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  • Veillée commémorative à la mémoire de Nabila Djahnine (El Watan)

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    Veillée commémorative à la mémoire de Nabila Djahnine

    Une veillée commémorative à la mémoire de la militante féministe Nabila Djahnine,

    lâchement assassinée un certain 15 février 1995 par les sanguinaires islamistes, a été organisée, mardi soir à Béjaïa, par ses amis, ses camarades de lutte, des militants politiques et associatifs de tous bords et des membres de sa famille.

    Ils se sont donné rendez-vous place Saïd Mekbel, une autre victime de la folie meurtrière islamiste. Des bougies ont été allumées en sa mémoire et des prises de parole ont été tenues.

    Soraya, la sœur aînée de Nabila, a déclaré : «Nabila et beaucoup d’autres militantes et militants démocrates ont donné de leur vie,   sacrifié leur jeunesse pour que l’Algérie ne sombre pas dans l’obscurantisme. Comment peut-on oublier, j’y pense chaque jour même, étant donné que son lâche assassinat nous a scié les jambes sur tous les plans ? Aujourd’hui, il ne faut pas juste pleurer Nabila, la meilleure manière de lui rendre hommage, c’est de continuer son combat.»

    «On a assassiné Nabila en croyant mettre un terme à son combat pour l’émancipation des femmes, pour la démocratie et la liberté. Mais beaucoup d’autres Nabila sont nées, dont une qui porte son nom et prénom, qui n’est autre que sa nièce, laquelle est bien partie sur ses traces», a déclaré, pour sa part, Mokrane Aggoune.

    Et au militant et dirigeant du PST Kamel Aïssat de déclarer à son tour : «Aujourd’hui, il est de notre devoir de s’inscrire sur la trajectoire de cette famille combative, la famille Djahnine. Nous sommes tous appelés à enseigner à nos enfants l’ouverture d’esprit et initier nos enfants au combat pour les causes justes comme l’ont fait les parents de Nabila à leurs enfants.»

    Nabila Djahnine est une féministe issue d’une famille militante de Béjaïa.

    Dès l’enfance, ses parents lui ont inculqué la lutte et l’ouverture d’esprit qui la mèneront plus tard sur le chemin du militantisme. Nabila était étudiante-syndicaliste et militante active au sein du MCB. Elle était, par ailleurs, féministe et présidente de l’association Tighri Ntmettouth de Tizi Ouzou, ville où elle suivait également des études en architecture parallèlement à ses activités militantes.

    Militante du Groupe communiste révolutionnaire (GCR), elle a été élue à la direction du PST en mai 1991, avant de la quitter pour se consacrer à son association. Investie corps et âme dans le combat féministe, elle menait une lutte sans concession  contre le patriarcat et l’oppression des femmes. Ceci au moment où les sanguinaires islamistes promettaient le cercueil à toute voix discordante. Le 15 février 1995, alors qu’elle n’avait que 30 ans, elle fut assassinée froidement par les obscurantistes islamistes à Tizi Ouzou.

    21.02.16 M. H.-Khodja

    http://www.elwatan.com/regions/kabylie/bajaia/veillee-commemorative-a-la-memoire-de-nabila-djahnine

  • Les racines de l’État islamique (Cetri)

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    L’État islamique (EI) n’est pas né d’un seul coup à l’été 2014. Il est enraciné dans l’histoire mêlée de l’Irak et de la Syrie de ces vingt dernières années. Loulouwa Al Rachid et Matthieu Rey démêlent cet héritage complexe de l’EI, à la fois legs de l’autoritarisme baasiste et de l’intervention américaine en Irak.

    La Vie des Idées : Pourquoi est-il nécessaire de revenir à l’histoire de la Syrie et de l’Irak de ces vingt dernières années pour comprendre l’État islamique (EI) ?

    Loulouwa Al Rachid : Quand on parle de l’EI, on fait mine de croire à une naissance miraculeuse, comme si cet « État » auto-proclamé était né à l’été 2014 avec la prise de Mossoul, la deuxième plus grande ville d’Irak et qu’il suffisait de quelques centaines de combattants circulant dans des pick-up pour fonder une organisation terroriste puissante.

    Or l’EI n’est pas le fruit d’une naissance miraculeuse mais résulte plutôt d’un déni de grossesse : les symptômes étaient là depuis longtemps sur le terrain irakien. L’année 2003 a constitué à cet égard un tournant décisif : elle a installé la matrice jihadiste de type Al-Qaida au cœur du Levant. C’est l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, suivie d’une occupation militaire qui a donné au phénomène jihadiste un nouvel essor dans notre voisinage méditerranéen.

    Parmi les groupes ayant tout de suite pris les armes contre l’armée américaine et ses auxiliaires irakiens, il y avait une composante « étrangère » rapatriée d’Afghanistan et d’autres terrains du jihad, le Caucase notamment. Et sur cette matrice là se sont greffés des groupuscules armés irakiens, qui s’inscrivaient d’abord dans une posture « nationaliste » de lutte contre l’occupation étrangère. Ces groupuscules formés par des anciens du régime de Saddam Hussein se sont par la suite dissous dans la nébuleuse jihadiste, contribuant ainsi à la professionnaliser et à lui insuffler un moteur supplémentaire, celui de haine des chiites ; l’armée américaine a cru avoir éradiqué ces jihadistes en 2007-2009 en s’appuyant sur les tribus locales qu’elle a armées et financées pour pacifier les régions sunnites d’Irak.

    Or ces groupuscules jihadistes n’ont jamais véritablement disparu depuis 2003 : ils se sont tantôt fondus dans une population sunnite qui supportait mal les pratiques, souvent discriminatoires, du nouveau pouvoir central chiite, tantôt repliés dans les zones désertiques ou montagneuses de l’ouest et du nord de l’Irak. Ils ont surtout trouvé refuge en Syrie, profitant d’un espace frontalier entre les deux pays devenu largement ouvert et poreux depuis le début des années 1990. En effet, le régime de Saddam Hussein, très affaibli par les sanctions internationales imposées par les Nations unies, avait partiellement perdu le contrôle de son territoire et de ses frontières, laissant se développer avec la Syrie une importante contrebande et des trafics en tous genres pour contourner l’embargo. Après 2003, les jihadistes ont fait de cet espace frontalier un territoire « intégré » avec des circulations incessantes d’hommes, d’idées et bien entendu, d’armes. Ils ont été aidés en cela par l’attitude bienveillante à leur égard du régime de Bachar al-Assad soucieux de participer à l’échec de la transformation « démocratique » de l’Irak décidée par George Bush.

    Matthieu Rey : L’importance de la question syrienne et de l’EI tient au présent immédiat et à la façon dont la question syrienne s’est imposée dans l’actualité française.

    Dans un premier temps, la question syrienne n’a pas fait sens pour la majorité des Français. Alors que la majorité de sa population se mobilise contre le régime de Bachar al-Assad au prix d’une implacable répression, elle ne parvient pas à faire écho dans le débat public. Là où les actualités titrent avec enthousiasme sur les expériences révolutionnaires et démocratiques, tunisiennes et égyptiennes, elles lisent la Syrie comme un processus « complexe ».

    Dans un deuxième temps, la question syrienne entre en scène à l’automne 2013 autour du problème du départ d’individus d’Europe vers la Syrie, devenue la nouvelle terre du jihad, mais d’un jihad différent de celui mené en Afghanistan. Il est beaucoup plus massif et plus « démocratique » : c’est un jihad « low cost », tant sur le plan de l’investissement matériel (aller en Syrie n’est pas cher) que de l’engagement spirituel (il n’est pas besoin d’être un musulman érudit pour s’enrôler). Dans les médias et au sein des instances officielles, on assiste à la construction d’un discours de peur autour du départ de ces Européens qui apprendraient à se battre et qui pourraient revenir en Europe pour y organiser des attentats. A cela, s’ajoute la première vague migratoire de réfugiés, au sein de laquelle on suspecte la présence de jihadistes. La question du jihad se greffe ainsi à celle des réfugiés.

    Le troisième temps démarre en janvier 2015 avec les attentats contre Charlie Hebdo et surtout la prise d’otages de l’Hyper Cacher. Au cours de la prise d’otage, les paroles de Coulibaly font explicitement référence à la Syrie. Enfin, en novembre 2015, avec la revendication des attaques dans le 11e arrondissement par l’EI, le lien entre la question syrienne et les événements français est établi, selon une lecture qui se focalise sur les agissements de l’État islamique.

    On retrouve ce phénomène en novembre 2015 : cette fois-ci, les attentats sont immédiatement revendiqués par l’EI. On assiste là à une projection de la question syrienne, sans qu’elle soit comprise, sur le territoire français.

    La Vie des Idées : Quels sont les traits caractéristiques des régimes syrien et irakien depuis les années 1990, notamment dans leur rapport à la religion et à la violence ?

    Loulouwa Al Rachid : Avant 2003, les liens entre le régime de Saddam Hussein et la nébuleuse jihadiste sont insignifiants, pour ne pas dire inexistants, contrairement aux allégations avancées par les États-Unis pour justifier leur invasion de l’Irak. Le référent jihadiste était certes utilisé par Saddam Hussein dans les années 1990, mais il s’agissait davantage d’un jihad patriotique et nationaliste que d’un jihad religieux.

    La propagande du régime va au cours de cette période user et abuser du mot « jihad » qui devient synonyme de résistance et de combat contre l’impérialisme. Il ne s’agit toutefois pas d’un combat dirigé vers l’extérieur : c’est un combat mené sur le sol irakien. Prenons un exemple apparemment anodin : celui de la reconstruction du secteur de l’électricité détruit par les bombardements aériens de la coalition internationale formée pour libérer le Koweït. Il a été présenté par le régime comme un « jihad électrique » pour prouver aux États-Unis et à leurs alliés que les Irakiens pouvaient, seuls et avec leurs propres moyens, reconstruire leurs infrastructures. Même chose pour la reconstruction des aéroports : c’est un jihad contre l’embargo aérien.

