Arrivés par vagues successives du nord de la Palestine en 1948, du Golan en 1967 et du Liban dans les années 1980, les Palestiniens sont aujourd’hui 500 000 à vivre en Syrie, la plupart dans des camps de réfugiés progressivement transformés en quartiers périphériques des grandes villes.
Quoique bien intégrés et bénéficiant d’un statut juridique relativement favorable, ils ne peuvent avoir accès à la nationalité syrienne[1].
Le régime syrien s’est toujours, et de façon très nette depuis le début de la révolte, appuyé sur les minorités, se présentant comme leur protecteur face au spectre de la division confessionnelle et ethnique pour s’assurer soutien populaire et crédibilité sur la scène internationale.
La population palestinienne ne peut certes pas être considérée comme une minorité nationale, mais son soutien est néanmoins précieux dans la mesure où le discours officiel du régime conditionne au maintien au pouvoir de Bachar al Assad la survie de la « résistance » à Israël. Ce soutien semble aujourd’hui bien entamé et le régime est conscient de l’impact symbolique que constitue une mobilisation des Palestiniens aux côtés des révolutionnaires syriens. En avril 2012, l’intellectuel palestinien vivant en Syrie Salama Kila a ainsi été arrêté, torturé puis expulsé en Jordanie pour avoir écrit dans un journal clandestin que «pour libérer la Palestine, il est nécessaire de faire tomber le régime [syrien]»[2]. C’est ce nouveau regard sur le régime, comme frein et non moteur de la résistance à Israël, ainsi qu’un sentiment de solidarité avec la population syrienne, qui a fait progressivement entrer les camps palestiniens dans la géographie de la révolte syrienne.
On se concentrera ici davantage sur les logiques de mobilisation de la jeune génération des camps, en laissant délibérément de côté les conflits, les prises de positions et les doutes des factions politiques palestiniennes traditionnelles à l’égard de la crise syrienne. Il semble en effet que celles-ci n’aient eu que peu d’influence sur les choix et les orientations récentes des Palestiniens, qui, de même que les révolutionnaires tunisiens et égyptiens, rejettent de plus en plus les structures partisanes[3].
Il est possible de distinguer trois niveaux de participation des Palestiniens de Syrie à la mobilisation, correspondant à trois périodes successives.
Durant les premiers mois de la révolte, les camps restent calmes. On observe alors cependant une participation indirecte et passive des Palestiniens. Pour tenter de la comprendre, une étude de la géographie des camps, en particulier leur répartition dans le pays et la place qu’ils occupent dans chaque ville, peut s’avérer utile.
À partir du mois de juin 2011, la contestation entre dans les camps palestiniens qui se révoltent non pas contre le régime syrien directement mais contre les milices palestiniennes pro-régime.
Enfin, depuis quelques mois seulement, la participation des Palestiniens à la révolte semble être entrée dans une troisième phase, celle de l’intégration active et directe, adoptant cette fois les mêmes moyens d’action, les mêmes modes d’organisation et les mêmes revendications que les révolutionnaires syriens.
Socialisation et politisation de la jeunesse palestinienne en Syrie
De toute évidence, la volonté du régime et de certaines factions palestiniennes de maintenir les réfugiés hors des événements que traversait la Syrie était illusoire. Bénéficiant d’un statut juridique favorable, les Palestiniens se sont intégrés à la société syrienne. Ils sont désormais représentés dans toutes les classes et catégories sociales.
Une partie, certes minoritaire, de la population palestinienne a pu tirer profit de l’ouverture économique des dix dernières années. La qualité de l’enseignement des écoles de l’UNRWA[4] auxquelles ont accès les Palestiniens en Syrie, ainsi que le capital culturel élevé de nombreux réfugiés aux origines citadines, ont rendu possible l’ascension sociale d’une partie d’entre eux. Ils sont très présents dans les universités ainsi qu’à tous les niveaux des secteurs public et privé, en particulier dans les professions intellectuelles telles que l’enseignement et le journalisme.
