, sa direction n’a pas voulu participer à la mise en place d’une alternative politique aux deux pôles dominants. En revanche, elle a lancé le 18 juin 2012 une ’’initiative politique’’ visant à recréer un consensus entre les forces politiques, le gouvernement et la société civile pour s’entendre sur les grandes questions suscitant des divergences » (p217).
    Le rôle de « médiateur politique » (p218) que cherche à jouer la direction de l’UGTT contribue à « reléguer la question sociale au second plan » (p204).

    Au deuxième semestre 2012, la tentative de l’UGTT de trouver une solution consensuelle échoue, et l’offensive des hommes de main islamistes continue de plus belle avec notamment :

    * l’attaque du siège national de l’UGTT le 4 décembre 2012 (p188),
    * l’assassinat d’un premier dirigeant du Front populaire le 6 février 2013, puis d’un second le 25 juillet qui plonge la Tunisie « dans une crise politique grave ouvrant la voie à une nouvelle période de contestation de la légitimité des institutions » (p219).

    Dans ce cadre, « l’UGTT multiplie les rencontres pour chercher une issue à la crise.

    Elle ne se présente plus exclusivement comme une plateforme de dialogue mais comme une force de proposition ». En compagnie de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’Homme, l’Ordre national des avocats et le syndicat patronal (UTICA), l’UGTT lance le 25 octobre un cadre de dialogue national auquel participent 21 des partis représentés à l’Assemblée. Un consensus se dégage entre les participants au dialogue pour le remplacement du gouvernement en place par un gouvernement provisoire ne dépendant pas des différents partis. Chargé de gérer les affaires courantes, celui-ci doit avant tout faire voter par l’Assemblée la nouvelle Constitution, puis organiser des élections législatives et présidentielles (pp 220-231).


    * En acceptant de démissionner du gouvernement, Ennahdha a évité d’en être éjecté durablement comme en Egypte.
    * Nidaa Tounès de son côté estime avoir toutes les chances de parvenir au pouvoir après les élections prévues en 2014.
    * L’UGTT a « renforcé sa place d’acteur incontournable du champ politique tunisien » (p231).

    Mais « le fait que le dialogue national ait concentré le débat exclusivement sur les enjeux politiques » entraine un clivage « qui traverse toutes les structures de l’UGTT autour de la place à accorder aux questions sociales ». La distance se creuse d’après l’auteure entre :
    * « les partisans d’une action limitée, négociée à petits pas, faisant reculer progressivement le pouvoir politique sans pour autant le renverser »,
    * « ceux qui, parce que la crise économique s’approfondit, parce qu’ils ont confiance dans le mouvement social, parce qu’ils croient de moins en moins qu’on peut négocier avec le pouvoir en place, veulent une attitude plus ferme qui peut mener à des actes de rupture » (p232).

     Le caractère contradictoire de chacune des facettes de l’UGTT

    Pour des raisons qui sont explicitées dans en note (3), je me suis autorisé à ajouter entre parenthèses le terme « revendicatif » à celui de « syndical » dans deux des extraits présentés dans le sous-paragraphe qui suit.

    Rôle revendicatif et rôle politique

    « L’UGTT ne mobilise pas les syndicalistes seulement pour la défense de leurs intérêts professionnels. Elle a toujours été et continue à être le lieu d’une action politique beaucoup plus large qui vise à articuler revendications socio-économiques, et libertés politiques individuelles et collectives » (p 233).

    Cette double fonction remonte à l’époque coloniale où l’UGTT était « nettement engagée dans l’action politique » pour l’Indépendance (p11).
    Après celle-ci, l’UGTT a été de plus pendant plus d’un demi-siècle « le seul espace d’action collective organisée en Tunisie qui a réussi tant bien que mal à résister aux tentatives du régime autoritaire de réduire à néant toute résistance dans le pays ». (p 16)
    Pour ces raisons, « l’UGTT est à la fois, et de manière indissociable, un mouvement syndical (revendicatif) et une organisation qui prétend à une mission politique et nationale » (pp 233-234).
    « Par moments ce sont les considérations politiques nationales qui s’expriment, et à d’autres moments, c’est l’aspect syndical (revendicatif) qui est mis en avant » (p234).
    Pour une partie au moins de ses membres, l’UGTT doit jouer un rôle de « contre-pouvoir » (p16) mais « ne vise pas la prise de pouvoir » (p11).