    Dans ce contexte de lutte contre les effets dévastateurs des sanctions internationales, le jihad n’est donc pas une catégorie religieuse. Son utilisation dans la phraséologie baasiste n’en trahit pas moins la faillite idéologique et matérielle d’un État qui se targuait auparavant d’être séculier et progressiste. En effet, les sanctions internationales qui dépossèdent l’Irak de sa rente pétrolière (98% des revenus proviennent de l’exportation de brut) entraînent à la fois la déliquescence des institutions publiques et la paupérisation massive de la population ; elles mettent le pouvoir littéralement à nu. Par une sorte de glissement, la religion apparaît alors aux yeux de ce dernier comme la seule ressource symbolique restante pour se (re)légitimer auprès d’une population brutalisée par une répression sans relâche et des guerres à répétition depuis le début des années 1980.

    C’est pourquoi Saddam Hussein décrète en 1994 une Campagne nationale pour la foi. Cela commence par l’ajout, sur le drapeau irakien, de la formule « Dieu est grand » (Allahu Akbar). Puis, petit à petit, le régime « islamise » son discours et ses pratiques. De nouvelles mosquées sont érigées partout dans le pays ; on oblige les cadres du parti Baas à suivre des cours d’instruction religieuse ; on accorde des remises de peine aux détenus qui apprennent par cœur le Coran, ce qui permet aussi de soulager un système carcéral à bout de souffle, etc.

    Mais surtout, une plus grande marge de manœuvre est donnée aux hommes de religion, ce qui permet à une multitude d’activistes islamistes, sunnites comme chiites, de faire de la prédication et d’élargir leurs réseaux au sein de la société irakienne. Cette « islamisation par le haut » de la société est perçue comme une nécessité par un régime qui n’a plus les moyens de son autoritarisme, autrement dit comme une simple soupape de sécurité pour canaliser la colère sociale. Mais le recours à la religion va s’avérer contre-productif : il alimente la contestation et surtout politise dangereusement les appartenances confessionnelles dans une société de plus en plus polarisée entre une minorité sunnite et une majorité chiite. À tel point qu’à la fin des années 1990 le régime lui-même se retourne contre les secteurs qui se sont islamisés, aussi bien du côté sunnite que du côté chiite.

    Cela étant, je dirais que bien plus qu’une islamisation impulsée par le haut, les Irakiens ont dû, dans les années 1990, développer des stratégies de survie (trafics, économie informelle, etc.) et se « débrouiller » par eux-mêmes, passant outre les frontières et les réglementations d’un État autoritaire calcifié. Le territoire national devient un espace de violence et de prédation et qui n’assure plus ses fonctions habituelles de sécurité et de régulation socio-économique. Les Irakiens n’ont pas d’autre choix que l’exode hors d’Irak ou le repli sur les plus petits dénominateurs communs, tels que le quartier, la région, la tribu, l’appartenance ethnique ou confessionnelle. Ce terreau sera favorable à l’autonomisation de groupes qui mobilisent à la fois la ressource religieuse et la ressource tribale comme stratégies de survie et de pouvoir et dont l’EI est aujourd’hui l’une des multiples facettes.

    Matthieu Rey : La Syrie des années 1990 est, au contraire de l’Irak, un système dans lequel l’autoritarisme apparaît stabilisé, rigidifié : le président Hafez al-Assad a achevé de liquider toute forme d’opposition au cours des années 1980 et semble selon son titre « le président éternel » (al-rais al-khalid). L’édifice repose sur un chef arbitrant entre des polices politiques, mises en concurrence, ce qui les empêche de préparer un coup d’État. Comme en Irak lors de l’intifada de 1990-1991, ce sont davantage les services de renseignement (moukhabarat), et notamment les services dépendant de l’armée et de la police, c’est-à-dire des organismes de répression et de coercition, plutôt que le parti qui sont garants de la stabilité en Syrie. On a affaire à des régimes qui développent des formes de « paranoïa institutionnelle », qui considèrent leurs sociétés comme menaçantes et qui sont prêts pour les contrôler à atteindre des niveaux de violence très forts.

    Concernant les rapports entre les autorités en place et les groupes terroristes, les gouvernements irakien et syrien en ont une grande pratique. Ils les traitent de manière assez simple : ils encadrent les activités de ceux qu’ils peuvent contrôler, les utilisant dans une logique de nuisance à l’égard de pays voisins ou occidentaux auxquels ils s’opposent.

    Les populations intègrent l’idée de la « mémoire du régime » et d’une répression diffuse dans le temps : lorsque le régime réprime la révolte de Hama en 1982, les représailles perdureront dans les faits tout au long des années 1980-1990 dans des formes très variés : répression politique mais aussi mise au ban de l’économie. Il faut donc comprendre qu’aujourd’hui, tout jeune ou citoyen syrien sait que le pouvoir détient l’avenir, c’est-à-dire que les autorités poursuivront la répression tant qu’ils n’auront pas arrêté ceux qui, à un moment, ont participé aux mouvements. La société syrienne anticipe une répression qui s’étendra sur dix, vingt, trente ans.

    Par ailleurs, de même qu’on a exagéré le poids de la confession en Irak et de l’appartenance chiite/sunnite, le caractère alaouite du régime syrien a été exacerbé parce que les milices policières du régime ont été recrutées dans l’entourage immédiat du président Assad ou des principales figures du régime. Mais cela répond davantage à une logique d’attraction et un effet d’aubaine qu’à une logique confessionnelle. Comme en Irak avec les Sunnites, on a l’impression de l’extérieur que les Alaouites gouvernent alors que ce sont seulement certains segments de cette communauté qui ont réussi leur ascension sociale. On ne peut donc pas parler d’État confessionnel en Syrie.

    L’autre caractéristique de ce régime est l’absence de système fiscal efficient et l’usage de la prédation, comme en Irak, comme mode de rémunération. Mais à la différence de l’Irak, la Syrie peut déployer sa stratégie de prédation à travers toute une série de trafics sur le Liban, dans lequel elle s’est « invitée » au cours de la guerre civile à partir de 1976. Chaque syrien peut se rémunérer, suivant son niveau hiérarchique, sur le pays et sur les myriades de contrebandes qui se développent à ce moment-là. C’est notamment sur la frontière syro-libanaise qu’on voit se développer un groupe, les Shabiha, en charge de l’encadrement du trafic de haschich. Ils seront les hommes de main du régime pour écraser la contestation en 2011.

    L’autre élément qui participe de la pérennisation du régime dans les années 1990 est d’ordre international. La Syrie revient au premier plan par le biais de la guerre contre l’Irak en 1990. Elle entre dans la coalition internationale dénonçant le régime de Saddam Hussein comme celui qui a violé l’unité arabe en envahissant le Koweït. Elle fournit une caution aux États-Unis (sans toutefois mobiliser ses troupes) qui lui reconnaissent en retour un rôle important. La Syrie devient l’acteur susceptible de régler trois problèmes en même temps : la guerre civile au Liban, la légitimité de l’intervention des Occidentaux contre l’Irak qui voit dans la Syrie, régime baasiste, un allié de taille, et la paix arabo-israélienne [1].

    Loulouwa Al Rachid : Après 2003, se met en place un nouveau régime politique façonné de l’extérieur, par les États-Unis et leurs alliés irakiens, les opposants à Saddam Hussein rentrés de leur exil. Puissance occupante, investie de toutes les prérogatives et responsabilités, notamment le rétablissement de l’ordre et la mise en place d’une transition démocratique, les États-Unis multiplient les erreurs. La débaasification, qui consiste à éradiquer les membres du parti Baas dans le champ administratif, politique et militaire, est une politique extrêmement brutale d’exclusion de l’ancien personnel du régime de Saddam Hussein des nouvelles institutions. On se prive, largement pour des raisons idéologiques, de toute la technostructure sur laquelle s’était appuyé le régime pour gouverner le pays. Entendons-nous bien : même si le régime était déjà en voie de déliquescence, la débaasification aggrave ce processus en privant le pays de ses cadres les plus compétents.

    L’autre erreur commise par l’administration Bush à l’époque, c’est la dissolution de l’armée irakienne : entre 400 000 et 500 000 soldats sont renvoyés chez eux. Or, une des caractéristiques des armées dans les régimes autoritaires, c’est l’inflation des grades supérieurs qu’on distribue pour coopter les militaires et garantir leur loyauté. En 2003, l’armée irakienne compte quelque 10 000 généraux, là où l’armée américaine n’en compte qu’un millier. Or ces généraux renvoyés chez eux se voient, du jour au lendemain, destitués et privés de toute ressource (salaire, retraite, prestige social) basculent dans l’insurrection armée. Pour les remplacer, l’administration américaine va faire appel à une autre « catégorie » en surnombre de ces régimes autoritaires : les exilés. Les exilés sont ceux qui, après chaque coup d’État ou changement de régime, ont fui le pays en profitant de l’accueil que leurs réservent les régimes hostiles au pouvoir en place. Dans le cas de l’Irak, c’est notamment en Syrie qu’iront se réfugier un certain nombre d’opposants.

    Dans les années 1980, l’Iran est également une terre d’accueil de ces exilés, notamment des islamistes chiites victimes de la répression baasiste et qui ont été « réinjectés » dans l’Irak post-2003. Certains de ces anciens exilés, à l’instar de Hadi Al-Amiri, dirigent aujourd’hui une grande partie des combats contre l’EI.

    Dans des sociétés déjà fragilisées et marquées par de fortes clôtures communautaires, la politique américaine, en confiant les rênes du pouvoir aux anciens exilés chiites, sème ainsi les germes d’une insurrection armée jihadiste dont est aujourd’hui issue l’EI.

    Ce que les années 1990-2000 vont mettre au jour, de manière très explicite en Irak, ce sont les fondations extrêmement fragiles du pouvoir. La conquête éclair de Mossoul par l’EI en 2014 est de ce point de vue très révélatrice. L’armée irakienne n’est pas vraiment vaincue par l’irruption de quelques centaines de combattants jihadistes : elle refuse tout simplement de se battre pour défendre un gouvernement central discrédité et corrompu, de même qu’elle ne l’avait pas fait en 2003 lors de l’invasion américaine.
    Ce n’est pas qu’une question de rapport de force : l’État, son armée, ses institutions, son territoire ne vont plus de soi et souffrent d’un déficit de légitimité. À défaut, ce qu’il reste de cet État est obligé de recourir à des potentats locaux et à des milices dûment stipendiées pour tenter de reprendre le contrôle de la situation.