Du fait de cette ascension sociale, de nombreux Palestiniens vivent désormais hors des camps, notamment dans le centre des grandes villes du pays. Les camps sont quant à eux sont également habités par de plus en plus de Syriens attirés par leur loyers bon marché. Le statut de « réfugié » et la qualification de « camps » pour designer les quartiers palestiniens, ne doit pas cacher la réalité de l’intégration et de la socialisation de la population palestinienne à la société syrienne. Ainsi, malgré le discours des factions palestiniennes traditionnelles, les réfugiés se sentent tout autant concernés par les événements. Comme le confiait avec ironie à l’auteur un étudiant du camp de Yarmouk à propos de la prétendue égalité entre Palestiniens et Syriens : « Finalement, nous sommes comme les Syriens : comme eux je ne peux pas voter pour changer de président, je dois faire le service militaire et si je me plains je vais en prison. Nous sommes égaux dans la souffrance et dans la détestation de ce régime ».
Dans la Syrie prérévolutionnaire, où la question palestinienne et plus généralement la « résistance » à Israël jouissaient d’un quasi monopole dans le débat public, la dictature ayant anéanti tout espace politique et toute dissidence intérieure, les camps palestiniens se distinguaient fondamentalement des quartiers syriens par l’omniprésence de la politique dans l’espace public. Portraits, drapeaux et affiches des innombrables factions palestiniennes couvrent les murs et remplissent les échoppes des camps. Outre les activités militantes, les factions palestiniennes organisent des activités culturelles, entretiennent la mémoire des « martyrs », gèrent des clubs de sport, offrent des bourses d’études, etc. S’ils rejettent aujourd’hui les factions, les Palestiniens sont dès le plus jeune âge confrontés et imprégnés de leurs discours politiques.
Les camps palestiniens, « poumons des villes assiégées »
La mobilisation des Palestiniens de Syrie a tout d’abord pris la forme d’une participation passive et indirecte à la révolte. La majorité d’entre eux préférait rester en dehors du conflit. Le souvenir du sort réservé aux Palestiniens en Jordanie, au Liban et en Irak, qui ont payé cher leur engagement dans la politique intérieure, les incitait à ne pas prendre position dans un conflit dont l’issue était plus qu’incertaine[5].
Hésitant à participer directement à la révolte, ou du moins en tant que Palestiniens, de nombreux militants jugeaient inopportun d’organiser des manifestations dans les camps et préféraient grossir les rangs des cortèges des quartiers voisins. De fait, les camps palestiniens sont souvent situés à proximité des quartiers à la pointe de la mobilisation.Construits en périphérie des grandes villes, les camps se retrouvent aujourd’hui dans des banlieues densément peuplées, d’une population le plus souvent pauvre et sunnite arrivée avec l’exode rural, des travailleurs kurdes et turkmènes, des déplacés originaires du « Golan occupé ».
À Damas, les camps Yarmouk-Falestine jouxtent le quartier de HajrAswad, l’une des premières villes de la banlieue de la capitale à s’être mobilisée. Le camp palestinien de Homs se trouve tout près de l’université et du quartier de Baba Amr, aujourd’hui entièrement détruit par les bombardements. Le quartier de al-Ramel à Latakieh est coupé en deux, entre une partie syrienne sunnite au nord, qui s’est mobilisée dès le début de la révolte et un camp palestinien informel au sud. On retrouve une situation équivalente à Deraa et à Hama.
Cette proximité permet ainsi à certains jeunes Palestiniens des camps de participer aux manifestations des quartiers voisins, mais également d’offrir un refuge aux activistes pourchassés, aux déserteurs en fuite, aux blessés évitant les hôpitaux et aux familles déplacées. La surveillance étant souvent considérée comme moins intense dans les camps palestiniens, de nombreux militants syriens s’y réunissaient et s’y cachaient. Les comités locaux de coordination, qui organisent le mouvement dans chaque quartier, ont décrit les camps palestiniens comme « les poumons des villes assiégées »[6].
En effet, Deraa, première ville ayant subi le siège de l’armée, a bénéficié pendant un temps de l’aide matérielle fournie par les Palestiniens que ce siège avait relativement épargnés. Le même phénomène s’est produit à Homs où, selon plusieurs témoignages, les premières armes récoltées par les opposants auraient été fournies par des Palestiniens[7]. Un peu plus tard, le 15 août 2011, le quartier de al-Ramel à Latakieh, sur la côte méditerranéenne, a été investi par l’armée à la suite d’une série de manifestations. Les opposants pourchassés se sont retranchés dans le camp palestinien voisin qui a alors été bombardé par la marine.