    En final, l’UGTT se comporte « ni comme une force politique destinée à prendre le pouvoir, ni comme un syndicat révolutionnaire capable de remettre radicalement en cause les choix économiques et sociaux adoptés par les élites au pouvoir. L’ampleur de son action politique lui échappe parfois, mais elle a montré qu’elle n’est pas et ne veut pas devenir un parti politique » (p235).

    Entre résistance et soumission

    Il a toujours existé dans l’UGTT « un courant de soumission au pouvoir pouvant aller jusqu’à la quasi-intégration dans l’appareil d’Etat », mais simultanément on y a toujours trouvé « un courant de résistance au pouvoir qui prend le dessus en temps de crise ». (p15)
    Dans ce cadre, l’UGTT a été avant 2011 à la fois « un refuge pour les mouvements sociaux, un espace de résistance (...) contre l’hégémonie exercée par le parti unique » et « un lieu de négociation permanente de l’équilibre tant politique que social ». (p 16)

    Entre affrontement et volonté de négociation

    « Tantôt ce sont des réactions offensives qui s’expriment et qui vont jusqu’à l’affrontement et parfois c’est la logique de médiations et de négociation qui l’emporte » (p234).

    L’action de l’UGTT repose sur « sa capacité à construire des compromis entre les défenseurs d’une rupture radicale avec l’ancien régime et les partisans d’une orientation réformatrice » (p235).
    « L’UGTT, en arrachant quelques concessions de la classe dirigeante au profit du mouvement protestataire, évite le risque d’un affrontement directe entre les anciennes et les nouvelles forces politiques et neutralise, selon les plus critiques, le potentiel d’une rupture radicale avec le régime » (p235).
    L’UGTT revendique une identité de «  »force d’équilibre« entendue dans le sens d’une force à la fois de pression et de négociation » dont une des constantes est « le refus de l’affrontement direct avec le gouvernement » (p235).
    « Dès lors, il n’est pas étonnant de voir l’UGTT affirmer de plus en plus nettement que seules des solutions consensuelles entre les différentes forces politiques et sociales peuvent sortir le pays de la crise » (p235).
    « L’UGTT affirme sa défense des revendications sociales, mais sans jamais oublier de faire pression pour établir un calendrier électoral » (p234). « Sa proximité des mouvements sociaux lui donne les moyens d’exercer une pression sur les choix électoraux et les grandes décisions politique » (p235).

    « Dialogue national » et base sociale de l’UGTT

    Pendant le deuxième semestre 2013, l’UGTT a joué un rôle décisif dans la mise en place d’une structure de dialogue incluant notamment le syndicat patronal.
    « L’UGT, qui accepte de faire un un front uni avec le patronat pour pouvoir trouver un équilibre négocié avec les différentes forces politiques et sociales, prend le risque de voir sa capacité d’action sociale s’affaiblir. Pire encore, elle se montre disposée comme par le passé à accepter une nouvelle vague de libéralisation économique proposée par les bailleurs de fonds moyennant des augmentations salariales dérisoires pour ses membres » (p237).
    Pour l’auteure le risque existe pour l’UGTT de se couper de forces attendant « une attitude plus ferme de la part de l’UGTT ». Celles-ci estiment qu’avec l’approfondissement de la crise économique, il est « de moins en moins possible de négocier avec les élites économiques et politiques en place » et placent leur confiance dans les mouvements sociaux (p238).

    Entre mode pyramidal de décision et système de pressions sur la direction

    * Aux lendemains de l’Indépendance, un « rapport organique » existait entre l’Etat et l’UGTT : le Président Bourguiba pouvait changer les secrétaires généraux, « les appeler aux commandes et les renvoyer comme il le fait pour ses ministres » (p37). Ce type de fonctionnement a été calqué par la direction nationale de l’UGTT sur les structures intermédiaires. Il se traduit par l’hégémonie du Bureau exécutif et du secrétaire général sur l’ensemble de l’organisation (p152).