    Matthieu Rey : Le changement en Syrie au cours des années 2000 se déroule en trois temps. Le premier temps, c’est l’arrivée de Bachar al-Assad : le régime syrien est le seul régime arabe à réussir la succession père-fils, non sans tension toutefois. L’arrivée de Bachar al-Assad va modifier la donne établie par Hafez al-Assad de deux manières.

    D’abord, à la différence de son père, il arrive tout de suite au sommet de l’État, sans lutte pour le pouvoir. Cette situation crée une autre mutation. Hafez al-Assad a gouverné en partenariat avec des grandes figures, des personnes qui sont montées avec lui, au cours des luttes pour le pouvoir dans les années 1970-1980. Ces derniers formaient un collège de conseils. Avec Bachar al-Assad, ils deviennent une menace et sont mis de côté. Son pouvoir se rétracte sur son clan : son frère et surtout son beau-frère, Rami Makhlouf qui va contrôler l’économie syrienne en la mettant au service du clan Assad au détriment d’une répartition plus équitable des richesses.

    Ensuite, avant même son intronisation et à des fins de construction de son pouvoir par rapport à la vieille garde, Bachar al-Assad entre dans une logique de troc de la souveraineté syrienne en échange d’un soutien politique et économique de la part des puissances extérieures. En 1998, il reconnaît ainsi les frontières turques, entérinées par l’accord de 2005. Jusque-là, la Syrie refusait à la Turquie toute souveraineté sur le Sandjak d’Alexandrette, territoire donné par la France à la Turquie en 1939. Là où Hafez al-Assad s’inscrivait davantage dans une logique de sanctuarisation du territoire syrien, retournant la lutte d’acteurs extérieurs vers les autres pays du Moyen Orient, Bachar al-Assad réintègre les acteurs étrangers dans le jeu syrien. Il est donc prêt, pour accroître son pouvoir, à donner des segments de souveraineté.

    Cet usage stratégique du territoire et de la souveraineté, à des fins de renforcement de son autorité, est décisif pour comprendre la période post-2011, avec un arrimage de plus en plus important aux partenaires iraniens et russes et l’implantation de l’EI dans l’Est de la Syrie.

    Les modifications des années 2000 enfin sont provoquées par des secousses régionales : le renversement du régime irakien menace la Syrie – Bachar al-Assad pense être le prochain sur la liste – qui va s’évertuer à faire perdre la paix aux Américains pour les dissuader d’intervenir en Syrie. Le régime de Bachar al-Assad envoie donc des hommes en soutien à l’insurrection irakienne contre les Américains, en même temps qu’il participe à l’effort de coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme. C’est une stratégie habile du régime puisqu’il connaît ces individus qu’il a souvent lui-même contribué à former et à envoyer en Irak. Cette stratégie syrienne vise à entretenir le chaos irakien et non à le créer : c’est une fenêtre d’opportunité qu’elle investit pleinement à des fins de maintien du régime.


    Loulouwa Al Rachid :
    Il y a un savoir-faire de ces régimes autoritaires en matière sécuritaire qui devient, après le 11 septembre 2001, une ressource extrêmement précieuse et « monnayable » à l’échelle internationale. C’est ce qui explique que les démocraties occidentales continuent de coopérer avec eux. Mais on a affaire, avec ces régimes, à des spécialistes de la sécurité… mais aussi de l’insécurité selon la demande.

    Bachar al-Assad, en s’appuyant sur ses services de renseignement et sa police politique, va donc nouer des liens avec les jihadistes. Il laisse se développer à la marge un espace de circulation d’hommes, d’armes, d’argent, de trafics en tous genres, qui était déjà en germe dans les années 1990, mais qui va à ce moment-là prendre une tout autre ampleur.

    C’est sur cet espace à cheval entre la Syrie et l’Irak (qui se dessine dans les années 2000) où la frontière étatique perd de sa pertinence qu’est aujourd’hui assis l’EI. Le phénomène auquel on assiste aujourd’hui est largement dû à une prolifération d’acteurs locaux, d’intermédiaires et d’entrepreneurs en mal de pouvoir et de richesses qui contrôlent désormais la population et qui s’inscrivent dans des logiques d’allégeance à la fois multiples et instables : certains roulent pour les Américains, d’autres pour les Saoudiens, les Syriens, les Iraniens.

    Matthieu Rey : Les acteurs locaux ont besoin, pour se consolider sur le plan intérieur, du soutien de partenaires extérieurs – des puissances occidentales, de la communauté internationale – à qui ils vendent ce dont ils ont besoin. Dans le cas syrien, c’est la lutte contre le terrorisme qui leur a permis d’y parvenir. En Syrie, on ne peut toutefois pas parler, à la différence de l’Irak, de système milicien dans les années 2000 dans la mesure où le régime détient encore le monopole de la violence et autorise des trafics pourvu qu’il les contrôle.

    Mais cette stratégie est risquée pour le régime qui envoie des hommes qu’il ne contrôle pas tout à fait se former au combat, qui reviennent en Syrie tout à fait aguerris et qui essaiment autour d’eux dans des lieux de socialisation plus ou moins formels, comme les prisons notamment mais aussi les réseaux de contrebande etc. Il sait tout de même enfermer ceux qui le menacent. Ainsi la prison de Saidnaya se remplit d’hommes revenus d’Irak, gage de la bonne volonté du régime à lutter contre le terrorisme. En 2011, devant la contestation, Bachar al-Assad décider de « céder aux pressions » de sa population et surtout de la communauté internationale : il libère des prisonniers politiques choisis judicieusement parmi ces hommes aguerris aux combats en Irak. Ce sont les futurs chefs des brigades jihadistes qui émergent en 2012 sur le territoire syrien. Au nom des réformes, le régime assure le déploiement d’activistes formés en Irak sur le territoire syrien.

    L’autre bouleversement des années 2000 tient au retrait syrien du Liban. Sous la pression de l’ONU, les troupes syriennes partent et mettent fin à la prédation à grande échelle de ce territoire, les pratiques de prédation sont alors déployées en Syrie. Par l’intermédiaire de Rami Makhlouf, le régime ouvre le territoire syrien à de telles entreprises : des terres principalement agricoles sont ainsi transformées en complexes touristiques, ce qui dans un contexte de pénurie alimentaire fragilise encore plus la société syrienne. Parmi les zones, le Hawran, dont la capitale Deraa devient le lieu moteur de la révolution, est particulièrement affecté. Cette stratégie s’avère extrêmement profitable aux jeunes élites urbaines de l’entourage de Rami Makhlouf qui, du même coup, trouvent de nouveaux modes d’enrichissement en dehors du secteur des renseignements et de la police. Le régime se voit donc dans l’obligation de recruter son personnel policier ailleurs que dans les segments élitaires alaouites. Il puise notamment dans le vivier des tribus vivant aux alentours de villes comme Deir ez-Zor, c’est-à-dire à la frontière irakienne, et qui sont parties prenantes de tous les trafics dont on a parlé précédemment.

    On assiste donc à une modification de la structure sociale concomitante à la montée d’un ressentiment extrêmement fort à l’égard de la famille Assad et une exacerbation des stratégies d’accaparement des ressources (pétrole notamment) sur le territoire syrien.

    En 2011, le peuple syrien se soulève en remettant en cause les deux piliers du régime : la coercition, c’est-à-dire la torture systématique, et la prédation. Les périphéries géographiques qui en ont le plus fait les frais sont les premières à se soulever. Rapidement la contestation se militarise par la désertion des appelés. Devant cette nouvelle menace, le régime se replie, reprenant une technique très proche de la configuration irakienne. Il détermine un espace comme nécessaire et vital : Damas, Homs et la route vers la côte. Il se retire des autres espaces, notamment la frontière syro-irakienne, ouverte à partir de l’été 2012 à toute migration d’hommes en armes. Ce faisant, le régime délaisse une zone stratégique. Crée-t-il l’ État islamique ou s’entend-il avec lui ? Certainement pas. Mais il ne fait rien pour contrer son expansion.

    La Vie des Idées : L’EI fonctionne de manière transnationale mais il est fortement ancré en Irak et en Syrie. Que doit plus spécifiquement l’EI à l’Irak d’une part, et à la Syrie d’autre part ? Et comment expliquer que ce soit cet « imaginaire syrien » qui se soit imposé dans le discours de l’EI ?


    Loulouwa Al Rachid :
    C’est là qu’entre en jeu un autre élément clé dans la genèse de l’EI, à savoir le problème toujours non résolu depuis 2003, de l’exclusion des Arabes sunnites du pouvoir en Irak. Les sunnites étaient collectivement assimilés au régime de Saddam Hussein et devaient après 2003 en payer le prix. Depuis, ils expérimentent différentes postures : insurrection armée, boycott des élections, ralliement aux nouvelles institutions post-baasistes, protestations pacifiques, etc. Mais, au fond, ils n’acceptent pas le statut de minorité politique qui leur est dévolu dans le nouvel Irak en raison de leur infériorité démographique. Ils s’estiment lésés, humiliés, et déchus. La stratégie américaine consistant à armer les tribus sunnites pour se débarrasser d’Al Qaida en Irak a affaibli et divisé le monde sunnite en empêchant l’émergence d’un leadership fort ; elle a nourri le ressentiment des laissés-pour-compte de cette cooptation et provoqué des combats tribaux fratricides.

    De ce point de vue, le gouvernement de Nouri Al Maliki (2006-2014) – qui fait partie de ces anciens exilés réfugiés en Syrie dont il a été question plus haut – pourtant placé sous le signe de la réconciliation entre chiites et sunnites, s’est montré particulièrement intransigeant à l’égard des Arabes sunnites, contribuant ainsi à leur radicalisation et au retour en force des groupes armés.