La révolte contre les factions palestiniennes pro-régime
Avant de se révolter contre le régime syrien, c’est contre les partis palestiniens que la colère de la jeunesse des camps va se tourner. Aux cris de « al sha’ab yourîd isqât al fasâ’il » (le peuple veut la chute des factions), la population des camps s’approprie le fameux slogan des révolutions arabes[8] et déclenche sa révolution au niveau local, à l’intérieur des camps.
Contrairement aux accusations portées par la propagande du régime syrien, les partis n’ont pas joué de rôle essentiel dans la mobilisation des Palestiniens.
De fait, différents partis politiques palestiniens sont actifs dans les camps. Seul le Hamas, allié traditionnel du régime syrien, a pris ses distances avec la « solution sécuritaire » du pouvoir. Le bureau politique du mouvement a quitté Damas pour s’installer entre le Caire et Doha. Si la plupart des partis affichent leur soutien au régime, certains se montrent de plus en plus prudents, craignant de perdre leur soutien populaire.
C’est notamment le cas du FDLP (Front Démocratique pour la Libération de la Palestine) et duFPLP(Front Populaire pour la Libération de la Palestine). Le Fatah a été accusé par le régime d’être responsable des premiers troubles à Deraa puis à Latakieh. Les dirigeants du mouvement n’ont eu de cesse de démentir toute implication, Mahmoud Abbas allant même jusqu’à nier la participation des Palestiniens aux manifestations en Syrie[9].
D’autres factions restent au contraire fidèles à Damas, participant même à la répression du soulèvement, au premier rang desquelles le FPLP-Commandement Général, d’Ahmed Jibril[10]. Ce parti est considéré par de nombreux opposants comme la branche palestinienne des services de renseignements syriens. De fait, ce sont les milices du FPLP-CG, les seules réellement armées, qui assurent la sécurité et la répression dans les camps. C’est donc contre ces milices que vont se révolter les Palestiniens à partir du mois de juin 2011.
C’est lors de la commémoration de la Nakba et de la Naksa, le 15 mai et le 5 juin 2011 que les premières émeutes éclatent dans les camps palestiniens. Chaque année, l’anniversaire de l’exode des Palestiniens en 1948, puis celui de la défaite de 1967, donnent lieu à des manifestations en faveur de la libération de la Palestine et du retour des réfugiés. À ces occasions, le 15 mai et le 5 juin 2011, des Palestiniens de Syrie ont manifesté à la frontière israélienne, parvenant même à la franchir et à s’introduire dans le « Golan occupé ». La marche du 5 juin fut particulièrement violente puisqu’une vingtaine de manifestants ont été tués par des soldats israéliens. C’est pendant les funérailles de ces victimes, le lendemain à Yarmouk au sud de Damas, que la première émeute a éclaté contre les factions palestiniennes. Le cortège funéraire s’est transformé en manifestation, s’attaquant au FPLP tout d’abord et FPLP-CG ensuite, dont le siège a été brulé et plusieurs cadres tués.
Contrairement à ce qui a souvent été présenté dans les médias[11], l’idée de se rendre à la frontière n’était pas qu’une manifestation orchestrée et pilotée par le régime syrien destinée à détourner l’attention des problèmes internes à la Syrie. Il s’agissait en réalité d’une initiative créée par un groupe de jeunes Palestiniens, pour la plupart opposés au régime syrien, rassemblés dans les mouvements de la « troisième Intifada »et de la « Révolution des Réfugiés »qui souhaitaient étendre le printemps arabe à la Palestine. L’objectif était même pour certains de tenter de ridiculiser l’armée syrienne en montrant que des manifestants désarmés étaient capables de franchir une frontière qu’aucun soldat syrien n’osait approcher. Cependant, les autorités syriennes ont tenté de détourner cette initiative à leur profit, tout d’abord en autorisant les manifestants à se rendre à la frontière, ce qui n’avait jamais été possible auparavant, mais également en leur fournissant des autobus.
C’est la tentative de récupération de l’événement, et notamment des « martyrs », qui a mis le feu aux poudres. De nombreux jeunes Palestiniens disent avoir compris à compter de cette date du 5 juin que le régime syrien utilisait la question palestinienne ainsi que celle des réfugiés pour son propre agenda politique.Cet événement a achevé de déconstruire le mythe de la Syrie championne de la « résistance » à Israël. Consciente de cette tentative d’instrumentalisation, la jeunesse des camps entame alors un bras de fer avec les factions pro-régime. En cette année 2012, au lendemain du dernier anniversaire de la Nakba, on constate qu’une telle marche commémorative n’a pas eu lieu.Le régime, n’ayant plus confiance en la foule palestinienne, ne peut désormais plus se payer le luxe de la mobiliser sans risquer de la voir se retourner contre lui.