    * Tout un système de pression sur la direction s’est mis en place pour faire contrepoids à la concentration du pouvoir entre les mains de la direction centrale de l’UGTT.
    Il s’est notamment affirmé à partir de 2008 dans le cadre de la lutte bassin minier. Il a fini par imposer sa volonté dans les semaines qui ont précédé le 14 janvier.
    Dans le chapitre centré sur ces deux épisodes, le mot « pression » revient à très nombreuses reprises dans les entretiens réalisés.

    Lors de la lutte du bassin minier, « les syndicalistes ont (...) fait pression sur les instances régionales de l’UGTT pour intervenir dans la libération des prisonniers ». « Nous avons fait pression sur le Bureau exécutif pour intervenir auprès du gouverneur » (p69). « Les syndicalistes de base ont imposé, grâce à leur pression, à certaines Unions régionales (...) ou à des secteurs (...) de soutenir le mouvement du bassin minier » (p77). A Redeyef, « il y a eu un changement grâce à la pression syndicale à l’intérieur des syndicats de base et aussi grâce à la pression qui vient de l’étranger, des délégations étrangères. Cette pression qui vient de l’intérieur et de l’extérieur a permis enfin de changer la position officielle de la direction syndicale... » (p78). Le secrétaire général Jrad « qui n’a pas l’habitude de céder a enfin cédé pour éviter l’implosion de l’UGTT (...) sous la pression intérieure » (p79).
    « Nous faisions des rassemblements devant l’UGTT pour faire pression, et le Bureau régional a négocié avec le gouverneur pour les prisonniers » (p82).


    Il en va de même après le 17 décembre 2010. Hélà Yousfi écrit à ce propos : « Cette pression engendre une crise au sein de l’organisation qui a pour résultat immédiat une rupture dans les circuits de décision formels classiques et une transgression de la hiérarchie syndicale », comme par exemple l’accord préalable du Bureau exécutif pour qu’une grève soit légale (p86).
    « Ce genre de décision n’aurait pas eu lieu » si préalablement « les structures de base et intermédiaires n’avaient pas fait pression » (p87) explique une militante.
    La direction de la centrale agit de façon comparable.. mais dans le sens inverse : elle « exerce une pression forte sur toutes les structures de manière à réduire leur souffle militant » (p87).
    « Cette dynamique de pression/négociation (...) a largement influencé aussi bien l’issue du mouvement de Redeyef en 2008 que celui de Sidi Bouzid ... » (p90).
    « Généralement quand la direction de la centrale voit que les différentes structures régionales et sectorielles adoptent (des) revendications, il y a une sorte de pression qui s’exerce sur le Bureau exécutif qui va finalement les adopter » (p94). « Sous la pression de ses structures, elle est obligée de suivre le mouvement » (p95).

    Entre clientélisme et résistance à la direction

    * Le clientélisme en vigueur au niveau de l’Etat avant 2011 avait trouvé son prolongement au sein de l’UGTT. « Le cadre syndical détaché auprès de la Centrale échappait aux contraintes du travail et accédait à un statut social qui lui procurait une certaine reconnaissance. Il devait alors agir en fonction de ce que le Bureau exécutif attendait de lui ». « Ce détachement pouvait être retiré au cours du mandat si le cadre décevait ou entrait en conflit avec la direction » (p153). Plusieurs témoignages figurant dans le livre donnent des exemples d’avantages matériels attribués aux permanents syndicaux (pp 153-155).

    * Au sein de l’UGTT, ont toujours existé des militant-e-s refusant de prêter allégeance à la direction. Cette situation s’est notamment exprimée par l’opposition à la suppression de l’article 10 des statuts interdisant plus de deux mandats successifs au Bureau exécutif.
    Cette volonté s’est accentuée lors du processus ayant précédé le 14 janvier 2011. « L’épisode révolutionnaire qui a poussé certaines Unions régionales et Fédérations à prendre leurs décisions de manière autonome sans attendre l’approbation du Bureau exécutif constitue un précédent intéressant qui préfigure de nouvelles relations entre les structures intermédiaires et et la direction central pouvant neutraliser la dérive hégémonique du Bureau exécutif » (p155).