    À partir de 2012-2013, à la faveur de la confusion et de la militarisation de l’arène syrienne et du printemps arabe, les éléments jihadistes reprennent, en effet, du service pour « venger » le monde sunnite. C’est donc sur ce terreau de l’exclusion et son corollaire, la radicalisation, que les militants historiques d’Al Qaida ont repris leurs activités et ont commencé à reformer leurs réseaux. Sauf qu’ici il n’est plus question de jihad contre les Américains mais contre l’autre communautaire : le chiite. Mais la matrice irakienne du jihad n’aurait pas suffi à développer cette force de projection de l’EI, et c’est là qu’entre en scène la Syrie.

    Matthieu Rey : Du côté syrien, on a la fois un processus révolutionnaire à partir de 2011 (la population se soulève et est massivement réprimée) puis à partir du printemps 2012, une guerre entre les forces du régime qui bombardent les villes, et des groupes disparates se revendiquant de la révolution. Cette situation constitue la toile de fond de l’ingérence de l’EI. Ce dernier entre en Syrie en 2013. Il bénéficie de cet affrontement qui lui sert à teinter son discours d’universalité et en faire une lutte du Bien contre le Mal. Les destructions systématiques à l’encontre d’une population dont une partie importante est sunnite, sont captées par l’EI pour en faire un combat pour la défense de l’Islam écrasé dans l’indifférence de la communauté internationale. L’EI peut mobiliser un discours de l’humanité meurtrie dans son combat.

    Sur le terrain, à partir de 2012-2013, profitant du champ libre laissé à la frontière entre la Syrie et l’Irak, les segments irakiens et syriens se rapprochent : c’est d’abord la naissance d’Al Nosra puis de l’EI. La différence entre les deux repose sur une question d’allégeance et sur le cadre du combat. Al Nosra prête allégeance à Al Qaida, parrain lointain qui permet à Al Nosra de rester dans un combat syro-syrien. Contrairement à des analyses en termes exclusivement de groupes terroristes, cette affiliation doit être perçue comme une manière de capter des ressources - celles des filières du jihad international - sans pour cela que le parrain étranger ne puisse réellement agir, n’étant pas sur place. Au contraire, l’EI revendique la naissance du combat en Irak et sa continuité en Syrie. L’EI met sur le même plan la lutte des sunnites contre l’oppresseur minoritaire chiite en Irak et celle des Syriens contre la minorité alaouite : en bref, dans le discours de l’EI, Nouri Al Maliki c’est Bachar Al Assad. Surtout, l’EI sort de la lutte révolutionnaire. Pour lui, le combat tient à l’établissement immédiat d’un califat, indépendamment du sort de la révolution. Que la révolution soit écrasée ou non, n’importe pas. Il peut régner sur l’Est syrien, et mettre en application ses idées. Les forces révolutionnaires deviennent vite sa principale cible.

    Mais ce que fournit la Syrie à l’EI que ne fournit pas l’Irak, c’est un potentiel d’universalisation. Si l’EI était resté en Irak, il aurait été coincé dans un combat irako-irakien qui ne porte pas au-delà. La question irakienne ne fait pas vraiment sens pour la majorité des populations extérieures. En outre, la myriade des groupes armés empêche de voir qui affronte qui. L’EI aurait été une milice parmi les milices. La Syrie permet à l’EI de profiter de l’élan révolutionnaire. Il peut instrumentaliser ce discours de l’humanité meurtrie : des images de torturés, la reproduction d’un imaginaire de sens pour toutes les populations arabes du tout-puissant contre le faible, de celui qui a tous les droits contre celui qui n’a rien, celui qui peut utiliser toute la violence contre celui qui ne peut s’en défendre. Cet imaginaire fait référence pour les populations arabes à deux situations : celle du colonisateur dont la mémoire reste présente, et surtout celle de la lutte israélo-palestinienne.

    Grâce à la Syrie, l’EI capitalise sur le sentiment d’injustice, alors que sur le terrain, l’EI écrase la révolution syrienne dont le projet n’a rien à voir avec lui. Il élimine les cadres de la révolution de 2011, qu’il considère comme ses ennemis puisqu’il s’agit là d’acteurs capables de mener un combat armé et de construire une autre société que celle voulu par l’EI. L’EI est en concurrence direct avec les révolutionnaires de 2011, sauf qu’il sait pratiquer des campagnes de répression à leur encontre.

    À la différence du régime de Bachar al-Assad, et c’est ce qui fait la force de l’EI, les hommes recrutés par l’EI, qui appartiennent pour une partie aux familles mises de côté par la révolution (le cousin de l’ancien représentant du parti, etc.), connaissent très bien le terrain et la clandestinité. Ils connaissent très bien leur société. Ils savent donc qui ils doivent arrêter ou tuer. L’EI représente donc une menace bien plus importante que le régime pour cette ‘autre Syrie’ revendiquée depuis 2011.


    La Vie des Idées : Comment caractériser le rapport de l’EI à la violence ? Est-il inédit ?


    Matthieu Rey :
    L’EI n’entretient pas avec les populations une relation de contrôle similaire à celle d’un Etat ordinaire. Il requiert de leur part une allégeance de tous et de chacun, divisant la société en autant de groupes. Il s’agit d’un dialogue, d’un partenariat stratégique avec les intéressés, en envoyant une série de signaux qui peuvent aller de l’extrême violence (massacres d’une tribu pour l’exemple) à une simple mise en garde et une invitation au dialogue, selon une logique pragmatique très similaire à celle des régimes baasistes. Ici le cas de la ville de Tal Abyad à la frontière syro-turque est tout à fait parlant : cette ville (reprise depuis par les Kurdes) est « tombée » dans les mains de l’EI sans un seul combat mais par une série de tractations. En outre, de par leur très bonne connaissance de la société, ils savent également jusqu’où ils peuvent aller dans leur stratégie de conquête, ils s’abstiennent d’entrer dans les territoires qu’ils ne s’estiment pas en mesure de pouvoir les contrôler. Ils étendent leur influence de manière graduée.

    Sur la violence, un point sur lequel on n’insiste pas assez, est que certes l’EI a des comportements sanguinaires et brutaux extraordinairement spectaculaires. Mais dans un contexte où le niveau violence est déjà extrêmement élevé et incommensurable. Quantitativement, il ne pratique que faiblement la violence. Entre la Syrie et l’Irak, ces sociétés sont les témoins depuis des décennies, de centaines de milliers de morts, de torturés, de réfugiés…Aujourd’hui en Syrie on compte cinq millions d’assiégés qui sont en train de mourir de faim. La force de l’EI c’est d’être parvenu à légitimer cette violence extrême au nom d’un combat pour le juste et le bien, d’où leur besoin de la Syrie, beaucoup plus que de l’Irak aujourd’hui.


    Loulouwa Al Rachid
     : L’EI opère dans des sociétés où la violence est banalisée voire esthétisée, notamment parmi la jeunesse des marges économiques et géographiques. L’EI est clairement une entité violente, révolutionnaire en ce sens qu’il cherche à fonder un ordre nouveau, moral, sacré, territorial, administratif, militaire. Mais la violence dont il fait preuve sur le terrain irako-syrien n’a rien à voir avec celle qu’on a connue en France en 2015 ; elle s’insère dans une logique d’imposition d’un ordre nouveau qui, à cet égard, représente de nombreuses similarités avec la violence pratiquée par les régimes baasistes. La violence signale, par le massacre d’une tribu par exemple ou par l’exécution des traîtres et des espions, les lignes rouges à ne pas franchir, l’impératif de l’obéissance absolue. Il y a un dosage judicieux de la cruauté allié à une très bonne connaissance de la société.

    Même s’ils comptent dans leurs rangs de nombreux jihadistes venus de l’étranger, notamment d’Europe, les hommes de l’EI ne sont pas des exilés qui ont coupé les liens avec leur société pendant des décennies et qui, quand ils la voient en face, sont pris d’horreur. Ce sont des gens fortement enracinés dans le tissu social local : ils en connaissent parfaitement les fractures et les maillons faibles. C’est cet enracinement local qui fait leur force.

    C’est pour cela que si on peut les qualifier de terroristes ici en France, ce terme n’est pas pertinent là-bas. La dynamique de l’EI en Irak n’est pas, comme en Syrie, une dynamique révolutionnaire, mais s’inscrit davantage dans un processus de sécession territoriale, administrative et politique du monde sunnite vis-à-vis du centre. Et c’est parce que c’est davantage une guerre de sécession que l’issue en Irak sera sans doute plus aisée qu’en Syrie. Selon moi, le phénomène EI est moins difficile à déconstruire du côté irakien que du côté syrien, en raison de son enracinement très local. Si on arrive à découpler la matrice syro-irakienne, à réinscrire l’EI dans un jeu irako-irakien, alors le gouvernement de Bagdad et la coalition internationale anti-EI pourront peut-être commencer à résoudre la situation. Dans tous les cas, le phénomène État islamique n’est pas réductible à un phénomène terroriste au Levant. Marieke Louis 15 février 2016

    Note

    [1] Par son rôle au Liban, la Syrie est alors supposée être en mesure de faire cesser les hostilités entre Israël, Liban et Syrie, réduisant le danger militaire arabe pour Israël à la Jordanie.

    http://www.cetri.be/Les-racines-de-l-Etat-islamique

     

    L’intifada (« insurrection ») de 1991 est un moment clé de la politisation des identités confessionnelles et de la polarisation entre sunnites et chiites.

    Elle éclate au cours de la débandade de l’armée irakienne, fuyant le Koweït sous le déluge de feu infligé par la coalition menée par les Etats-Unis. Des soldats en colère retournent alors leurs armes contre le régime et sont rejoints par une partie de la population. Cette intifada commence dans les villes chiites du Sud de l’Irak très touchées par les bombardements, d’abord Bassora puis Bagdad, exactement comme ce qui se passera en Syrie en 2011.

    Les insurgés prennent alors contact avec la coalition et demandent aux Occidentaux de leur fournir des armes et d’imposer un embargo aérien afin de renverser eux-mêmes le régime. Cette demande se heurte au refus de la coalition d’intervenir pour renverser, même indirectement, le régime de Saddam Hussein qui parvient à écraser l’insurrection en la présentant comme un complot ourdi par l’Iran et ses agents chiites Irakiens.