L’entrée tardive dans la révolution
Après s’être développée de façon autonome par rapport au soulèvement syrien, et répondant à des dynamiques propres aux camps, la mobilisation des Palestiniens s’intègre finalement à la révolution syrienne à partir des mois de février et mars 2012. C’est donc au bout d’un an de révolte que l’on peut observer un rapprochement entre les logiques et les modes de mobilisation des camps et celles des quartiers qui les entourent.
Il ne s’agit plus de combattre les autorités locales dans les camps, c’est-à-dire les milices du FPLP-CG et les shabbiha[12] palestiniens, payés par de grandes familles palestiniennes proches du régime, mais de réclamer désormais, aux côtés des Syriens, la chute du régime. Les mêmes formes de lutte et les mêmes modes d’organisation apparaissent alors dans les camps. Descoordinations locales (tansîqiyyat mahalia)[13], ont été créées dans chaque camp sur les mêmes modèles et en coordination avec les tansîqiyyat syriennes des autres quartiers et organisent des manifestations nocturnes quotidiennes.
Les militants recueillent des informations et publient sur le réseau social Facebook des listes de noms et des photos de « collaborateurs », soupçonnés de travailler avec le régime ou avec le FPLP-CG. Des soldats de l’Armée de Libération de la Palestine(ALP)[14] désertent et rejoignent l’Armée Syrienne Libre (ASL) faisant le serment de libérer la Syrie d’abord, la Palestine ensuite. Les milices du FPLP-CG toujours présentes dans les camps menacent les familles des potentiels déserteurs, ce qui explique que les défections soient pour l’instant peu nombreuses et rarement publiques[15]. Le climat au sein de l’armée de libération est extrêmement tendu. À la fin du mois de mars, trois officiers ont été assassinés en pleine rue à Yarmouk. Des attaques contre des personnalités connues pour leurs opinions hostiles au régime répondent aux opérations de l’armée libre contre des Palestiniens soupçonnés de participer à la répression. Le responsable de la sécurité du camp de Yarmouk, Imad Serya, a été assassiné par l’ASL[16]. Depuis la fin du mois de juillet, les combats à l’intérieur des camps sont quotidiens. Le camp de Deraa est régulièrement bombardé. À Yarmouk, au cœur de la « bataille de Damas » qui se concentre aujourd’hui dans la banlieue sud autour des quartier de Tadamon et Hajr Aswad, des brigades palestino-syriennes de l’ASL affrontent les blindés de l’armée régulière. Les camps ressemblent désormais au reste de la Syrie.
L’entrée tardive et hésitante dans le mouvement révolutionnaire s’explique par la crainte de prendre position dans un conflit que de nombreux Palestiniens considèrent comme interne à la Syrie. Cependant on peut constater une certaine redéfinition identitaire de la jeune génération dans les camps palestiniens[17]. Les shebbab al-moukhayem, les jeunes du camp, comme ils aiment à se présenter, revendiquent plus aisément leur identité locale, de quartier, que leur identité strictement palestinienne. Certains se présentent également comme syro-palestiniens. Lorsque leur est rappelée leur identité palestinienne, ils ironisent en affirmant qu’ils ne sont pas « les enfants de Sykes-Picot », rejetant ainsi le découpage colonial des frontières de la région.
Tout comme les Syriens, les jeunes Palestiniens sont conscients de souffrir de la dictature, de la répression et de la corruption. L’existence de shuhada’,« martyrs » palestiniens de la révolution syrienne, participe à la construction de ce nouveau référent identitaire à travers la construction en cours d’une histoire commune. Cela se traduit donc par une mobilisation non plus côte à côte, mais avec les Syriens, comme cherche à le montrer ce slogan des manifestations palestino-syriennes: « wahed wahed wahed, falistini souri wahed »(un, un, un, les Palestiniens et les Syriens ne font qu’un).
Posted by Noria on août 19th, 2012 ·
Felix LEGRAND