    Entre attachement formel aux règles et arrangements de couloirs

    * « Tout est conçu au Congrès pour qu’aucun manquement à la procédure démocratique ne soit possible. Cette démocratie formelle et pointilleuse est la garantie d’une légitimité, rend incontestables les décisions prises par le Congrès et assure une marge de crédibilité au Bureau exécutif » (p173).

    * Mais simultanément « les votes ne sont pas orientés par les programmes proposés mais plutôt par les tractations politiques et les alliances » (pp 170-171). « Tous les moyens sont bons, de la cooptation des délégués moyennant des privilèges, à la manipulation des adhésions pour conquérir le pouvoir » (p171).

    Entre syndicalisation massive des femmes, et masculinité des structures

    « Si les femmes sont bien présentes à hauteur de 47 % dans les structures de base et dans les luttes syndicales, elles demeurent absentes des postes de direction syndicale. En effet, le fait de devenir membre du BE est verrouillé par des conditions de nombre de mandats antérieurs réalisés aux différents niveaux (local, régional, fédéral) de l’organisation. Une condition qui réduit le nombre de femmes éligibles et empêche leur arrivée au niveau de la direction centrale » (p157).
    Un débat est en cours qui pourrait déboucher sur un système de quotas au sein de l’UGTT, y compris au Bureau exécutif.

    Multiplicité des forces centrifuges et maintien d’un cadre collectif

    Une des explications proposée au fait que l’UGTT est parvenue à ne pas exploser en vol malgré les multiples contradictions qui la traverse est la volonté partagée de construire des consensus internes sur la base des rapports de forces existant à un moment donné :
    « L’UGTT, par sa composition et sa sociologie, a toujours été tributaire d’un équilibre souvent précaire entre des intérêts sectoriels, de considérations régionales et des enjeux politiques. De ce fait, ce n’est pas tant le clivage idéologique ou partisan qui oriente les décisions de la Centrale que sa capacité à construire des consensus entre des groupes aux intérêts divergents ». « C’est grâce à l’institutionnalisation du consensus comme mécanisme privilégié de régulation du conflit que l’UGTT a pu maintenir sa cohésion interne tout en conservant son pouvoir. Dès lors, les tergiversations et les tensions qui ont marqué la trajectoire de l’UGTT prennent tout leur sens » (p236).

    Notes :

    1. Note AB : Un responsable intermédiaire de l’UGTT me confie à l’époque « Le secrétaire général reste en place jusqu’au prochain congrès, mais nous l’avons mis sous camisole ».

    2. Note AB : Les membres du nouveau BE ont des affinités politiques diverses, actuelles ou passées, réelles ou supposées. Seule une minorité d’entre eux est actuellement membre d’un parti politique, mais aucun d’entre eux ne représente celui-ci en tant que tel.
    Jilani Hammami, dirigeant connu du PCOT n’ayant plus de responsabilités syndicales depuis des années, revendiquait une place dans le nouveau BE au nom de son parti (p176). Il a été écarté de la liste en situation de l’emporter. Hfaiedh Hfaiedh, pourtant tête de liste du même parti aux législatives deux mois plus tôt, a par contre été inclus sans aucun problème en tant que secrétaire général du syndicat de l’enseignement primaire.

    3. Note AB : Pour moi, le fait que l’UGTT ne se limite pas à la seule action revendicative ne constitue pas réellement une spécificité tunisienne. Nombreux sont les syndicalistes de part le monde qui considèrent qu’ils sont chargés d’une « double besogne » : la défense des intérêts immédiats des travailleurs ET « la transformation sociale ».
    Ce débat traverse périodiquement le syndicalisme depuis ses origines. Il se conjugue avec celui, tout aussi passionné, de savoir si cette deuxième dimension doit s’effectuer graduellement au sein du capitalisme, ou dans le cadre d’une rupture avec celui-ci.

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