    L’intifada de 1991 a profondément divisé la société irakienne en exacerbant une tension entre une majorité démographique chiite dominée politiquement et une minorité démographique sunnite politiquement dominante et confondue avec le régime de Saddam Hussein, de même qu’on présente aujourd’hui Bachar Al-Assad comme incarnant un régime politique minoritaire alaouite, comme si aucun sunnite ou aucun chrétien ne soutenait ce régime. Et cette fiction d’un régime minoritaire autosuffisant est alimentée aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, donnant aux identités confessionnelles une teneur politique en complet décalage avec la réalité des interactions au sein des sociétés irakienne et syrienne.

  • Roubaix Palestine

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  • Homeland

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    « Homeland : Irak année zéro », un chef-d’œuvre documentaire 

    La fresque documentaire d’Abbas Fahdel nous plonge au cœur de la société irakienne et de son vécu de l’invasion américaine en 2003. Un témoignage inestimable, qui éclaire aussi notre présent.

    Il aura fallu dix ans à Abbas Fahdel, personnellement touché par la guerre, pour s’atteler au montage de Homeland : Irak année zéro, documentaire en deux parties sorti en salles le 10 février [1].

    Le réalisateur irakien, qui vit à Paris depuis les années 80, a filmé sa famille et leurs proches en Irak juste avant et juste après l’invasion américaine de 2003. La première partie du film, « Avant la chute », raconte la mise en tension progressive d’une société suspendue au déclenchement de la guerre. La seconde, tournée juste « Après la bataille », illustre la violence et les injustices de l’occupation, témoignant de cet instant où la population bascule sans retour dans le rejet de la présence américaine.

    Du particulier à l’universel

    La grande force de Homeland, qui en fait un document historique unique et l’antidote idéal à American sniper, est de raconter la guerre non pas du point de vue occidental, accompagné de ses habituelles représentations stéréotypées, mais du point de vue de la société irakienne elle-même, celui d’une famille des classes moyennes de Bagdad.

    Animé d’un souci quasi-ethnographique, Abbas Fahdel dépeint la vie quotidienne des irakiens – discussion autour d’un thé, traversée des souks, rires et jeux des enfants... – abolissant tout sentiment d’altérité entre "eux" et "nous". Rapidement, cette famille qui pose de l’adhésif sur les carreaux de ses fenêtres en prévision des bombardements, est déjà un peu la nôtre.

    La nature réelle de l’invasion, celle d’un crime contre l’humanité conduit à grande échelle – et pour des motifs fabriqués de toutes pièces – quitte alors le domaine de la simple évidence logique pour percuter avec force l’affect du spectateur. Par effet d’identification, l’agression vécue par les Irakiens, l’invasion puis l’occupation d’un pays bientôt à feu et à sang, prennent une portée universelle, qui la rend d’autant plus insupportable. Le film, sans aucune idéalisation de l’ancien régime, montre une société riche et complexe, qui rêvait d’un avenir meilleur. Autant de vies et d’espoirs atomisés par une guerre qui causera plusieurs centaines de milliers de morts [2], et plusieurs millions de déplacés.

    L’urgence de comprendre

    À l’heure où certains veulent renoncer à comprendre, le film d’Abbas Fahdel ne saurait mieux tomber. Cassant la vision d’un Moyen-Orient naturellement porté à la violence, la caméra du réalisateur vient rappeler la responsabilité des interventions militaires extérieures dans ses déstabilisations. Les magnifiques images tournées sur l’Euphrate, entre les palmeraies qui bordent la ville de Hit, suffisent à s’en convaincre. Au seuil de la guerre, les personnages racontent la fraternité qui unit les habitants de la ville, quelles que soient leurs origines confessionnelles. Située dans la province d’An-Anbar, futur épicentre de la guérilla sunnite contre l’armée américaine et le gouvernement chiite de Nouri Al-Maliki, la ville de Hit est aujourd’hui sous la coupe de l’État Islamique.

    « Mon but était de faire un film impressionniste. Je ne voulais pas donner de commentaires ou poser des questions, précise Abbas Fahdel. L’image suffit. Je mise beaucoup sur l’intelligence du spectateur ». Et ce dernier ne s’y trompe pas. Malgré une durée à la mesure de sa qualité – un peu moins de trois heures pour chaque partie – le film remplit déjà les salles. Dans le genre du cinéma documentaire, Homeland : Irak année zéro est une œuvre majeure, de celles qui ne laissent pas notre vision du monde indemne.

    Notes

    [1] Homeland : Irak année zéro, documentaire d’Abbas Fahdel, 2014, Irak, distribution France par Nour films.

    [2] Dès l’année 2008, certaines études font état de près d’un million de morts directement ou indirectement causés par la guerre. Voir par exemple ici.

  • 1916-2016 : cent ans de manœuvres françaises au Moyen-Orient (1/2) A&R

    La Première Guerre mondiale était encore loin d’être terminée que, déjà, les impérialismes britannique et français anticipaient la fin, et le partage, de l’Empire ottoman. En mai 1916, les diplomates Mark Sykes et François Picot, représentant respectivement les gouvernements du Royaume-Uni et de la République française, se sont mis d’accord sur une réorganisation du Proche et du Moyen-Orient. Les frontières que nous connaissons aujourd’hui en sont presque directement issues. De même que la crise qui sévit dans la région.
     
    1920-1946 : le mandat libano-syrien
     
    Des accords de 1916, puis de la conférence de San Remo en 1920, découle la création des États actuels. Les uns sont sous mandats britanniques : l’Irak, le Koweït, la Transjordanie (actuelle Jordanie) et la péninsule arabique sont confiés dans les années 1920 et 1930 à des rois, émirs et sultans locaux (comme Fayçal en Irak ou la famille Al Saoud qui fonde l’État portant son nom). La Palestine est ouverte à la colonisation sioniste. Les autres territoires forment le « mandat libano-syrien » français. La Turquie et l’Arménie sont créées. Le peuple kurde, privé d’État, est éclaté entre l’Irak, la Syrie, la Turquie et la Perse (l’actuel Iran).
     
    En 1924, la France crée la Compagnie française des pétroles (CFP), dont l’État est actionnaire à 35 %, afin de cogérer avec les occupants britanniques, et au terme d’un difficile compromis, les ressources pétrolières autrefois exploitées par l’Empire ottoman[1]. L’occupation n’est pas un long fleuve tranquille. Dès 1925, le mouvement indépendantiste fait ses premières armes, avec une insurrection populaire contre les exactions de l’armée d’occupation. Celle-ci enregistre des défaites et met deux ans à venir à bout de la « révolution syrienne », au prix de plus de 2 000 morts côté français et 10 000 côté syrien. Le camp insurgé, lui, fait face en revanche à ses premières divisions entre nationalistes et Druzes[2].

     
    Lorsque le Liban et la Syrie prennent leur indépendance en 1946, c’est avec à leur tête des politiciens et militaires choisis, et souvent formés, par Paris, avec pour mandat la défense des intérêts français, menacés par la concurrence nord-américaine d’une part et soviétique de l’autre. Cet affaiblissement du vieil impérialisme est utilisé par les nationalistes qui veulent aller plus loin que l’indépendance formelle à laquelle leur pays a accédé.
     
    Des années 1950 aux années 1970 : les reculs de l'impérialisme français... 
    et les limites du nationalisme arabe
     
    En 1956, le nationaliste arabe Nasser prend le pouvoir en Égypte et nationalise le canal de Suez, dont près de la moitié appartient à des actionnaires britanniques et français. Les deux pays, ainsi que l’État d’Israël, attaquent l’Égypte. L’enjeu n’est évidemment pas tant d’indemniser les actionnaires, que de garder la main sur l’un des plus importants points de passage du pétrole en direction de l’Europe et, plus encore, d’affaiblir le mouvement anticolonialiste et tiers-mondiste. Pour la France, l’Égypte est avant tout le meilleur allié du Front de libération nationale (FLN) algérien, dont elle accueille le siège et à qui elle donne la parole à la tribune de l’ONU.
     
    Mais la résistance populaire égyptienne est déterminée. Pour les États-Unis, soutenir cette aventure guerrière de leurs alliés, ce serait donc faire définitivement basculer tout le mouvement nationaliste du côté du bloc de l’Est. Il est plus que temps de faire comprendre aux vieux impérialismes européens qu’ils ne sont plus les puissances d’avant-guerre. À l’ONU, Washington vote donc aux côtés de Moscou et de l’Égypte pour condamner l’agression et exiger le retrait des troupes.
     
    Deux ans après la débâcle de Diên Biên Phu et l’indépendance de l’Indochine, cette humiliation est une nouvelle grande victoire pour les anticolonialistes du monde entier.Porté par ce succès au retentissement planétaire, Nasser poursuit sa politique nationaliste socialisante, qui consiste non pas à mettre fin au capitalisme et à l’exploitation, mais à mieux partager les bénéfices de cette exploitation entre les classes possédantes locales et celles des pays impérialistes. Et s’il est poussé par les classes populaires à mener une politique plus redistributive, il n’a de cesse de freiner et même de réprimer toute velléité d’auto-organisation ou de contestation qui échapperait au contrôle de L’État.
     
    Logiquement, donc, la création de la « République arabe unie » (RAU), en 1958, se fait par en haut, par un accord entre gouvernements et sans le concours des travailleurs et des travailleuses. Cette éphémère tentative de mettre fin au découpage arbitraire de Sykes-Picot (même s’il ne concernait pas l’Égypte) est un échec. De 1958 à 1961, l’Égypte et la Syrie, deux pays qui n’ont pas de frontière commune, forment certes un seul et même État. Mais ce rapprochement ne met pas fin à l’existence de bourgeoisies nationales ayant des intérêts propres et il ne sert nullement à améliorer le quotidien des classes populaires. Tout au plus est-il vu comme une tentative d’assujettissement de la Syrie par Égypte.
     
    Deux ans après la fin de la RAU, en 1963, le « Parti de la résurrection arabe et socialiste », ou Baas, arrive au pouvoir en Syrie. D’inspiration nassérienne, mais sans Nasser, il se développe dans d’autres pays arabes, notamment en Irak où il prend le pouvoir en 1968. En 1970, en Syrie, Hafez el-Assad s’empare du pouvoir par la force. Neuf ans plus tard, en Irak, le Premier ministre Saddam Hussein fait de même. Ce dernier avance alors l’idée d’une fusion syro-irakienne, deux États qui contrairement à ceux qui composaient la RAU possèdent bien une frontière commune. Vue comme une tentative d’absorption, cette fusion est refusée par Assad. En 1980, les deux États sont au bord de la guerre.
     
    Finalement, le dirigeant irakien renonce et tourne son regard vers un autre voisin, l’Iran où les religieux chiites, sous la direction de l’ayatollah Khomeiny, viennent de proclamer une république islamique.
     
    Les années 1980 : les zigzags français face à « l'islam politique » 
    et à l'axe Damas-Téhéran
     
    La révolution iranienne de 1979 est sans doute le tournant le plus important de la fin du XXème siècle au Moyen-Orient. Pour la première fois, des religieux, portés par une révolution ouvrière et populaire, prennent et exercent le pouvoir. Certes, des mouvements religieux existent déjà depuis longtemps. La monarchie saoudienne s’appuie depuis sa naissance sur le clergé wahhabite[3], mais la famille royale est distincte de ce clergé. Le mouvement des Frères musulmans existe en Égypte depuis 1925 et il s’est diffusé dans une grande partie du monde arabe, mais il ne souhaite qu’incarner un contre-pouvoir afin de limiter les dérives « anti-islamiques » de la société, non gouverner.
     
    L’émergence des mouvements religieux prétendant au pouvoir est donc une nouveauté au début des années 1980. Elle s’explique d’une part par l’échec du mouvement ouvrier, stalinien ou social-démocrate, incapable de prendre son indépendance par rapport aux bourgeoisies dites « progressistes », et d’autre part, par celui des mouvements national-progressistes, justement menés par ces bourgeoisies qui n’ont pas vocation à rompre avec le capitalisme.
     
    L’impérialisme français, comme tous les autres, appréhende difficilement l’émergence de ce nouveau courant politique. Pour les États-Unis, la réponse est de soutenir à fond le clergé wahhabite, qui organise l’envoi de « djihadistes » en Afghanistan pour y combattre l’intervention soviétique[4]. L’appui à l’Arabie saoudite et aux combattants sunnites, fussent-ils les plus intégristes, est censé faire reculer le leadership de l’Iran chiite dans le monde musulman[5].
     
    La France, elle, tente difficilement de maintenir sa présence en Iran, arguant de sa relative neutralité pendant la révolution de 1979 et de l’accueil en exil de Khomeiny en 1978. Mais l’annulation d’importants contrats[6] et la solidarité avec les États-Unis lors de la prise d’otages de leur ambassade à Téhéran poussent Paris à refroidir et même à suspendre ses relations avec la République islamique.
     
    La crise de l’impérialisme français est aussi aggravée par la guerre civile qui touche le Liban, son dernier pré-carré, de 1975 à 1990. Le 4 septembre 1981, l’ambassadeur de France à Beyrouth est assassiné. Tout indique que l’attentat a été commandité par Damas, qui tente de déloger la France de sa position et de son rôle de « médiateur ».
     
    Le 23 octobre 1983, deux attentats frappent les casques bleus stationnés à Beyrouth. Le premier vise le quartier général des États-Unis au Liban. Le second touche le « poste Drakkar », immeuble où se trouve le 1er régiment de chasseurs parachutistes de l’armée française. 239 soldats américains et 58 soldats français trouvent la mort. Les attentats sont revendiqués par l’Organisation du djihad islamique (OJI)[7], groupe chiite lié à l’Iran et matrice du futur Hezbollah.
     
    C’est à cette époque que se forge l’axe Damas-Téhéran, encore actif aujourd’hui. L’Iran est alors en pleine guerre contre l’Irak et souffre d’un grand isolement international : les États-Unis comme l’URSS, l’Arabie saoudite comme l’Organisation de libération de la Palestine d’Arafat, soutiennent Saddam Hussein. Seule la Syrie, qui a failli entrer en guerre contre Bagdad quelque temps plus tôt, soutient la République islamique.
     
    Le Liban est un autre terrain d’entente pour les deux pays. On y trouve une importante communauté chiite, dont beaucoup de membres, marginalisés dans l’État libanais, sont prêts à suivre le modèle iranien. La création de l’OJI, puis du Amal islamique[8] et enfin du Hezbollah en 1985, marque le début de la coopération irano-syrienne.
     
    Tout au long des années 1980, l’axe Damas-Téhéran, via les forces libanaises qu’il parraine, multiplie les attaques contre les intérêts français et nord-américains, sur le sol libanais mais aussi à Paris. Du 7 décembre 1985 au 17 septembre 1986, quatorze attentats touchent la capitale française, faisant quatorze morts et plus de trois cents blessés. Organisés par le Hezbollah, ils ont pour but de faire cesser la livraison d’armes françaises à l’Irak. Mais cette agressivité n’empêche pas le maintien de relations importantes et l’organisation de négociations.
     
    Quand, en février 1982, Hafez el-Assad fait massacrer au moins 20 000 personnes à Hama, dans l’ouest de la Syrie, pour écraser une insurrection dirigée par les Frères musulmans, la France refuse de condamner la répression. L’écrasement d’un mouvement religieux avec lequel elle n’a jamais eu de rapports significatifs ne vaut pas que la France se brouille davantage encore avec la Syrie.
     
    Mitterrand, bien conscient de la nécessité de faire avec elle pour maintenir son emprise au Liban, se rend même à Damas en novembre 1984, un an après la mort des casques bleus. L’Iran reçoit en toute discrétion des armes françaises (et américaines) et les relations diplomatiques entre Paris et Téhéran reprennent totalement en 1988. En 1988, la compagnie Total est autorisée à participer à un consortium avec la Syrian Petroleum Company.
     
    En Irak, les mouvements pro-Iran deviennent des alliés de Washington alors que l’Occident se retourne contre Saddam Hussein[9]. En 1990 et 1991, la France prend sa part dans la première guerre du Golfe, sous l’égide de George Bush père.
     
    Difficile, sans doute, de trouver une cohérence à la politique moyen-orientale française des années 1980. Et pour cause ! Concurrencé de toutes parts sur ses anciens terrains protégés, l’impérialisme hexagonal doit avancer à tâtons pour maintenir tant bien que mal ses intérêts.
     
    Jean-Baptiste Pelé
     
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    [1] En 1954, la CFP entreprend de raffiner elle-même du pétrole. Elle crée pour cela la filiale dont elle porte aujourd'hui le nom : Total.
    [2] Minorité religieuse, sous-branche du chiisme, principalement présente au Liban et en Syrie.
    [3] Mouvance très réactionnaire de l'islam sunnite.
    [4] C'est de ce même « djihadisme » que se réclament aujourd'hui al-Qaeda et Daesh. Il date bien des années 1980 et non des origines profondes de l'islam.
    [5] Le sunnisme est la branche d'environ 80 % des musulmans du monde, contre 10 à 15 % pour le chiisme ; ce dernier est ultra-majoritaire en Iran et représente la première communauté religieuse en Irak, au Liban et en Syrie.[6] Un contentieux portant sur plus d'un milliard de dollars oppose notamment la France à l'Iran concernant le développement d'un programme nucléaire en Iran. Ce programme, établi en 1974, sous le règne du Shah, avait alors toute l'approbation de l'Occident.[7] Organisation libanaise, à ne pas confondre avec ses homonymes égyptien ou palestinien.[8] Scission pro-iranienne d'Amal, parti libanais chiite fondé en 1974 par Moussa Sadr.[9] Massoud Barzani, président du Kurdistan irakien depus 2005 et Jalal Talabani, président de l'Irak de 2005 à 2014, ont ainsi accédé au pouvoir dans l'Irak sous occupation états-unienne, après avoir dirigé (en concurrence l'un avec l'autre) la résistance kurde contre Saddam Hussein durant les années 1980 et 1990. Leurs nominations respectives sont le fruit d'un compromis entre Washington et Téhéran.
     
     
    Note: Ce texte est issu d'un des courants du NPA: "Anticapitalisme et révolution"

  • 1916-2016 : cent ans de manœuvres françaises au Moyen-Orient (2/2) A&R

     
     
     
     
     
     
     
     
     
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    Nous publions la seconde partie de cet article. Après avoir développé quelle a été la politique de l’État français au Moyen-Orient, des accords Sykes-Picot de 1916 aux années 1980, nous revenons ici sur les évolutions survenues entre les années 1990 et aujourd'hui.

    Les années 1990 et 2000 : un repositionnement français

    Suite à la guerre du Golfe, la France soutient l’embargo qui provoque la mort de 500 000 à 1 million d’enfants entre 1991 et 2003. Mais elle soutient aussi le cynique programme « pétrole contre nourriture », mis en place en 1996. Lors de l’invasion américaine de 2003 est publiée la liste des personnalités politiques, patrons et entreprises ayant bénéficié du système de rétro-commissions mis en place par Saddam Hussein grâce à ce programme. Outre l’ancien ministre Charles Pasqua et d’autres dirigeants de la droite française, on y trouve l’entreprise Total et son futur patron Christophe de Margerie (alors directeur pour le Moyen-Orient) et la banque BNP-Paribas.

    Faut-il en conclure que la défense des intérêts français en Irak est la cause de l’opposition de Jacques Chirac à la guerre de George Bush Jr en 2003 ? C’est certainement un facteur déterminant dans sa politique.
     
    Cela n’empêche pas la France de continuer à jouer sur deux tableaux. En 1999, Jacques Chirac est le premier chef d’État à recevoir le jeune Bachar el-Assad, qui a été intronisé comme successeur de son père suite à la mort de son frère aîné en 1994. Et en juin 2000, Chirac est le seul chef d’État occidental à se rendre aux funérailles d’Hafez el-Assad. Total bénéficie pleinement de l’exploitation du pétrole. Depuis le milieu des années 1990, la production d’or noir atteint les 600 000 barils par jour.

    Mais en mai 2004, les relations se tendent de nouveau à propos du Liban. La Chambre des députés décide de reporter l’élection présidentielle[1], prolongeant ainsi le mandat du général Émile Lahoud. Celui-ci est considéré par Chirac et Bush comme l’homme de la Syrie : il a signé en 1989 l’accord de Taëf, qui a mis fin à la guerre civile et permet une présence militaire syrienne depuis. En juin, alors que Bush est en France pour célébrer les 60 ans du débarquement de Normandie, les chefs d’État français et américain lancent l’initiative diplomatique qui débouche en septembre sur la résolution 1559 des Nations unies. Celle-ci exige le retrait des 15 000 soldats syriens encore présents au Liban. Un mois après, le Premier ministre, l’homme d’affaires multimilliardaire (et grand ami de Chirac) Rafiq Hariri, démissionne. Il est assassiné par un attentat attribué au Hezbollah en février 2005. Chirac fait alors tout ce qui est en son pouvoir pour isoler la Syrie dans la communauté internationale.

    Deux ans plus tard, Sarkozy nouvellement élu tente un rapprochement avec la Syrie afin de débloquer la situation de vacance de la présidence libanaise (le mandat de Lahoud s’est terminé sans consensus pour sa succession), ce qui est fait en mai 2008. Sarkozy rend hommage à Assad pour son rôle dans la résolution du conflit et l’invite à assister au défilé du 14 juillet. Et puis, comme son allié iranien, le régime syrien n’est-il pas un modèle de stabilité et un appui dans la lutte contre Al-Qaïda ?

    Depuis 2011 : un redéploiement toujours chaotique

    Mais en fait de stabilité et de lutte contre le terrorisme, la situation n’est plus aussi idyllique depuis le début de la révolte populaire anti-Assad, en 2011. On estimait, en septembre dernier, le nombre de morts à 240 000 depuis 2011, dont 80 % sont l’œuvre des forces gouvernementales (armée régulière, mais aussi Hezbollah...) et 10 % de Daech.

    Pour les capitalistes, d’autres chiffres comptent. Entre 2011 et 2014, les pertes dans le secteur des hydrocarbures s’élèvent à près de 16 milliards d’euros. La production de pétrole s’est effondrée de 96 % et celle du gaz de 50 %. Un terrible gâchis pour ceux qui regardent avec avidité les 2,5 milliards de barils de réserves estimées. Un terrible handicap pour leur commerce aussi, alors que la Syrie pourrait occuper une position de carrefour du gaz et du pétrole... Une terrible menace enfin, pour la stabilité, déjà bien précaire, de la région.

    Pour les entreprises françaises implantées en Syrie, aussi diverses que le groupe fromager BEL ou le cimentier Lafarge, la seule solution est la délocalisation vers le Liban, l’Égypte ou la Turquie. Total a également dû rapatrier son personnel en décembre 2011, après l’adoption de sanctions par l’Union européenne. L’entreprise voit avec grand-crainte l’évolution de la situation en Irak, où elle a déjà peiné à remporter des contrats face à la concurrence britannique, nord-américaine et, fait nouveau, asiatique (depuis 2009, elle exploite ainsi le champ pétrolier Halfaya avec les entreprises chinoise CNPC et malaisienne Petronas), d’autant que l’essentiel de son implantation est au Kurdistan. Les récents accords avec l’Iran ont certes ouvert la possibilité d’un retour des pétroliers européens dans la République islamique. Mais la fermeté française sur le dossier du nucléaire, le soutien sans faille de Hollande à l’État d’Israël, son partenariat privilégié avec l’Arabie saoudite et les accusations de corruption de Total en Iran[2] risquent de handicaper le pétrolier français dans les attributions de marchés.

    Quant aux ressources du sous-sol syrien, elles sont désormais convoitées par le fidèle allié russe. Soyuzneftegaz Company a ainsi signé en 2013 un accord de prospection pétrolière et gazière off-shore pour une durée de 25 ans.

    Autre concurrent pour l’exploitation des ressources : l’État islamique, qui parvient à s’autofinancer grâce aux exportations vers l’Irak et la Turquie.
     
    On comprend sans peine l’empressement de Hollande à lancer une offensive contre la Syrie en 2013, puis sa ferme volonté de participer, fût-ce avec des moyens symboliques, aux bombardements en Irak depuis l’an dernier et en Syrie depuis septembre 2015. Désormais, la cible prioritaire n’est plus le régime d’Assad, mais Daech. L’émotion post-attentats explique en partie ce changement de stratégie. Mais pas seulement. Une nouvelle fois, les impérialistes tâtonnent, ont peur de s’embourber, sont incapables de trouver une solution viable.

    Le maintien d’Assad semblait impensable il y a quelques mois. Il est maintenant sérieusement envisagé par plusieurs forces de la coalition, y compris hors de l’axe Moscou-Téhéran. Mais un tel scénario pourrait signifier un net recul de l’implantation des entreprises françaises dans le pays.
     
    Le choix français se porte donc davantage vers les adversaires de l’axe Damas-Téhéran : l’Arabie saoudite et le Qatar en premier lieu. En 2014, 9 milliards d’euros de contrats ont été signés et le montant s’élève à 17 milliards en 2015. Dassault négocie avec les Emirats arabes unis 12 milliards d’euros de ventes. Le secteur de l’armement, lui, ne connaît pas la crise.

    L’impérialisme français est fragilisé mais toujours actif, et sans doute plus agressif depuis l’arrivée de Hollande au pouvoir. Le dénoncer, critiquer ses guerres et son hypocrisie, c’est sans doute aujourd’hui aller à contre-courant. Mais ne l’était-ce pas aussi pour les militants et militantes anti-impérialistes aux États-Unis en 2003 ? Pourtant, l’enlisement et la catastrophe des occupations de l’Afghanistan et de l’Irak a rendue bien plus forte, sinon majoritaire, l’idée que ces guerres pour le pétrole et les intérêts capitalistes n’étaient pas légitimes et devaient prendre fin. Notre tâche immédiate est de continuer à le dénoncer et de prendre des initiatives militantes, afin de préparer les mobilisations anti-guerre de demain.

    Jean-Baptiste Pelé
     
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    [1] Le président de la République libanaise n’est pas élu au suffrage universel mais par la Chambre des députés, en principe pour un mandat de six ans. Le choix se fait en principe au consensus entre les forces politiques, d’autant que le poste est obligatoirement occupé par un chrétien (le Premier ministre doit être sunnite et le président de la Chambre des députés chiite).
    [2] Entre 1996 et 2003, Total aurait versé 38 millions de dollars à des dirigeants iraniens pour l’attribution de contrats.
     
     
    Note; Ce texte est issu d'un courant du NPA "Anticapitalisme et Révolution"

  • Syrie. La conférence des donateurs: garder les Syriens loin des rives européennes (A l'Encontre)

    Maarat al-Numan (Syrie), lundi 15 février. Un hôpital soutenu par Médecins sans frontières a été la cible de bombardements dans la province d'Idleb.

    Maarat al-Numan (Syrie), lundi 15 février. Un hôpital soutenu
    par Médecins sans frontières a été la cible de bombardements
    dans la province d’Idleb.

    Par Razan Ghazzawi

    Le mercredi 17 février, les grands médias – dans le cadre de la campagne d’intoxication sur la «mise en attente» d’une Conférence de Genève 3 qui n’a jamais eu lieu – tambourinent sur les «convois humanitaires» organisés par le Croissant-Rouge syrien en direction des villes «assiégées», une réalité connue, mais camouflée par l’ONU, qui ne mit l’accent, après un certain temps, que sur Madaya, où les enfants crèvent de faim, au sens littéral du terme, ou, pour les dénutris durant des mois, porteront le poids de très graves séquelles pour toute leur vie.

    A grands frais d’annonce, le 17 février, il est diffusé que: «Un premier convoi, composé de 35 camions, chargés de milliers de sacs de farine, de rations alimentaires, et de médicaments, est entré dans la ville de Moadamiyyat al-Cham, tenue par les rebelles au sud de Damas.» Car, semble-t-il, sur les 46 villes encerclées (officiellement), il n’y en a qu’une par «les rebelles»? Celles bombardées par l’aviation russe, encerclées par l’armée syrienne de Bachar, ses groupes mafieux, les mercenaires d’Iran et d’Irak, du Hezbollah n’existeraient pas. En outre, le Croissant-Rouge syrien n’est pas exactement une structure indépendante du régime! 

    Dans l’histoire, «on» a connu 75 médecins, infirmières et auxiliaires de la Croix-Rouge suisse – selon des modalités négociées avec le Conseil fédéral et le général Guisan – être placés sous les ordres du colonel-divisionnaire Eugen Bircher pour porter secours aux troupes allemandes du Troisième Reich sur le front russe. L’ambassadeur suisse à Berlin, Hans Frölicher, avait conseillé cet appui et reçu le soutien de Johannes von Muralt, colonel-divisionnaire et président de la Croix-Rouge suisse! Ces secouristes-humanitaires – dont une presse helvétique presque officielle (Neue Zücher Zeitung) vantait les mérites dans la «lutte contre le bolchevisme» – furent intégrés, de facto, dans l’armée allemande, car soumis au code pénal militaire nazi.

    Une analogie avec le statut du Croissant-Rouge syrien ne relève pas de l’ordre de la spéculation. En outre, l’acheminement des convois est totalement soumis à l’armée syrienne et à ses supplétifs. Or, la trêve est loin d’être assurée, comme le promettait l’envoyé de l’ONU Staffan de Mistura à ne pas confondre avec S. de Mystification. Donc l’avance des convois est conditionnée à des «strictes règles de sécurité». Lesquelles sont appliquées – et pour qui en Syrie? – par le régime.

    En outre, cet «effort humanitaire», non seulement permet de détourner les regards des massacres divers commis – qui s’ajoutent à ceux de Daech (gaz moutarde, entre autres) –, mais aussi de donner à la filouterie de Genève 3 un semblant de réalité, alors qu’il s’agit de laisser le régime d’Assad en place. Il n’est pas trop nécessaire d’insister sur l’aspect médiocre de cette «aide», alors qu’un tout récent rapport de l’ONU indique que plus d’un million de personnes manquent de nourriture, d’électricité et d’eau courante, dans les 46 localités encerclées par les belligérants. Dans l’article de Razan Ghazzawi, publié ci-dessous, est abordée une autre facette de la «politique des pays donateurs». (Rédaction A l’Encontre)

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    Razan Ghazzawi lors de l'Autre Davos 2016 à Zurich)

     

     

     

     

     

     

     

    Razan Ghazzawi lors de l’Autre Davos 2016 à Zurich

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    Un peu plus tôt ce mois-ci [le 4 février], 30 dirigeants du monde entier se sont retrouvés à Londres pour la quatrième conférence internationale afin de réunir les promesses de dons destinés à l’aide humanitaire des victimes de la guerre civile syrienne.

    NOW News a parlé avec des représentant·e·s de la société civile syrienne qui étaient présents à la conférence afin de connaître leur appréciation de cet événement. Cet article tente de dévoiler la logique derrière les priorités et les préoccupations exprimées lors de la réunion des donateurs. La conférence Supporting Syria est, d’une manière ou d’une autre, un exemple capital des politiques menées en ce qui concerne l’aide étrangère destinée aux Syriens affectés par la guerre civile

    [Voir aussi l’article publié sur ce site en date du 7 février, intitulé: «Quelle aide au peuple syrien?»].

    Pour la première fois des Syriens ont été invités
    à la conférence des donateurs

    La conférence des donateurs de Londres est la quatrième de ce type. Les trois premières conférences se sont tenues au Koweït en 2013 (elles ont collecté 1,5 milliard de dollars), 2014 (2,4 milliards) et 2015 (3,8 milliards). La conférence de cette année était significative non seulement parce que les pays donateurs ont fait des promesses de dons s’élevant à 10 milliards de dollars en aide humanitaire sur quatre ans, mais parce que, pour la première fois, des Syriens y ont été invités – bien que cela ait été «à la toute dernière minute», a déclaré à NOW un représentant de la société civile syrienne. Le premier ministre britannique, David Cameron, a indiqué lors d’une conférence de presse que les donateurs s’étaient engagés à verser 6 milliards de dollars pour cette année, auxquels s’ajoutent 5 milliards jusqu’en 2020.

    Les quatre représentants de la société civile syrienne avec lesquels NOW s’est entretenu ont formulé des éloges quant au succès de la rencontre des organisations de la société civile (CSO), qui s’est tenue un jour avant la conférence des donateurs. Les organisations de la société civile syrienne «s’accordaient» sur les priorités pressantes en Syrie, auxquelles devaient répondre, ainsi que l’expliquait un travailleur humanitaire, les dons. «Il y avait une déclaration rédigée par les organisateurs afin que nous la lisions et l’approuvions. Nous ne l’avons même pas lue, nous avons écrit et fait circuler notre propre déclaration», affirma le représentant de la société civile.

    Malgré le pas notable qu’a représenté l’invitation de Syriens à la réunion de cette année, certaines préoccupations concernant les capacités organisationnelles ont été soulevées: «Bien que la rencontre des CSO ait été décidée en septembre 2015, nous n’en avons été avertis qu’en janvier!» s’est plaint un travailleur humanitaire. Lors d’une réunion séparée, un autre agent humanitaire expliquait dans quelle mesure un tel retard a pu affecter la participation de Syriens: «Tout le monde sait à quel point il est difficile d’assurer un visa pour un délai aussi bref, en particulier pour les Syriens en ce moment», a-t-il déclaré alors qu’il parlait de la mission impossible que représentait l’obtention de son visa pour le Royaume-Uni. En outre, «dès lors que tout a été fait à la dernière minute», a-t-il remarqué, «nous avons dû réserver nous-mêmes les hôtels et acheter nos propres billets», laissant entendre que certains Syriens n’ont pas même pu venir en raison du manque de fonds.

    De telles limitations dans l’organisation de l’événement ont conduit à des «nominations croisées» par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) et d’autres organisations internationales dans la sélection de représentants de la société civile syrienne. «Aucun Syrien de l’intérieur à l’exception d’une personne, nous parlons tous anglais, nous sommes tous connus des partenaires internationaux, pour résumer, nous sommes tous des privilégiés, comme le dit l’un de nos collègues», a conclu le travailleur humanitaire.

    Néanmoins, malgré la «présence symbolique» de Syriens à cette conférence, les quatre travailleurs humanitaires ont apprécié les efforts visant à inclure des voies syriennes dans le processus. Ils ont aussi souligné l’importance de la présence de personnes non privilégiées, en particulier celles venant de l’intérieur du pays.

    Plus de 10 milliards de dollars promis pour faire face
    à la «crise des réfugiés»s et pour éviter «la radicalisation»

    Ceux qui suivent étroitement les développements et comprennent les raisons derrière la grande différence entre les promesses de dons de cette année et les promesses des années précédentes savent que la crise des réfugiés est une préoccupation sérieuse pour les nations européennes. La conférence des donateurs de 2016 reflétait cette inquiétude. Ainsi que la doctoresse Rouba Mhaissen l’a décrite, la conférence des donateurs était une «stratégie de rétention afin de garder les réfugiés éloignés des frontières européennes». Elle a été façonnée en fonction des besoins des puissances. Ce sentiment était évident dans la plupart des discours européens. Par exemple, le premier ministre du Royaume-Uni, David Cameron, dans son article publié dans le quotidien The Guardian un jour avant la conférence des donateurs, n’aurait pu être plus clair: «La conférence de Londres est une tentative radicale de recentrer les efforts de la communauté internationale sur le sauvetage des vies en Syrie et pour empêcher les réfugiés de risquer leurs vies par désespoir. Alors que nous aspirons toujours à une Syrie pacifique, nous devons apporter l’espérance que seules la stabilité sociale et des perspectives économiques sur le long terme peuvent apporter.»   

    «Empêcher les réfugiés de risquer leurs vies» sort ici de son contexte. Monsieur D. Cameron pourrait facilement ouvrir les frontières de son pays et sauver les vies de réfugiés. Mais la logique humanitaire l’emporta sur une approche politique lors de la rencontre des donateurs. Les discours ont accordé peu d’attention aux causes de la guerre, aussi bien qu’à l’ensemble de la crise humanitaire qui, en premier lieu, a rassemblé 30 dirigeants du monde entier à Londres: le régime Assad.

    L’urgence de la crise des réfugiés en Europe a pavé la voie à ces promesses de dons élevées qui seront utilisés afin d’assister les pays hôtes des réfugiés de la région: la Turquie, le Liban et la Jordanie, qui ont demandé des possibilités d’emplois pour leurs citoyens parallèlement aux réfugiés. En outre, les promesses assureront que tous les enfants ont accès à l’éducation «à compter de la fin de la prochaine année scolaire», ainsi que l’espère Cameron. Après tout, «fournir cette éducation est un acte humanitaire et juste», ainsi que nous le rappelle une fois de plus Cameron dans son article, mais il s’agit aussi d’une stratégie contre le radicalisme. Il poursuit: «C’est aussi une chose essentielle pour la stabilité à long terme. Une génération de réfugiés écartée de l’école signifie une génération de jeunes adultes non seulement inaptes au travail mais aussi plus vulnérables à l’extrémisme et à la radicalisation. Empêcher cela correspond à tous nos intérêts.»   

    En d’autres termes, l’éducation est et a toujours été un droit, mais suite aux attentats de Paris, l’éducation pour les enfants réfugiés est nécessaire pour la «stabilité à long terme», parce que l’on craint désormais qu’une génération sans éducation soit vulnérable à la radicalisation. En effet, le motif des priorités de la rencontre et leur logique reflètent celles de l’Europe plus que celles des Syriens eux-mêmes. Laila Alodaat, responsable du Programme de réponse aux crises auprès de la Women’s International League for Peace and Freedom, décrit ainsi ses préoccupations envers une telle approche: «La protection était absente [de la conférence]. Ils parlaient de secours, insensibles au fait qu’il ne s’agit pas d’une catastrophe naturelle, il s’agit d’un ensemble de crimes réalisé par des êtres humains et il est plus simple de les arrêter que de trouver des manières de secourir les victimes et les survivants.»   

    La conférence Supporting Syria est un autre véhicule utilisé pour attirer l’argent des donateurs au nom de la lutte d’un peuple pour sa survie afin de le garder loin de leur continent (l’Europe) et aider les Etats (Liban, Jordanie et Turquie) qui rendent l’obtention des permis de résidence et les visas plus difficile, d’un côté, ainsi que, de l’autre, des institutions comme l’ONU qui a été accusée de paver la route de la famine pour les habitants de Madaya. Alodaat ajoute: «Aucun argent n’a été collecté lors de la conférence des CSO, tout a été collecté lors de la conférence des donateurs et sera géré par l’ONU (ce qui est, en soi, problématique car l’ONU a une histoire et des pratiques horribles, en particulier en Syrie). En ce moment, il n’y a pas de mécanisme de contrôle au niveau des communautés et nous ne sommes pas en mesure d’exercer une surveillance.» 

    Plutôt que d’utiliser les ressources mondiales pour assister les victimes des guerres qui ont besoin de nourriture, de sécurité et d’un abri, la conférence Supporting Syria 2016 est une démarche collaborative des dirigeants du monde afin d’aider les puissants contre les démunis sous le nom d’aide [humanitaire]. Il est évident que cette logique d’institutionnalisation reflète le sentiment contre les réfugiés qui monte en Europe et, plus largement, dans les pays occidentaux. Ce qui signifie que seul un mouvement d’activistes de base en faveur de l’accueil des réfugiés, antiraciste et anti-impérialiste pourrait répondre avec un discours suffisamment fort pour contrer le discours fascistoïde. Ce qu’un tel mouvement favorable à l’accueil des réfugié·e·s pourrait enseigner aux 30 dirigeants du monde entier, c’est en quoi une politique de solidarité est ce dont les réfugié·e·s ont le plus besoin. (Article publié le 16 février 2016 sur le site now.mmedia.me, traduction A l’Encontre.

    Publié par Alencontre le 18 - février - 2016

    Razan Ghazzawi a participé à L’Autre Davos de janvier 2016 qui s’est tenu à Zurich. Son intervention, en anglais, peut être écoutée ici: http://sozialismus.ch/das-war-das-andere-davos-2016/

    http://alencontre.org/syrie-la-conference-des-donateurs-garder-les-syriens-loin-des-rives-europeennes

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